Chapitre 17

Il n'y avait pas la moindre trace de grisaille dans le ciel d'un bleu azur qui se déployait au dessus d'elles, et la légère brise qui faisait virevolter dans les airs les pétales de cerisiers maintenait les deux jeunes filles dans une douce fraîcheur… Mais ce climat idyllique était loin de refléter l'état d'esprit de la chimiste, si bien que Ran regrettait de plus en plus de lui avoir proposé de ne pas rester enfermé chez elle toute la journée…

Shiho était resté la jeune fille timide et vulnérable qui s'était dévoilé la veille, sans être demeuré celle qui se blottissait dans ses bras pour y trouver la chaleur et le réconfort dont elle semblait tant privée…

Même si son visage n'avait pas repris l'expression froide et hautaine qui lui était coutumière, les coups d'œil apeurés qu'elle ne cessait de jeter autour d'elle, le fait qu'elle s'efforçait de demeurer dans l'ombre des bâtiments comme si elle espérait que la couleur des ténèbres se confondrait avec le noir de jais de son uniforme scolaire, la rendant ainsi invisible aux regards des autres, tout dans son comportement montrait que son amie ne l'avait pas encore délivré de la peur continuelle qui la rongeait…

Ran poussa un soupir. Ainsi, elle ne s'était pas trompée, c'était bien la peur qui était à l'origine du comportement glacial de la scientifique avec son entourage, et non pas la haine et le dégoût… Et tôt ou tard, cette peur la pousserait à redevenir cette inconnue qu'elle avait été lors de leur première rencontre…

De quelle manière devait-elle s'y rendre pour délivrer la chimiste de cette peur d'être blessé qui la poussait à blesser les autres avant qu'ils ne le fassent avec elle ? Comment faire pour qu'elle ne finisse pas par devenir comme ce vieillard aux cheveux argentés à la fin de sa vie ? Comment lui faire comprendre qu'elle n'était plus seule à présent ?

Shiho tressaillit quand elle sentit la main de Ran effleurer timidement ses doigts, et même si elle désirait plus que tout au monde sentir le soutien de son amie, elle déclina pourtant l'invitation silencieuse qui lui était faite…La lycéenne ne chercha pas à insister…Après tout, elle aurait dû se douter qu'elle ne pourrait pas enlacer la scientifique dans la rue, de la même façon qu'elle l'avait fait quelques minutes auparavant dans son domicile…

A présent, elle commençait à comprendre celle qui marchait à ses côtés tout en s'efforçant de ne pas paraître trop proche d'elle… Les autres…Le regard des autres…Qu'il soit irrité, amical ou indifférent, elle ne pouvait pas s'empêcher d'y voir de la réprobation s'y refléter… Comment la jugeraient-ils s'ils connaissaient l'amour contre nature qui faisait battre son cœur ? Contre nature…Non, il n'y avait rien de malsain dans les sentiments qu'elle ressentait pour la chimiste, et cet amour n'était en aucune manière différent de celui qu'elle ressentait pour Shinichi…Enfin…A ses yeux, il n'y avait aucune différence entre les sentiments qu'elle ressentait pour le détective et ceux qu'elle ressentait pour la scientifique...mais aux yeux des autres ? Qu'ils soient ses proches ou des inconnus ? D'ailleurs…Ran avait la désagréable sensation que la différence entre ceux qu'elle avait toujours connus et ceux qu'elle ne connaissait en aucune façon était en train de s'estomper…Ne deviendrait-elle pas une inconnue à leurs yeux si elle leur annonçait la vérité ?

Shinichi pourrait sûrement la comprendre, oui, son ami d'enfance ne la jugerait jamais et ne l'abandonnerait pas…Au contraire, il la soutiendrait face aux autres…Mais Sonoko…Oh elle serait choquée au début et elle s'efforcerait sûrement de la convaincre que ce n'était pas parce qu'un imbécile de détective était trop bête pour percevoir ses sentiments qu'elle devait faire une croix sur les garçons du monde entier… Le simple fait d'imaginer la scène arracha un faible sourire amusé à la jeune femme…Mais si elle comprenait que rien ne ferait changer son amie d'avis…est ce qu'elle ne voudrait plus la voir par la suite ? Ran rejeta cette pensée. Malgré son mépris vis-à-vis de Shinichi, elle l'avait toujours encouragé à le séduire…et leur amitié…Elle la lui avait offert sans se préoccuper de leur différence de statut et elle le lui avait toujours fait sentir, elle ne la briserait pas pour ça, non…Sa mère ? La connaissant, elle serait surprise certes mais elle finirait par hausser les épaules en lui disant qu'elle préférait la voir essayer de trouver le bonheur avec une autre femme qu'avec un ami d'enfance assez stupide pour devenir détective... Son père ? Bon, il tomberait de haut mais il serait forcé de reconnaître que sa fille n'était plus la petite fille qu'il faisait sauter sur ses genoux… Et puis, elle avait toujours été plus précieuse à ses yeux que n'importe quoi ou n'importe qui d'autre, y compris, hélas, sa mère, il ne la rejetterait jamais…

Non, vraiment, aucune des personnes à qui elle tenait ne la traiterait différemment alors pourquoi ne pas afficher ouvertement ce qu'elle ressentait ? Manquait-elle à ce point de courage pour refuser d'affronter le regard d'inconnus qu'elle ne voudrait jamais connaître s'ils se permettaient de la juger ?

Ou bien…est ce qu'elle n'osait pas encore admettre elle-même ses nouveau sentiments ? Après tout, ils n'avaient pas éclipsé ceux qu'elle ressentait vis-à-vis de Shinichi… Le détective comme la chimiste occupait une place égale dans son cœur, au point qu'elle n'arrivait pas à s'imaginer délaisser l'un au profit de l'autre… Peut-être…peut-être qu'il y avait encore de l'espoir…peut-être que le détective partageait son attirance sans pour autant avoir osé l'admettre, lui aussi… Est-ce qu'elle n'était pas en train de confondre l'amitié avec l'amour ? Sûrement…mais vis-à-vis de qui ? Shinichi ou Shiho ? Etait-ce parce qu'elle s'était résigné à renoncer à son tout premier amour qu'elle s'était mise à imaginer qu'elle pouvait partager les sentiments de sa nouvelle…amie ? Si c'était le cas, est ce que cela ne revenait pas à trahir sa nouvelle amie, en lui faisant croire qu'elle était sincère avec elle alors qu'en réalité.. ?

Oh et puis après tout, quel importance cela pouvait avoir ? Elle était certaine d'une chose, elle voulait que celle qui soit à ses côtés trouve le bonheur, elle aurait tout le temps de découvrir si ce bonheur était aussi le sien…

Shiho de son coté faisait aussi tout son possible pour se délivrer de l'angoisse que le regard des autres faisait naître chez elle, mais une angoisse bien plus intense que celle de son amie…Ce n'était pas seulement le regard des autres qui l'effrayait mais surtout le regard des « autres »… Même si la surveillance constante qu'ils lui faisaient subir semblait s'être relâché après ses dernières expériences, comment être sûr qu'ils lui faisaient enfin totalement confiance ?

Comment réagiraient-ils s'ils découvraient qu'elle avait offert son…affection à une habitante du monde extérieur au syndicat ?

L'organisation n'avait jamais été composée de puritains et de bien-pensants, ses membres ne s'étaient jamais embarrassés d'aucun préjugé, absolument aucun… La notion de bien et de mal telle que l'entendait la plupart des gens leur était aussi éloignée que l'était une étoile de la planète qu'elle faisait bénéficier de sa lumière…La frontière entre l'utile et l'inutile avait toujours été le seul critère qui guidait leur jugement, de quel côté de cette frontière rangeraient-ils son amie ?

Allaient-ils estimer qu'elle leur fournirait un moyen de pression supplémentaire en plus de la vie de sa sœur ? Allaient-ils la tuer pour ça ? Pour lui démontrer qu'ils n'auraient pas la moindre hésitation à en faire de même avec Akemi si elle faisait mine de se rebeller ? Ou bien le feraient-ils parce qu'ils ne pourraient jamais tolérer la moindre romance entre l'une des leurs et la fille d'un détective ? Ils pouvaient tolérer que leur organisation s'entremêle légèrement avec le monde extérieur, après tout une famille et des amis normaux étaient des couvertures des plus efficaces pour leurs coupables activités, mais de là à admettre qu'une de leur scientifique fricote avec la famille d'un de leurs ennemis naturels…

Ou bien percevraient-ils les changements que la fréquentation de cette douce jeune fille avait commencé à produire chez elle ? Si c'était le cas, ils la tueraient plutôt que de lui laisser lui faire regagner l'humanité qu'ils avaient pris tant de mal à lui arracher… Si l'affection qu'elle témoignait vis-à-vis de quelqu'un pouvait la pousser au meurtre, ils feraient tout pour qu'elle se développe, mais si, au contraire, elle l'empêchait d'assassiner ses semblables sans le moindre remords comme elle avait commencé à le faire avant sa rencontre avec Ran…

Est-ce qu'elle finirait par en être réduit à assassiner elle même le père et l'ami d'enfance de celle qu'elle aimait pour qu'elle conserve le droit de vivre ? Mais pourrait-elle continuer de vivre, elle, après l'avoir trahie de la pire des façons ?

Non… Elle ne pourrait jamais aimer Ran, ni même l'avoir comme amie…Et de toutes façons elle n'en avait pas le droit…

Mais ce n'était pas facile de renoncer au bonheur après avoir commencé à y goûter, au moment précis où elle avait fini par se convaincre qu'il ne s'agissait que d'un mot vide, qui ne s'appliquerait jamais à quoi que ce soit de concret dans sa vie… Non, ce n'était pas facile…et ça ne le serait jamais…

« Tu sais, Shiho…Peut-être que nous devrions t'acheter de nouveau vêtements… »

La chimiste se tourna vers son amie avec une expression décontenancée.

« C'est vraie… La seule fois où je t'ai vu porter autre chose que cet uniforme lugubre, c'était dans cette boutique de vêtements où tu m'avais amené…Et la robe que tu y avait acheté, elle n'est pas faite pour que tu la porte dans la rue… »

Un soupir franchit les lèvres de la scientifique.

« Aucune autre couleur ne me conviendra jamais que le noir…ou à la rigueur le rouge…En tout cas, je me verrais mal me mettre à porter du rose ou du blanc...Non, je ne me vois vraiment pas être associée à ce genre de couleur… »

Ce fût au tour de Ran de soupirer avant qu'elle ne se reprenne et fixe son amie avec un sourire légèrement désabusé.

« Je vois, il faut procéder par étapes…Et bien, dans ce cas… »

Sans laisser le temps à la chimiste de comprendre où elle voulait en venir, la lycéenne entreprît d'ôter sa veste grise avant de forcer doucement son amie à l'enfiler…

« Le gris est l'intermédiaire entre le noir et le blanc, non ? Et c'est déjà une couleur infiniment plus joyeuse que le noir…même si elle n'est pas aussi joyeuse que celle que je voudrais voir mais après tout…Il ne faut pas être trop pressé, non ? »

La chimiste demeura interloquée à froisser légèrement le tissu de la veste entre ses doigts pour s'assurer de son existence.

« Je ne peux pas…accepter… »

« Oh, tu m'a bien offert cette robe l'autre jour, non ? Alors je peux bien te rendre la pareille avec mes moyens… »

Shiho fût incapable de résister au sourire chaleureux qui lui était adressé et elle finit par refermer doucement les pans de cette veste bon marché mais qui avait pourtant plus de prix à ses yeux que la plus somptueuses des robe qui puisse exister…Elle resta figée quelques instants, à laisser les extrémités de ses doigts se promener sur le tissu dont la douceur lui rappelait celle des cheveux de la personne qui lui avait offert sa veste…jusqu'à ce que la sensation d'un regard, un regard glacial et accusateur qu'elle ne connaissait que trop, ne la pousse à se retourner, pour croiser celui d'un homme dont le visage anguleux était surmonté d'un bonnet de laine noir…

Un membre du syndicat ? Non, malgré l'absence d'humanité au fond de ses yeux d'un bleu métallique, sa présence ne se concrétisait pas chez elle par la même sensation d'oppression qu'elle ressentait à proximité de Gin ou de ses collègues… Un détective engagé par la famille d'une de ses victimes ? Ou bien un policier ? C'était déjà plus probable, elle sentait bien à son regard qu'il la voyait comme ce qu'elle était, une criminelle, et qu'il prenait un malin plaisir à lui faire comprendre…

Mais avait-il la moindre preuve concrète ou n'était-ce qu'une intuition ou de vagues soupçons qui l'avait poussé à l'espionner tout ce temps ?

Si c'était le cas, elle devait s'efforcer de maîtriser sa peur devant lui sinon elle transformerait ces soupçons en certitudes…Petit à petit, elle sentit son angoisse disparaître dans un vide qui ne lui avait jamais paru aussi rassurant…Oui, son esprit était redevenu aussi vide d'émotion que possible, c'était à présent avec un regard aussi glacial qu'objectif qu'elle scrutait l'inconnu…

S'il croyait l'intimider avec ce sourire de prédateur…Il la soupçonnait ? Très bien, elle allait retourner ça à son avantage…Au lieu d'attendre tranquillement qu'il se présente à sa porte accompagné de ses collègues, elle allait l'y inviter d'elle même…Et il y avait peu de chance pour qu'il franchisse le seuil de son appartement de nouveau après ça…Il n'en ressortirait que par les égouts où elle évacuerait les résidus de sa dernière expérience…

La main qui se posa timidement sur son épaule poussa la chimiste à se retourner de nouveau pour croiser un autre regard, bien différent de celui qu'elle avait affronté… Un regard où la peur se mêlait à l'inquiétude…Le regard de son amie…Un regard qui n'eût bientôt plus rien à envier au sien, tandis qu'elle prenait conscience du fait qu'elle s'était montré sous son vrai visage, face à l'une des deux seules personnes qui pouvait l'aimer…

La terreur de son amie la poussant naturellement à vaincre ses appréhensions, Ran prit doucement sa main tremblotante dans la sienne…

« Shiho, qu'est ce qu'il y a ? »

Même si elle entrouvrit légèrement la bouche, le seul son qui en sortit fût un pitoyable hoquet tandis qu'elle chancelait de plus en plus, si bien que la lycéenne fût obligée de se précipiter pour la soutenir et lui éviter de s'écrouler sur le bitume de la rue…

Se retournant dans la direction où devait se trouver la chose ou la personne qui avait été responsable du brusque changement d'attitude de la chimiste, Ran fût malheureusement forcé de se rendre compte que quoi que ce soit ou qui que ce fût, il s'était éclipsé entre temps…

Promenant doucement sa main dans les cheveux de celle qu'elle serrait de nouveau dans ses bras pour la rassurer, la jeune femme attendit patiemment que le tremblement qui l'agitait se calme, avant de l'aider à se relever et de la guider, avec douceur mais fermeté, vers un lieu où elle serait à l'abri de ce genre d'événements funestes…

Un agent du FBI dissimulé dans l'ombre d'une ruelle observait d'un regard impénétrable les deux jeunes filles qui s'éloignaient hors de sa portée…

Lorsqu'il avait vu l'une d'elles aux côtés de Gin, au cours d'une de ses filatures, il n'avait pas manqué de s'intéresser de très prés à celle-ci…et à la vague de disparitions qui avait commencé à avoir lieu dans le lycée qu'elle fréquentait…et l'amitié qui avait commencé à naître sous ses yeux était loin d'avoir dissipé ses soupçons…

Cette fille aux longs cheveux noirs…Il l'avait croisé dans les rues de New York, près de l'endroit où ce tueur en série avait disparu…Ce tueur en série dont il soupçonnait, sans pour autant pouvoir expliquer pourquoi, qu'il appartenait à la même organisation que sa proie du moment…

Il avait pris la peine d'enquêter sur cette fille naïve qui semblait être attirée par les membres du syndicat comme le papillon de nuit était attiré par la flamme, rien dans son passé, sa famille ou ses amis ne pouvait la rattacher à leurs ennemis, à une exception près… Une lycéenne taciturne… Mais lorsqu'il avait vu, à travers la lunette de son fusil, la lycéenne en question s'apprêter à injecter le contenu d'une seringue à son amie, avec un regard qui ne lui annonçait rien de bon…Il avait manqué de peu de presser la détente de son arme à ce moment là… Il l'aurait fait sans la moindre hésitation, faisant voler en éclat la seringue de la criminelle à l'aide d'une balle tiré depuis l'immeuble faisant face à son appartement, si un événement surréaliste ne l'en avait pas empêché…Un membre du syndicat avait déposé son arme avant d'enlacer tendrement sa victime impuissante… Restait-il un semblant d'humanité chez cette fille ? Il avait attendu patiemment le moment où la noirceur de son âme reprendrait le dessus sur les derniers lambeaux de compassion que ses collègues ne lui avaient pas arraché… Il avait attendu en vain…

Peut-être devait-il réévaluer ses objectifs ? D'après ses propres collègues, sa cible avait une sœur, une sœur au casier judicaire vierge et à la vie apparemment irréprochable, même aux yeux du plus paranoïaque des enquêteurs du FBI… Peut-être devrait-il essayer d'amadouer le maillon le plus faible de la chaîne du crime qu'ils essayaient de briser en jouant sur ce point faible ?

Après avoir poussé un soupir, Shuichi Akai s'éclipsa discrètement pour aller transmettre ses nouvelles instructions à sa co-équipière…