Chapitre 19
La main de la scientifique trembla légèrement tandis qu'elle introduisait sa clé dans la serrure de son appartement. L'innocent bout de métal qu'elle serrait entre ses doigts trempés par la sueur lui semblait être un pied de biche dont l'extrémité était introduite dans le couvercle d'un cercueil… Une métaphore morbide mais qui ne semblait pas si éloigné de la réalité, la puanteur cadavérique qui s'échappa par la porte entrebâillée prit la chimiste à la gorge, au point de la forcer à plaquer sa main sur sa bouche pour refréner la nausée qui l'avait gagné…
Sentant les doigts de son amie se poser doucement sur la main qu'elle crispait autour de la poignée de sa porte, Shiho se tourna vers elle pour puiser dans son regard compréhensif la force de pénétrer dans ce qui lui apparaissait à présent comme le domicile d'une étrangère… Mais pour qu'elle y parvienne enfin, il fallut que Ran en franchisse le seuil avant de la prendre doucement par la main pour l'inviter à en faire de même… Pour un peu, on aurait pu croire que c'était la lycéenne qui habitait ici et que c'était elle qui était son invitée…La pensée arracha un sourire à la chimiste mais il était plus mélancolique que sarcastique…
Après tout…La seule personne en dehors de sa sœur qui aurait pu transformer par sa seule présence le lieu d'un de ses crimes en un foyer où elle se serait sentie chez elle, c'était bien celle qui n'avait pas relâché sa main…
S'asseyant sur son lit aux côtés de son amie, la scientifique demeura silencieuse, les yeux baissés vers ses chaussures qu'elle s'était mise à trouver brusquement fascinantes… Vers quel autre partie de la pièce aurait-elle pu poser son regard ? Le plancher qu'elle avait consciencieusement nettoyé lorsqu'il avait été souillé par les restes de sa dernière victime ? Le panneau de liège où se trouvait le compte-rendu des expériences qu'elle avait menés pour le développement de son poison ? Les étagères où elle aurait vu croisé le regard des poupées que lui avait offert sa sœur ? Supporter d'être fixée par les yeux de ses anciens jouets d'enfants était au dessus de ses forces…Ces orbes de verres dans lesquelles s'étaient reflété le visage émerveillé d'une petite fille qui revoyait sa seule famille, et où se reflétait maintenant le visage terrifié d'une innocente faisant face à la plus atroce des morts, une mort qu'elle n'avait rien fait pour mériter et qu'elle n'avait certainement jamais désiré, contrairement à celle qui la lui avait offert…
Est-ce qu'il y avait au moins une chose dans cette pièce qui n'était pas un instrument de torture ravivant sa culpabilité et sa peur à l'égard d'elle-même ? Non…Mais il y avait au moins une personne… Celle dont elle sentait la chaleur au creux de sa main comme la douceur des doigts qui glissait le long de ses cheveux avant qu'ils ne se referment doucement sur son épaule pour l'inviter silencieusement à appuyer sa tête sur celle de son amie… Obtempérant à la requête de la lycéenne, la criminelle ferma les yeux…Elle n'avait pas peur d'affronter le regard de son amie…mais le sien qui se refléterait dans les yeux candides encadrés par la chevelure soyeuse contre laquelle elle frottait doucement sa joue…
« Shiho… Ce matin…Tu avais entendu une partie de ma conversation avec Shinichi… »
Les lèvres de la scientifique demeurèrent closes…Pourquoi répondre à cette question puisque celle qui la lui avait posé connaissait déjà la réponse ?
« Qu'est ce que tu penses de…lui ? »
« C'est un idiot…Vous êtes fait pour être ensemble… »
Ran se retint de soupirer. Comment devait-elle interpréter les paroles qu'on venait de lui murmurer ? Est-ce que Shiho était jalouse de Shinichi ? Est-ce qu'elle voulait lui faire comprendre que son rival était plus apte qu'elle à la rendre heureuse ? A force de la fréquenter, la jeune femme avait fini par comprendre que pour son amie le terme idiot n'était pas nécessairement péjoratif… Mais quel sens lui avait-elle donné dans le cas de Shinichi ?
« Qu'est ce que tu veut dire par là ? »
« Il semble assez intelligent et mature pour savoir de quoi ses semblables sont capables et pourtant…il s'évertue à les voir comme des êtres humains et à les traiter en tant que tel… C'est un comportement stupide…et tu es aussi naïve que lui puisque tu continue de me voir comme autre chose qu'une...que…ce que je suis… »
« Pourquoi est ce que tu voudrais que je te traite autrement ? »
« Pourquoi est ce que tu t'obstines à croire que je peux changer ? Il est trop tard maintenant… Tu es peut-être la seule personne au monde avec ma soeur capable de me faire changer, mais les autres…tout les autres…Eux ne me laisseront jamais changer…Eux ne pourront jamais accepter que je puisse changer…et contre cela…contre eux…tu ne peux rien faire… Personne ne peut rien faire…»
Ecartant doucement son amie de son épaule, Ran promena délicatement la main le long de sa joue avant de la forcer à se tourner vers elle. Une lueur de tristesse brilla dans le regard de la jeune femme devant ce qu'elle voyait se refléter ou plutôt ce qu'elle ne voyait pas se refléter dans les yeux qu'elle contemplait… L'espoir...L'espoir avait été totalement englouti dans les profondeurs de l'océan de mélancolie qui menaçait de la submerger à son tour tandis qu'elle se penchait au dessus en hésitant à y plonger…
Qu'est ce qu'elle pouvait bien faire pour l'aider ? Comment la délivrer de sa peur des autres ? Elle repensa aux conseils de son ami… Regarder Shiho comme un être humain qui avait besoin d'affection et non comme une criminelle…C'était déjà ce qu'elle s'évertuait à faire…Non ce qu'elle faisait sans même y penser, parce que c'était tout simplement naturel pour elle, aussi naturel que d'avoir agrippé la main de ce vieillard…Mais cela ne suffisait pas…L'aider à réparer ses crimes pour ne plus qu'elle soit rongé par la culpabilité? Comment pouvait-on réparer un, non plusieurs meurtres ? Personne ne pourrait ramener ses victimes à la vie, en tout cas pas elle… La convaincre de présenter son pardon aux parents de ses victimes pour qu'il cesse d'attendre quelqu'un…Quelqu'un qui ne reviendrait jamais…
A présent Ran comprenait dans toute son ampleur la gravité des actes de son ami…comme l'étendue de ses souffrances… Tuer quelqu'un…Si quelqu'un qu'elle aimait venait à être assassiné, la douleur de sa perte surpasserait celle que lui avait infligé la séparation de ses parents…Elle surpasserait tout ce qu'elle pouvait imaginer… Comment réagiraient les proches des trois disparus ? Leur livrer Shiho ne les libérerait pas de leurs souffrances et ne ferait que briser définitivement les espoirs de cette dernière…
Oui, à présent, elle comprenait à quel point la situation de son amie était désespérée…Il n'y avait vraiment aucune issue au gouffre dans lequel elle s'était précipité…Et elle ne pouvait blâmer personne d'autre qu'elle même pour sa chute…Personne d'autre ? Quelquefois, le comportement de la chimiste amenait Ran à penser que les autres ne revêtaient pas seulement pour elle le visage des parents de ses victimes, ou les visages flous de la foule anonyme qui la jugerait, mais aussi…d'autres visages…Des visages auquel la lycéenne ne pouvait donner aucun traits mais qu'elle voyait se refléter dans le regard terrifié de celle qu'elle avait étreinte dans la rue…Quoique…Pendant un court instant, elle avait cru voir dans l'ombre de cette ruelle une silhouette vaguement familière…Celle de cet homme au bonnet aussi noir que les cheveux qu'elle avait croisé dans le rues de New York… Etait-ce une hallucination dû au fait qu'elle associait naturellement Shiho à ce vieillard qu'elle avait sauvé, ou bien.. ?
Elle avait vu cet homme inquiétant parler d'égal à égal avec des agents du FBI, est ce qu'il en faisait lui-même partie ? Mais si c'était le cas, qu'est ce qu'il aurait fait au Japon ? Et comment avait-il pu pousser par sa seule présence son amie à redevenir cet inconnue qui l'effrayait tant ? L'avait-elle reconnu pour ce qu'il était, un agent du FBI ? Mais les crimes que Shiho lui avait confessé ne pouvait pas concerner le FBI, alors comment pouvait-elle avoir attiré leur attention ? Y en avait-il eu d'autres avant dont elle ne lui avait pas parlé ? Après tout, la chimiste lui avait dit qu'elle avait passé l'essentiel de sa vie aux Etats-Unis…Non… Si son amie avait eue d'autres crimes sur la conscience, elle lui aurait avoué…Comment pouvait-elle prétendre l'aider si elle lui retirait sa confiance et se mettait à la soupçonner ? Non, il devait y avoir autre chose derrière ce mystère…Quelqu'un d'autre… D'ailleurs… La scientifique lui avait bien dit que ses professeurs avaient été très satisfaits de la création de son poison… Parlait-elle des professeurs de son lycée ? Ou bien des professeurs qu'elle avait eue en Amérique…Ce qui pouvait expliquer que le FBI s'intéresse à elle…
Ran soupira. Est-ce qu'elle essayait de donner une forme tangible au problème insolubles dont souffraient son amie ? La forme et le visage d'un adversaire qu'elle aurait pu affronter, contrairement à des parents eplorés ou des sentiments aussi noirs que malheureusement justifiés, les remord , la culpabilité, le dégoût de soi…Des sentiments qu'elle sentait chez celle dont elle caressait silencieusement les cheveux d'un air éperdu… Elle ne pourrait jamais aider Shiho en remplacent ses problèmes réels par un ennemi imaginaire…
Et quand bien même cet ennemi aurait été aussi réel que celle qu'elle sentait frissonner sous ses caresses… Il ne s'agirait pas d'un adversaire loyal comme ceux qu'elle avait affronté dans ses compétitions, ni quelqu'un qui se sentirait coupable de ses crimes comme Shiho… Ce serait un meurtrier froid et sans pitié, peut-être même plusieurs pour que le FBI soit impliqués…Ce serait un adversaire que Shinichi pourrait affronter…Pas elle…
Tant de doutes, tant d'inquiétudes et tant de questions qui demeuraient sans réponses… Mais il restait quand même une chose dont elle était certaine… Une chose qu'elle devait faire comprendre à son amie… Et si elle n'était pas aussi douée que Shinichi pour trouver les paroles que les gens avaient besoin d'entendre, elle restait capable d'exprimer ce qu'elle ressentait à celle qui lui faisait face…
Posant délicatement ses lèvres sur celle de la chimiste, la lycéenne l'embrassa tendrement… Celle qu'elle serrait contre elle pouvait se dissimuler derrière le regard glacial de cette criminelle ou le visage désabusé de cette jeune fille qui avait abandonné tout espoir, Ran sentait bien que ce n'était pas la langue d'une mourante qui glissait le long de la sienne, ni la main glaciale d'un cadavre qui serrait la sienne… Non, ces doigts qui s'entremêlaient au siens n'étaient pas les doigts glacial set rigides d'une morte… Et le gémissement qui s'échappait de la gorge sur laquelle se posait délicatement son autre main, ce n'était pas le désir que leur étreinte prenne fin qui s'y exprimait mais celui qu'elle se prolonge…
Non, celle à qui elle laissait reprendre son souffle désirait encore vivre et être heureuse….et elle ferait tout pour qu'elle le soit… Même si elle ne pouvait pas y arriver seule, elle connaissait au moins une personne qui pourrait l'y aider…
« Tu as peut-être raison…quand tu dis que je ne suis pas capable de lutter contre les autres…Tout les autres…Mais tu ne dois pas croire que personne ne peut t'aider…Tu ne dois pas les laisser te faire croire que tu n'as pas le droit de changer… Shinichi… »
La chimiste renifla.
« Cet imbécile qui se prend pour un détective ? Qu'est ce qu'il peut faire pour m'aider ? »
Ran soupira.
« Je sais qu'il est parfois énervant…et qu'on aimerait souvent le remettre à sa place… Mais ce n'est pas seulement un vantard…Il a déjà démasqué plusieurs meurtriers, et le commissaire Maigret lui-même lui fait confiance les yeux fermés… Et tu l'as entendu toi-même, il ne se contente pas d'arrêter les criminels ; il fait tout pour les aider…Si tu me laisses lui parler… »
Balayant les paroles timides de son amie d'un geste de la main, la scientifique la fixa d'un regard qui sans être aussi inhumain que celui de Sherry n'en était pas moins glacial…
« C'est facile de prononcer des belles paroles, mais c'est bien plus facile d'abandonner les criminels dans la prison où on les envoie que de les aider à résoudre les problèmes qui les ont poussé au crime, ou de les aider à avoir une vie normale le jour où ils en sortiront…Et de toutes façons, si je pouvais résoudre mes problèmes en allant me dénoncer, je le ferais sans hésiter mais la vie n'est pas aussi simple que ton benêt de détective s'obstine à le croire… »
« Et si tu me disais pourquoi ce n'est pas aussi simple... »
Shiho se mura de nouveau dans le silence en détournant les yeux de ceux de la jeune fille qui essayait d'avoir une expression rassurante.
« Je te fais confiance, Shiho…je te ferais toujours confiance…Alors…S'il te plaît…Essaye d'en faire autant avec moi…et avec Shinichi…Je sais qu'il ne fera pas de promesses en l'air et qu'il fera tout pour t'aider si je, non, si tu le lui demandes… »
La chimiste serra le poing. Oh certes, elle se doutait bien que l'idiot dont son amie la suppliait d'accepter l'aide ferait tout pour la tirer du gouffre… Mais ce serait justement parce que ce serait un idiot incapable de comprendre qu'il ne pouvait pas détruire le plus puissant syndicat du crime de cette planète aussi facilement qu'il pouvait livrer un criminel à la police… S'il se mettait en tête d'affronter l'organisation, ni lui, ni ses proches, ni sa sœur n'y survivrait…Et connaissant sa propre idiote, elle ferait tout pour la convaincre d'accepter de les précipiter dans la gueule du loup…Il se pouvait même qu'elle essaye de faire face au syndicat sans l'aide de son imbécile, ce qui serait encore pire…
Non, il n'y avait hélas qu'un seul moyen de sauver cette idiote de son trop bon cœur… Et puisqu'elle s'obstinait à lui faire confiance…
« Ecoutes…Laisse-moi y réfléchir…seule…Au moins cette nuit…Oui, juste cette nuit…Demain, je te donnerais ma réponse, d'accord ? »
Ran se mordit légèrement les lèvres. La peur que son amie tente de se suicider à nouveau si elle l'abandonnait face à ses problème, ne serait-ce qu'un seul instant, la poussait à lui imposer sa présence cette nuit… Mais… Comment pourrait-elle la convaincre de lui faire confiance pour l'aider si elle lui montrait qu'elle-même était incapable de lui faire confiance, ne serait-ce que quelques heures ? Poussant un soupir, Ran se résigna avec un sourire légèrement attristé…Elle devait procéder par étape…
« D'accord, Shiho…Mais s'il te plaît, n'oublie pas qu'il y a des gens qui tiennent à toi… »
Tout en parlant, la jeune fille s'était légèrement tournée vers le panneau de liège…et les deux dessins qui y étaient encore fixés…
« Comment est ce que je pourrais l'oublier ? »
« Puisque c'est pour eux que je vais tuer l'idiote pour qui ils se sacrifieraient inutilement…Lorsque tu n'auras plus personne à sauver…tu n'auras plus besoin d'être sauvé toi-même… Pardonne-moi…mon idiote adorée…Moi aussi je suis prête à tout pour ceux que j'aime…mais à ma façon… qui n'est pas la tienne mais qui est la seule qui puisse être efficace dans ce monde si cruel…»
Prenant doucement la main de la lycéenne dans la sienne, la chimiste s'efforça de se focaliser sur la porte vers laquelle elle la conduisait doucement… Si jamais elle croisait le regard d'une seule de ses poupées ou pire de celle qu'elle traînait derrière elle, elle n'aurait plus la force de faire…ce qu'elle avait à faire…
Lorsqu'elle eût franchi en silence le seuil de l'appartement de la scientifique Ran se retourna vers elle pour lui dire au revoir…mais les mots moururent sur ses lèvres quand elle fit face à la porte qui venait d'être refermé brusquement derrière elle…
Et même si elle s'efforçait de se convaincre qu'elle avait pris la bonne décision en choisissant de faire confiance à son amie, elle ne pouvait s'empêcher de comparer la mince paroi de bois qui les séparait au couvercle d'une tombe…Une tombe qui demeurerait close…Une porte devant laquelle il serait vain d'attendre qu'elle s'ouvre à nouveau…
Baissant tristement les yeux, la jeune femme descendit les marches qui la séparaient de la rue avec autant de difficulté qu'un condamné à mort montant celles le séparant de son échafaud… Ce fût en partie à cause de ça qu'elle ne remarqua pas le regard inquiet de celui qui était dissimulé dans l'ombre, à l'angle de l'immeuble…
Le regard inquiet du détective lycéen qui serrait entre ses doigts le foulard rouge qu'il avait trouvé au fond d'une poubelle…Un bout de tissu écarlate qu'il aurait trouvé anodin…s'il n'avait pas été imprégné d'une puanteur qu'il connaissait fort bien pour l'avoir reniflé tant de fois sur les scènes des crimes qu'il avait résolu… Un bout de tissu qui devait être noué autour du cou de cette lycéenne qui avait disparu il y a quelques jours…Cette lycéenne qui était une camarade de celle à qui il était bien déterminé à rendre visite sur le champ…
Ce qu'il ne manqua pas de faire une fois que son amie d'enfance eût disparu au coin de la rue…Mais lorsqu'il se retrouva face à la planche de bois qui le séparait du prochain criminel qui devrait lui faire face avant de devoir faire face à ses propres crimes, il ne pu s'empêcher de demeurer figé…et de songer à ses propres paroles…Celles qu'il avait murmuré à son amie, ce matin…
Et à présent…il était bien forcé d'admettre qu'il était confronté à un adversaire à sa mesure…Lui-même…
