Enfin, ce chapitre ! Le point de vue d'Adrien tant attendu est enfin là !

Pour répondre à Lectricite, ta review m'a fait sourire, je me suis fait la même réflexion par rapport à Marinette et au fait qu'elle n'aime aucune saison aha, c'est vrai qu'elle râle toujours un peu mais c'est pour ça qu'on l'adore :)

Bonne lecture !

TW : viol (flashback)


« It doesn't hurt me

Do you want to feel how it feels?

Do you want to know that it doesn't hurt me?

Do you want to hear about the deal that I'm making?

You, it's you and me

If I only could,

I'd make a deal with God

And I'd get him to swap our places »

Running up That Hill – Kate Bush


Juillet 2022

Adrien retombe dos sur le matelas, essoufflé et en sueur. Il balaye les cheveux devant son front et garde ses yeux rivés au plafond.

« Adrien... c'était... »

Il déglutit en fermant les paupières un instant. « Je sais, » lâche-t-il dans un demi-murmure. Il se sent sale, comme à chaque fois. Cette sensation ne le quitte jamais, même après quatre ans. Une douche. Il a besoin d'une douche et d'aller prendre l'air. Besoin d'être seul.

« Je peux rester un peu ? »

Ses yeux se rouvrent et son corps se redresse machinalement. Il se débarrasse du préservatif et enfile un sous-vêtement propre.

« Adrien ? Ça va pas ? »

Une envie d'éclater de rire le prend. Mais il se retient, se retient de dire que non, non ça ne va pas. Pas depuis quatre ans. Depuis plus, peut-être. Il ne sait plus quand il a commencé à sombrer dans ce trou noir sans fin, ne sait plus quand cette noirceur au fond de son âme l'a englouti tout entier. Peut-être que ça n'a jamais été, finalement. Peut-être que quand ça allait, ça n'allait pas vraiment.

« Si, » articule-t-il en enfilant un jogging.

« Je te trouve distant, ces temps-ci. C'est tout. »

Il hausse les épaules sans jamais se retourner. « C'est juste le travail et... tout le reste.

— Alors pourquoi tu me regardes pas ? »

Adrien se fige. Il se retourne, au bout d'un moment. Lila est allongée dans son lit, complètement nue. Sa joue repose gracieusement contre sa main et les courbes de son corps sont mises en avant par sa position. Il a l'impression qu'elle cherche constamment à être sous son meilleur jour, son meilleur profil, à ce que chaque centimètre carré de son corps ressorte sous son meilleur angle. C'est probablement un manque de confiance en elle qu'elle enfouit sous cette montagne de narcissisme. Fake until you make it — c'est bien ça, le dicton. Mais Lila n'y est jamais arrivée. Adrien sait bien qu'il n'y met pas du sien. Il est probablement responsable d'une partie de son manque de confiance.

Honnêtement, il ne pourrait pas en avoir moins quelque chose à faire.

« Je te regarde, » soupire-t-il en s'asseyant au bout du lit. Il n'a l'impression de faire que ça : de la regarder. Et ça le terrifie. De connaître aussi bien son corps, de savoir exactement ce qu'elle aime, de savoir exactement ce qu'elle va dire, de savoir l'exacte teinte de ses yeux et l'exacte couleur de ses cheveux.

Lila se rapproche de lui, désormais à quatre pattes sur le lit. Elle pose sa main sur sa joue et lui sourit en penchant légèrement son visage sur le côté. « Tu me mentirais pas ? » murmure-t-elle.

Adrien sait ce qu'il doit faire. Utiliser la seule arme qu'il lui reste. Alors, il rapproche ses lèvres des siennes et agrippe sa taille de sa main. « Je mens jamais, » susurre-t-il tout contre elle.


Adrien s'adosse contre le mur de briques. Il essaie de faire abstraction des gémissements de douleur et du craquement des os. Il n'y arrive pas. Il n'y arrive jamais.

Un bruit de coup de pied particulièrement violent le fait fermer les yeux.

« Je vais te le demander une dernière fois : qu'est-ce que tu sais ?

— R-rien ! Je te promets que je sais rien du tout ! J'ai rien vu ! »

Nouveau coup de pied.

« Arrête de mentir ! »

L'homme d'aujourd'hui sanglote, supplie, répète encore et encore à quel point il est désolé. « Je te promets que je dirai rien ! Je te le promets, je— »

Enzo – c'est comme ça que celui qui le torture depuis une bonne demi-heure s'appelle – le fait taire d'un énième coup de poing dans le nez. « Qu'est-ce qu'il t'a demandé de faire ?

— De l'espionnage, c'est tout, juste de l'espionnage—

— Sur qui ? »

Un silence. Des bruits de pas. Un hurlement si perçant qu'il arracha une grimace à Adrien. Enzo était probablement en train de lui arracher les ongles — un de ses tours préférés.

« Ma—Marinette— Marinette Dupain-Cheng— Arrête, arrête, je t'en en supplie— »

Adrien ne réfléchit pas. Il pousse la porte, immédiatement enveloppé par l'odeur du sang, de la sueur et de la peur. « Qu'est-ce que tu viens de dire ? »

L'homme lève de grands yeux remplis d'espoir vers lui. « Adrien, » sanglote-t-il. « Adrien, aide-moi, sors-moi de là, je— »

Enzo marmonne quelque chose d'incompréhensible essuie ses mains tachées de sang sur un mouchoir — cruel, mais soigné.

Adrien n'a pas besoin de dire quoi que ce soit. Il n'est pas sûr du prénom de l'homme — Léo ? Arthur, peut-être ? Enfin, peu importe son prénom, il comprend ce qu'il est en train de se passer. Il comprend que c'est terminé. « Putain de traître, » souffle-t-il. « C'est toi qui es derrière tout ça ? C'est à cause de toi que tous nos frères disparaissent les uns après les autres ? Ton père—

— C'est pas mon père. Et vous êtes sûrement pas mes frères, » crache-t-il. Adrien se rapproche, s'accroupit devant Léo-Arthur-quelque chose. « Pourquoi Marinette ? »

Le mépris dans ses yeux ne l'atteint pas. « Je dirai rien. Tue-moi, Adrien. Tue-moi en me regardant dans les yeux, si t'es un homme. »

Un accès de colère et de frustration lui fait attraper le col de son tee-shirt. La peur dans ses yeux exalte presque Adrien. « Pourquoi Marinette ?

— Si j'étais toi, je lui répondrais, » intervient Enzo en faisant un pas vers eux. « Il devient un peu... tenduquand c'est à propos d'elle. »

Adrien entend à peine la voix de son ami. Il n'y a que ce besoin presque surnaturel de protéger Marinette. Il doit savoir. L'homme semble le comprendre puisque l'hésitation rejoint la terreur dans son regard — il est sur le point de craquer.

« Tu— Tu vas me tuer de toute façon. Pourquoi je te dirais alors que je sais que je suis condamné ?

— Parce que tu préfères mourir d'une balle dans la tête que de ce que je pourrais te faire si tu me réponds pas. »

Adrien sait que l'homme en face de lui se demande s'il bluffe. Personne du camp ennemi ne connaît cette partie de lui, cette partie sombre — personne de vivant.

Il a besoin de le convaincre.

Adrien rapproche son visage du sien, observe la sueur ruisseler le long de son front, ses yeux bleus rivés dans les siens, sa langue humidifier nerveusement ses lèvres, ses cheveux trempés collés à sa nuque.

Un sourire en coin redresse un côté des lèvres d'Adrien quand sa main se pose sur sa cuisse. Il la positionne au niveau de son fémur de telle manière à appliquer la pression suffisante et... crac. L'homme hurle dans ses oreilles.

« Plus que 205 os, » lui murmure-t-il. « Sauf si... tu réponds à ma question. »

Les secondes passent. La respiration de l'homme ralentit, ses épaules se relâchent, et Adrien sait qu'il a gagné — une victoire amère.

Il le regarde de ses yeux vitreux. « Il voulait savoir où elle habitait. Apparemment, elle est rentrée à Paris — mais tu le savais déjà. Il sait qu'elle a toujours un lien avec toi, » déclare-t-il avec lenteur. Adrien pense qu'il a fini, que le moment est venu. « Il est pas stupide. Il finira par la trouver. Tu pourras pas la cacher indéfiniment. »

Adrien se redresse. « Je peux essayer. »

Lorsqu'il se tourne vers Enzo, ce dernier lui tend déjà le pistolet. Un dernier élan de désespoir agite le corps de l'homme lorsqu'Adrien se tourne à nouveau vers lui. Sa jambe cassée est immobile mais le reste de ses membres bouge dans tous les sens, comme un animal qui essaie de se défaire de son piège.

Un homme ligoté sur une chaise, un lapin pris dans un piège à collet, un homme avec des questions, un chasseur — y-a-t-il une réelle différence ?

La vraie différence, c'est qui se tient de quel côté du pistolet. Adrien est du bon côté aujourd'hui, mais ça ne durera pas. Il le sait. Tout ça, c'est comme une chasse. Il finira bien par être pris au piège, lui aussi.

Adrien tend son bras, son doigt impassible posé sur la détente.

Les hurlements de terreur et de supplication se mêlent au coup de feu et se taisent en une seconde.


Il est presque cinq heures du matin quand Adrien pousse la porte de son appartement. L'épuisement pèse sur ses paupières et chacun de ses muscles. Pourtant, il sait qu'il ne fermera pas l'œil. Pas après une nuit comme celle qu'il vient de passer.

Adrien vide son sac, met à tremper son tee-shirt tâché de sang presque machinalement. Les oiseaux chantent déjà quand il se lave les dents, sa main droite appuyée sur son front, empêchant ses cheveux de lui balayer le visage. Il finit par ranger son pistolet dans le coffre-fort caché dans sa chambre.

« Original, ton code. »

Adrien ne sursaute pas. Il regarde par-dessus son épaule et, sans surprise, distingue une petite créature flotter dans l'obscurité de son appartement. Ses grands yeux verts ressortent, remplis d'un trop-plein d'émotions et Adrien sait que ses propres yeux reflètent la même chose.

« Plagg, » souffle-t-il.

« T'as foutu une sacrée pagaille, gamin.

— Je sais.

— Elle n'a absolument aucune idée de tout ce qui se passe.

— Je sais.

— Adrien—

— Je sais, Plagg, je sais, » soupire-t-il en se relevant. « Je sais, c'est la merde. Mais est-ce qu'on peut juste parler d'autre chose pendant cinq minutes ? Cinq minutes et je te raconte tout, d'accord ? »

Plagg croise ses minuscules pattes. « Cinq minutes, pas une de plus. Et je veux du fromage. »

Les vieux amis finissent dans la cuisine, Plagg sur la table en train de dévorer la totalité du fromage dans le frigo d'Adrien et Adrien, penché en avant, les coudes posés sur l'îlot central, un semblant de sourire au coin des lèvres.

« Donc, elle est heureuse ?

— On peut dire ça.

— Plagg, dis-moi que j'ai pas fait tout ça pour rien, dis-moi que—

— Je vais pas te mentir, Adrien. Elle a vécu des choses difficiles, des choses qu'elle te dira peut-être un jour. Elle a eu beaucoup de mal à s'en remettre, et je suis pas sûr qu'elle s'en soit réellement remise. Je... je pense pas que tu sois quelqu'un qu'on puisse juste oublier. »

Adrien détourne le regard, incapable d'être confronté à la tristesse mêlée de déception qu'il lit dans les yeux auprès desquels il a grandi.

« Elle a vécu sa vie. Elle a étudié, beaucoup étudié. Elle a eu d'excellentes notes. Elle s'est fait tellement d'amis que j'ai jamais réussir à retenir un seul prénom et elle a beaucoup grandi. Mais, tu sais déjà tout ça, pas vrai ? »

Adrien se redresse en soupirant. « J'avais pas le choix, Plagg.

— On me la fait pas à moi, Adrien. Tu vas me dire que t'as espionné Marinette pendant quatre ans par obligation ?

Oui ! » s'écrie Adrien, surprenant Plagg. « Tu crois pas que j'aurais préféré vivre ces moments avec elle plutôt que de la regarder les vivre sans moi ? Sérieusement ?

— À qui la faute ? »

Adrien secoue la tête, les poings serrés. Il tend un index accusateur vers le kwami. « Me dis pas ça. T'étais d'accord ! On était d'accord—

— J'ai jamais été d'accord, Adrien. »

Ils se toisent pendant un moment. Adrien est le premier à dériver le regard. Il se laisse tomber sur le canapé et plonge sa tête entre ses mains. C'est comme si son cœur battait dans sa gorge, comme si le prochain mot qui sortirait de ses lèvres allait lui arracher tous les secrets qu'il garde depuis quatre ans.

« Écoute, gamin. Je sais que de ton point de vue, t'avais pas le choix. Je le comprends et je l'accepte. C'est juste que... J'ai vécu autant de temps avec toi qu'avec Marinette, maintenant. J'ai appris à la connaître, à l'aimer. Et tu sais aussi bien que moi à quel point c'est moche de mentir à ceux qu'on aime. »

La voix de Plagg est presque douce. Adrien relève la tête, les lèvres pincées, la gorge nouée.

« Je sais toujours pas pourquoi j'ai tenu ma langue. Je sais pas pourquoi je t'ai laissé t'enfoncer là-dedans. Je sais pas pourquoi je continue.

— Je t'en supplie, lui dis rien, » murmure Adrien de sa voix brisée.

Plagg se pose sur son genou. « Je te le promets. Mais, Adrien—

— Elle aurait jamais dû rentrer, Plagg. J'arrivais à la garder à distance de tout ça, à la protéger quand elle était à l'autre bout du monde, mais là... Elle est à dix mètres de moi et je me suis jamais senti impuissant. »

Ça fait longtemps qu'il n'avait pas dit à voix haute ce qu'il ressentait. C'est bizarre, cette vulnérabilité et ce soulagement qui s'entrechoquent et les larmes qui lui montent aux yeux. D'un côté, ça lui fait un bien fou, de sentir qu'il y a encore quelque chose d'humain chez lui. Mais ça fait mal, tellement mal.

« Tu vas tout m'expliquer, » lui dit Plagg. « Tu vas tout m'expliquer et on va essayer de trouver une solution, d'accord ? »

Adrien hoche la tête et essuie ses yeux du revers de sa main. « D'accord. »

Plagg est celui qui en sait le plus, avec Enzo. Tout du moins, celui qui en savait le plus quand Adrien a mis au point son plan il y a quatre ans. Il se souvient encore de cette soirée qui avait tout changé. De Marinette et lui qui s'étaient mariés en haut du musée d'Orsay, de lui qui avait compris qui était Papillon, de la discussion qu'il avait ensuite eue avec son père, de la manière dont il lui avait menti droit dans les yeux, du message de Lila. Il avait tout dit à Plagg, après ça.

Mai 2018

Adrien ferma la porte de sa chambre et s'avança dans la pièce dans une démarche robotique.

« Adrien, qu'est-ce que— »

Il courut jusqu'aux toilettes et y vomit tout ce qu'il avait mangé ce jour-là — son amour propre, aussi. Sa gorge lui brûlait, ses larmes coulaient le long de son visage et son corps entier tremblait.

Pour la première fois, Plagg était sans voix. Il aida Adrien à maintenir ses cheveux en arrière, lui apporta un gant de toilette humide et lui essuya la bouche. Encore et encore, pendant plus d'une heure, jusqu'à ce qu'Adrien soit à nouveau capable de respirer régulièrement et d'aligner deux mots. Quelque chose s'était brisé en lui, cette nuit-là. Quelque chose qui n'était pas réparable.

« Adrien, » appela Plagg avec douceur, « qu'est-ce qui s'est passé ? »

Les yeux fermés, assis à côté des toilettes et la tête appuyée contre le mur, Adrien ferma les yeux. « J'avais raison. Mon père... c'est lui, Papillon. Son but, depuis le tout début, c'était de ramener maman, » murmura-t-il.

L'image de sa mère fit éclater le sanglot qui s'était à nouveau logé dans sa gorge. « Je lui ai menti, Plagg. Je lui ai menti droit dans les yeux. Je lui ai dit que j'allais l'aider, que j'allais lui apporter le Miraculous de Ladybug.

— Il t'a cru ? »

Adrien hocha la tête en se pinçant les lèvres. Il chercha sa poche à tâtons et y sortit le Miraculous du Papillon.

« Adrien... » souffla Plagg, complètement estomaqué.

« J'ai réussi à le convaincre et à lui prendre son Miraculous. Je lui ai dit que Ladybug ne m'aurait jamais donné le sien aussi facilement. Que, si je lui montre que j'ai vraiment vaincu Papillon, elle serait moins prudente et que je pourrais lui prendre son Miraculous. »

Plagg ne dit rien. Adrien savait exactement à quoi il pensait. Il pensait à la même chose, en boucle depuis des heures. « J'ai hésité, » avoua-t-il d'une voix qui ne lui semblait même plus lui appartenir, « j'ai hésité à vraiment lui prendre son Miraculous. Je me suis demandé si elle me le donnerait d'elle-même, si je lui expliquais la vérité. Je me suis demandé si j'arriverais à la vaincre, si on devait se battre. Probablement pas. Mais je me le suis quand même demandé. »

Il avait cette impression de ne pas pouvoir tomber plus bas. De se détester à un tel degré que se dévoiler à Plagg ne changerait plus grand-chose. Mais il avait tort : dire les choses à voix haute ne rendait la noirceur qui habitait en lui que plus réelle.

« Empêche-moi de faire ça, Plagg. Je sais que je le ferai. Je sais que si tu ne m'arrêtes pas, je finirai par le faire si je garde ce Miraculous. Prends-le, Plagg, je t'en supplie, prends-le. »

Adrien lui tendit sa main tremblante. Donner ce Miraculous, se débarrasser de la seule chose qui pouvait ramener sa mère, ce fut une des choses les plus difficiles qu'Adrien n'eût jamais fait. Il pouvait sentir son cœur se déchirer, comme si Émilie et Marinette étaient chacune parties avec un morceau et que Gabriel se disputait les miettes avec Lila, ne lui laissant rien d'autre que le néant dans sa poitrine.

« Adrien... qu'est-ce que tu veux que je fasse ?

— Donne-le à Marinette. J'irai lui donner mon Miraculous après. Quand tu seras avec elle, dis-lui que... dis-lui que t'en savais rien. Dis-lui que je t'ai parlé de rien de tout ça, d'accord ? Tu peux faire ça pour moi, Plagg ?

— Adrien—

— Promets-moi que tu lui diras rien, s'il-te-plaît.

— Je... je te le promets. » Plagg prit le Miraculous et Adrien ne revit plus jamais le bijou. « Qu'est-ce que tu vas dire à Marinette ?

— Que mon père a besoin de moi ici. Que je peux pas venir avec elle à New-York.

— Tu vas... lui mentir ? »

Adrien hocha la tête. « J'ai pas le choix. Je peux pas venir avec elle, je... je veux trouver un autre moyen de ramener maman. Et si je lui disais la vérité, elle resterait avec moi pour m'aider. Je veux qu'elle continue sa vie loin de tout ça, loin de mon père. Loin de moi.

— Elle t'aime, Adrien. Laisse-la rester avec toi si elle le veut. Laisse-lui le choix. »

Peut-être que de choisir pour elle faisait de lui quelqu'un d'horrible. Peut-être que ça faisait le rendait paternaliste, d'être sûr de savoir ce qui était le mieux pour elle. Mais, si être quelqu'un qu'il détestait permettait à Marinette de vivre sa vie, Adrien était prêt à en payer le prix.

« Et je l'aime. Je dois être égoïste à sa place parce qu'elle le sera jamais pour elle-même. Je dois faire ce choix et la laisser avoir un avenir. Elle a tout donné pendant des années, en tant que Ladybug, Gardienne et Marinette. Elle a gardé tout ça pour elle pour m'alléger de tout ça. C'est mon tour, maintenant. »

Il pouvait sentir le regard de Plagg peser sur lui à travers ses paupières closes. Il savait qu'il chercher désespérément un moyen de le convaincre mais il n'y en avait aucun. Et Plagg était en train de s'en rendre compte.

« Plagg, » murmura Adrien en rouvrant les yeux. « Je sais que je t'en demande beaucoup. Mais tu dois aller avec Marinette. Je peux garder aucun Miraculous, c'est trop dangereux. Surtout une fois que mon père saura la vérité.

— Qu'est-ce que tu crois qu'il va faire, Adrien ! Sans Miraculous, il va se défouler sur la dernière personne qu'il lui reste : toi ! »

Adrien ne répondit rien. Il ne lui dit pas qu'au fond de lui, il pensait qu'il le méritait. « Ça ira, » soupira-t-il au bout d'un moment.

« Bien sûr que non ! Tu vas devoir mentir à tout le monde, toi qui détestes ça ! Adrien, tu te rends pas compte de ce que t'es en train de faire. Chasser Marinette de ta vie, me chasser, moi. Et Nino ? Et Chloé ? Et Alya ? Tu vas leur dire quoi, à tous ? »

Encore une fois, Adrien ne prononça pas un mot. Il savait déjà ce qu'il allait faire, et Plagg sembla le deviner dans ses yeux.

« Je peux pas te laisser tout seul. Tu peux pas m'y obliger ! »

Les larmes lui piquèrent à nouveau les yeux quand Adrien posa ses doigts tremblants sur son Miraculous. « Si, Plagg. Si, je peux t'y obliger.

— Non, Adrien. Je t'en supplie, fais pas ça.

— Je suis désolé. Je suis vraiment désolé, Plagg. Je renonce à toi.

Il enleva sa bague. Plagg disparut, le laissant seul. Un avant-goût des prochaines années, supposait-il.

Juillet 2022

Il lui avait tout dit sauf la partie à propos de Lila. C'est ce dont il a le plus honte. Il n'en parle jamais.

« Mon père a beaucoup de gens sous ses ordres. Pour Gabriel et pour... d'autres choses.

— Quelles choses ? »

Adrien se masse les tempes en soupirant. « L'argent. Fraudes fiscales, détournements de fonds, entre autres. C'est un vrai bordel, tout le monde doit de l'argent à tout le monde. Et je me suis laissé entraîner là-dedans, je pensais qu'on allait trouver un moyen de ramener maman, au début. Il m'a montré les dessous de la société, les dettes, les menaces, tout. Mais c'était que le début. Beaucoup de personne ont quelque contre lui et cherchent à le faire tomber. Et il y a des rumeurs, sur Papillon, sur mon père, sur ce qu'il cherche, sur la disparition soudaine de ma mère. Certains le menacent, lui demandent de l'argent en échange de leur silence. »

Il ferme les paupières. « C'est tellement facile de s'enfoncer dans ce genre d'affaire, Plagg. Des tas de gens lui ont fait confiance. Ils pensaient qu'investir dans Gabriel était bon pour leur avenir mais ça les a juste menés à leur perte.

— Dans quel sens ? »

Adrien se redresse en rouvrant les yeux. « J'ai vu des gens mourir. Se faire exécuter sous les ordres de mon père. Des gens qui en savaient trop, sur ses crimes ou sur... sur les recherches qu'il mène toujours pour ramener maman. » Il marque une courte pause, pense à la première personne qu'il a vue mourir. Pense à la première personne qu'il a tuée. Pense à Kiara. À Enzo. Adrien repousse ce souvenir aussi loin qu'il le peut, avec toutes les autres choses qu'il a fait ces dernières années. « J'en pouvais plus. Je voyais bien qu'il courrait droit à sa perte, et... qu'il s'intéressait de trop près à Marinette. On a voyagé, on a essayé de trouver des infos sur les Miraculous, sur une manière de ramener maman, mais... mais tout ce qu'on a trouvé, c'étaient des avertissements. »

Plagg hoche gravement la tête. « Réunir les Miraculous de la Création et de la Destruction serait une catastrophe. Mais, au-delà de ça, Adrien... on ne ramène pas ceux qui sont partis.

— Je sais, Plagg, » soupire-t-il. « Je sais. J'ai fini par le comprendre. Mais mon père, jamais. Il continue de chercher, je crois. Mais... il est loin d'être stupide. J'ai essayé de protéger Marinette pendant toutes ces années et de la maintenir loin de lui, mais... ça suffisait plus, alors... » Adrien déglutit, s'humidifie les lèvres, le regard de Plagg pesant sur lui. « Beaucoup de gens sont avec lui plus par peur que par conviction. Et la peur, ça marche que pendant un temps. Une fois que les gens se sont rendu compte qu'il existait d'autres personnes qui n'avaient pas peur de lui... ils se sont rassemblés. Mon père... il sait pas que c'est moi qui suis derrière tout ça.

— T'es en train de me dire que t'as créé un gang anti-Gabriel Agreste ? »

Un sourire étire les lèvres d'Adrien. Ça lui fait un bien fou. « C'est pas un gang, » murmure-t-il. « Mais, en gros... oui. Je continue de faire croire à mon père, à tout le monde, que je suis de son côté.

— Et... personne n'a jamais rien remarqué ?

— Si, » soupire Adrien. « Si, bien sûr que si. » Un regard suffit à Plagg pour comprendre que ces gens ne constituent plus une menace vivante. Adrien ignore la pétrification dans ses yeux — la déception, aussi. Personne ne pourra être davantage déçu par lui que lui-même, de toute manière. « On leur laisse toujours le choix de nous rejoindre. Beaucoup acceptent.

— Tu viens juste de me dire que la peur n'était pas un moyen de conviction, » remarque Plagg.

« J'ai pas vraiment d'autre choix. Et puis, jusqu'ici, mon plan fonctionne. Mon père est tellement occupé avec ses histoires d'argent et de trahison qu'il ne s'occupe presque plus de ramener maman — et de Marinette. Il continue d'essayer de recueillir des infos sur elle, il sait qu'elle est rentrée à Paris, mais...

— Adrien, » souffle Plagg. « C'est pas un hasard que tu sois son voisin, c'est ça ? »

Adrien remue la tête. « Non. Non, c'est pas un hasard, Plagg. Je savais qu'elle allait rentrer. Je savais qu'elle allait venir s'installer ici. Que c'était qu'une question de temps. Et je me suis dit que mon père irait jamais chercher aussi près de chez moi.

— Tu crois vraiment que tu peux empêcher Gabriel Agreste et je ne sais combien de personnes sous ses ordres de trouver Marinette ? »

Adrien fixe Plagg quelques secondes. « Oui. »

Un silence flotte entre eux pendant quelques secondes, finalement interrompu par le rire de Plagg — un rire dépassé.

« C'est ce que je fais depuis des années.

— Tu peux pas continuer, Adrien. Plus tu la protèges, plus tu te mets en danger. Et si ça vire au drame, ce sera pire. Elle aura aucun moyen de se défendre, elle sera complètement prise par surprise. »

Adrien a du mal à croire que Marinette Dupain-Cheng n'ait aucun moyen de se défendre.

« Tu dois lui en parler, » conclut finalement Plagg. « Tu dois tout dire à Marinette, t'as plus le choix, Adrien.

— Je sais. Mais pas tout de suite.

— Adrien—

— S'il-te-plaît, Plagg. Donne-moi trois mois. Jusqu'à son anniversaire. Si à ce moment-là, les choses sont toujours les mêmes ou pires, je lui dirais. Laisse-moi essayer d'arranger tout ça une dernière fois, d'accord ? »

Il sait qu'il ne peut plus continuer comme ça. Surtout maintenant qu'elle est rentrée. Et s'il la croise dans la rue ? Et si n'importe quelle personne sous ses ordres la croise dans la rue ?

Paris est grand, mais pas si grand.

Plagg soupire en secouant la tête. Il n'y a aucune conviction dans ses yeux et Adrien ne peut pas l'en blâmer. « Trois mois, mais c'est tout, » lui concède-t-il malgré tout.

« Trois mois. »


Les jours passent. Adrien retrouve un semblant de bonheur, si on peut qualifier les quelques moments de sa journée où il ne se sent pas complètement vide comme tel.

C'est Marinette, évidemment. Marinette qui fait tomber une quantité impressionnante de choses dans son appartement et qui insulte la terre entière juste après. Marinette qui rigole au téléphone, Marinette qui parle, parle et parle. Marinette qui écoute de la musique. Marinette qui rentre toujours les mains pleines de quelque chose et qui en lâche toujours une en ouvrant la porte de son appartement.

C'est cette dose de fraîcheur et de maladresse qu'elle apporte qui lui permet de se coucher en voulant vivre la journée qui va suivre. Pour l'entendre rire, l'entendre jurer, l'entendre, tout court.

Même quand c'est pour l'insulter, lui.

« Un petit con paternaliste ou un opportuniste égoïste. Elle y est pas allée de main morte, » s'amuse Plagg en se goinfrant de fromage sur son canapé.

Adrien fait les cent pas dans son appartement. Une brise de nuit d'été se faufile dans son salon, caressant sa peau brûlante d'énervement. « J'y crois pas ! Il l'a vraiment fait ! Il sait qu'elle est rentrée et il l'a prise en stage chez Gabriel ! C'est la merde, Plagg, c'est vraiment la merde !

— Yep.

— Plagg !

— Désolé, mais ce fromage est vraiment trop délichieux. »

Adrien aurait souri s'il n'avait pas cette envie d'enfoncer son poing dans le visage de son père qui lui brûlait les veines. Et jouer ce rôle avec Marinette, ce rôle de celui qui s'en fiche, ce rôle de petit con paternaliste et d'opportuniste égoïste, ça lui donne envie de hurler.

« Écoute, ça va aller. T'as qu'à lui dire, et—

— Je vais pas lui dire.

— T'es vraiment une tête de mule.

— J'ai droit à mes trois mois. Et elle a le droit de commencer sa dernière année d'étude en tant qu'étudiante normale. Elle a aussi le droit à ses trois mois de paix.

— Et toi ? » rétorque Plagg, frustré. « Toi, Adrien, t'as le droit à quoi ?

— Je te l'ai dit. À mes trois mois.

— T'es vraiment inchuportable. Je sais pas comment j'ai fait pour te supporter pendant quatre ans.

— Et je sais pas comment j'ai fait pour te supporter pendant quatre ans ! Regarde, t'en mets partout ! » s'énerve Adrien en désignant les morceaux de fromage sur le canapé.

« On dirait Marinette, » soupire Plagg.

Cette remarque aurait dû le faire sourire mais elle lui rappelle juste davantage à quel point il ignore la personne qu'elle est devenue. Ce n'est pas en la maintenant à l'écart de son père pendant quatre ans et en l'entendant à travers un mur aujourd'hui qu'il sait qui elle est réellement. Il ne sait pas grand-chose, finalement.

Il ne connaît plus ses amis. Il ne sait pas quel parfum elle utilise. Il ne sait pas si elle a son permis. Il ne sait pas si elle est plutôt du genre fêtarde ou du genre à rester chez elle un samedi soir. Il sait qu'elle n'a pas de petit-ami mais ne sait pas ce qui s'est passé de ce côté-là pour elle pendant quatre ans. Il ne sait plus ce qu'elle aime. Il ne sait plus qui elle aime.

Il sait qu'il l'aime. Il l'aime tellement que ça lui brise le cœur de la savoir si proche mais si loin.

« Je sais ce que je vais faire, » annonce Adrien. « Quand Marinette arrivera, elle devra signer son contrat de stage et donner toutes ses informations — y compris son adresse.

— Son adresse est pas déjà sur son CV, de toute fa—

— Non, » le coupe Adrien. « C'est celle de ses parents.

— Bien sûr que t'as déjà vérifié, » marmonne Plagg.

« Il faudra juste que je change son adresse.

— C'est tout ?

— J'irai vérifier son dossier. Pour voir si son adresse est écrite quelque part.

— Et si ton père a déjà réussi à l'avoir, d'une manière ou d'une autre ? »

Adrien tourne son regard vers Plagg. « À ton avis, pourquoi je dors pas la nuit quand elle dort chez elle ?

— Mon Dieu, Adrien—

— Je sais, c'est flippant.

— C'est même plus flippant, à ce stade ! »

Il hausse les épaules. « J'arrive pas à dormir, de toute façon. »

Plagg grommelle quelque chose d'incompréhensible en avalant une nouvelle bouchée de fromage. Un hoquet d'horreur s'échappe soudainement de sa bouche. « Couché ! Pas touche à mon fromage ! »

Adrien esquisse presque un sourire. Son chat — un petit chat blanc répondant au nom de Lady — se fraye un chemin jusqu'à Plagg, levant sa truffe rose pour espérer atteindre le morceau de fromage. Plagg a un avantage que les vrais chats n'ont pas : il peut voler.

« Quelle piètre réplique, » marmonne-t-il en s'élevant dans les airs.

Adrien hausse les sourcils. « Tu crois qu'elle est là pour te remplacer ?

— Elle peut toujours essayer.

— Elle est bien plus facile à vivre que toi, » assure-t-il en prenant Lady dans ses bras. « Plus docile, plus compréhensive et plus silencieuse. »

Plagg renifle avec mépris. « Moins héroïque. »


Adrien sursaute en entendant quelqu'un toquer à sa porte. Il est confus, au début : qui pourrait bien lui rendre visite à trois heures du matin ? La confusion se change rapidement en méfiance. Avec les relations qu'il entretient et l'illégalité dans laquelle il est constamment baigné, ce ne serait finalement pas très étonnant que quelqu'un de mal intentionné vienne lui demander des comptes. Cependant, il a toujours veillé à garder son adresse secrète, pour cette exacte raison — et parce qu'il savait que ce n'était qu'une question de temps avant que Marinette n'habite sur le même palier.

Adrien se dépêche d'aller chercher son pistolet, le glisse dans la poche arrière de son jean et attrape le premier tee-shirt qu'il croise. Il compte pose sa main sur la poignée de porte, compte jusqu'à trois et finit par ouvrir.

Ce n'est pas quelqu'un de mal intentionné qui se tient à présent devant lui. C'est Marinette.

« M—Mari ? » balbutie-t-il, complètement pris de court.

Elle semble paniquée. Très loin de la jeune femme qui l'a insulté la semaine passée. Très loin de celle qu'il a croisé dans le couloir, les joues adorablement rouges, qui lui disait qu'elle le croyait et que ce n'était pas grave et qu'elle allait bien — bien qu'il soupçonne qu'une de ces trois affirmations soit un mensonge.

« J'ai un truc à te demander. Un truc qui me regarde pas. Mais ça me... ça me prend la tête, j'arrive pas à dormir, et— Je peux te demander ce truc ? »

Adrien déglutit, sent des gouttes de sueur couler le long de sa nuque. Il n'aime pas le fait qu'un pistolet se trouve dans sa poche droite et que Marinette se tienne devant lui au même moment. « Oui, » souffle-t-il, ses yeux absorbés par la silhouette devant lui. La moitié de ses cheveux est attachée au sommet de sa tête, le reste cascade jusqu'à ses épaules et devant son front. Cette coupe lui va terriblement bien. Trop bien.

« D'accord. Alors, je vais te demander, du coup. »

Il aurait pu sourire. Il aurait pu trouver ça adorable, la manière dont elle aurait toujours quatorze ans, avec lui. Mais il ne pense qu'au danger qui la guette, ne pense qu'à toutes les menaces qui pèsent sur elle sans même qu'elle ne le sache. Il y pense tellement qu'il ne pense même pas à cette chose qu'elle est sur le point de lui demander.

« Est-ce que tu sors avec Lila ? Non, non, attends. Est-ce que tu couches avec Lila ? Est-ce que tu vois Lila ? »

Le cerveau d'Adrien se fige. Elle ne peut pas être au courant de ça. Pas elle. « Mari, » lâche-t-il du bout des lèvres. « C'est pas— »

Elle se met à rire. Un rire nerveux, un rire qu'il reconnaît. Un rire de douleur. « J'y crois pas. »

Elle doit lever les yeux pour le regarder mais Adrien se sent minuscule. Il se sent stupide. Sale, il se sent toujours sale. « Tu peux te taper tout Paris. Tu pourrais te taper le monde entier, si tu voulais. Mais non, il faut que tu fasses ça avec elle ! »

La voix de Marinette se brise et Adrien sent le reste de l'organe vital dans sa cage thoracique se briser aussi. « Je te promets que c'est pas ce que tu crois, » dit-il en s'avançant vers elle.

Mais Marinette recule, ses yeux injectés de haine. Il préfère la haine, la préfère au dégoût. C'est exactement pour ça qu'il ne peut pas lui dire la vérité à propos de Lila. Elle ne le regarderait plus avec colère mais avec dégoût. Et il ne veut — ne peut — pas voir cette émotion dans ses yeux.

« Et qu'est-ce que je crois, Adrien ? Que tu te tapes celle qui m'a pourrie la vie pendant des mois ? Celle à cause de qui j'ai failli me faire— »

La haine se change un instant en déception et Adrien sait exactement quel mot elle n'arrive pas à prononcer : celle à cause de qui j'ai failli me faire violer. Il n'imagine même pas la trahison qu'elle doit ressentir à cet instant.

Marinette secoue la tête et se retourne un instant. Adrien laisse ses yeux glisser le long de son corps, le long de l'unique tee-shirt qu'elle porte. Elle a maigri, beaucoup.

« Écoute, fais ce que tu veux, t'as aucun compte à me rendre. Si tu veux baiser avec tout Paris, y compris Lila, fais-le. Juste, Adrien, » déclare-t-elle en se retournant, « m'adresse plus jamais la parole, d'accord ? »

Il fait trop sombre dans le couloir pour qu'il puisse clairement voir des larmes dans ses yeux, alors il préfère se dire qu'il n'y en a aucune. « D'accord, » murmure-t-il, sans savoir quoi dire d'autre.

Elle hoche la tête, le regarde un instant et disparaît dans son appartement, laissant derrière elle une odeur de vanille, un cœur brisé et un cerveau torturé par le passé.

Juin 2018

Adrien fixa la porte un long moment. C'était la bonne adresse, il le savait, celle que Lila lui avait envoyé par message plus tôt dans la soirée. Mais les minutes s'écoulaient et Adrien n'arrivait pas à toquer. Il se concentra sur sa respiration, sur le nœud dans sa gorge depuis des semaines, sur son cœur qui semblait si lourd depuis que Marinette était partie. Ça faisait une semaine pile, maintenant. Il l'imaginait à New-York, en train de faire ses marques, de découvrir son campus, d'emménager, de s'habituer au décalage horaire et au mode de vie. Il l'imaginait avec un sourire, les joues roses de vitalité et l'esprit plein de rêves et de projets.

Tout le contraire de ce à quoi il ressemblait actuellement. Il n'avait pas fermé l'œil plus de trois heures d'affilées depuis des jours. Ses yeux étaient gonflés, ses muscles disparaissaient à vue d'œil, remplacés par une maigreur qui devenait inquiétante. Ses mains tremblaient constamment et l'anxiété lui nouait sans arrêt les tripes, comme si quelque chose de terrible était sur le point d'arriver.

Ce quelque chose de terrible allait arriver maintenant, dès qu'il aurait toqué à la porte. Adrien savait exactement ce qui l'attendait dans cet appartement — savait exactement qui l'attendait. Lila lui avait envoyé un message le soir même où il avait appris que son père était Papillon. Le soir où il avait mis son plan à exécution. Il se souvenait encore de la sensation qui l'avait emparé alors, comme si Lila avait été juste derrière lui, à lui murmurer ses menaces dans le creux de l'oreille, comme si elle avait versé un sceau d'eau glacé le long de son échine.

Elle savait tout. Elle savait qu'il était Chat Noir. Savait que Marinette était Ladybug. Savait que son père était Papillon. Savait qu'il était amoureux de Marinette. Il ignorait comment elle avait appris tout ça et, honnêtement, il n'en avait plus grand-chose à faire. Le résultat était le même : Lila l'avait au creux de sa main. Elle pouvait faire ce qu'elle voulait de lui, et elle le savait bien. Elle avait bien compris qu'il était capable de vendre son âme au diable si ça voulait dire que Marinette était en sécurité.

Ici, le diable, c'était elle. Et ce qu'il vendait, ce n'était pas son âme mais son corps. Adrien n'était pas dupe. Il connaissait Lila depuis suffisamment longtemps pour savoir exactement ce qu'elle attendait de lui.

Il finit par toquer. Peut-être par envie d'en finir ou peut-être par envie de commencer pour être sûr que Lila ne dirait rien. Elle se retrouva en face de lui, tout sourire, ses longs cheveux acajou tombant jusqu'en bas de son ventre. Elle était belle, bien sûr qu'elle l'était. Mais, à cet instant, sa beauté lui donna la nausée.

« Adrien, » l'accueilli-t-elle. « Entre. »

Il obéit — que pouvait-il faire d'autre ? L'appartement n'était pas très grand, pas très décoré, pas très chaleureux. Tout était blanc, gris ou noir. Du sol au plafond, du canapé au frigo, tout semblait tout droit sorti d'un catalogue Ikea. Il avait l'impression d'être en plein cauchemar, de flotter dans une dimension parallèle.

« Je viens d'emménager, » expliqua-t-elle.

Elle se mit à lui raconter sa vie, lui parler de ses projets d'études, de ses parents. Adrien fixait un point fixe du mur immaculé. Les mots et les rires se mélangeaient à ses oreilles, ne s'apparentant finalement qu'à un sifflement inaudible qui lui faisait mal au crâne.

« Écoute, Lila, » l'interrompit-il d'une voix qui ne lui semblait pas être la sienne. « Est-ce qu'on pourrait... pas tourner autour du pot ? »

Lorsqu'il rencontra à nouveau son regard, un sourire en coin lui redressait les lèvres. Elle portait une robe noire qui la moulait tellement qu'il pouvait voir la couleur de ses sous-vêtements. Rouges. Adrien sentit son estomac se contracter et dût se concentrer de toutes ses forces pour réfréner sa nausée.

« Si tu veux tout de suite passer aux choses sérieuses, je—

— Non. Je veux parler.

— Parler de quoi ?

— Lila, fais pas ça. »

Elle se mordit l'intérieur de la lèvre inférieure et s'approcha de lui jusqu'à poser ses mains sur ses biceps. « Quoi ? » murmura-t-elle.

Adrien recula, échappant à son toucher. « Fais pas comme si c'était normal ! Comme si tout ça, c'était pas une putain de menace !

— Adrien, je t'ai jamais menacé, toi. »

Il secoua la tête, s'humidifia les lèvres avec angoisse. « Tu menaces de dire à mon père que Marinette est Ladybug. Tu sais qu'il est Papillon. Tu sais qu'il veut son Miraculous. Donc tu sais à quel point il est dangereux pour elle.

— Hmmm. C'est bien ce que je dis, c'est pas toi que je menace. »

La colère fit battre son cœur plus fort. « Si tu menaces Marinette, tu me menaces, moi. C'est ma...

— Ta, quoi, Adrien ? Parce qu'aux dernières nouvelles, elle est à l'autre bout de la planète. Alors que moi, je suis juste devant toi. »

Elle s'approcha à nouveau d'elle d'une démarche presque prédatrice. Adrien se sentit piégé, oppressé, emprisonné dans cet appartement. « Je sais que tu l'aimes, » lui murmura-t-elle dans l'oreille. « Que tu veux la protéger. Alors... protège-la, Adrien. »

Elle se recula suffisamment pour le regarder dans les yeux. Adrien se perdit dans les nuances de vert de ses iris, observa la finesse de son nez, de ses lèvres, de son cou. Peut-être était-ce le manque de sommeil ou le désespoir qui faisait battre son cœur, mais ses yeux devinrent bleus comme un ciel d'été, son nez s'épaissit et se recourba légèrement, ses lèvres devinrent plus pulpeuses, son cou se recouvrit de taches de rousseur.

« Je te veux juste toi, Adrien. Tu feras ce que tu veux de moi. Je garderai tes secrets, je te le promets. Personne ne saura qu'elle est Ladybug, » chuchota-t-elle. « Tu la protègeras, » répéta-t-elle.

C'était comme être ensorcelé. Comme si le fait de protéger Marinette était une formule magique pour lui faire faire tout et n'importe quoi. Ça ne lui fit pas peur, sur le coup, cette capacité à donner son corps en échange de la sécurité de la femme qu'il aimait. Cette capacité à donner sa vie.

Quand Lila se dressa sur la pointe de ses pieds et frôla ses lèvres des siennes, Adrien ne recula pas. Quand elle posa sa bouche sur la sienne, il ne recula toujours pas. Et quand elle l'embrassa, il lui rendit son baiser.

C'était étrange, d'être touché de cette manière par quelqu'un d'autre que Marinette. De toucher de cette manière quelqu'un d'autre que Marinette. De découvrir un nouveau corps, une nouvelle intimité.

Chaque fois que la nausée lui revint et que l'angoisse lui bloqua à nouveau la gorge, Adrien ferma les yeux et imagina Marinette. Il transforma le corps en-dessous de lui. Des seins plus petits, des abdominaux plus marqués, des cuisses plus fortes, des mains plus fines, une peau plus blanche, des cheveux plus noirs.

« Tout va bien, » lui chuchota-t-elle dans l'oreille quand ses mains recommencèrent à trembler. « Tout va bien, Adrien. »

Il avait toujours associé le sexe avec Ladybug, avec Marinette. Ce n'était pas elle qu'il associait au sexe, c'était réellement le sexe qu'il associait à elle, comme si elle était la seule personne qui puisse partager ce genre d'intimité avec lui. Comme si elle était la seule personne à qui il pouvait dédier de tels désirs.

Alors, quand il sentit malgré tout l'excitation le gagner, Adrien se demanda si c'était parce qu'il imaginait que c'était Marinette nue contre lui ou si c'était parce que le sexe n'allait finalement pas plus loin qu'un besoin primaire. Peut-être avait-il sacralisé la chose. Peut-être avait-il sacralisé Marinette.

Ou peut-être qu'il voulait tellement protéger Marinette qu'il se convainquait qu'il éprouvait un réel désir pour Lila. Peut-être était-ce de l'autoprotection de son esprit sur son corps, de son corps sur son esprit.

Adrien ne l'avait jamais su. N'avait jamais su comment il avait pu avoir une érection et comment il avait pu se retrouver à l'intérieur de Lila. C'était tellement similaire mais tellement différent de tout ce qu'il avait expérimenté. C'était comme se retrouver dans la même maison mais avec tout de différent à l'intérieur.

Il n'eût pas d'orgasme ce soir-là et n'avait jamais compris comment il avait pu procurer du plaisir à Lila. Encore aujourd'hui, Adrien continuait de se demander si c'était réellement ce qui s'était passé ou si son esprit avait effacé certaines choses, pour le protéger de la vérité, comme lui avait protégé Marinette.


Juillet 2022

Adrien n'a aucune envie de sortir. Il n'a aucune envie de rien, en fait. Mis à part d'une machine à remonter le temps, peut-être. Il se pose sans arrêt la question d'à quelle période choisirait-il de revenir, exactement ?

Parfois, dans ses moments de faiblesse, dans les moments où Marinette lui manque tellement que chaque parcelle de sa peau semble l'appeler, où il a l'impression que son cœur veut sortir de sa poitrine pour aller rejoindre le sien, Adrien se dit qu'il reviendrait quatre ans auparavant. Il dirait tout à Marinette, ne lui cacherait rien. Elle serait restée avec lui, l'aurait aidé, raisonné, soutenu. Son père serait peut-être derrière les barreaux mais lui, lui serait libre.

Il ne serait pas emprisonné dans ses mensonges comme il l'est aujourd'hui. C'est tellement facile de s'y enfoncer, tellement facile de mentir une première fois. Mais il faut mentir une deuxième fois pour couvrir le premier mensonge. Et le voilà aujourd'hui, paralysé par son mensonge originel dans une vie qui ne lui semble même plus être la sienne.

Peut-être que Lila et lui ne sont-ils pas si différents l'un de l'autre, finalement.

« Tu vas venir, mon pote, je te le dis, » lui assure Enzo, avachi sur son canapé, Lady recroquevillée sur son ventre. « T'es vraiment trop mignonne, » murmure-t-il en la caressant derrière les oreilles.

Adrien soupire en s'asseyant sur le fauteuil en face du canapé. « Pourquoi tu veux absolument sortir ce soir ?

— J'ai repéré ce gars l'autre jour, et—

— J'en étais sûr.

— Ben, quoi ? C'est pas toi qui va me faire la morale sur ça, mec. »

Adrien ne répond rien. Enzo a raison. Chaque fois qu'ils sortent, qu'ils aillent dans un bar ou dans une boîte de nuit, Adrien ne finit jamais la soirée seul. « Pas ce soir, » grommelle Adrien en posant ses coudes sur ses genoux et en pressant ses paumes contre ses tempes.

Au moment où Enzo commence à lui dresser une liste non exhaustive des raisons pour lesquelles il doit absolument venir avec lui ce soir, Adrien sent son téléphone vibrer dans sa poche arrière. Il l'attrape d'une main traînante, écoutant son ami d'une oreille.

Lila : « On se voit ce soir ? »

Il observe le message sur l'écran de son téléphone quelques secondes. Ça lui est déjà arrivé d'avoir envie de voir Lila. C'était peut-être par besoin de s'évader de tous ces mensonges — ironiquement, Lila est une des seules personnes à connaître l'entière vérité, ou ce qui s'en approchait le plus. Mais ce n'est plus le cas, désormais. Et il n'a pas envie de la regarder droit dans les yeux et de continuer à faire comme si Marinette n'était pas sa voisine, comme si elle n'était pas rentrée à Paris, comme si elle n'était pas revenue dans sa vie, comme si elle l'avait un jour quittée, en premier lieu.

« D'accord, je viens. »

Le petit cri de joie d'Enzo le fait presque sourire.

Lorsqu'ils entrent dans le bar, il est déjà vingt-trois heures passées et ils sont déjà légèrement éméchés de l'alcool qu'ils ont bu chez Adrien avant de partir. L'alcool fait suffisamment effet pour qu'Adrien sente une euphorie nocturne l'envahir, pour qu'il se laisse entraîner par la musique, les rires et l'ambiance générale.

« Oublie le mec dont je t'ai parlé, j'en ai trouvé un autre, » lui dit Enzo en se rapprochant de son oreille pour qu'il puisse entendre.

Adrien pouffe de rire en secouant la tête, ses yeux suivant la direction qu'Enzo lui indique du regard. Effectivement, l'homme auquel il fait référence est particulièrement beau, il doit le remarquer. Il est tellement grand qu'il dépasse la plupart des gens d'une tête et dégage une confiance en lui qui le fait rayonner. « Il me dit quelque chose... » murmure Adrien en fronçant les sourcils.

« Quoi ? » rétorque Enzo.

Il continue de fixer l'inconnu. Ces épaules carrées, ces cheveux noisette, ces yeux en amande et ce sourire pas très malin — oui, tout ça évoque définitivement quelqu'un à Adrien. Mais ce n'est que lorsqu'il sent un regard peser sur lui qu'il réussit à connecter ses neurones et ses souvenirs.

Cet homme, c'est Kim. Et ce regard qui le transperce de l'autre bout du bar, c'est... Marinette, oui.

« Merde, » lâche Adrien. « Enzo, c'est—

— Wow, pourquoi le mec canon nous fixe, Adrien ? Pourquoi le mec canon et ses potes nous fixent, Adrien ? »

Il répond en grommelant de frustration. Ce n'est définitivement pas le moment pour une soirée retrouvailles, et ce pour trois raisons principales. Petit un, il n'a pas les idées claires et ne peut pas se permettre de ne pas avoir les idées claires avec Marinette dans la même pièce que lui. Petit un, il y a Enzo avec lui qui n'a pas les idées claires du tout et qui pourrait laisser échapper beaucoup de choses. Petit trois, ce ne sera probablement jamais le moment pour une soirée retrouvailles parce que, s'il se fie aux regards qu'Alya et Nino lui lancent, ils ne semblent pas enclins à faire la fête avec lui.

Adrien essaie d'ignorer son cœur qui se serre en voyant ceux qui avaient été ses meilleurs amis le regarder ainsi. Il essaie d'ignorer la frustration qui le gagne et l'envie de tout leur expliquer qui se faufile en lui. C'est exactement pour ça qu'il ne boit jamais.

« Je crois qu'on était au lycée ensemble, » dit-il à Enzo. Ce n'est pas un mensonge, juste une omission. À ce stade, c'est la plus sincère des paroles qu'il puisse lui donner.

« Ils ont pas l'air de beaucoup t'aimer.

— N'importe quoi.

— Ils te regardent comme si t'avais tué leur chat. Surtout celle avec la robe noire — ouah, elle est vachement belle, elle a des yeux incroyab—

— Argh, je sais, je sais, je sais !

— Oups, point sensible. Elle t'a mis un vent ? »

Adrien jette un regard noir à Enzo qui hausse les sourcils. « Ça doit vouloir dire oui. Elle est trop belle pour toi, de toute façon.

— Merci, mec. »

Enzo se met à rire et lui donne un coup de coude affectif mais Adrien n'est pas d'humeur taquine. « Oh, allez, on va commander un verre, pour ton petit cœur brisé.

— Arrête avec ça ! Elle m'a jamais mis de vent parce que je lui ai jamais rien demandé ! On était justes amis !

— Adrien. Je te connais, je connais ton type de fille et cette fille, là-bas, c'est genre... ton idéal féminin ou une connerie dans le genre. C'est comme si c'était parti d'elle. »

Adrien ouvre la bouche pour répondre mais, pour une fois, ne trouve rien à rétorquer. Alors, il se tait, écoute le rire d'Enzo et laisse l'alcool faire son travail.

Deux heures plus tard et Adrien est presque détendu. Assis au bar, il remue sa paille dans son verre, observant le liquide ambré onduler à la surface. Enzo est parti danser avec un dénommé Maxime. Ou Maxence. Ou Maximilien.

Il ne réussit évidemment pas à faire abstraction du fait que Marinette est en train de danser à une dizaine de mètres de lui. Ni de la robe noire à dos-nu qu'elle porte. Ni du tatouage sur sa clavicule. Ni de tous les autres sur ses bras et dans son dos. Il repense à la semaine passée, à la fin d'après-midi où il avait croisé Marinette dans le couloir. Il repense à son short et à son minuscule débardeur, à toute la peau qu'il a vue. Il a compté onze tatouages. Quatre sur son bras gauche, cinq sur son bras droit, un en haut de son ventre et celui sur sa clavicule. Avec les deux qu'il aperçoit dans son dos aujourd'hui, ça lui en fait treize. La coccinelle qui repose sur une branche le long de son épaule lui attire particulièrement l'œil. Très réaliste, très fin, très Marinette. Très Ladybug. Ça lui donne envie de hurler.

Alors, il prend une gorgée et dérive son regard en pensant à tous les autres tatouages qui pourraient être cachés sous sa robe.

« Jolie chemise. »

Adrien regarde par-dessus son épaule. Une jeune femme d'une vingtaine d'année lui sourit. Ses cheveux noirs sont rassemblés en une queue de cheval au sommet de sa tête et ses yeux de la même couleur sont mis en valeur par son maquillage. Une aura impressionnante dégage d'elle. Quelque chose de presque dangereux qui la rend particulièrement séduisante.

Adrien lui sourit. Il porte une chemise bleu clair à paillettes. Son père la déteste. Il l'adore. « Jolie robe, » répond-il.

L'inconnue lui sourit en retour. « Je peux m'asseoir ? »

Il s'imagine dire oui. S'imagine discuter avec elle, probablement l'apprécier. La faire rire, l'embrasser. Lui proposer de venir chez lui. Coucher avec elle, si elle accepte. Dans d'autres circonstances, s'il n'était pas assailli de souvenirs amers depuis des jours et que Marinette n'était pas à quelques mètres, il aurait dit oui. Mais il pense à Marinette, pense au mal qu'il lui a déjà infligé. Peut-être qu'elle n'en aurait rien à faire de le voir avec une autre fille. Peut-être qu'elle était énervée l'autre soir seulement parce qu'il s'agissait de Lila. Probablement, même.

Mais il ne veut pas prendre le risque. C'est déjà assez de la voir le regarder avec un tel mépris, elle ne veut pas qu'elle le prenne pour un animal en plus du reste.

« Non, désolé, » répond-il, suffisamment fort pour couvrir le bruit de la musique.

La jeune femme hoche la tête, compréhensive, et tourne les talons. Adrien l'observe partir et se demande la dernière fois qu'il a fait quelque chose sans penser à Marinette. Il fouille dans ses souvenirs, retourne ses pensées, réfléchit jusqu'à s'en faire mal au crâne, sans succès. Ça lui fait peur, cette réalisation.

Et si le fait de la protéger n'était qu'un prétexte pour qu'elle reste dans sa vie, malgré tout, même indirectement ? Et si, celui qu'il protégeait, c'était lui-même ?

Il laisse tomber son front contre le bar dans un bruit sourd.

« Un Sex On The Beach, s'il-vous-plaît."

Ses yeux s'écarquillent et sa colonne vertébrale se redresse tellement vite qu'il en sentirait presque son dos craquer. Marinette est à sa gauche. Elle et son profil parfait, son nez joliment recourbé, ses immenses cils, sa lèvre supérieure un poil plus charnue que sa lèvre inférieure, sa mâchoire finement dessinée, ses cheveux aussi noirs que sa robe.

Son cœur sursaute plus qu'il ne bat et son estomac fait cette drôle de chose au creux de son ventre. Il a l'impression d'avoir à nouveau seize ans. Ce serait rafraîchissant si elle n'avait pas envie de lui enfoncer son poing dans la figure. Il peut sentir la colère émaner d'elle.

« Merci, » répond-elle en attrapant son verre.

Ses ongles sont recouverts d'un vernis rose translucide, ses doigts ornés de bagues. Son annulaire droit entouré par la bague de sa mère. Il s'est rendu compte qu'elle la portait toujours le même après-midi où il a vu ses tatouages.

Elle emprisonne la paille entre ses lèvres et il observe le liquide descendre dans sa gorge jusqu'à poser ses yeux sur son tatouage. C'est définitivement une coccinelle. La branche s'étend du milieu de sa clavicule jusqu'à la base de son épaule, se divisant en ramures tellement fines qu'elles finissent par disparaître.

Il se demande pourquoi elle l'a fait à cet endroit. Se demande si c'est pour la raison qu'il imagine.

Adrien ne se rend pas compte de l'intensité avec laquelle il scrute Marinette jusqu'à ce qu'elle pose son verre, suffisamment fermement pour le faire lever les yeux.

« Arrête.

— Désolé, » bredouille-t-il en sentant ses joues rougir.

« Tu continues, en plus !

— Je peux même plus te regarder, maintenant ?

— Non, tu peux plus me regarder. T'as qu'à regarder Lila.

— Mari—

— Essaie même pas de trouver une excuse, Adrien. T'en as aucune. »

Il referme la bouche. Il est presque sûr qu'il a une excuse mais lui dire la vérité serait bien pire que de la voir le détester.

Au moment où elle s'apprête à dire quelque chose, Adrien sent un bras se poser sur ses épaules. « Mec, faut que j'y aille, je crois que je vais me taper le mec le plus— Oh, je crois pas qu'on ait été présentés ? »

Adrien laisse à nouveau son front tomber contre le bar. « Enzo, s'il-te-plaît—

— Je m'appelle Enzo. Je suis un très bon ami d'Adrien, » dit-il en lui tapant le dos avec enthousiasme.

« Hmmm, » répond Marinette. « T'as du courage.

— À qui le dis-tu. Il est tellement secret, il m'a jamais parlé de toute cette bande d'amis du lycée. »

Marinette se met à rire avec ironie. « Un vrai petit cachottier.

— Adrien, pourquoi tu m'avais jamais parlé d'elle ? Elle a l'air vraiment sympa. T'as l'air vraiment sympa.

— Oui, Adrien, pourquoi tu lui as jamais parlé de moi, tiens ? »

Il veut disparaître. Fusionner avec le bar et disparaître. Peut-être que s'il ne répond pas, ils oublieront qu'il est là.

« C'est quoi, ton nom ?

— Marinette. »

Enzo recrache tout l'alcool qu'il était en train de boire — la moitié par le nez. Il s'étouffe et éclate de rire en même temps et Adrien a envie de pleurer et de hurler et de sourire, parce que voir Enzo expulser toute cette quantité d'alcool par son nez, c'est quand même amusant.

« Quel cachottier ! » s'écrie Enzo en lui ébouriffant les cheveux. « Sacré Adrien.

— Sacré Adrien, » répète Marinette. « Bon, si vous voulez bien m'excuser, » dit-elle en se redressant, « je vais vous laisser. Bon courage, Enzo. »

Adrien se redresse en même temps qu'elle. La tête lui tourne un peu et ses yeux se posent sur le liquide rouge-orangé qui remplit le verre de Marinette. Tout se passe très vite. La main au-dessus du verre, soudainement. Le comprimé qui tombe dedans. La main de Marinette qui attrape le récipient.

Son instinct répond avant son cerveau. Il se lève, renverse son verre qui se brise sur le sol, répandant de l'alcool sur la robe de Marinette au passage.

« Putain, Adrien, c'est quoi ton— »

Les mots meurent sur ses lèvres quand Adrien attrape la main qui a mis le comprimé dans son verre. « C'est quoi ton putain de problème ? » s'écrie-t-il. « Tu crois que je t'ai pas vu ? »

Il est déjà en colère. Il est déjà près à enfoncer son poing dans la figure de cet homme. Mais quand l'inconnu se retourne, Adrien se rend compte que ce n'est pas du tout un inconnu. Et il a envie de le tuer.

Un rire nerveux résonne à ses oreilles et il met un moment à se rendre compte que c'est son propre rire. Il sent la présence d'Enzo à ses côtés, entend la voix de Marinette derrière lui, réalise peu à peu que les regards se tournent vers eux et que les discussions s'arrêtent autour d'eux.

« On va aller faire un tour dehors, » décrète Adrien en passant un bras faussement amical autour des épaules de cet homme qu'il connaît très bien.

« Adrien, pourquoi tu—

— Ryle, écoute-le. Ça vaut mieux, » l'interrompt Enzo.

Il ignore l'incompréhension dans le regard de Ryle en voyant Enzo. Ignore les problèmes dans lesquels il est sur le point de s'enfoncer. Ignore tout sauf cette colère monstrueuse qui lui brûle les nerfs.

« Adrien, » l'appelle Marinette en les suivant dehors. « Adrien, qu'est-ce que— Adrien ! » hurle-t-elle quand il décoche le plus puissant des coups de poings qu'il ait en réserve dans la figure de Ryle.

« C'est quoi ton problème ? » aboie Ryle en crachant un filet de sang. « Pourquoi tu t'en prends à moi ? »

Adrien ne répond pas. Il tend à nouveau son poing qui vient s'enfoncer en plein dans sa mâchoire, cette fois-ci. Ça lui fait un bien fou. Cette douleur qui court de ses phalanges jusqu'à son poignet, l'adrénaline qui coule dans ses veines, la colère à qui il donne finalement le droit de s'exprimer.

« Adrien ! » hurle Marinette. « Mais toi, fais quelque chose !

— Quoi ?

— J'en sais rien, l'arrêter, par exemple !

— Pourquoi ? »

Marinette rugit de frustration et Adrien se serait bien arrêté pour sourire mais la satisfaction que lui procure chaque coup de poing retient toute son attention.

Ryle travaille pour son père depuis des années. Il est un de ses hommes de mains préférés. Un des plus cruels, un des plus discrets. Celui qu'Adrien déteste le plus.

« Pourquoi t'as mis ça dans son verre ? » hurle-t-il en remuant sa main.

Ryle renifle bruyamment, essuie le sang de son nez du revers de sa main. Mais ne répond pas.

« Il te l'a demandé ? » — aucune réponse. « Très bien, » souffle Adrien.

Il prend une grande inspiration et finit par se tourner vers Marinette. Ses yeux sont grand ouverts, sa poitrine se soulève au rythme effréné de sa respiration et ses mains tremblent. Un mélange de colère, de peur et d'incompréhension brûle dans son regard. « Mari, » murmure-t-il en lui attrapant doucement l'avant-bras. « Rentre à l'intérieur.

— Quoi ? Non. Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Rentre, s'il-te-plaît. »

Elle se dresse sur la pointe des pieds, suffisamment pour rapprocher son visage du sien. « Non, » répète-t-elle.

Il avait oublié à quel point elle pouvait se montrer bornée. Il avait toujours trouvé ça irrésistiblement agaçant. « Marinette— »

— Qu'est-ce que tu vas faire ? Me traîner à l'intérieur ? »

Il hausse un sourcil. « Oui. »

Marinette se pince les lèvres, jette un coup d'œil derrière Adrien, hoche la tête. « Va te faire foutre, Agreste. Je bougerai pas d'ici. »

Enzo essaie de cacher son éclat de rire, sans grand succès. « Elle t'a dit d'aller te faire foutre, » explique-t-il quand Adrien lui lance un regard noir.

« Tu rentres, » ordonne-t-il en plantant ses yeux dans ceux de Marinette. Elle hausse un sourcil, un air de défi sur son visage. Quatre ans en arrière, elle aurait pu lui mettre une raclée et il n'aurait pas eu grand-chose à lui ordonner.

Mais tout est différent, aujourd'hui. Elle est si mince, si minuscule devant lui. Son regard change et elle sait exactement ce qu'il s'apprête à faire. « Adrien— »

Il passe un bras autour de sa taille et la jette sur son épaule avec une aisance presque effrayante. Elle se débat, l'assène de coups inefficaces et indolores et lui hurle tout un tas d'insultes. « Adrien, si tu me lâches pas dans la seconde— »

Il la laisse tomber sur le sol, ses mains agrippées à ses épaules. Au même moment, Alya et Nino débarquent en courant. La musique est si forte à l'intérieur du bar qu'il n'entend rien de ce qu'ils disent — ce qui est sûrement préférable.

Il lui lance un dernier regard et tourne les talons, sortant à nouveau dans la ruelle derrière le bar. Ryle est toujours au sol, Enzo accroupi en face de lui.

« T'es qu'un enfoiré de lâche, Agreste. J'espère que tu le sais. »

— Parle pas de lâcheté avec moi. C'est pas toi qui étais sur le point de la droguer ? »

Le sourire sanguinaire de Ryle lui fait froid dans le dos, même s'il ne l'admettra jamais. « Hmmm, j'allais pas seulement la droguer. Tu veux savoir tout ce que j'allais faire ? Tout ce qu'on allait faire, parce que j'étais pas seul sur le coup, » explique-t-il, une lueur perverse dans les yeux. « Tout ce que tu rêves de faire depuis quatre ans— »

Adrien propulse son genou dans son ventre, le faisant à nouveau cracher un filet de sang. Mais Ryle éclate de rire. « Je sais toute l'histoire, Agreste. Et maintenant je comprends. T'as menti à tout le monde, en fait.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre ?

— Plus grand-chose. Y a juste un truc qui me fait chier, » dit-il en souriant. « C'est de pas avoir pu goûter à son petit cul— »

Adrien entend leurs os craquer simultanément quand il lui assène un redoutable coup de poing en plein sur le nez. Il connaît le passé de Ryle. Connaît son goût pour les drogues de ce genre. Il sait qu'il serait allé au bout. Il le sait, et il n'arrive pas à s'arrêter de le frapper.

Il frappe, frappe, frappe tellement fort que la seule chose qui le fait arrêter, c'est la douleur qui devient tellement insupportable qu'il sent sa tête commencer à tourner.

« Je vais le tuer, » dit-il à Enzo. « Je vais vraiment le tuer. »

Quelque chose d'humide coule le long de son visage. Du sang. Des larmes, peut-être. Quand la porte s'ouvre, Adrien met un moment à comprendre ce qu'il se passe. Enzo parle, la personne qui vient d'arriver parle. Tout le monde parle. Adrien veut hurler.

« Adrien, » entend-il. « Qu'est-ce que— putain de merde. C'est quoi ce bordel ?

Les mots d'Enzo et de Nino se perdent entre le moment où ils quittent leurs bouches et où ils sont censés arriver aux oreilles d'Adrien. Tout ce qu'il entend, c'est sa respiration, son sang qui pulse dans ses oreilles et la voix de Marinette. La douleur, le fait d'avoir été percé à jour par Ryle, tout cela est relayé au second plan.

Il n'arrive à penser qu'aux et si. Et s'il n'était pas sorti, ce soir ? Et s'il ne s'était pas assis au bar à ce moment-là ? Et si Marinette n'était pas allée chercher un verre ? Et s'il n'avait pas vu Ryle ? Et si elle avait bu ce qui était dans son verre ? Et si, et si, et si...

Une main se pose sur son épaule. Des yeux bruns. Un regard familier. Et puis, plus rien.


Je sais, ce chapitre est clairement pas facile à lire — il était pas facile à écrire non plus. J'espère qu'il vous a plu quand même et que vous appréciez en apprendre plus sur Adrien. J'adore écrire de son point de vue, c'est un personnage tellement complexe et intéressant ! L'histoire commence à se dessiner et vous voyez maintenant la tournure sombre que je veux lui donner.

Le prochain chapitre est beaucoup plus léger, pour contrebalancer avec tout ça ! À la semaine prochaine !

— Lucie.