Chapitre 3

Terri sut que Grissom avait deviné le fond du problème lorsqu'elle jeta un coup d'œil au visage du scientifique. Il était devenu blanc crayeux, si pâle qu'elle se demandait s'il n'allait pas s'évanouir. Mais il tint bon. Grissom se ressaisit et commença à chercher quelque chose à dire. Une phrase, un mot, peu importe mais quelque chose. Seulement rien ne semblait vouloir franchir le mur de ses lèvres. Son esprit était si brouillé, si confus qu'il ne pouvait pas exprimer une quelconque pensée cohérente. Terri rompit le pesant silence, secourant ainsi le pauvre Grissom :

-Gil… Tu sais n'est-ce pas ? Je te présente Mathew, mon fils… notre fils.

Voilà, c'était dit. Impossible désormais de le nier. L'infime possibilité qu'il puisse s'être trompé venait de partir en fumée. Les yeux de ce petit garçon étaient bien les sosies de ceux de l'entomologiste. Pour une fois dans sa vie, Grissom aurait tant souhaité s'être trompé. Les preuves étaient là. Et elles ne mentaient pas, comme toujours. Les yeux... la bouche aussi avaient quelque chose de lui. Et il pouvait même retrouver sa propre expression lorsque l'enfant bougeait ses sourcils. Mais surtout il y avait ce « notre fils ». Gil devait se rendre à l'évidence : il était papa. Sans qu'on l'ait laissé se préparer, il venait d'être mis devant le fait accompli, sans préavis. Le sentiment qui l'avait tenaillé depuis hier matin, celui qui lui faisait ressentir la peur et l'appréhension du changement venait de se matérialiser en la personne de ce petit garçon au regard azur. Grissom savait que cette présentation n'était pas une simple une visite de courtoisie. On attendait quelque chose de lui, face à ce jeune enfant. D'un coup, les mots de la lettre de Terri prirent tout leur sens. Il comprit pourquoi la jeune femme avait besoin de lui.

-Gil tu es avec moi ? Elle venait de laisser repartir son fils. Il courait vers ce qui semblait être un toboggan et commençait à en gravir les marches avec application.

-Je… oui je réfléchissais. Terri je… comment est-ce arrivé ?

La jeune femme sourit devant cette question si peu à propos dans la bouche d'un éminent scientifique comme lui.

-Tu dois être assez grand pour le savoir Gil… Tu sais bien comment ces choses-là se produisent…

Grissom sourit à son tour devant l'idiotie de sa question. Il était tellement surpris que c'était la seule question qui avait bien voulu se formuler d'elle-même. A présent, il fallait qu'il trouve quelque chose de plus… concret, valide, utile, intéressé. Alors :

-Quel âge a-t-il ?

-Il a 6 ans.

6 ans ! Mon Dieu ! L'esprit de Grissom semblait être à nouveau fonctionnel. Il réfléchissait à toute allure. Il y a 6 ans, il se souvenait parfaitement avoir partagé un excellent repas en compagnie de l'anthropologue. Il se souvenait surtout qu'il avait dû quitter la table pour un meurtre que Brass lui avait annoncé par téléphone. Il s'était conduit en véritable goujat. Ensuite… Il avait fait quelque chose qu'il ne faisait que très rarement : il avait pris un risque. Il était allé la trouver chez elle, le lendemain, pour s'excuser. Elle lui avait ouvert sa porte, sans un mot. Il avait essayé de se justifier. Mais les phrases qu'il avait tant de fois répétées dans son rétroviseur chemin faisant étaient restées prisonnières dans sa gorge nouée. Il n'avait fait que bégayer. Terri avait alors posé ses lèvres sur les siennes et ils avaient partagé une formidable nuit de tendresse. Au matin, ils s'étaient quittés, tranquillement, sachant l'un comme l'autre que cette unique nuit ne serait pas plus qu'un souvenir. Jamais ça n'avait été plus loin. Il se rappelait l'avoir revue, mais toujours pour des affaires en cours. Elle s'était montrée distante et réservée, respectant ainsi son vœu silencieux de ne pas continuer une histoire pour laquelle il n'était pas prêt. Ensuite, elle s'était mariée…

-Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? Pas un mot ? Je ne comprends pas ton silence...

Grissom avait enfin parlé. Les mots étaient sortis rapidement, et plus rudement qu'il ne l'aurait voulu. Toutefois, sa voix était dépourvue de colère. Elle ne contenait qu'un profond dépit et une grande incompréhension. Terri sut alors que l'heure des explications sérieuses et honnêtes avait sonné. Elle raconta son histoire :

-Notre fameuse nuit qui devait être unique n'a pas été sans précédent Gil. J'ai découvert que j'étais enceinte un mois après. J'avais compris cette nuit-là que tu étais marié à ton travail, que rien ne comptais plus que ton laboratoire, pas même une jeune femme qui t'attirait. Je n'ai pas eu envie de me battre Gil, pas contre toi. Je ne me sentais pas de taille à affronter les sciences forensiques et la criminologie. Parce que j'avais peur de ne pas être la gagnante…

-Mais enfin Terri… si tu me l'avais dit, les choses auraient été différentes. Je…

-Justement Gil… Tu aurais renoncé à ta vie, à ton travail et à ta liberté surtout. Il n'y a rien de plus triste qu'un homme qui abandonne ses passions pour se consacrer à quelque chose qu'il n'a pas choisi. Ces hommes-là deviennent vides et sans intérêt. Ils perdent leur souffle de vie. Tu es comme un lion Gil. Tu es libre, indépendant, sans attache. Tu règnes fièrement sur ton territoire et dans ton domaine. Tu le connais par cœur et tu le maîtrises. C'est ce qui te rend intéressant, grandiose et passionnant. Magnifique aussi. Mais tu sais ce qui arrive aux animaux sauvages, si on les confine dans une cage?

-Ils dépérissent.

-Je suis une femme fière, je n'avais pas envie de savoir que l'homme qui vit à mes côtés est présent par sens du devoir…

Grissom ne sut que répondre. Elle avait raison. Il aurait agi en bon samaritain, assumant ses responsabilités. Pourtant, il avait été attiré par elle. Elle lui plaisait à l'époque. Son intelligence, sa répartie, sa culture. Ils avaient partagé de passionnantes discussions sur les sciences, les Hommes, le monde et la civilisation. Mais jamais sur eux. Pas de discussion privée, pas même une anecdote personnelle. Parce que cela signifiait trop pour Grissom. Il était attiré par Terri, mais pas assez pour vaincre sa peur. Pas assez pour se dévoiler. Pas assez pour laisser entrer quelqu'un dans sa vie ou dans ses pensées. Dans son coeur. Il ne pensait pas que la jeune femme eût pu sentir si fortement ce refus de tisser des liens. Grissom était confiné derrière une ligne invisible qui marquait la limite de son espace de sécurité. Depuis 50 ans, le scientifique n'avait jamais réussi à laisser quelqu'un la dépasser, encore moins à la franchir lui-même.

Terri venait de lui renvoyer sa propre image qu'il savait correcte et réaliste. Cela ne l'empêchait pas d'être choqué par ce qu'il voyait. Solitude. Mur. Bataille. Surtout ça, Grissom n'avait jamais envisagé que les gens puissent avoir à se battre pour l'atteindre.

Terri reprit la parole après s'être essuyé discrètement le coin de l'œil.

-Mais je crois que toutes mes tentatives pour t'épargner une vie que tu n'as pas choisie ont été vaines. Je fais confiance à ton remarquable esprit de déduction Gil. Je pense que tu as compris pour quelles raisons nous sommes assis sur ce banc aujourd'hui.

Bien sûr qu'il avait compris ! Mais Grissom ne voulait pas l'admettre. Il ne pouvait pas. Lui ? Un fils ? Comment l'élèverait-il ? Il travaillait de nuit, dormait le jour. Il voyageait, donnait des conférences, lisait, étudiait. Où trouverait-il le temps de s'occuper d'un enfant ? Et alors, une autre peur survint en lui. Une question moins égoïste, plus essentielle : Comment ? Il n'avait aucune idée des besoins d'un enfant de cet âge… Qui plus est un garçon qu'il ne connaissait pas. La panique s'emparait de lui. Un poids lourd comme la pierre pesait dans son estomac. Il était pris au piège et ne savait comment s'en sortir… A moins que :

-Et ton mari ? Il l'a éduqué pendant toutes ces années. Il connaît l'enfant. Il… Il peut prendre soin de lui.

-Mon mari est décédé il y a deux ans à présent. Quand je t'écrivais que la vie ne m'a pas épargnée depuis quelques temps…

L'unique échappatoire de Grissom venait de se refermer. Il se sentait pris au piège et coupable à la fois. L'immensité de son éventuelle nouvelle situation commençait à prendre tout son poids. Papa.

Sentant son malaise, Terri se rapprocha du scientifique et lui prit la main. A sa grande surprise, il ne la retira pas mais laissa la jeune femme lui témoigner son empathie. Pourtant, Grissom se sentait mal à l'aise. Dans l'ordre normal des choses, il devrait être en train de consoler la malade. Or, c'était tout l'inverse ici… Grissom sentit une vague de culpabilité l'envahir. Sous ses stupides considérations de célibataire apeuré et égoïste, il en oubliait l'essentiel : Terri allait mourir. Et cette perspective était assez tragique pour éventuellement pouvoir traverser l'épaisse muraille de protection qui entourait constamment le cœur de l'entomologiste. Terri s'éloigna un peu du scientifique et reprit la parole :

-Je comprends ton désarroi Gil, crois-moi. Je me suis posée maintes et maintes questions sur le moyen de résoudre ce problème. Mais je n'ai plus de famille proche. Pas de frère et sœur, mes parents sont morts quand j'avais 30 ans. Légitimement et génétiquement tu es la personne la plus proche pour t'occuper de notre fils après ma mort.

-Et émotionnellement tu y as pensé ? Regarde-moi Terri ! Quel père crois-tu que je ferais ? Je vis seul depuis que je suis parti de chez ma mère. J'ai l'habitude de ne dépendre que de moi-même. Je suis solitaire… Quelle serait la vie que je pourrais offrir à ce garçon ?

-Une vie bien meilleure que celle qu'il aurait s'il grandissait dans un foyer pour orphelins Gil !

Terri sentait sa colère croître. Elle avait prévu, bien sûr, que son ancien amant réagirait de la sorte. Mais son instinct de mère se rebellait. Comment pouvait-il être aussi égocentrique ? Il s'agissait tout de même d'un enfant, de son enfant ! Par simple peur de voir sa vie changer, de ne plus pouvoir lire ses satanés bouquins à l'heure qu'il voulait ou boire sa tasse de thé devant ses films muets, cet homme était prêt à ruiner la vie d'un enfant… Terri se reprit, elle savait que le problème était bien plus épineux.. Peu importait la raison, le Dr. Grissom avait peur des gens. Il fallait qu'elle se calme. Elle prit une grande inspiration et reprit :

-Ecoute, les services sociaux préfèrent de loin placer les enfants avec leurs parents. S'il est établi, par un test ADN, que Mathew est bien ton fils, l'état partira du principe que tu en prendras soin. Si tu refuses, c'est une procédure d'abandon des droits parentaux qui entre en jeu. Et comme il n'est plus un bébé, que tu n'es pas drogué ni malade, il te faudra une raison solide… Tu le laisserais à la charge de l'état ?

-Je…

-Et quel motif invoquerais-tu ? La peur de l'engagement émotionnel est irrecevable Gil !

Grissom encaissa le coup sans broncher, il l'avait mérité. Les mots de Terri avaient fait mouche. Il commençait à y réfléchir. Mais il savait surtout qu'il devait se retrouver seul, et tout de suite. Il devait ordonner ses idées, faire un bilan.

-Terri, laisse-moi le temps d'y penser. Je… Je ne peux pas te répondre à présent, tu comprends n'est-ce pas ? Donne-moi quelques jours.

-Tu oublies que je n'ai plus toute la vie devant moi Gil… Et honnêtement je ne vois pas comment "quelques jours" pourraient t'aider à prendre une meilleure décision.

-Parfois les décisions prises à la hâte sont les pires que l'on puisse prendre. Ce sont aussi celles que l'on regrette toute sa vie, bien souvent…

-C'est sûr Grissom. Mais tâche de réfléchir dans les deux sens : le tien et celui de Mathew. Car n'oublie pas qu'un abandon de ta part n'affectera ta vie que pendant une semaine ou deux. Au mieux. Tandis que tout le reste de sa vie en pâtira. Le confort d'un célibataire peureux justifie-t-il de priver un enfant d'être élevé par les siens ? Le destin ou le hasard, comme tu veux, va priver Mathew de l'affection de sa mère... faut-il qu'un homme pleutre et émotionnellement immature le prive aussi de son père ? Toi seul peux répondre à ces questions. Je t'appelle dans trois jours.

Sur ces mots, Terri quitta le banc et s'éloigna en direction de la place de jeu où se trouvait son fils. Grissom resta planté là un moment, le regard perdu dans le vide. Les paroles de l'anthropologue résonnaient dans sa tête. Grissom savait que la lettre de Terri serait source de remise en question. Il avait 3 jours pour faire le point de la situation. Et actuellement, le bilan sur sa personne était plutôt triste et morne.

Il allait être en retard au labo.