Chapitre 18
Même si son anxiété semblait s'être réduite, sans pour autant avoir disparu totalement, la chimiste continuait de s'agripper désespérément au bras de Ran, avec autant de force que si elle serrait entre ses doigts la branche d'arbre qui l'empêchait de basculer au fond d'une falaise du haut de laquelle elle aurait trébuché… Faisait-elle cela parce qu'elle avait plus besoin que jamais du soutien de son amie ? Ou bien parce qu'elle craignait à tout moment que celle-ci l'abandonne après avoir entrevu sa vraie nature, ne serait-ce qu'un instant ?
Ni Ran ni Shiho n'était en mesure de connaître la réponse à cette question…et aucune d'elles ne s'en préoccupait outre mesure, de toutes façons…
La scientifique ne consentit à relâcher son étreinte que lorsque son amie lui fit signe de s'asseoir à ses côtés, à l'ombre du cerisier où elle l'avait conduit…
Ramenant doucement ses jambes vers elle avant de les replier, la scientifique demeura agenouillée sur l'herbe d'un air mélancolique, qui laissa la place à l'étonnement au moment où elle sentit le bras de Ran se refermer autour de ses épaules, pour la forcer doucement mais fermement à s'incliner pour laisser sa tête reposer sur les genoux de son amie…
Ses doutes et ses angoisses semblant se dissiper au fur et à mesure qu'elle sentait les doigts de la lycéenne glisser entre ses cheveux, la chimiste finit par fermer doucement les yeux, laissant petit à petit les traits de son visage se détendre en une expression sereine.
« Tu sais pourquoi j'ai voulu t'emmener ici, Shiho ? Parce que cet endroit à une signification particulière pour moi…aussi bien que pour toi… »
La jeune fille ouvrit les yeux avant de les tourner légèrement vers le visage souriant de celle qui s'était adressé à elle.
« Une signification…particulière ? »
« C'est ici que tu m'as dit ton nom…et que tu as accepté de devenir mon amie.. »
Même si la chimiste préféra garder le silence sur le fait que c'était également ici qu'elle avait voulu assassiner celle qui lui offrait son amitié, et avait manqué de peu de concrétiser son funèbre projet, le tremblement qui commença à l'agiter ne passa pas inaperçu à la rescapée de sa tentative d'homicide…
Le silence retomba sans qu'aucune des deux personnes qui y étaient enfermés ne trouver le courage de le briser… Il demeura plusieurs minutes qui parurent interminables à l'une comme à l'autre avant qu'une voix timide ne s'y introduise.
« Tu sais…je me demandais…Tu semblait tellement me détester jusqu'au moment où…tu as dormi chez moi…Au début de notre…amitié, j'avais l'impression que tu te forçais à supporter ma présence…Ensuite…même si tu commençais à me demander de toi-même de passer un moment avec toi, on pouvait clairement voir que tu ressentais plus d'irritation…qu'autre chose…quand j'étais auprès de toi…Alors…pourquoi est ce que tu as pu finir par me voir véritablement comme une amie….et peut-être…plus qu'une amie ? »
A présent, c'était au tour de Ran d'être dévorée par l'anxiété tandis qu'elle s'apprêtait à entendre la réponse qu'elle craignait le plus à la question qui avait commencé à la hanter… Est-ce que la chimiste avait fini par se rapprocher d'elle…parce qu'elle lui rappelait sa grande sœur ? Après tout, c'était à partir du moment où elle avait pris sa place, en aidant la jeune fille à se délivrer de sa peur de s'endormir, que la distance entre elles avait commencé à se réduire…Etait-ce pour cela qu'elle n'avait pas pu se résoudre à la tuer ? Pour cela qu'elle avait fini par s'imaginer qu'elle pouvait avoir de l'affection pour elle ? Est ce qu'au final, la seule personne capable d'apporter le bonheur à celle qui reposait sur ses genoux était sa sœur…et non pas celle qui comblait son absence ?
La pensée faisait insidieusement son chemin dans la conscience de Ran, faisant naître la mélancolie à chaque lieux qu'elle parcourait, chaque souvenir qu'elle éclairait d'un jour nouveau…et l'inévitable conclusion finit par soulever une vague de désespoir…Est-ce que finalement, ni Shiho, ni Shinichi ne la verrait jamais de la manière dont elle voulait leur apparaître ? Est-ce que le premier ne la verrait jamais que comme une amie d'enfance, tandis qu'elle ne serait jamais qu'une sœur de substitution pour la seconde ?
« On disait de ma mère qu'elle était un ange déchu…je ne suis pas si différente d'elle sur ce point…Alors je suppose que…C'est normal pour les anges déchus de haïr les anges qui ont conservé leur pureté… Oui, c'est normal pour moi de les haïr…mais de les aimer plus que tout au monde en même temps… »
Les paroles énigmatiques de la scientifique tirèrent la lycéenne de ses mornes réflexions, sans pour autant dissiper ses doutes…
« Qu'est ce que tu veut dire par là ? »
Un soupir franchit les lèvres de Shiho avant qu'elles ne laissent échapper la réponse à la seconde question qui venait de lui être posé.
« Les…autres…ne m'ont jamais laissé le temps d'être une petite fille naïve...toi tu te permet de l'être encore, alors que tu n'en a plus l'apparence depuis longtemps…Si j'avais été une idiote, j'aurais eu le droit de mener une vie normale avec ma sœur…parce que les autres ne m'auraient jamais remarqué…et ne nous auraient pas forcé à nous séparer…au point que je finisse par ne plus être la sœur sur laquelle veillait Akemi…Je n'ai jamais vu quelqu'un de plus borné que toi…Même après que je t'ai donné toutes les raisons du monde de ne pas essayer d'être mon amie, tu as continué de le faire…Toi, tu n'abandonnerait jamais tes rêves, même si le monde prenait un malin plaisir à te forcer de le faire…Tu es tout ce que j'ai toujours voulu être, ce que je voudrais être si j'en avait le droit…et ce que je voudrais devenir si ça m'étais possible…Alors… »
« Alors ? »
« Alors c'est sans doute normal…que j'ai voulu qu'il n'y ait plus la moindre distance entre nous…Parce que je m'obstine à croire qu'à force d'être avec toi…je pourrais effacer toutes les différences qui existent entre nous…devenir ce que je veux être…devenir…comme toi… »
Si les mots de Shiho se perdirent dans le silence, ce silence là n'avait plus rien d'oppressant…en tout cas pour Ran, puisque celle qu'elle regardait d'un air attendrie n'avait pas perdu son expression mélancolique tandis qu'elle avait détourné les yeux du visage de son amie, sans pour autant les fermer de nouveau…
« Tu n'as pas besoin d'essayer de devenir comme moi…Tout ce que tu as besoin de faire, c'est de devenir celle que tu es déjà…D'ailleurs, tu as déjà commencé à le faire…Et puis… »
La chimiste tressaillit devant les mots que venait de lui murmurer celle qui était en train de se pencher vers elle, au point qu'elle pouvait sentir ses longs cheveux d'un noir de jais lui caresser la joue…Une noirceur dans laquelle cela ne la dérangeait pas d'être enveloppée, contrairement à celle dans laquelle elle avait été immergée de force après avoir été séparé de sa sœur…Oui, cette noirceur là, contrairement à l'autre, elle aurait voulu qu'elle l'enveloppe complément…
« C'est la présence de celle qui est sur mes genoux que je voudrais sentir auprès de moi…Je me sentirais bien seule si tu n'étais qu'un reflet de moi… »
« Comment peux-tu aimer…désirer la présence…de quelqu'un comme moi ? J'ai déjà tellement de mal à supporter moi même la présence de celle que je suis devenu…ou plutôt de celle que je suis en train de devenir…puisque même toi, tu ne peux rien contre cette personne si détestable… »
Une lueur de désespoir illumina l'océan de mélancolie que la scientifique s'empressa de dissimuler derrière ses paupières. Après tout, elle ne pourrait pas se débarrasser du jour au lendemain de toutes les habitudes qu'elle avait acquise au cours des ans, toutes les habitudes qu'« ils » lui avaient fait acquérir… Elle ne pourrait pas se débarrasser de sa peur des autres, ni de la façade méprisante qu'elle avait érigé pour s'en protéger…Sherry serait toujours là, et ce serait elle et non pas Shiho qui demeurerait…
Shiho avait déjà disparu de toutes façons, ne vivant plus que sous la forme des souvenirs d'une vie dont elle avait de plus en plus de mal à croire qu'elle ait pu être un jour la sienne… Si Sherry finissait par disparaître, ce ne serait certainement pas parce que Shiho serait revenu du royaume des morts, ce serait parce que ses collègues l'y auraient envoyé à son tour pour la rejoindre…Ce qui n'allait sûrement pas tarder du reste…L'amitié de Ran laisserait fatalement des traces aussi indélébiles que les années de formation au sein du syndicat…Bientôt, elle n'arriverait plus à leur donner l'illusion qu'elle leur restait soumise et qu'elle poursuivrait les recherches qu'ils lui imposaient, sans jamais se poser de question sur leurs applications…Oui, un jour ou l'autre, il y aurait une goutte de trop pour faire déborder ce vase rempli de souffrances et d'iniquités…
Lorsqu'elle sentit son amie soulever délicatement sa tête pour la déposer doucement dans l'herbe, la chimiste s'efforça de demeurer apathique, après tout, si elle voulait éviter d'entraîner dans sa chute le seul être cher qu'elle avait en dehors de sa sœur, il valait mieux qu'elles se séparent le plus tôt possible…Et puisqu'elle n'aurait peut-être pas la force de le faire elle-même, il valait sans doute mieux que ce soit Ran qui prenne cette décision…Elle semblait en train de le faire, elle s'éloignerait sans un mots de trop, un mot qui aurait pu rendre ses adieux plus douloureux qu'ils ne l'étaient déjà…Oui, elle respecterait sa décision et cesserait de la faire souffrir en la poussant à tendre la main vers ce qu'elle ne pourrait jamais avoir…Mais ce n'était peut-être pas ce qu'elle avait en tête, contrairement à ce que la chimiste espérait…
En tout cas si elle en jugeait à la douceur des lèvres qu'elle sentait sur les siennes, même si son amie ne prononcerait pas un mot, elle ne semblait pas déterminé à partir sans lui faire ses adieux…Des adieux qui se prolongeaient…Des adieux qui n'étaient pas si douloureux que ça finalement…Des adieux qui ne ressemblaient pas à des adieux…Plutôt à des mots de tendresse…Des mots qui n'étaenit pas prononcés mais qu'elle comprenait pourtant…
Tout en gardant les yeux fermés, Shiho glissa une main hésitante dans la chevelure qu'elle sentait contre sa joue tandis qu'elle était allongé dans la douceur de l'herbe…Une main qu'elle finit par enfoncer totalement dans l'océan de noirceur…Une noirceur qu'elle ne voyait pas…en tout cas pas avec les yeux…Son imagination était plus que suffisante pour lui dépeindre les long fil de soie imprégné de cette noirceur, ces long fils de soie qui s'enroulaient autour de ses doigts…Et à quoi bon les imaginer de toutes façons ? Les toucher lui suffisait largement…
Jusqu'à ce qu'au fond de cette noirceur, elle découvre une chose encore plus douce encore…Une blancheur immaculée cette fois, celle de la peau qui était en contact avec celle de ses doigts…Une blancheur qui dans son esprit s'entremêla avec celle de la fourrure de ses rats de laboratoires…Les rats de laboratoire qu'elle ne pouvait pas s'empêcher de caresser tandis qu'elle les retenait entre ses doigts, comme pour s'excuser de ce qu'elle allait leur faire subir…Mais peut-être qu'elle dépeignait ses souvenirs sous un jour un peu trop favorable ? Etait-ce l'affection qui faisait se mouvoir ses doigts dans ses moments là, ou bien n'était-ce que le simple désir de ne plus sentir ses sujets d'expériences se débattre en couinant pour échapper à leur triste destin ?
Mais à l'instant présent, c'était indiscutablement de l'affection qui s'exprimait dans les caresses dont bénéficiait son cobaye…Son cobaye…Comment pouvait-elle la voir comme ça ? Comment aurait-elle pu vouloir la voir comme ça ? Ce n'était plus comme un cobaye qu'elle voulait la voir…Non…Plutôt comme une…assistante dans l'expérience qu'elle était en train de mener…Une expérience autrement plus passionnante que les autres…Toutes les autres…Une expérience…où c'était peut-être elle qui jouait le rôle de cobaye…mais pour une scientifique tellement plus humaine que celle qu'elle avait été…qu'elle ne voulait plus redevenir…
Une scientifique qui semblait avoir recueilli assez de données pour le moment…À moins qu'elle ne soit mise à arrêter l'expérience pour laisser le temps à son cobaye de reprendre son souffle ? Dans tout les cas, elle n'y mit pas fin brutalement mais graduellement, avec délicatesse et douceur…Une douceur que la chimiste ressentait encore sur ses lèvres tandis qu'elle ouvrait timidement les yeux…pour faire face à un regard qui n'était pas celui de quelqu'un qui venait de faire ses adieux ou s'apprêtait à le faire…
« Comment je peux désirer sentir la présence de quelqu'un comme toi ? De cette personne qui désire plus que tout l'affection de sa grande sœur, mais qui a trop peur de la blesser parce qu'elle estime qu'elle n'est pas digne de la recevoir…au point qu'elle serait prête à y renoncer…Cette personne timide qui a toujours peur de faire souffrir ceux qui tiennent à elle…Mais cette personne, comment est ce que je pourrais seulement désirer son absence ? Comment est ce que je pourrais désirer la voir changer ? Tout ce que je veux c'est qu'elle cesse de se cacher…parce que je ne me lasserais jamais de la contempler… »
Le sourire attendrie de Ran s'élargit tandis qu'elle voyait une métisse détourner légèrement ses yeux des siens, une métisse dont le visage avait perdu sa pâleur pour commencer à devenir aussi écarlate que les mèches de cheveux qui l'encadraient… Non, ce n'était pas la couleur avec laquelle la lycéenne voulait associer son amie…C'était une couleur qui n'était pas aussi pâle que le rose sans être aussi sombre que le rouge…
Une couleur qu'elle ne se contentait pas d'admirer mais de toucher délicatement…
« Mais…les autres…Tout ce qu'ils verront de…cette personne…ce seront ses crimes…des crimes auquel ils t'associeront si tu reste auprès d'elle…Des crimes que tu ne pourra jamais effacer… »
Les mots moururent sur les lèvres de la scientifique quand elle sentit le doigt de celle qui lui faisait face les effleurer, pour demeurer posé dessus, formant un barrage à toutes les autres paroles qu'elle aurait pu prononcer…
« Je me moque des autres…Ils peuvent rester aveugles s'ils préfèrent être plus idiot qu'un détective prétentieux…Un détective prétentieux qui ne m'as pas laissé seule…et qui m'a montré comment ne pas laisser seule celle que je voudrais pas abandonner… »
Agrippant doucement la main de la jeune fille, la scientifique l'écarta de son visage pour regagner le droit de s'exprimer.
« Arrête ça tout de suite…C'est déjà presque impossible de vider ce mot de tout ce que tu y a associé alors ne vient pas continuer de le remplir…Sinon…sinon… »
« De quel mot est ce que tu parle ? »
« Un mot stupide…que ma sœur m'a appris…il y a si longtemps…Bonheur…Un mot qui a une saveur si douce quand on a envie de le prononcer…mais un arrière goût si amère quand il a fini de résonner…Parce que tôt ou tard, on doit bien cesser de le prononcer… Un mot qui avait une sonorité bien creuse avant que je ne rencontre…l'idiote qui m'a donné envie de lui donner un sens… »
Ran demeura silencieuse devant les paroles désabusées de celle qui retenait sa main dans la sienne. Délivrant doucement son bras de l'étreinte de la chimiste, la lycéenne entreprit de le refermer brusquement autour d'elle tandis qu'elle pressait son corps tremblotant contre le sien…
Fermant les yeux à son tour, la jeune fille laissa ses doigts se promener doucement sur la chevelure qui ornait la tête qu'elle pressait doucement contre son épaule…
Peut-être que contrairement à Shinichi, elle n'était pas capable de trouver les mots justes pour toucher le cœur des gens, mais elle avait toujours réussi à avoir les gestes qui en faisaient tout autant…Lorsqu'elle sentit un liquide brûlant s'écouler sur sa joue, un liquide qu'elle n'avait pas besoin de goûter pour en sentir la saveur salée, elle resserra son étreinte sur celle qui était en train de sangloter dans ses bras…
Petit à petit, la douce chaleur qui l'enveloppait finit par dissiper les lames de la scientifique mais pour autant…elle continua de se blottir contre sa source…La source de cette chaleur comme du bonheur qui y était associé…Un bonheur…qui n'était peut-être pas uniquement le sien…
