Epilogue

Ran ferma les yeux tandis qu'elle sentait la brise marine lui caresser le visage. Ce n'était pas la morsure du froid qui la faisait frissonner, non, c'était une douce fraîcheur, une fraîcheur qui effleurait sa peau sans pour autant réellement la toucher, quelque chose de semblable aux doigts de Shiho lorsqu'ils avaient doucement glissé le long de son corps.

Ouvrant doucement les yeux, la jeune femme les tourna vers celle qu'elle avait emmené dans cet endroit si particulier pour elle.

Elle n'était plus revêtue de noir cette fois, bien au contraire la longue robe qui révélait ses formes tout en les dissimulant était d'un rouge éclatant. Un rouge sombre mais qui n'avait rien d'agressif pour autant, une nuance particulière de rouge entre la teinte écarlate du sang et celle rosâtre d'un pétale de cerisier, une couleur unique en son genre, identique à celle de cette mèche qu'elle écartait délicatement pour éviter que le vent que lui renvoyait la mer ne la rabatte sur ses yeux.

Mais par-dessus cette robe, la chimiste avait enfilé une veste grise identique à celle que son amie lui avait offerte avant leur séparation. Une nuance de gris particulièrement riche, ce n'était pas celle d'une couleur qui aurait perdu son éclat au point de devenir méconnaissable, c'était une couleur qui était à mi-chemin entre la blancheur la plus immaculée et la noirceur la plus obscure, une couleur qui n'exprimait plus la mélancolie pour elle mais la sérénité.

Un sourire énigmatique plissa les lèvres de la lycéenne. Depuis quand avait-elle été aussi attentive à la richesse des nuances, au point d'apprécier des subtilités auquel elle avait été aveugle auparavant ?

Est-ce que le monde avait changé ? Non, c'était sa vision du monde qui s'était enrichie, pas le monde en lui-même. Elle ne découvrait pas un nouvel univers qui lui avait été dissimulé jusque là, elle voyait ce qui l'entourait sous une autre perspective, que ce soit sa vie, le mariage de ses parents, Shinichi, Shiho, ou elle même.

Qu'est ce qui avait changé en elle ? Qu'est ce qui l'avait fait changer ? Qui est ce qui l'avait fait changer ?

La réponse était juste devant elle, sous la forme d'une jeune fille qui souriait en admirant le reflux des vagues, une jeune fille qui s'était dévoilé à elle complètement, au sens propre comme au figuré. Oui, il y a quelques heures à peine, il n'y avait eu plus la moindre chose pour s'interposer entre elle, que ce soit une organisation criminelle, des mensonges, des non-dits, quelqu'un d'autre, ou même un vêtement…

Ran se remémora cet événement qui avait marqué un tournant dans leurs vies respectives, cet événement qui s'était étalé non pas sur quelques instants mais plusieurs longues minutes, le moment où elles avaient pleinement pénétré dans le monde des adultes. Un monde de sensations nouvelles, de sentiments nouveaux, un monde tout en nuances, un monde qu'elles désiraient explorer ensemble.

Et parmi toutes ses nuances, l'une d'entre elle s'était imposé à la lycéenne, dans toute sa simplicité et toute sa complexité. Elle avait toujours désiré l'affection des autres, non elle avait toujours eue besoin de ressentir leur affection et leur sollicitude, sous une forme ou sous une autre. Que ce soit la tendresse d'un père qui la voyait toujours comme une petite fille, celle différente d'une mère qui faisait de son mieux pour l'aider à devenir une jeune femme, l'exubérance d'une amie qui voulait découvrir le monde de l'adolescence avec elle et enfin l'amour d'un détective qui l'avait toujours protégé, que ce soit des criminels ou de la solitude.

Shinichi… Quelqu'un qu'elle avait aimé, quelqu'un qui l'aimait, mais aussi quelqu'un qui n'avait pas besoin d'être aimé, quelqu'un qui avait besoin des sentiments des autres pour être heureux, mais qui n'en avait pas besoin pour vivre. Elle l'avait toujours admiré pour son courage et son intelligence, mais avant tout pour sa force de caractère qui lui avait fait prendre conscience de sa propre faiblesse, une force sur laquelle elle avait longtemps eu besoin de se reposer.

Mais Shiho… C'était autre chose qui l'avait attiré vers elle. Une faiblesse ? Une faiblesse qui lui aurait fait prendre conscience de sa propre force ? Une faiblesse qui l'avait poussé à aller secourir celle qui avait besoin d'elle, que ce soit en allant adresser la parole à une jeune fille taciturne ou en allant secourir une petite fille seule, seule face à la solitude, seule face à ceux qui l'avait enfermé dans la solitude ? Non, ce n'était pas exactement une faiblesse, pas seulement. C'était un vide, un vide qu'elle avait désiré combler, un vide que la mort d'une sœur avait rendu plus profond encore… Oui, c'était cela qu'elle avait ressenti chez elle sans comprendre ce que c'était, un désir. Non pas le désir de vivre, mais de vivre pour quelqu'un, quelqu'un qui lui donnerait envie de vivre, une personne qui l'aimerait, et qu'elle aimerait en retour pour ça.

Ran avait toujours été dans l'incertitude vis-à-vis de son ami d'enfance parce qu'elle s'était toujours vu comme quelqu'un qui avait besoin d'être aimé, non pas quelqu'un qui pourrait susciter l'amour d'une autre personne. Shinichi pouvait l'aimer comme une amie qui avait besoin d'être soutenue, une grande sœur qu'il avait le devoir de protéger, mais pouvait-il avoir besoin de se sentir aimé par elle ? Ne pas être aimé comme un ami ou comme un grand frère mais comme…autre chose ? Une personne avec qui elle aurait pu partager des choses, des moments qui ne pouvait être partagé ni avec des amis ni au sein d'une famille.

En rencontrant Shiho, elle avait fait face à une personne qui désirait être aimé par elle, une personne qui voulait une amie qui l'accepterait pour ce qu'elle était, mais surtout quelqu'un qui l'aimerait pour ce qu'elle était, une personne qui lui donnerait envie d'aimer à son tour celle qu'elle voyait se refléter dans son miroir…

Cette vérité s'était laissée entrapercevoir à travers les multiples indices que la lycéenne avait récolté sans vraiment les voir au cours de tout ces mois où elle avait fréquenté la scientifique, mais elle ne s'était dévoilé à elle qu'au cours de ce moment où ce n'était plus une amie ni une petite sœur qu'elle avait serré dans ses bras mais une adulte.

Pendant longtemps, Ran avait craint autant que désiré ce moment où elle sentirait la présence de la personne qu'elle aimait de la manière la plus intime possible, ce moment où plus aucun faux-semblant n'était possible, ce moment qui ne pouvait pas être partagé, ni avec un ami d'enfance, ni avec une amie…

C'était cette même crainte comme ce même désir qu'elle avait ressenti chez la chimiste.

La jeune femme avait longtemps imaginé la manière dont Shinichi se serait comporté avec elle dans ce moment là, la manière dont il s'y serait pris pour dissiper la peur d'être blessé qu'elle n'aurait pas manqué d'exprimer devant lui. Non pas la peur de souffrir face à son manque de délicatesse mais la peur d'être abandonnée par la personne à qui elle aurait tout confié, son corps, son cœur mais aussi ses rêves. La peur de voir sa propre histoire d'amour s'achever de la même façon que celle dont elle avait longtemps essayé de réécrire la fin, la romance vécue par ses parents.

Telle qu'elle s'imaginait le détective, il l'aurait sûrement rassuré en lui montrant la force de ses sentiments, l'intensité de son désir de la voir heureuse, sa détermination à se montrer digne de remplir la promesse qu'ils auraient échangé. Oui, les choses se seraient déroulées ainsi avec lui, il l'aurait rassuré par sa tendresse mais avant tout par sa force, une force qui n'était pas celle du champion de karaté qui avait été à l'origine de sa vocation. Mais les choses ne pouvaient pas se dérouler ainsi avec Shiho. Elles ne s'étaient pas déroulées ainsi.

La scientifique l'avait rassuré en lui faisant comprendre qu'elle pouvait interrompre le moment qu'elles étaient en train de vivre ensemble dès l'instant où elle le désirerait. Elle lui avait bien fait sentir qu'elle ne vivrait pas cela comme un abandon, qu'elle comprendrait que ses sentiments ne seraient pas les mêmes que les siens et qu'il était inutile de se forcer à les partager si elle ne le pouvait pas. Elle n'avait pas prononcé un mot pour lui faire comprendre mais elle l'avait exprimé dans la retenue de ses caresses, comme dans cette question qui s'était reflété à chaque instant dans son regard.

Oui, Shiho l'avait avant tout rassuré par la confiance qu'elle lui témoignait. En un sens, elle aussi l'avait rassuré par la force de ses sentiments mais une force différente de celle de Shinichi, la force de croire en l'autre, la force de le laisser être heureux de la manière qu'il désirait et non pas de la manière dont on désirait soi-même qu'il le soit.

Une force que Ran avait toujours voulu posséder elle-même, que ce soit avec son ami d'enfance ou avec ses parents

Se rapprochant silencieusement de celle qu'elle aimait, la jeune femme l'enlaça tendrement avant de saisir délicatement entre ses doigts les mèches de cheveux auburn soulevées par le vent.

La chimiste ferma les yeux en se laissant bercer aussi bien par l'écho du reflux des vagues que par la douce musique du cœur de son amie. Une musique silencieuse dont le mouvement harmonieux était celui de la poitrine qu'elle soulevait et contre laquelle Ran serrait la chimiste.

Il s'écoula un long moment avant qu'une dissonance ne viennent troubler la mélodie, celle des pas d'un détective qui était venu se recueillir dans ce lieu isolé qui avait une signification particulière pour lui.

C'était ici, sur ce quai, qu'un petit garçon avait confié à une petite fille son rêve de devenir détective, et que celle-ci lui avait confié en retour son rêve de vivre de nouveau dans une famille unie.

Le temps avait passé, et ce n'était plus comme une petite fille timide qu'il la voyait, ce n'était plus comme cela qu'il voulait la voir, et ce n'était plus comme cela qu'elle lui apparaissait à l'instant présent. Il était venu ici pour trouver le courage de lui confier plus qu'un rêve. Le courage de lui confier tout ce qu'il ne lui avait pas avoué, que ce soit ses sentiments ou la vérité sur le petit Conan Edogawa. Il voulait lui montrer qu'il lui faisait totalement confiance, qu'il ne la voyait plus comme une personne qu'il cherchait à protéger.

S'il ne s'attendait pas à faire face directement à son amie d'enfance dans cet endroit, il s'attendait encore moins à revoir avec elle l'une des rares criminelles qu'il n'avait pas livrée à la justice après l'avoir démasqué.

Même si l'idée que la petite Haibara et celle qu'il avait tiré d'un appartement en flamme étaient une seule et même personne l'avait plusieurs fois effleuré, elle n'était jamais resté bien longtemps dans sa conscience avant qu'il ne l'écarte. A présent, il ne pouvait plus le faire, et il était bien forcé de se demander pourquoi il l'avait fait auparavant.

Parce qu'il se sentait déjà en partie responsable de la mort de sa sœur, et qu'il n'était pas encore prêt à faire face à la possibilité qu'il aurait pu éviter toute cette tragédie qui s'était abattu sur eux, s'il n'avait pas laissé une criminelle lui échapper en toute connaissance de cause ? Parce qu'il se moquait de ce qu'avait pu être Haibara auparavant pour ne plus voir que ce qu'elle était à l'instant présent ? Parce qu'il préférait attendre qu'elle lui confie d'elle même la vérité qu'il avait entrevu ? Pour toutes ces raisons à la fois ?

Et puis après tout, quel importance cela pouvait faire ? Peu importait ce qu'il ne lui avait pas dit, peu lui importait ce qu'elle ne lui avait pas dit, la seule chose qui comptait à ses yeux c'était ce qu'il allait dire à Ran, ce qu'il avait besoin de lui dire, puisqu'à présent, il n'était peut être plus nécessaire de lui parler du petit Conan.

« Cela faisait longtemps qu'on ne s'était pas vu… »

A qui s'adressait-il ? A celle dont il voyait enfin le véritable visage ou bien à celle qui voyait enfin son véritable visage ? Aucune des trois personnes qui étaient réuni face à la mer ne connaissait la réponse à cette question, et aucune ne cherchait à la connaître.

« Oui, mais je pouvais voir Conan…. »

« …et tu pouvais voir Haibara. »

Les trois amis regardèrent silencieusement à quel point ils avaient changé tout en restant les mêmes. Shinichi avait définitivement perdu sa présomption, mais le sourire qu'il adressait à Ran était demeuré identique. Le sourire de Shiho n'avait plus rien de sarcastique mais c'était toujours la même mélancolie qui se reflétait dans son regard tandis qu'elle fixait le détective sans ciller. Ran avait gardé le sourire de cette petite fille qu'elle avait été, mais il n'y avait plus la moindre trace de naïveté dans les yeux qu'elle avait levé vers son ami d'enfance.

« Beaucoup de choses ont changé… »

Le sourire de la chimiste se fit plus désabusé face aux paroles du détective.

« Beaucoup de choses se sont passées…. »

Une ombre de tristesse passa sur le visage de la lycéenne sans qu'on puisse déceler le moindre regret dans son regard.

« Beaucoup de choses ne seront plus jamais les mêmes… »

Shinichi plissa légèrement les yeux, essayant de déchiffrer dans les yeux de son amie d'enfance le sens de ses paroles. Mais pour la première fois, il ne parvint pas à lire en elle comme dans un livre ouvert. Oui, beaucoup de choses avaient changés, mais après tout cela faisait tellement longtemps qu'il voulait voir sa vie comme ses relations avec Ran évoluer, au lieu de rester artificiellement bloqués par un poison expérimental.

« Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi pendant tout ce temps… Sur ce que je ressentais pour moi, ce que tu ressentais pour moi…Et j'ai fini par arriver à une conclusion, je ne peux plus te voir comme une simple amie d'enfance. Il y a tellement de choses que je voudrais partager avec toi, bien plus que tout ce que nous avons déjà partagé ensemble. »

Ran soupira avant de rendre son sourire à son ami.

« Moi aussi, j'ai réfléchi, tu sais. Sur ce que tu m'as apporté, ce que nous avons partagé pendant toutes ces années, et ce que nous pourrions partager pendant toutes les années à venir. Tu as été là le jour où mes parents se sont séparés, tu été là le jour où j'ai été séparée de Shiho, le petit Conan était là le jour où nous avons été séparés… Tu es plus qu'un ami, tu as été celui qui m'a soutenu quand j'en avais besoin, celui qui partagé mes joies comme mes souffrances… »

La lycéenne hésita un court instant avant de donner au détective la clé d'un mystère bien plus important à ses yeux que tout ceux qu'il avait résolu auparavant. Un court instant qui parût interminable à Shinichi comme à Shiho. Mais au court de cet instant c'était la même résignation que Ran lu dans leurs regards. Quel que soit la réponse qu'elle leur donnerait, chacun d'eux l'accepterait sans protester, même si ce n'était pas celle qui leur aurait convenu.

« Je ne sais pas s'il existe un mot pour me permettre d'exprimer ce que tu es pour moi, tout ce que je te dois, à quel point je tient à toi… A une époque je pensais que c'était avec toi que je voulais tout partager. Je ne voulais pas seulement te confier mes rêves, mais aussi te demander de les réaliser avec moi. Mais j'ai fini par me rendre compte que la personne qui pourra me confier son bonheur, et qui recevra le mien en échange, ce n'était pas toi… En tout cas, ça ne peut plus être toi… »

Elle hésita un court instant à ajouter qu'elle s'excusait avant de se raviser. Après tout, il n'y avait rien dont elle devait s'excuser, elle n'avait fait que constater un fait. Certes elle avait fait un choix, mais c'était entre le bonheur des deux personnes qu'elle aimait plus que tout au monde, même si cela ne pouvait pas être de la même manière. Lorsqu'elle avait du choisir entre rester chez son père ou bien vivre avec sa mère, elle savait très bien qu'elle ne pourrait pas éviter de prendre une décision et que l'un de ses parents en souffrirait. Et c'était celui qui souffrirait le plus de son absence qui avait finalement bénéficié d'un choix qu'elle n'avait jamais regretté malgré la tristesse qu'il lui apporta.

Shinichi manqua de défaillir, autant devant le verdict rendu par la fille de la reine du barreau que par la manière dont elle avait resserré son étreinte autour de la chimiste en le prononçant.

Il était arrivé au détective de croire qu'aucune antidote à son état n'existait, et il s'était résigné, si le cas de figure se présentait, à encourager Ran à trouver le bonheur auprès de quelqu'un qui pourrait le lui apporter au lieu d'attendre dix ans le retour de celui qui ne pouvait plus lui apporter. Il s'était préparé à ce que les choses se terminent de cette façon et à accepter ce triste état de fait, mais rien au monde ne pouvait le préparer à ce qu'il se présente sous cette forme. Non, il n'avait eu aucun moyen de prévoir que la personne qui le séparerait de celle qu'il aimait serait celle qui lui aurait permis de la retrouver.

Pendant un court instant, le détective se demanda s'il n'était pas en train de faire un rêve aussi désagréable que dépourvu de logique, mais il finit par sortir de sa stupéfaction pour emprunter de nouveau la voie tracée par son idole. Il lui fallait bien se décider à éliminer l'impossible, son amour pour Ran, et accepter ce qui restait. Aussi improbable que cela pouvait lui paraître, cela ne pouvait être que la vérité, et il n'avait jamais été aussi bien placé pour savoir qu'il n'y en avait qu'une seule… Et pour une fois, il aurait préféré ne pas la connaître…

Mais de toutes manières, même s'il s'efforçait de la nier, il ne pourrait pas la changer, il aurait sans doute pu le faire auparavant mais maintenant…

Etrangement, sa meilleure ennemie ne semblait pas se réjouir de sa victoire et même si elle n'avait jamais eue de meilleure occasion de rabaisser le détective, elle s'abstint de le faire. Non, pas un mot ne s'échappa de ses lèvres étirées en un sourire mélancolique. Ni un sarcasme, ni une excuse. Il pouvait lire dans son regard qu'elle aurait été hypocrite de s'excuser et de lui dire qu'elle aurait préféré que les choses se passent autrement. Mais il pouvait aussi voir de la compassion dans son regard…De la compassion ? Non plutôt de la compréhension… Elle comprenait mieux que quiconque ce qu'il ressentait pour l'avoir ressenti elle-même durant plusieurs mois, et le détective pouvait amplement constater qu'elle n'aurait souhaité cela à aucune personne au monde, surtout pas celle qui l'avait protégé et soutenu pendant tout ces mois.

Il ne pouvait s'en prendre à personne. Pas à Ran, il avait eu plusieurs fois l'occasion de lui dire ce qu'il ressentait au moment où ses sentiments auraient été réciproques et il avait pourtant négligé de le faire. Il ne pouvait pas non plus en vouloir à Shiho, elle l'avait plusieurs fois encouragé à prendre soin de celle qu'ils aimaient, et elle lui avait confié l'antidote temporaire grâce à laquelle il aurait pu faire sa déclaration s'il n'avait pas eu la présomption de croire qu'il pouvait être permanent. Il ne pouvait même pas s'en prendre à lui-même, il ne regretterait jamais d'avoir protégé une criminelle, que ce soit d'elle-même ou de ses ex-collègues. Pas plus qu'il ne regretterait de ne pas l'avoir livré à la justice, que ce soit lors de leur première rencontre ou après la chute du syndicat. S'il n'avait pas oublié les morts dont elle était responsable, il n'avait pas oublié non plus qu'elle n'était pas la seule responsable, pas plus qu'il n'oublierait qu'elle avait fait de son mieux pour se racheter de crimes dont elle ne pourrait jamais effacer les conséquences. On ne pouvait pas plus remonter le cours du temps que ressusciter les morts, il le savait aussi bien qu'elle.

Shinichi Kudo ne pourrait jamais ramener à la vie ceux que Conan Edogawa n'avait pas pu sauver, que ce soit Seiji Aso ou Akemi Miyano, pas plus que Shiho Miyano ne pourrait ramener à la vie ceux que Sherry avait assassinés… Mais ils savaient tout les deux qu'ils n'auraient jamais d'autre choix que de vivre avec le poids de leurs erreurs sur la conscience, vivre en tirant des leçons de leurs échecs à défaut de pouvoir les effacer, vivre en avançant vers l'avenir au lieu de laisser les regrets vous emprisonner dans le passé…

Le sourire du lycéen était résigné mais il n'était pas forcé, pas plus que celui que lui rendirent les deux femmes qui lui faisaient face.

« Tu ne regrettes rien ? »

Shinichi secoua la tête sans perdre son sourire.

« .Même si je regrette ce qui s'est passé, je ne regretterais jamais ce que j'ai fait. »

Oui, il ne regrettait pas d'avoir perdu celle qu'il aimait en suivant ces deux hommes en noir ce soir là. S'il ne l'avait pas fait, qui sait combien d'autres crimes cette organisation aurait perpétué à son insu ? Combien d'autres vies ces maudits corbeaux auraient détruit ?

Il avait eu le choix entre trouver l'amour auprès de celle qu'il aimait ou réaliser son rêve de devenir le Sherlock Holmes de ce siècle, il avait pris sa décision, et il ne la regretterait jamais, malgré l'arrière goût amer qu'elle lui laisserait sans doute longtemps.

Le silence demeura de longues minutes avant que le détective ne le brise de nouveau.

« Et toi, tu ne regrettes rien ? »

Même si cette question ne s'adressait à aucune personne en particulier, Ran fût la première à y répondre.

« Si mes parents ne s'étaient pas séparés, je ne me serais jamais rendu compte à quel point l'amitié que tu m'as offert était précieuse, à quel point il était précieux d'avoir un ami qui serait prêt à partager vos joies mais aussi vos malheurs… je n'aurais jamais offert mon amitié à Shiho, et je n'aurais pas réalisé à quel point elle était tellement plus qu'une amie pour moi. Alors, oui, je ne regrette plus rien. Même si j'aurais préféré que les choses se passent autrement, que mes parents soient encore ensemble, que je puisse te rendre en partie tout ce que tu m'as offert, je ne regrette pas ce que j'ai gagné en échange de ce que j'ai perdu… »

Shiho garda le silence quelques instants avant de répondre à son tour à la question du détective.

« Si mes parents n'avaient pas été assassiné, si je n'avais pas été séparé de ma sœur, je ne vous aurais jamais rencontré. Si ma sœur n'avait pas été assassinée, je n'aurais jamais quitté l'organisation pour retrouver celle que j'aime et celui qui m'a sauvé, je n'aurais jamais racheté mes crimes, ne serait-ce qu'en partie, et j'aurais vécu toute ma vie dans la peur sans trouver le bonheur. Je suis heureuse de ce que j'ai reçu en échange de mes souffrances, alors je suppose que je dois aussi accepter d'avoir souffert…Même si j'aurais voulu que les choses se passe autrement….Pas seulement pour moi, mais aussi pour ma sœur, pour ceux que j'ai assassiné, pour leurs familles et pour toi…Alors, non, moi non plus, je ne regrette rien… »

Le sourire de Shinichi avait beau demeurer mélancolique, il ne contenait plus la moindre trace de regret, pas plus que celui de Ran et celui de Shiho.

« Tu es devenu plus mature à ce que je voit… Tu n'as vraiment plus besoin de moi… »

Non, aucune d'elles n'avait encore besoin de lui.

« Oui, je n'ai plus besoin d'être consolé, mais je voudrais garder un ami. »

« Je n'ai plus besoin d'être protégé, mais je voudrais revoir celui qui n'a plus besoin de moi pour être un adulte… »

« Ne t'inquiètes pas, va… Nous nous reverrons… Rends-la heureuse, et sois heureuse toi aussi, c'est tout ce que je te demande pour que nous puissions nous revoir… »

Ran et Shiho acquiescèrent par un sourire au détective qui s'était adressé à chacun d'elles par cette seule phrase, avant de le regarder s'éloigner doucement, sans laisser le moindre regret derrière lui.

Shiho ne regrettait plus les moments de bonheur qu'elle avait passé auprès de sa sœur et qui étaient définitivement passés, pas plus que Ran ne regrettait l'époque de sa vie où elle vivait avec ses deux parents. Elle avait finit par accepter l'idée que l'on puisse trouver le bonheur avec quelqu'un d'autre que l'ami d'enfance dont on avait été amoureux.

Après avoir doucement écarté le bras que la lycéenne avait passé autour de ses épaules, la chimiste se retourna pour étreindre à son tour celle qu'elle aimait.

Posant la main sur le visage de la jeune femme, la scientifique la fit glisser délicatement dans ses cheveux avant de la passer derrière sa tête pour la forcer à se pencher, de manière à ce que leurs lèvres se rencontrent.

Ran ressentait encore de la tendresse et de la délicatesse dans le baiser de Shiho, mais elle n'y décela plus la moindre trace de peur ou de timidité, il n'y avait plus d'amertume dans le bonheur que chacune offrait à l'autre, seulement de la douceur. Plus aucune d'elles ne cherchait à enfermer leur avenir dans leur passé, la seule chose qui comptait à leur yeux, tandis qu'elles les fermaient toutes les deux, était l'instant présent. Un instant qui allait s'étendre à toute leur vie.

Lorsqu'il se retourna une dernière fois vers ses deux amies, Shinichi constata qu'il ne laissait vraiment aucun regret derrière lui. Celle qu'il aimait avait trouvé le bonheur, et même si ce n'était pas grâce à lui, pas de la manière dont il l'avait prévu, c'était la seule chose qui comptait à ses yeux…

FIN