Krontukald - Kazakongzan

Krontukald : Chronique du Second Âge

Kazakongzan : Premier Sang

Table des matières

Table des matières

Table des matières 2

Généalogie du peuple nain 3

Cartographies 4

Prologue : Chronique du Premier Âge 7

Chapitre 1 : Got Gromthi — la mission 24

Chapitre 2 : Urk Damnaz — l'obsession d'Angrad 57

Chapitre 3 : Ungdrin Ankor — la vision de Volgit 93

Chapitre 4 : Uzkulzan – Le charnier 130

Chapitre 5 : Urkungor — les grottes du Botaan 163

Chapitre 6 : Dol Gromdal — tempête astrale 199

Chapitre 7 : Oksal — le prix de la hache 233

Chapitre 8 : Kazak Khatûl — Premier Sang 262

Épilogue : Karugromthi Throng - conseil 298

Glossaire Khazalid 317

Généalogie du peuple nain

— Duka (la première née) — l'aîné — l'enfant chérie du Primordial Rual

| Créa les quatre second-nés — les puînés.

— Dolgrim le gardien des secrets – qui resta de pierre

— Draskar le dernier recourt — qui resta d'obsidienne

— Bolka la dame d'or – la maison des mères

— Orifra — ouvrière des gemmes (père Grondinar) — mariée à Kilond

— Noratia — celle qui tisse le Mithral (père Tarak) — mariée à Bazguk

— Volgit la matriarche – la lignée des matriarches

— Gilaed — la flamme du foyer (père Angrad) — mariée à Aradin

— Nurabela — l'alliée sûre (père Kohl) — mariée à Thorval

— Glorideth — la gardienne de ce qui brille (père Trud) — mariée à Helkraal

— Bida — le souffle de la colère (père Magrim) — mariée à Belurt

— Harlydd — dévouée à la vengeance (père Drangdvit) — mariée à Falthaï

Puis les sept troisièmes nés — les cadets

— Angrad le seigneur du feu – la lignée des seigneurs des profondeurs

— Bazguk — chevaucheur de lave (mère Volgit) — marié à Noratia

— Magrim le seigneur des airs – la lignée des seigneurs des cimes

— Thorval — noble messager (mère Volgit) — marié à Nurabela

— Grondinar le bâtisseur – la lignée des architectes

— Helkraal — divine forteresse (mère Bolka) — marié à Glorideth

— Kohl le gardien des serments – la lignée des gouverneurs des grands halls

— Kilond — puissant ami (mère Volgit) — marié à Orifra

— Tarak le forgeron – la lignée des maîtres-fondeurs

— Aradin — sang de la forge (mère Bolka) — marié à Gilaed

— Trud le porteur de défis – la lignée des gardiens des portes

— Falthaï — force broyant (mère Volgit) — marié à Harlydd

— Drangdvit le vengeur – la lignée des gardiens des rancunes

— Belurt — premier berserker (mère Volgit) — marié à Bida

Cartographies

Carte des terres émergées avec les six domaines : Dol Rual, Dol Naggrund, Dol Vongal, Dol Urk, Dol Thingaz, Dol Goruz

Carte du trajet des deux patriarches 1/2

Carte du trajet des deux patriarches 2/2

Fresque des personnages

Primordiaux

Rual : gouverneur de toutes roches, Primordial qui engendra les nains

Ulmo : gouverneur de toutes eaux

Celene : gouverneur de tous cieux

Ajax : gouverneur de toutes flammes, donne de son pouvoir à Angrad

Nains

Kohl : Patriarche, une des plus fines lames de ce monde

Angrad : Patriarche, initié des arts mystiques et hermétiques

Gulnyr : Acier, guerrier protecteur

Gofnyr : Acier, guerrier des tunnels

Norri : Acier, berserker, éclaireur

Hodrik : Acier, arbalétrier, éclaireur

Durbar : Étain, hallebardier, nain à tout faire

Kramir : Étain, hallebardier, combattant des tunnels

Finarin : Or, hallebardier, cuisinier

Ulfar Sourcils d'Argent : Acier, gouverneur de Migdhal Khatûl

Giganthropes

Gog : premier Ogre-Mage, maître du Botaan

Govag des Sumendi : géant de feu, roi de Goria

Mokvag des Sumendi : géant de feu, neveu de Govag

Zurtur Lame-Noire : géant de feu, capitaine du Botaan

Prologue : Chronique du Premier Âge

Genèse

Au début des temps fut la Loi surpassant le Chaos bouillonnant originel. La Loi permit de solidifier l'Existence. Ainsi les Neuf Plans furent-ils dissociés, malgré la survivance du Chaos. Toujours, ce dernier cherchera à ramener l'Existence au Bouillonnement originel. Les influences des Principes du Bien et du Mal émergèrent, impulsant une force qui mit les Neuf Plans en mouvement.

Quatre consciences s'y éveillèrent.

Ils étaient les Originaux, les Premiers : aussi se nommèrent-ils les Primordiaux.

Le Principe de la Loi continuait de faire émerger d'autres plans et d'autres consciences, aussi les quatre Primordiaux usèrent-ils de leur pouvoir de concert. Prenant chacun un des Neuf Plans pour lui-même, ils les utilisèrent pour construire une séparation entre eux et le reste de la Création. Ainsi, les Primordiaux construisirent-ils la Barrière.

Isolés du reste de la Création et maintenant qu'ils avaient investi chacun un des quatre plans élémentaires, les quatre Primordiaux se caractérisèrent. Luttant ensemble pour conserver les Neuf Plans, chacun dut endosser un des quatre Principes créateurs : la Loi, le Chaos, le Bien, le Mal. En n'en prenant qu'un seul, ils maintinrent l'Équilibre de la Grande Mécanique Planaire. À quatre, ils s'assurèrent que jamais l'un d'eux ne l'emporte sur les Autres ni qu'aucune association ne puisse diriger les Neuf Plans.

En ces premiers temps de la Création, les Neuf Plans étaient encore vierges de toute vie, cristallisés dans leur perfection élémentaire.

Ulmo, gouvernant toutes eaux, endossa le Mal. De toutes les énergies de ce concept, immortalité, vilenie et égoïsme furent choisis.

Ajax, gouvernant toutes flammes, endossa le Chaos. De toutes les énergies de ce concept, imprévisibilité, caprice et destin furent choisis.

Celene, gouvernant toutes atmosphères, endossa le Bien. De toutes les énergies de ce concept, bienveillance, raison et prévenance furent choisies.

Rual, gouvernant toutes roches, endossa la Loi. De toutes les énergies de ce concept, système, règles et ordre furent choisis.

Protégés derrière la Barrière, les Neuf Plans furent partagés entre les quatre Primordiaux. Chacun organisa son royaume à sa manière. Ulmo investit le plan de l'Eau, ne le peuplant que d'extensions de lui-même. Il y exerça dès lors un contrôle absolu. Ajax pénétra le plan du feu, y créa des élémentaires selon ses caprices. Il les dota de conscience, les instruisit de certains pouvoirs, puis relâcha toute forme de contrôle sur ses créations. Celene créa toutes sortes d'êtres dans le plan de l'Air. Médiateur entre eux tous, il arbitra avec bienveillance leurs différends. Rual, dans le plan de la Terre, créa diverses créatures. Il les façonna avec des fonctions imbriquées dans un ordre mécanique.

Indécis quant au partage des cinq autres plans, les quatre se les disputèrent. Ces éons sont connus comme l'Âge primordial, seules les pierres peuvent en compter les cataclysmes cosmiques issus des disputes entre les quatre Primordiaux.

Ces temps eurent une fin : avec elle débutèrent l'Harmonie et l'Impartialité. Le monde matériel, ainsi que son reflet et son ombre, fut découpé entre chacun des quatre.

Le cœur bouillonnant du monde irait à Ajax, avec lui les sphères brillantes illuminant l'éther.

Les vastes océans iraient à Ulmo, et avec eux toutes les gouttes qui leur seraient arrachées. Les sphères pâles de l'éther lui revinrent, devenant l'antithèse de celles d'Ajax.

Les cieux iraient à Celene, ainsi que tout l'air qui se trouverait sous la terre et la mer. L'éther autour du monde lui fut attribué.

Enfin, tout le reste alla à Rual : les roches en suspension dans l'éther, le manteau ferreux au contact d'Ajax, les roches noyées sous les océans d'Ulmo et les étendues émergées balayées par les vents de Celene.

Dans ces montagnes, au centre de ses étendues émergées, se dressait une aiguille perçant les cieux de Celene. C'est dans cette aiguille que Rual déposa Son Corps matériel et avec lui, Sa Puissance ordonnatrice. Autour d'elle, se mit à gravir les Neuf Plans, les Astres, l'Éther.

C'est au cœur de l'aiguille du monde que Rual créa Duka.

Rual créa Duka

Rual, puissance ordonnatrice, permit à la Grande Mécanique Planaire de produire ses effets. La Vie hors des Primordiaux émergea sur le plan matériel. Ainsi naquirent les petits peuples et les peuples simples.

Ulmo usa de ses pouvoirs le premier. Transformant la vie au fond des océans, il créa de gigantesques Léviathan soumis à Sa Volonté. Celene prit sous son aile les êtres qui peuplèrent bientôt son domaine matériel. Ajax fit à loisir don du pouvoir à certains membres des petits peuples et des peuples simples.

Chacun des autres primordiaux ayant interféré avec ces vies naissantes, Rual, impartial, choisit de créer un peuple qui habiterait Son Corps.

Au cœur de l'aiguille du monde, Rual détacha une partie de Son Corps.

Du cœur de l'aiguille, sur le plus grand pilier de la montagne, où coulaient des veines d'adamentium, de mitral, d'or, de platine et de bien d'autres métaux enchâssant gemmes, cristaux et pierres précieuses, Rual fit naître Duka.

Par Son Pouvoir, Rual tailla Duka de minerais bruts. Il façonna Duka, dans sa forme, semblable aux peuples simples. Sa peau était de Mitral, ses cheveux de béryls mêlés de fils d'or, de bronze élyséens. Ses organes étaient émeraudes, topazes, diamants et rubis. Ses yeux étaient saphirs étoilés, son cœur agate de feu, ses oreilles de malachite ornées de perles, son cerveau de jaspe sanguin, son habit d'adamentium.

Ainsi Rual façonna Duka à la manière des êtres éphémères : de jambes pour parcourir les Neuf Plans, de mains pour toucher toutes les pierres, d'yeux pour contempler les merveilles des Créations des quatre Primordiaux, d'oreilles pour entendre les premières paroles des petits peuples, les grondements d'Ulmo sur les berges, les murmures de Celene dans les arbres et les ravines, les crépitements d'Ajax apparaissant aux peuples simples.

Rual orna le front de Duka d'une pierre-esprit enchâssée dans une tiare pour que converser avec tous les êtres.

Duka parcourut alors les Neuf Plans dans leur jeunesse. Les flammes étaient vives, les cieux immenses, les océans profonds et les peuples simples. Rual avait fait de Duka une créature complète, dotée d'un esprit et d'une ombre. Sa forme minérale et la puissance que lui avait conférée le Primordial lui permirent de résister aux énergies propres aux Neuf Plans.

Duka nagea dans les océans infinis d'Ulmo, marcha au plus profond des fosses, tutoyant les Léviathan.

Duka plongea dans la lave des volcans et pénétra les royaumes d'Ajax, traversa ses flammes au contact des grands élémentaires, devisant avec le peuple du feu.

Duka s'envola parmi les cieux de Celene, sculpta les nuages avec ceux qui les peuplaient, migrant avec les griffons lors du premier hiver.

Duka erra dans le plan des ombres, y contemplant les chimères des futurs insaisissables. Duka sut que sa lumière héritée de Rual tracerait le Chemin Doré, destin de son peuple à venir.

Duka découvrit le monde des esprits, le plan éthéré, et y rencontra ses habitants. Création complète, Duka marcha parmi eux, apprenant à discerner les êtres pensants véritables des bêtes. Ainsi, les petits peuples, à contrario des animaux, possédaient un esprit. Cela expliquait l'existence de la Pensée, mais pas de la Vie.

Alors Duka parcourut les plans des énergies positives et négatives. Attraction et Répulsion : ces énergies permettaient la Vie, la Mort, le Cycle.

Duka retourna auprès des jeunes peuples : fragiles, faibles et ignorants, encore jeunes et en quête de sagesse. Ils erraient sur le plan matériel, y répandant la vie. Duka leur apprit à créer, à s'aider d'outils, à tailler la roche et à modeler la terre.

Au contact des jeunes peuples, Duka atteint véritablement la Sagesse, comprenant qu'il lui manquait l'amour des siens.

Duka Transmutation

Duka était minéral : toucher, goûter et sentir lui était impossible. Minéral, Duka était aussi proche que possible de la Perfection primordiale de Rual. Pourtant Duka souhaita abandonner cette enveloppe éternelle pour un corps mortel. Aucun peuple n'habitait le Royaume matériel de Rual. Les profondeurs des cavernes souterraines étaient silencieuses de chants, du martèlement des artisans et des rires de nainfants. Duka voulut donner naissance à un peuple, un peuple issu du Duka et de Rual pour vivre dans les profondeurs du monde.

Rual accéda à la requête de Duka et transmuta son corps vers la chair, comme les peuples simples.

Duka fut alors femme, grand-mère de tous les nains, l'Aînée de son peuple.

Duka, Première Née, Aînée de son peuple

Duka, devenu femme, abandonna la perfection asexuée pour l'imperfection source de vie, le Minéral pour la Chair.

Alors, elle repartit dans les profondeurs de la terre, au sommet des montagnes, sur les vertes pentes escarpées. Duka parcourut le plan matériel, là où son peuple vivrait.

Elle goûta les eaux jamais troublées des profondeurs, sentit les vapeurs d'acide, de soufre et de silex des gouffres. Elle arpenta les cavernes oubliées, les abîmes les plus profonds, les pics les plus inaccessibles, les cols les moins praticables. Elle les nomma dans le langage de son peuple, créant les premières Rhun. Dans la neige et le froid, des déserts les plus brûlants jusqu'aux verdoyants vallons, elle sonda les chaînes de montagnes du monde.

Retournant auprès de Rual, elle sculpta et forgea quatre statues semblables à elle-même dans le corps du Primordial. Rual leur donna vie : ils furent les Deuxièmes Nées, Puînés de la main de Duka et du pouvoir de Rual.

Duka les nomma Dolgrim, Draskar, Bolka et Volgit. Par ces noms, elle leur donna un esprit. Ainsi conscients, les Puînés se murent face à la lumière de Rual et acquirent une ombre.

À cet instant, les quatre devinrent des créatures complètes.

Dans une veine de platine, Duka tissa quatre diadèmes ornés d'un éclat de pierre-esprit, identique à celle qui ornait son front depuis sa création : la pierre de Rual, celle qui permit à Duka devenue chair de rester imbriquée au Primordial.

Duka enchâssa ces quatre diadèmes sur les quatre têtes des Puînés.

Ainsi, les quatre rencontrèrent Rual, s'abreuvant à sa sagesse.

Ainsi, les quatre communièrent avec Duka, ressentant son Amour.

L'Aînée avait vu, parmi les peuples simples, les ravages du Chaos, engendrés par la méconnaissance et l'incompréhension.

Afin de s'en prémunir, grâce à la pierre-esprit de la tiare de Duka et des quatre diadèmes, toutes leurs pensées furent tissées, enchâssées entre elles, ainsi qu'à l'Infini Sagesse du Primordial.

Par Rual, ils embrassèrent l'infini et le fini des Neuf Plans, la beauté de la Grande Mécanique céleste, ils plongèrent au cœur de la complexité de la création des Primordiaux.

Par Duka, ils voyagèrent au travers des Neuf Plans, connurent les peuples simples ainsi que l'immense amour de leur mère pour leur peuple à venir.

Dolgrim le Deuxième Né

Celui qui resta minéral.

Celui qui sachant voulut comprendre.

Dolgrim fut des quatre le plus curieux.

Des Puînés, il est celui qui absorba le plus de savoir de Rual. Pourtant, malgré ces connaissances, il voulut comprendre : la Grande Balance cosmique, les Lois des Plans, le Rôle de L'Esprit, le Miroir des Ombres.

Dolgrim comprit que son immortalité ne suffirait pas à élucider tous ces mystères. Il resta minéral, dédiant son existence à l'étude des arcanes de la Création des Quatre Primordiaux.

Pour l'aider dans sa Tâche, il enseignerait à ceux du peuple qui en seraient dignes les mystères et l'hermétisme.

Dolgrim est ainsi :

Le Passeur, Celui qui Sait et Comprend, Celui qui Connaît les Noms, le seigneur des Runes

Il deviendra :

Le Gardien des Mystères, des Runes et des Noms.

Draskar

Celui qui prévu l'Irruption

Draskar fut le plus clairvoyant des quatre et le sombre avenir du peuple nain lui donnera raison. Il fut façonné de jais, d'opale et d'obsidienne. Rual lui donna le don de vision : la capacité à comprendre le Monde et à anticiper son mouvement. Draskar fut ainsi lié au plan des ombres, sondant ses méandres afin d'entrevoir les menaces pour son peuple.

Et il La sentit.

Draskar comprit que les Primordiaux avaient créé le Monde dans le plan astral. Il comprit que d'autres choses devaient exister au-delà. Le Monde des Primordiaux était Balance et Harmonie, cette perfection attirerait les convoitises.

Il décida de rester minéral, car il devait enquêter dans le plan astral et au-delà, afin de cerner la Menace qu'il avait pressentie. Ayant embrassé les Neuf Plans grâce à Rual, il en perçut les contours.

Indifférent aux êtres imparfaits, Draskar resta neutre et minéral, conscient que cela serait nécessaire pour retourner sur les pas de Duka afin de palper les contours des Neuf Plans. Il les parcourut, rencontra les peuples simples, les élémentaires et les êtres qui grandissaient. Il arpenta les lieux les plus reculés des Neuf Plans, à la limite de la vie et de la mort, aux frontières élémentaires scellées dans le plan astral.

C'est alors qu'il découvrit la Barrière.

Ainsi nommée par les quatre Primordiaux, lui donnant consistance et permanence, la Barrière séparait le Monde si parfait de l'imperfection qui devait régner au-dehors. C'était une construction planaire complexe, tortueuse, labyrinthique.

Ayant reçu de Rual la connaissance, mais pas la compréhension, Draskar fit appel à Dolgrim : ensemble, ils étudièrent la Barrière durant le Premier Âge. Aucun d'eux ne participa à la fondation de Dol Rual.

Les deux minéraux cherchèrent à comprendre la Barrière, ses lois et son Nom. Grâce à leurs enveloppes supérieures les libérant des besoins de l'eau, de la nourriture et du sommeil, ils œuvrèrent sans relâche ni répit, loin de Dol Rual, dans les méandres de la trame astrale.

Dolgrim fonda la seconde cité du peuple nain dans ces méandres, Dol Gromdal. De son pouvoir, il fit naître cet artefact1 planaire, lieu où s'accumuleraient les connaissances du peuple nain. Elle fut fondée face à la Menace pressentie par Draskar : La Brèche.

Les Neuf Plans existaient à l'intérieur de la Barrière, Draskar estima qu'un Dehors devait aussi exister. Ils cherchèrent et découvrirent la séparation entre le Dehors et le Dedans. Conscients du Pouvoir des Noms, ils ne nommèrent pas l'anomalie immédiatement. La nommer l'aurait façonnée, lui donnant corps, permanence… Longtemps fut étudié ce qui ressemblait de plus en plus à une faille dans la Barrière.

Tandis que Dolgrim expérimentait pour comprendre, Draskar conjectura que quelque chose devait se trouver au-delà.

Il chercha à contacter cet au-delà.

Il reçut une réponse.

Au-delà étaient d'autres mondes, chaotiques et imparfaits, mais aussi des êtres en quête de stabilité, défendant les séparations entre les mondes. Malheureusement, d'autres êtres luttaient pour ramener la Création au Chaos bouillonnant.

Draskar nomma alors la Faille et prophétisa la Menace qu'il avait pressentie dans le plan des ombres :

« Viendra le temps où les êtres imparfaits et chaotiques du Dehors l'emporteront un temps suffisant, et la séparation entre les mondes faiblira.

Alors la Faille deviendra la Brèche.

Alors le Chaos viendra rompre l'Harmonie.

Alors l'Imparfait chassera la Perfection primordiale.

Alors les peuples seront balayés et tomberont les nations. »

Draskar eut le cœur ravagé par cette vision.

Un grand trouble s'empara du peuple de Duka : rien ne l'avait préparé à la vision de sa déchéance, alors qu'à peine commençait son printemps.

Pour cela, Draskar posa son diadème.

Ainsi, il resta seul avec sa vision qui devait emplir son cœur de haine.

Ainsi, il entreprit sa seconde Tâche : devenir celui vers qui l'on se tourne en dernier. Viendrait un temps où l'espoir ne serait plus, où sa haine serait le dernier recours du peuple de Duka.

Draskar s'en alla par les Neuf Plans, dans les royaumes des peuples, afin de se préparer. Il apprit toutes les techniques, tous les moyens d'oblitérer ses adversaires, de détruire ses ennemis et d'effacer leurs traces du plan des ombres.

Il défia, traqua, tua les maîtres assassins, les spadassins et les empoisonneurs.

Il renforça sa technique, s'enfonçant dans les ombres : il en devint le fléau.

Draskar était :

Celui qui prévu l'irruption.

Il deviendra :

L'Assassin, le Fléau des Ombres, Celui vers qui l'on se tourne en dernier.

Bolka

La douce mère

Celle qui nourrit, celle qui soigne

Bolka est, des Deuxièmes nés, la plus proche de Duka par sa capacité à aimer. Bolka, comme sa sœur Volgit, décida de quitter sa forme parfaite minérale afin de concrétiser la Vision de sa mère.

Bolka était pleine d'amour, fascinée par la vie et la mort. Elle chercha à en percer les secrets. Elle étudia d'abord le monde minéral, l'essence de Rual sur le plan matériel. Elle comprit que les pierres étaient éternelles et stables, qu'elles ne mourraient pas. Mais vivaient-elles vraiment ?

Bolka comprit que les roches vivaient au rythme des Âges, que les peuples commençaient à peine à empiler les premières pierres de leurs cités. Qu'il ne s'agissait que d'un battement de cil pour une montagne !

Bolka se pencha sur le secret des plantes. Elle quitta alors les profondeurs du royaume souterrain et s'avança dans la grande forêt du monde. Fille de Duka, elle fut admise dans les bosquets, y rencontra les Tréans et découvrit leur sagesse : l'Équilibre. Auprès d'eux, elle perça les secrets du monde végétal.

Finalement, Bolka s'en retourna auprès de Duka, traversant le plan éthéré. Elle y découvrit de jeunes esprits, si jeunes que sa mère ne les avait pas rencontrés.

Ces esprits animaux, les totems, étaient nés dans le plan éthéré par l'existence des animaux du plan matériel. Bolka comprit alors l'imbrication des Neuf Plans.

Bolka s'en revint auprès de sa mère et de sa sœur, heureuse de rapporter toutes ces merveilles et cette sagesse, confuse d'avoir si longtemps délaissé l'âtre de son foyer.

Volgit confia à Bolka la Tâche de nourrir leur peuple à venir. Alors, par le pouvoir de Rual et le savoir des Tréans, Bolka verdit les profondeurs. Elle planta l'orge, le houblon et les arbres des profondeurs et sema les champignons.

Ainsi Bolka devint :

Celle qui soigne et qui nourrit, la douce mère.

Volgit

La Matriarche

Des Puînés, Volgit fut la plus imprégnée de la Vision de Duka, car elle fut la dernière sculptée. Alors qu'elle en était baignée, elle se l'appropria. Lorsqu'elle fut animée par la Puissance de Rual, Volgit prit les outils des mains de sa mère.

« Merci mère, reposez-vous. Vous avez tant fait. »

Incrédule, Duka confia ciseaux et maillets à sa jeune fille et la regarda s'atteler à la Tâche, à peine éveillée.

« Mon nainfant, vois comme les autres s'extirpent lentement de la roche mère. Ainsi est le minéral, son temps n'est pas celui de la chair.

— Mère, votre Vision est si belle si grandiose, et votre amour si fort. Il me tarde de faire naître les Troisièmes nés ».

Souriant devant tant d'énergie, Duka répondit posément.

« Cette Tâche sera épuisante, ma fille. Tu devras trouver habileté, inspiration, et maîtrise.

— Mère, je suis votre fille. »

Ainsi, mère et fille se mirent à la Tâche. Rual leur désigna sept piliers pour façonner les Troisièmes nés. Volgit sculpta les formes et les proportions, par sa main les mâles furent faits forts et résistants. Duka, elle, cisela leurs traits afin de définir leur caractère et les nomma.

Volgit sculpta les Troisièmes Nés pareils à elle, afin qu'ils vivent aisément dans le Dharkhangron. Mais alors qu'elle et sa mère étaient fines comme une veine de platine, elle les sculpta massifs, pareils aux rochers. Elle prévoyait d'en faire des guerriers.

Avec les premières villes des peuples simples viendraient guerre et commerce.

Duka était pleine d'amour pour son peuple à venir, mais aussi pour les peuples simples, car elle avait allumé leurs premiers feux et partagé leurs premières chasses.

Volgit, elle, voyait dans les peuples simples des partenaires et des concurrents, des alliés et des ennemis. Elle prépara ainsi les Troisièmes Nés à leurs futures Tâches.

Volgit est et demeurera :

La Matriarche, Le Dernier Rempart, La Reine Mère.

Angrad

Le seigneur des feux des Profondeurs

Angrad fut sculpté et forgé dans les profondeurs de la terre, si proche d'Ajax que même lorsque sa forme était indistincte et ses traits non ciselés dans la roche, il entendait ses nonchalantes mélopées. À son éveil, quand il fut nommé, Angrad s'assit au bord de la lave, la regardant s'écouler. Grâce à sa pierre-esprit, il conversa avec Ajax. Encore sous sa forme minérale, il plongea dans les magmas, nageant au plus profond de la terre, aux frontières des plans, là où les corps d'Ajax et de Rual se mêlent.

Là, il chemina dans les océans de lave du centre du monde, s'y imbriquant. Ainsi sa Tâche fut révélée : apporter au peuple nain la parole d'Ajax et la maîtrise des feux souterrains.

Angrad est et sera :

Le Héraut d'Ajax

Le seigneur des feux des Profondeurs

Magrim

Le seigneur des Airs

Magrim sortit du plus haut pic de Dol Rual. Volgit le sculpta d'un pilier dans un nid d'aigle balayé par les rafales de Celene. Au Premier Âge, le ciel était encore immense et peuplé de merveilles. Les montagnes étaient hautes et vertes. Alors que son enveloppe se formait, Magrim baignait dans les étendues bleues du ciel. Il y observa toutes les créatures qui le peuplaient. Il prévoyait que son peuple les chasserait dans l'avenir, mais aussi vivrait et volerait à leurs côtés.

Magrim fut ciselé et nommé au sommet de la montagne, dans les airs, auprès des griffons. Tandis que son esprit était façonné par Duka, à l'aide de sa pierre-esprit, Magrim les contacta.

Ces puissantes créatures n'étaient pas des animaux, mais un petit peuple. Ils ne vivaient pas dans de grandes cités, mais aux cimes des plus hautes montagnes. Magrim fut leur frère d'esprit. Celene se prit à l'apprécier, elle qui partageait un amour égal pour son futur peuple et pour les fiers et farouches griffons. Le Primordial donna alors à Magrim le pouvoir de parler avec les êtres de son royaume.

Devenu chair, Magrim resta de nombreux cycles auprès des griffons, car il voulait forger alliance et symbiose.

Par la grâce de Celene, Magrim est et sera :

Le seigneur des Pics, le Maître des Airs, l'Ami des Griffons

Grondinar

Le Serviteur, Le Souverain sans Couronne

Des Sept Cadets, Grondinar fut le plus travailleur et le plus méticuleux. Il fut taillé d'un pilier de granit, parcouru de veines de fer, dans l'une des plus grandes cavernes de Dol Rual. Volgit le martela, pleine d'ardeur à la Tâche. Lorsque Duka le nomma, Grondinar prononça ses seules paroles du Premier Âge :

« Bonjour mère. Je vais creuser et bâtir ici, dans le corps de notre Primordial Rual, la plus gigantesque cité du monde. Une cité digne de votre Vision pour y accueillir tous vos nainfants. »

Grondinar se rapprocha alors d'une veine d'adamentium pour y puiser ses outils : un ciseau, un marteau et une enclume.

Il se mit à sa Tâche, creusant la montagne, sculptant, maçonnant, forgeant, ciselant une cité aussi grande que magnifique. Rual, voyant ce nouveau né si dur à la Tâche lui confia le pouvoir de plier la roche à sa volonté.

Ainsi Grondinar est et sera :

Le Bâtisseur, le Fidèle Serviteur, le Souverain sans Couronne

Kohl

Le Gardien des Serments

Kohl sortit d'un pilier de Rual alors que Volgit, suivant les pensées de sa mère, pensait aux peuples simples. Alors qu'elle façonna Kohl, Volgit était pénétrée de visions de guerres naissantes entre les cités des jeunes peuples. L'esprit de Kohl fut façonné par la guerre, les traités, les alliances, les trahisons. Alors que Duka ciselait Kohl, cet esprit naissant se tendit vers celui de sa mère.

« Mère, retenez vos ciseaux. Je comprends que vous allez figer mon caractère dans mes traits et mon nom. J'aimerais vous parler d'abord ». Duka, étonnée et heureuse de voir cet être en devenir si sage, posa ses ciseaux à pierre et son marteau.

« Je suis là, tu n'es pas né encore. Quelles sont ces questions qui animent ton esprit inachevé ?

— J'ai vu votre vision, à travers l'esprit de ma sœur Volgit. Ainsi, nous allons vivre dans notre royaume Dol Rual. Nous allons y faire naître des splendeurs inimaginables pour les peuples simples. Nous allons attirer envie et convoitise. Comment allons-nous nous protéger et protéger les peuples simples ? »

Duka ne pouvait répondre à cette question, son esprit étant trop plein d'amour pour eux. Elle avait partagé leur repas, leur avaient appris à fabriquer lances et flèches, elle leur avait permis d'ériger leurs cités en leur enseignant les secrets de la maçonnerie.

Volgit répondit alors, car elle savait que sa Tâche serait de continuer la Vision de sa mère en guidant ses frères vers leurs Tâches.

« Tu fus baigné par la sagesse de Rual, esprit naissant. Que vois-tu ?

— Je vois des ententes, des accords, des paroles, des traîtrises. Les peuples simples sont si inconstants.

Ils sont changeants comme les nuages qui passent au-dessus des cimes, pourtant, toujours ils suivent les courants de Celene. Ils vont et viennent comme les vagues sur les plages de galets, mais sont toujours faits des mêmes ondes. Pourrons-nous vivre avec eux, nous qui sommes pareils à la montagne ? »

« Il me semble, mon frère, que tu connaisses déjà ta Tâche. Tu devras le découvrir. »

« Alors, ciselez-moi en ce sens. Faites-moi pareil à la montagne : inébranlable. Pareil au métal : inflexible. »

Car les mots seront gravés dans la pierre, Kohl devint :

L'Inflexible, le Gardien des Serments.

Tarak

Le Forgeron

Tarak fut forgé dans une fournaise de lave, son corps fait de basalte veiné de cuivre, d'étain et d'argent. Dans ces veines, Duka cisela sa barbe et ses cheveux. Tandis qu'elle les filait, qu'elle les travaillait, qu'elle les magnifiait, Tarak sentit tout son amour. Pour son peuple en devenir, là résidait la beauté : la Forge.

Quand il fut animé et nommé, il se mit à sa Tâche. Tarak fit naître d'une veine d'adamentium une enclume et un marteau. Si Grondinar pouvait soumettre à sa volonté la roche, Rual donna à Tarak le pouvoir de faire de même avec le métal.

Tarak partit dans les profondeurs de Dol Rual demander à Angrad le feu le plus chaud. Il demanda à Grondinar la bâtisse la plus dure. La forge de Tarak fut fondée dans les profondeurs du monde. Conformément à sa Tâche, il prit grand soin de forger tout ce dont sa mère, ses sœurs et ses frères auraient besoin. Tarak forgea durant tout le Premier Âge, perfectionnant son art.

Il se donna une Tâche : filer, travailler, magnifier le corps matériel de Rual pour en faire le joyau des Neuf Plans.

Ainsi Tarak est et sera :

Le Forgeron, Celui qui connaît la Beauté, Le Gardien des Arts nains

Trud

Le Vaillant, Le Fort, Le Vigilant

Trud fut façonné dans la pierre la plus dure du plus profond du monde. Son corps minéral ne fut pas sculpté, mais formé par le pouvoir de Grondinar, car rien ne peut entamer cette roche. Volgit voulait l'envoyer défaire les créatures qui hantaient les montagnes, afin qu'elles ne menacent plus les nains. Duka admit que ce devait être, mais ne voulut pas que ce nainfant devienne un implacable tueur. Elle lui cisela des traits doux, elle le nomma Trud pour lui donner la force et la vaillance de vaincre.

En s'éveillant, Trud ne s'acquitta pas de sa Tâche immédiatement, car il était sage, comme tous les nainfants de Duka. Il partit dans les profondeurs en compagnie de Bolka. Là, il apprit à connaître les créatures du Dharkhangron. Il demanda à sa sœur de domestiquer les bêtes qui pourraient servir leur peuple et de les différencier des monstres. Trud se détourna des créatures des lacs de lave, sachant qu'elles étaient à Angrad. Il gravit les cimes pour découvrir Magrim et les griffons. Voyant qu'ils défendaient les pics, il leur demanda de rester vigilant.

Finalement, Trud partit tuer les grands dévoreurs du Dharkhangron.

Ensuite, Trud sortit sur les pentes des montagnes. Plusieurs peuples simples y vivaient. Il appela Kohl afin qu'ils partent s'acquitter de leurs Tâches conjointement.

Ils partirent en quête de la sagesse des géants des nuages. Ils furent bien accueillis : Duka ayant sculpté les cieux avec eux, Magrim partageant leurs cimes. Ils apprirent à se méfier des peuples des montagnes, bien peu étant recommandables.

Trud et Kohl négocièrent avec certains géants. Les géants traceraient des routes tandis que les nains mettraient fin aux menaces pesant sur les deux parties. Ils partirent défier les chefs renégats. Trud les défit, puis Kohl exigea d'eux qu'ils s'exilent.

Ils allèrent ensuite trouver le peuple Tengu, simple et pacifique. Mais ces derniers avaient été soumis par les terribles cyclopes que Kohl savait créatures traîtresses au plus profond de leur cœur.

Trud et Kohl cherchèrent conseil auprès de Bolka et Volgit. Les deux mères tinrent conseil. Les Tengus étaient un peuple simple et stable. Ils élevaient des animaux et cultivaient la terre. Ils feraient un bon allié pour le peuple de Duka. Ils l'avaient chaleureusement accueilli au cours de ses voyages, bienveillants comme leur maître Celene. Les mères décidèrent de libérer les Tengus, d'éliminer les cyclopes puis de les chasser.

Volgit demanda à Tarak d'armer les nainfants de Duka.

Bolka reçut une serpe qui pouvait diffuser la lumière de Rual. Elle coupait toute plante et toute chair, mais Bolka pouvait choisir de blesser ou de soigner.

Volgit, la matriarche, reçut le Marteau de Commandement. Par ce Marteau, tous les membres du peuple de Duka pouvaient l'entendre. Il servait autant à bâtir qu'à détruire. Pourtant, il ne déchaînait ses pouvoirs que pour défendre le peuple de Duka, son foyer et ses alliés.

Angrad reçut une hache à double tranchant. Elle devait canaliser les pouvoirs de son porteur. Elle pouvait aussi bien déchaîner les flammes que les éteindre.

Magrim reçut un gant de métal pareil aux serres de ses frères d'esprit : les griffons. Il emprisonnait les armes des ennemis dans la poigne de son porteur. Magrim reçut aussi une lance pour pouvoir se battre quand il chevauchait. Elle pouvait fendre les airs, mais revenait toujours dans la main de son lanceur.

Grondinar ne voulut rien. Son marteau lui avait déjà servi à creuser les montagnes et son ciseau à tailler les pierres les plus dures. Ses mains étaient dédiées au travail honnête de la maçonnerie et de la taille. Il ne voulut pas porter des objets de mort.

Kohl reçut une lourde épée à double tranchant. Cette lame possédait le don de discernement, elle permettait à Kohl de repérer les traîtres derrière leurs paroles mielleuses. Elle fut animée du besoin de tuer les menteurs et les parjures. Tarak lui fournit aussi un bouclier, une pièce massive destinée à protéger le peuple nain des fourberies.

Trud avait été façonné par Grondinar, sur les instructions de Volgit, armé d'une masse à deux mains faite du même minerai que lui. Tarak prit le marteau de Trud, et avec l'aide d'Angrad, dans le feu de forge le plus chaud qui fut, ils reforgèrent l'arme et la nommèrent. Ainsi, elle devait briser les défenses de ses adversaires, les touchant où qu'ils se trouvent, quels que soient leurs plans.

Pour son dernier frère à venir, Drangdvit, Tarak fabriqua une hache à deux mains, sans pour autant terminer l'artefact. Tarak achèvera de le forger à la fin du premier âge, après que la pierre-esprit de Drangdvit ceigne son front.

Tarak, enfin, sortit un long fil d'adamentium qu'il plia et replia sans cesse. C'était le plus long filon que Rual lui révéla. Tarak le tira et le replia sur son enclume, encore et encore et encore. Le fil envahit la caverne de la forge, et Tarak le martela tant qu'il finit par n'être qu'une simple barre de métal, si lourde qu'aucun être ne pouvait la soulever. Il la forgea alors en épée, qu'il nomma et brandit : ainsi ne pourrait-elle être tirée de son fourreau que par un nainfant de Duka. Elle était si tranchante que nul armure ni bouclier ne pouvait l'arrêter. Elle était si lourde que chaque coup porté provoquait de terribles blessures et balayait l'ennemi. Cette arme, Tarak ne la fit pas pour lui ni pour aucun Puîné ni Cadet, il la fit pour ceux qui viendraient après. Tarak savait que ceux qui viendraient après n'auraient pas la force, la sagesse, la puissance des Puînés et des Cadets. Il leur faudrait une arme capable de les aider après la mort du dernier ancêtre.

Lorsque Volgit vint le chercher, il décida de la brandir lui-même, lui, le moins combattant des nainfants de Duka.

La Guerre contre les cyclopes

La première guerre du peuple de Duka

Volgit déserta sa demeure, mena Bolka et ses frères au combat contre les cyclopes. La matriarche voulait balayer la menace, mais Magrim lui apprit que de nombreux Tengus étaient enchaînés aux mains des cyclopes. Cela les ébranla profondément, car chaque peuple ne doit travailler qu'à sa propre gloire et forger sa propre destinée. Bolka refusa que les esclaves soient sacrifiés. Kohl ne voulut pas de batailles sans négociations. Volgit voulait une stratégie : elle en proposa une.

Trud devait défier le chef des cyclopes en combat singulier. Kohl devait obtenir leur parole qu'en cas de défaite, ils relâcheraient les Tengus et quitteraient ces terres pour ne jamais y revenir.

Mais les cyclopes étant des traîtres par nature, s'ils devaient manquer à leur parole, Grondinar libérerait les esclaves par des tunnels souterrains qu'il devait créer. Angrad ferait jaillir la lave pour engloutir les ennemis. Magrim attaquerait par les airs. Volgit, suivie de Trud et Kohl, attaquerait de front. Bolka passerait ensuite pour guérir les Tengus.

Alors Trud défia le chef des cyclopes et, d'un seul coup, lui écrasa la tête.

Alors les cyclopes brisèrent le serment de leur chef. Ainsi la première bataille commença sur un parjure. Volgit, Kohl et Trud abattirent sans un mot les ennemis qui se jetèrent sur eux. Tarak coupa les chaînes des esclaves rescapés. Bolka les soigna en ignorant les cris des cyclopes mourants. Ainsi était leur peuple, nul cyclope ne venait prendre soin de leurs blessés.

Pendant ce temps, Grondinar évacuait les Tengus par des tunnels. Angrad les noya de lave pour liquéfier les poursuivants. Il plongea ensuite dans le feu pour faire parler l'acier.

Magrim sonna son cor et les griffons se joignirent à la bataille, taillant les rangs désorganisés des cyclopes combattants, escortant les Tengus libérés jusqu'à Bolka. La bataille dura un jour et une nuit.

Au lever du jour, les Tengus survivants, armés par Tarak et soignés par Bolka, encerclaient les cyclopes rescapés sous la vigilance des nainfants de Duka et de leurs alliés griffons.

Kohl contraint les cyclopes à l'exil par Traité. Ils ne devaient plus paraître dans ces montagnes ni prendre les armes contre les Tengus et les griffons sous peine de subir la colère des nains. S'ils devaient chercher vengeance, qu'ils viennent à Dol Rual, ils y seraient reçus.

Kohl fit signer un Traité aux Tengus, gravé dans la pierre. Les Tengus livreraient leurs propres batailles, mais leurs demeures dans les montagnes seraient sous la protection des nains, tant que serait tenue la parole donnée. Tengus et nains se jurèrent mutuelle assistance, ce jour-là, pour défendre leurs foyers.

Griffons et nains mêlèrent leurs destins, les nains les accueillant à Dol Rual. Trud repartit dans les montagnes surveiller les terres et juguler les menaces contre son peuple et ses alliés.

Depuis ce temps, Trud est et sera :

Le Fort, le Vaillant, le Vigilant, Celui Qui Porte Les Défis

Drangdvit

Celui Qui Se Souvient Et Se Venge

Volgit n'avait pas fini de sculpter Drangdvit lorsqu'elle partit pour la Première Guerre. Cependant, l'esprit de cet être inachevé déjà était en éveil. Encore fusionné avec la montagne, il observa la bataille : aussi fut-il le seul témoin des atrocités que les cyclopes faisaient subir à leurs prisonniers Tengus et griffon avant de les mettre à mort.

Volgit vint finir de sculpter Drangdvit, encore habitée par la bataille. Elle le sculpta dur, et même Duka ne pût attendrir ses traits tant la Roche qu'allait devenir Drangdvit était réfractaire. Nommé, détaché du reste de la montagne, il devint une créature complète.

Drangdvit patienta, car il savait que son heure viendrait. Bientôt serait le temps de la fondation, avec la fondation viendrait les serments et avec les serments les reniements. Alors il agirait…

Car Drangdvit est et sera :

Celui Qui Se Souvient, Qui Ne Pardonne Pas, Qui Se Venge

Fondation de Dol Rual

Comment fut créée la mythique cité

Comment les nains la peuplèrent

Pendant que Grondinar creusait salles, piliers et couloirs et que Bolka semait sur et sous la montagne, les couloirs sans fin demeuraient vides. Aucun feu ne flambait dans les âtres, aucun rire de nainfant, aucun chant ni aucun martèlement d'artisan ne raisonnait dans les grands halls.

Alors Bolka réunit les nains autour de Duka.

Alors la grand-mère plongea son esprit dans celui de Rual, y invitant ses nainfants.

Alors ils plongèrent dans la Vision de Duka, contemplant une cité gigantesque, partant des cimes des montagnes jusqu'aux profondeurs de la terre. Cette cité regorgeait de Vie : de nains travaillant, vivant aimants, élevant leur peuple et magnifiant leur cité.

Chacun des nainfants de Duka transmuté en chair devait fonder une lignée. Il fallait aussi peupler la cité. Tarak fabriqua des moules pour fondre les premiers nains, membres des maisons et Throndi des lignées.

Les guerriers furent fondus d'acier, armés et bardés de même, pour protéger le peuple nain et son foyer.

Les artisans furent façonnés d'étain afin qu'ils adoptent toutes formes et qu'ils fabriquent tout ce qui serait nécessaire au peuple nain.

Les paysans furent coulés d'or : aussi malléable que lui, pour s'adapter aux saisons. Ils devaient nourrir le peuple nain.

Les Neuf Lignées

Chacun des nainfants de Duka devait fonder une lignée, il fallut donc marier frères et sœurs et nainfanter pour perpétuer les lignées.

Bolka s'unit à Tarak et Grondinar, Volgit s'unit à Drangdvit, Trud, Magrim, Angrad et Kohl. Chaque lignée s'installa dans un hall, s'attachant une maison, peuplant Dol Rual.

Volgit, La Lignée des Matriarches

Volgit eut dix nainfants, des jumeaux avec chacun de ses époux, toujours une fille et un fils.

Avec Angrad, elle mit au monde Bazguk, qu'elle nomma ainsi pour qu'il navigue sur les magmas. Avec son père, il devait canaliser les feux souterrains. Avec lui vint Gilaed qui rejoignit la lignée de sa mère. Elle y apporta les maîtrises de son père.

Avec Kohl, elle nainfanta Kilond. Il fut nommé ainsi pour qu'il devienne un grand diplomate et un ami sincère des alliés. Nurabela, leur fille, fut nommée ainsi par sa mère pour qu'elle la conseille. La fille devait aiguiser ses sens et évaluer ceux qui se présenteraient devant sa mère.

Avec Drangdvit, elle eut Belurt, le premier berserker. Ce nainfant devait fonder les compagnons vengeurs : les Aimen Thagi. Harlydd, sa fille, la dévouée vengeresse, rejoignit la lignée de sa mère. Elle devait lier les nains et leur rappeler leurs rancunes.

Avec Trud, elle fit naître Falthaï, le fort qui broie. Il devait être le plus puissant parmi les nainfants des lignées pour protéger les portes de Dol Rual. Glorideth, sa sœur, était la gardienne de Rual : Celui Qui Brille. Elle rejoignit sa mère pour veiller sur lui. Elle était celle qui prit le plus au sérieux la prophétie de Draskar, fondant les Rualundi.

Avec Magrim, elle accoucha de Thorval, le noble messager et ami des griffons. Vivant avec son père dans les cimes, il patrouillait les cieux de Dol Rual. Sa sœur Bida, le souffle de la colère, rejoignit la lignée de sa mère, mais continua de voler parmi les griffons.

Bolka, la maison des mères

Tandis que Volgit fondait les lignées des guerriers, Bolka fonda les lignées des créateurs.

Elle s'unit avec Grondinar et nainfanta des jumeaux, une fille et un fils. Le fils fut nommé Helkraal, la divine forteresse, afin de pouvoir fortifier Dol Rual. La fille fut nommée Orifra, l'ouvrière des gemmes, qui devait dépasser la maîtrise de la joaillerie de son père.

Avec Tarak, elle mit au monde Aradin, le sang de la forge. Tarak avait de grands projets pour son fils, c'est pourquoi il demanda à sa femme de le nommer ainsi, pour que le travail du métal coule dans ses veines. Leur fille, Noratia, fut nommée rivière de Mitral. On l'appela aussi Noradnd, celle qui tisse le mitral.

Comme les nainfants de Duka, lignées et maisons investirent Dol Rual.

Volgit installa sa lignée dans le grand hall où fut créé Duka, avec sa mère, ses filles et sa maison. La maison de la matriarche devait être la plus grande des neuf. Elle voulut magnifier ce grand hall, le premier creusé, lieu de naissance du peuple de Duka. Elle fit construire de grandes places souterraines, dans les grands gouffres autour du corps de Rual. De titanesques escaliers sculptés les reliaient. Ils s'élevaient des profondeurs jusqu'aux cimes. Chaque tunnel y menait et chaque hall y était rattaché. Sur chaque escalier, elle installa sa maisonnée et ses gardes. Au centre de la montagne, elle érigea une place plus grande encore, au centre de laquelle se tenait le corps de Rual. Ainsi tout le peuple nain pourrait venir contempler la magnificence du Primordial.

Sur cette place, au pied de Son Corps matériel, Rual fit émerger un trône.

Alors Volgit fit venir l'Aînée, les Puînés, les Cadets, les descendants et les maisonnées. Tous vinrent pour voir le trône de Rual occupé. Alors Volgit accompagna sa mère Duka pour que la Première Née prenne sa place et accomplisse sa Vision. Mais Duka ne régnait pas dans sa Vision.

Alors, une couronne apparut depuis les ombres, ornée de onze pierres. Elle se posa sur la tête de Volgit.

Alors, Duka, Dolgrim, Draskar et Bolka portèrent Volgit sur un bouclier jusqu'au trône de Rual.

Alors les Troisièmes nés sortirent leurs armes et saluèrent leur reine.

Alors les quatorze acclamèrent leur mère, leur tante, leur souveraine.

Alors les maisonnées s'inclinèrent, jurant fidélité et obéissance.

« Longue vie au peuple nain, que les barbes des Cadets poussent à emplir leurs halls. Que les mères siègent jusqu'à la fin des Âges. Que les lignées prospèrent, à jamais ininterrompues. »

Alors Volgit s'assit sur le trône de Rual. Son premier acte fut pour les lignées. Comme elles devaient perdurer, Volgit maria : Harlydd et Falthaï, Glorideth et Helkraal, Bida et Belurt, Gilaed et Aradin, Nurabela et Thorval, Orifra et Kilond, Noratia et Bazguk.

Ainsi furent perpétuées les lignées.

Volgit confirma les Tâches de chacun.

La lignée de Trud devait protéger leur peuple.

La lignée de Kohl devait trier les ennemis des alliés.

La lignée de Drangdvit devait venger les affronts.

La lignée de Grondinar devait loger le peuple.

La lignée de Tarak devait l'outiller, l'équiper.

La lignée d'Angrad devait le chauffer, le préserver d'Ajax.

La lignée de Magrim devait le veiller, le garder en bons termes avec Celene.

La lignée de Bolka devait le soigner et le nourrir.

La lignée de Volgit devait le mener.

Dolgrim devait instruire le peuple sur les mystères du monde, Draskar devait le prévenir de sa vision, Duka devait l'inspirer par sa Vision.

Le Royaume nain, Ankor Dawi

Suite à la fondation de Dol Rual, les nains se tournèrent vers l'extérieur de la montagne, certains cherchant des alliés, d'autres des ennemis. Certains cherchaient l'altérité pour s'y confronter, par la force ou le commerce, ou pour partager un repas autour d'un feu. La montagne avait été purgée de ce qui l'infestait, plus aucune menace n'arpentait ses flancs ni ne grouillait dans ses profondeurs.

Le foyer des nains, Dol Rual, accueillait aussi les griffons, mais d'autres peuples aussi habitaient ses contreforts. Les cyclopes avaient été chassés, ainsi que tous les giganthropes détestables qui hantaient ces lieux.

Les Tengus, libérés de l'esclavage, reformèrent un royaume aux portes de Dol Rual. Volgit leur installa une enclave à l'intérieur de la crête de Trud pour honorer les paroles échangées. Vidés de leurs détestables occupants, les abords de Dol Rual attirèrent des peuples en quête de quiétude.

Les tribus des géants des nuages, elles qui depuis longtemps connaissaient Duka, étaient libérées de leurs frères maléfiques. Ils négocièrent non-agression et commerce avec Dol Rual, apportant la prospérité aux deux peuples. À travers eux, Dol Rual put commercer avec la cité de Celene : Kazad Orral, la cité des nuages bleus.

Sur les contreforts sud vivaient les impassibles géants de pierre. Ils cherchaient l'isolement pour que nul ne vienne les troubler. Contre un pacte de non-agression, les géants s'installèrent en bordure du royaume nain, cachés dans leurs grottes. Ils venaient commercer leurs bêtes d'élevage en passant le col d'argent.

Dans les falaises est et nord-ouest, des géants s'installèrent pour restaurer l'Équilibre. Venant des bosquets, ils œuvrèrent pour reverdir la montagne, purifiant la terre après la dévastation des cyclopes. Mais Dol Rual était le foyer des nains : un âtre brûlant, une table garnie, un atelier besogneux. Les nains élevaient du bétail et cultivaient les contreforts de la montagne. Volgit envoya Kohl, Bolka et ses filles Harlydd, Bida et Nurabela en ambassade dans les bosquets pour trouver un accord. Les nains firent valoir leur droit à l'intérieur de la crête de Trud. Le peuple du bosquet s'installerait aux frontières, veillant sur l'équilibre des saisons sans interférer.

Il était des géants proches de Rual, fascinés par la roche et ses trésors, souhaitant en travailler les beautés. Ils étaient les géants des gemmes, et s'installèrent à l'intérieur de l'Ankor Dawi, au pied de Dol Rual. Volgit leur accorda la protection qu'ils cherchaient contre paiement.

Ainsi le peuple nain forgea-t-il ses premières alliances.

Viendra alors le Second Âge, durant lequel les nains sortiront de leur royaume. Car au-dehors, tandis que le peuple nain s'éveillait, s'éveillaient aussi les menaces.

Les cyclopes terribles, au sud, reconstruiront la cité de Gorgrond.

Les géants de feu, dans les volcans du sud-est, fonderont la terrible Goria.

Et Gog, l'ogre-mage, fera émerger d'un lac de sang le Botaan.

Chapitre 1 : Got Gromthi — la mission

Dol Rual

Troisième jour du troisième mois de la saison de Rual

Un mois avant la dernière lune d'automne

L'aiguille du monde, la plus haute montagne du disque émergé, axe autour duquel tournent le monde, les astres et les plans. C'est dans cette montagne que Rual fit naître Duka, et c'est cette montagne qui devint le foyer de son peuple : Dol Rual.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

***relecture en cours***

Le Conseil des Anciens avait duré plus longtemps que d'habitude, Kohl avait grand-faim. En quittant le Rinn Khaz, le patriarche entendit les échos de la concertation qui continuait. Après avoir congédié les patriarches, les mères et les filles administraient les affaires du royaume. Déjà, par un escalier annexe, les serviteurs de la maison de la reine amenaient plats et victuailles tandis que d'autres dressaient la table au pied du trône. Kohl savait par sa fille que les naines des lignées allaient maintenant partager un long repas durant lequel elles planifieraient les activités de chacune et chacun pour la lune à venir. Elles organisaient les maisonnées, principalement artisans et paysans, coordonnant les efforts en vue de la saison hivernale. Les nains étant un peuple prévoyant, la reine souhaitait que les entrepôts soient pleins.

Si certains des patriarches nains désapprouvaient d'être ainsi congédiés, sans participer à la bonne marche de la cité, ce n'était pas le cas du Gardien des Serments. Ses affaires le retenaient plus souvent hors de l'Ankor Dawi qu'à l'intérieur. Sa Tâche était dirigée vers l'extérieur de la crête de Trud : trouver des alliés et surveiller les ennemis. Il était le Gardien des Promesses, gravant dans la pierre la parole donnée.

La reine l'envoyant souvent au-delà des frontières ces dernières décennies, Kohl avait laissé les affaires de sa maison dans les mains de son fils Kilond. À bientôt trois cents ans, le jeune prince avait l'œil perçant et l'oreille avisée. Kohl lui avait choisi des conseillers parmi ses meilleurs Throndi, et Kilond était suffisamment sage pour les écouter. Maintenant adulte, le fils avait fait ses preuves et siégeait à la place de son père en son absence. Il rendait la justice et maintenait l'ordre, tandis que sa femme Orifra administrait leur maisonnée. Ainsi tout était en ordre à Dol Rual, et le patriarche pouvait quitter les murs de sa cité l'esprit tranquille.

Une fois encore, le conseil avait jugé utile de l'envoyer loin de son foyer. Il n'était pas question de légation2 chez un allié ni d'évaluer les mouvements sur le grand échiquier des royaumes, tâche qui lui était habituellement attribuée. Cette fois, il ne s'agissait que d'une courte mission de reconnaissance autour du chantier de creusement d'Ungdrin Ankor. Les excavations de la route souterraine de l'est avaient beaucoup progressé, et le patriarche devait veiller à la sûreté du chantier. Sa mission ne le tiendrait pas éloigné plus d'un mois hors des frontières.

D'autant que la reine avait insisté pour que chacun revienne pour la lune d'automne, au moment des festivités : pendant une semaine, le peuple de Duka célébrerait la naissance de leur grand-mère au Premier Âge. Il y aurait nombre de choses frivoles, mais aussi des défis et des combats rituels. La grande arène construite par Kilond serait pleine de guerriers qui rivaliseraient d'adresse et de combativité pour forcer le respect de leurs pairs. Quelques naines viendraient sûrement, mais les Rualundi de Glorideth ne démontraient jamais leurs compétences martiales en public.

Alors qu'il descendait d'imposants escaliers taillés à même la roche, Kohl observa des artisans installant des couronnes de feuilles mortes. À leurs pieds, des nainfants jouaient en les tressant. Si Kohl ne voyait pas l'intérêt de salir les marches du palais avec des feuilles mortes qu'il faudrait ensuite balayer, ce n'était pas le cas de son frère qui cheminait à ses côtés : le patriarche Angrad — seigneur du feu et grand initié, désigné pour l'accompagner — adorait ces festivités. Kohl était soulagé qu'un mystique doublé d'un hermétique le seconde, il lui passait donc volontiers son amour des frivolités. Habituellement, il n'aurait pas cru bon de s'adjoindre les services d'un sorcier ou d'un clerc. Cependant, la reine souhaitait que deux patriarches aux talents complémentaires se chargent de cette mission. D'après les rapports d'excavations du patriarche bâtisseur Grondinar, les mineurs avaient dépassé Karak Dron et se rapprochaient dangereusement du Botaan.

S'il fallait patrouiller si près du territoire des ogres-mages, Kohl était rassuré de pouvoir leur opposer une puissante magie.

Le seigneur du feu avait été acquis sa réputation lors d'épiques duels contre de puissants et néfastes sorciers, cependant Kohl n'avait plus bataillé à ses côtés depuis le Premier Âge, la guerre des Cyclades remontant mille deux cents ans en arrière. Il n'avait pas beaucoup côtoyé son frère depuis, chacun s'acquittant de sa Tâche pour fonder Dol Rual. Toutefois, ces temps étaient révolus, comme les trop nombreuses nouvelletés le rappelaient désagréablement au Gardien des Serments. Cette mission permettrait à Kohl de côtoyer cet illustre initié dont il ne savait presque plus rien. Bien sûr, il connaissait par on-dits certains récits de ses aventures hors du royaume nain. Kohl aussi avait guerroyé aux côtés de grands héros et de puissants alliés, il avait ainsi lui-même plus d'une histoire à raconter sur ses propres exploits. Pourtant, si lui et Angrad passaient pour d'illustres ancêtres aux yeux de leurs Throndi, ils ne s'étaient plus aventurés ensemble hors de l'Ankor Dawi ni ne s'étaient fréquentés de retour dans leur demeure.

Kohl ruminait ainsi dans sa barbe, se frayant un passage au milieu des nains affairés. Ordinairement, les humbles s'écartaient sur son passage, montrant par des révérences le respect qu'ils lui vouaient. Malheureusement, Angrad s'amusait de magie, faisant naître flammes dansantes et pyrotechnie entre ses doigts. Les nainfants criaient de joie sur son passage, courant sur ses talons. Ces éclats joyeux résonnaient dans la grande cavité où tournait l'escalier descendu par les deux patriarches. Une cascade de lave iridescente se précipitait dans le vide depuis les hauteurs, au centre du puits. Les veines de minerais, courant sur les murs, étincelaient, réverbérant les rougeurs magmatiques en de multiples rayons verts et cuivres. L'escalier était encombré d'échafaudages de toute sorte, sur lesquels artisans et sculpteurs magnifiaient la splendeur de l'endroit. Kohl esquiva un groupe de nainfants qui se précipitait vers Angrad. Un artisan, dont le fils s'était cogné sur Kohl, vint se confondre en excuses suite au comportement irrespectueux de son nainfant. Kohl balaya l'incident d'un revers de main, engageant la conversation avec le ciseleur de roches. Quitte à être retardé par les nainfantillages du seigneur du feu, autant mettre ce temps à profit pour mesurer l'avancement des embellissements du palais.

« Nous avançons avec célérité seigneur, l'entretenait l'artisan dénommé Snorri. Mon équipe remonte les veines de quartz tandis que les Throndi de la maison de Tarak polissent les veinures de cuivre, particulièrement riches dans ce gouffre. Nous taillons des arabesques suffisamment grandes pour être visibles de n'importe quel endroit de la cavité. C'est cette roche sombre que nous travaillons afin d'en faire ressortir les quartz. D'ici vingt ans, nous aurons fini, et la luminosité sera supérieure ici à un soleil d'été à son zénith. Rien ne peut approcher les beautés des profondeurs. »

Le fier artisan parlait avec passion, et deux de ses aides vinrent se joindre à la conversation. Kohl hocha la tête, tapant sur les épaules des ouvriers et les félicitant d'une bourrade. Finalement, Angrad le rejoignit, visiblement attiré par la bière qu'un des aides venait de distribuer à l'assemblée réunie autour du patriarche. Finissant sa chope d'un trait, Kohl essuya la mousse de ses moustaches tombantes, puis fit signe à son frère qu'il était temps de se remettre en route.

Angrad, visiblement déçu, le suivit vers les grands halls au pied de la montagne. Pressant le pas, les patriarches contournèrent une zone de chantier. Deux statues colossales de guerriers nains émergeaient de la roche de chaque côté d'une arche en construction. Autour du chantier, d'autres artisans installaient des décorations d'automne pour les festivités. Sous l'arche s'ouvrait un long tunnel donnant accès à un autre gouffre, proche de la demeure de Kohl. Déjà décoré, l'ouvrage serait complété par les deux sculptures. Une fortification se rajoutait à l'intérieur du tunnel. Alors qu'il y entrait, Kohl observa un groupe de maçons creusant le passage d'une herse. Tandis que son frère se penchait sur les réservoirs de lave en bord du gouffre, Kohl rejoignit les gardes du chantier et le maître bâtisseur. Il leur signifia d'un geste de continuer leur travail, inspectant plans et schémas étalés sur la grande table du contremaître.

Le patriarche reconnut sans difficulté les plans aux mécanismes subtils : l'œuvre de son neveu Helkraal. Le contremaître avait couvert de notes plusieurs plaques de marbre afin de percer la complexité du génie d'Helkraal. Comparant les croquis avec l'avancée des travaux, Kohl sourit sous ses moustaches. S'il n'était pas un grand bâtisseur, il était un mécanicien expert. Voyant des artisans installer une herse, il se demanda comment cyclopes, ogres et géants pourraient enfoncer cette pièce de ferronnerie massive. Elle leur donnerait indubitablement du fil à retordre. Même à plusieurs, et malgré leur force herculéenne, ils ne pourraient plier le fer forgé. Satisfait une fois encore par les travaux, Kohl laissa le maître bâtisseur et le contremaître exécuter laborieusement les instructions du maître architecte.

Angrad devançait Kohl, attiré par les victuailles qui rôtissaient au bord du chantier. Il était évidemment exclu d'en prendre une partie et priver de solides ouvriers de leur pitance. Il est certain qu'ils seraient enthousiastes à l'idée de partager leur repas avec un patriarche, mais Kohl avait une tâche à accomplir : il lui fallait s'y préparer. Hâtant le pas, maintenant tiraillé par la faim, Kohl se dirigea à grands pas vers son hall. Traversant le tunnel avec son frère, ils débouchèrent sur le carrefour principal Dwe Drin Khaz Ungoraz.

Dans ce gouffre immense se croisaient les routes menant à Rinn Khaz, Baraz Khaz et Khaz Khazul. Traversé de grands ponts enjambant le vide sur des centaines de coudées, ses parois percées de mille tunnels et couvertes d'escaliers reliant les jonctions, Dwe Drin Khaz Ungoraz était la quintessence de l'architecture naine. Des cascades de roche en fusion se précipitaient depuis ses hauteurs, se déversant de bassin en bassin, s'écoulant dans le grand lac de lave qui baignait les pieds du titanesque édifice.

Depuis la voûte, une stalactite colossale couverte de veines métalliques et de cristaux illuminait le gouffre. La reine Volgit prévoyait des travaux d'embellissement pour la croisée principale de Dol Rual, et de magnifier l'épine de Rual qui déchirait la montagne à cet endroit. Pourtant, cela passerait après les constructions de casernes, d'auberges et de postes de garde, indispensables au contrôle du carrefour.

L'évergétisme3 de la Reine Volgit confortait Kohl à ne pas se mêler des affaires administratives du Royaume. Bien qu'elle fût sa femme, lui n'était qu'un des cinq consorts avec Angrad, Trud, Magrim et Drangdvit. Si ces deux derniers essayaient de s'immiscer dans la gestion de l'Ankor Dawi, Kohl et Trud soutenaient la reine dans chacune de ses décisions. Il paraissait évident au Gardien des Serments qu'elle usait des ressources du royaume le plus efficacement possible. Bientôt, Dol Rual serait le joyau souterrain du monde connu, un foyer digne des nains et du Primordial Rual. Volgit accomplissait la Vision de Duka : une montagne regorgeant de splendeurs et habitée par son peuple.

La reine avait aussi constitué les maisons des patriarches, écoutant les conseils de Dame Bolka. Les proportions entre or, étain et acier avaient déplu à Kohl, mais il admettait à présent avoir eu tort. Les nains d'or, paysans et éleveurs, avaient été moulés en grand nombre, bien supérieur au nombre d'artisans d'étain ou de guerriers d'acier. Kohl n'imaginait pas qu'il fallait tant d'or pour nourrir ses Throndi. Les naines des lignées contrôlaient, sur ordre de la reine Volgit, les ors et étains des maisons, afin de pourvoir aux besoins de tous. Le patriarche supposait que sa femme s'allouait ainsi les moyens de ses ambitions.

Au sein de la maison de Kohl, le prince Kilond ordonnait aux aciers tandis que sa femme, Orifra, gouvernait étains et ors. Si le patriarche conservait la préséance sur ses gens, les véritables gestionnaires de sa maison restaient son fils et sa belle-fille. Cela l'avait durablement désorienté, car il fut un Âge où il gérait seul. Mais le nombre croissant de ses Throndi, complexifiant la gouvernance de sa maison, l'avait poussé à en transmettre la conduite à Kilond et Orifra. Il était dans l'ordre des choses que les héritiers gouvernent pour que les nains prospèrent.

Kohl regrettait le Premier Âge : c'était un temps plus simple, les nains étaient peu nombreux et aux ordres des ancêtres, les ennemis vaincus et la montagne verte et vierge. Irrémédiablement, le Premier Âge avait passé. Avec le Second Âge, les Khaz s'étaient remplis de merveilles façonnées par des maisonnées toujours plus peuplées. Celle de Kohl comptait maintenant cinquante mille nains et le patriarche ne se rappelait plus que les noms de ses vieux Throndi. Une certaine amertume avait amené Kohl à quitter son domaine pour accomplir sa Tâche. Malgré ses absences, il restait très respecté de ses gens.

Tandis qu'il traversait Dwe Drin Khaz Ungoraz vers son domaine, nombreux furent les nains interrompant leur besogne pour s'incliner au passage de leur seigneur. Bien que les nouvelletés déplaisent à Kohl, il appréciait tout de même le travail titanesque abattu par ses Throndi pendant à peine cinq cents ans. Une bouffée de fierté lui gonfla le cœur tandis qu'il traversait les ponts gigantesques excavés de la montagne. Partout où il posait les yeux, il voyait le peuple de Duka, besogneux, continuant de forger sa Vision. Kohl traversa le carrefour au milieu des manouvriers convoyant les matériaux extraits de la montagne, des maçons élevant bâtiments et monuments et des tailleurs de pierre polissant roches et veines. Des charrettes à bras, poussées par colporteurs et marchands, regorgeaient de victuailles salées et de tonneaux de bières racées. Une vie industrieuse bourdonnait au cœur de la montagne.

Kohl et son frère contournèrent les artères principales encombrées de charrettes et de porteurs, privilégiant les chemins creusés tout au long des parois du gouffre. Ils croisèrent plusieurs jeunes guerrières en patrouille derrière une Rualundi à la cotte de mailles étincelante. Les servantes de Glorideth s'écartèrent respectueusement pour laisser passer les patriarches sur le sentier sinueux. Voyant ces dévouées recrues, Kohl repensa à sa mission : il lui faudrait des braves pour constituer son Gottal.

Le patriarche avait gardé tous ses vieux guerriers à son service, afin qu'ils le servent dans l'arène et au sein de ses Gottal. Partant à l'est, il lui faudrait des nains avec l'expérience de ces terres. La sélection serait ardue, sachant que nombre de ses vieux briscards menaient dorénavant une vie rangée. La plupart entraînaient à présent les jeunes guerriers pour affiner leurs qualités martiales. Il y avait aussi les indéfectibles du champ de bataille, qui préféraient mourir la hache à la main plutôt que dans leur lit auprès du feu. Les uns devaient continuer leurs enseignements et les autres n'assureraient pas une mission discrète.

L'estomac de Kohl lui rappela que son cerveau tournerait mieux après un bon repas. Une table bien garnie l'attendait dans sa retraite sur les hauteurs de Baraz Khaz. Quittant le sentier, il atteignit les grands balcons proches de son domaine. Les nains lui ouvraient dorénavant le passage, se reculant pour le saluer. Après une courte descente sur des escaliers étroits épousant la courbure de la caverne, Kohl et Angrad arrivèrent à Barak Baraz.

Les artisans de Grondinar avaient œuvré pour que les deux grandes portes du hall de Kohl soient d'une majestueuse sobriété. La rune Baraz était sculptée dans la paroi de pierre, graduée sur de nombreuses lignes de relief. Le triangle à sa base était percé d'une porte large pour cinq chariots. C'était l'entrée du tunnel qui menait à Baraz Khaz.

Les nains allaient et venaient sous la surveillance attentive des gardes de sa maison. Le losange qui surplombait le triangle était une construction de glace volcanique. Un grand brasier brûlait à l'intérieur, alimenté par les gaz des profondeurs. À travers les cristaux translucides, une lueur rouge orangé illuminait les alentours. Le triangle supérieur de la rune était stylisé, mais dissimulait des postes de tir d'où des arbalétriers surveillaient les environs. Dans le tunnel, deux routes à sens unique facilitaient la circulation.

En contemplant l'édifice, on ne voyait que les strates rocheuses sculptées. Pourtant des portes massives étaient cachées dans la roche, actionnées par des systèmes de contrepoids emprisonnés dans les parois. En cas d'invasion, Kohl pouvait interdire toute progression plus avant dans Dol Rual ou bien enfermer les forces ennemies dans son Khaz.

Traversant les portes de sa demeure, Kohl reconnut deux de ses valeureux Throndi. Ils buvaient au balcon d'un des postes de garde, observant distraitement la foule qui déambulait en contrebas. Leur discussion était intense et le patriarche la savait moqueuse même sans l'entendre. Ces vieux guerriers, dénommés Gulnyr et Gofnyr, étaient toujours animés d'un esprit rusé et facétieux.

D'un geste, Kohl indiqua à son frère de le suivre dans le poste de garde. Il salua les deux jeunes lanciers en faction dans le tunnel, passa la porte puis traversa le rez-de-chaussée. Un âtre brûlait quelque roche-feu dans le fond de la salle vide et des rations sèches étaient disposées sur une longue table, à l'intention de la garde. La contournant, le patriarche s'engagea dans l'escalier entre les chambrées menant au premier étage. Débouchant dans une vaste salle ouverte sur la rue, il découvrit ses deux Throndi debout, s'inclinant devant lui. Comme toujours, Kohl était frappé par leur ressemblance, tandis qu'ils saluaient à l'unisson.

Gofnyr et Gulnyr étaient frères. Jadis fondus dans une même coulée d'acier par le patriarche forgeron Tarak, ils accusaient aujourd'hui quatre cents ans. Ils étaient parmi les plus vieux nains hors des lignées, façonnés à la fin du Premier Âge. Ils étaient bien bâtis, même pour des guerriers. Les premiers moules de Tarak avaient dû être affinés, et les premiers nains qu'il avait conçus étaient massifs, même aux yeux du peuple de Duka. L'âge rattrapait les deux aciers. Kohl, qui les connaissait intimement, découvrait toujours plus de nouvelles rides sur leurs visages. Pourtant, ces infatigables Throndi étaient toujours prêts à le suivre dans ses aventures. Kohl savait qu'il aurait besoin d'eux.

Sans attendre que ses malicieux bateleurs ne se relancent dans quelques mauvais concours de jeux de mots, Kohl les mandats auprès de lui.

« Throndi, Got Ungdrin Ankor. »

Perdant instantanément le pétillant qui habitait leurs yeux, les deux guerriers se rapprochèrent. Dès que Kohl abordait des sujets sérieux, les deux frères abandonnaient leur légèreté nainfantine pour reprendre leur faciès d'acier trempé, immobile et inexpressif. Kohl connaissait leur valeur et savait pouvoir compter sur eux. Il continua.

« Gofnyr, préviens Kramir. Rendez-vous avec Durbar dans ma retraite. Nu. »

Tandis que l'intéressé hochait la tête, Kohl s'adressa au deuxième frère.

« Gulnyr, va chercher Hodrik et Norri. Ils seront nos éclaireurs. »

Gofnyr venait de sangler son écu de frappe et de boucler sa ceinture où pendait son marteau de guerre. Il tendit son bouclier rond à Gulnyr tandis qu'il prenait ses ordres. Kohl était toujours très fier de voir ces deux-là à l'œuvre. Sans se concerter, ils se harnachaient mutuellement, ajustant leurs ceintures sur leurs lourdes cottes de mailles. Même sous la montagne, les deux guerriers avançaient armés et armurés. Pour ne pas se montrer trop intimidants, ils portaient leur gorgerin détaché et leur morillon4 suspendu à leurs spalières5. En quelques instants, ils avaient rassemblé leurs maigres affaires.

« Ce sera fait, seigneur, commença Gofnyr.

— Nous vous rejoindrons avant le plat principal, termina Gulnyr. »

Alors que ses deux Throndi esquissaient un sourire fugace, ils saluèrent et s'éloignèrent en petite foulée. Regardant par-dessus le parapet, Kohl les vit fendre la foule. Les gardes hurlèrent de laissez-passer les deux frères, frères qui se séparèrent en franchissant Barak Baraz.

Confiant, le patriarche se tourna vers Angrad.

« Allons dans ma retraite, murmura-t-il, au calme. Nous y préparerons l'expédition. Mon cuisinier a préparé un festin. C'est un rituel, après les réunions du conseil. Montons et mangeons.

— Je te suis, cher frère. J'avoue que les rôtis croisés dernièrement m'ont ouvert l'appétit. »

Suivi par le seigneur du feu, le Gardien des Serments sortit de la salle de garde. Les sentinelles de la porte des promesses reconnurent leur patriarche et lui ouvrirent la route sur son ordre. Émergeant du tunnel, Kohl pénétra chez lui.

À ses pieds, la cité naine de Baraz Khaz s'étendait sous une haute voûte. La porte des promesses, d'où sortaient les deux patriarches, surplombait la ville. Kohl avait installé sa retraite non loin, car depuis ses fenêtres, il pouvait embrasser d'un coup d'œil son domaine.

Des piliers gigantesques s'élevaient avec une rigueur mathématique dans la cavité. Chacun était entouré de statues représentant des nains géants soutenant le dôme monumental. Au pied des statues, les bâtisseurs avaient excavé des habitations pour loger le peuple nain et ses ateliers. De larges routes serpentaient entre les piliers. Ici et là, une place d'armes entourait une fontaine. Si d'autres Khaz perçaient la montagne, aucun n'était aussi grand ni aussi peuplé que Baraz Khaz. La maisonnée de Kohl avait investi les lieux, traçant de larges routes, installant manufactures et échoppes. Les mines les plus riches des profondeurs, en cours d'exploitation, se trouvaient à l'ouest de la cité. Seules les routes partant de ce Khaz les reliaient, et le patriarche allouait les quartiers ouest aux mineurs et à leurs familles.

Kohl s'arracha à la contemplation de son domaine, reprenant la route. Au pied de la porte des promesses, tout comme pour la porte des serments, Kohl avait fait aménager une esplanade circulaire flanquée de deux bastions militaires. Suffisamment large pour faire manœuvrer un bataillon, elle permettait la bonne circulation des mineurs, des artisans et des manutentionnaires qui transitaient entre les Khaz. Une cohue grondante et ordonnée naviguait autour de la place. Kohl imposait un sens de circulation dans son domaine, et les grandes artères de Baraz Khaz étaient à sens unique. Marchands et bagagistes s'étaient bien sûr plaints des détours, avant de changer d'avis en circulant sans encombre sur des routes dégagées. Le chaos des croisements incessants était proscrit, maintenant la circulation fluide. Bien sûr, le gardien des promesses n'en décidait pas ainsi au seul bénéfice des marchands. Il lui était aussi plus aisé de contrôler les marchandises traversant son domaine. Surtout, il pouvait faire manœuvrer ses Gottal, couper des axes de circulation pour faciliter acheminements de troupes ou manœuvres militaires…

Kohl aimait l'ordre et la discipline et son domaine le reflétait. Rejoignant la file qui pénétrait Baraz Khaz, le patriarche salua les dix aciers contrôlant le trafic. Le garde ouvrant la route devant Kohl arrêta un groupe de manouvriers pourtant lourdement chargés. Le patriarche se hâta de traverser, Angrad sur ses talons, pour ne pas briser l'inertie des charrettes à bras. D'un même mouvement, Kohl entraîna son frère par une casemate du bastion ouest débouchant dans la cour intérieure de la caserne. Pressant le pas, il s'engouffra par une lourde porte de pierre et d'acier noirci. Les contrepoids et mécanismes bien huilés coulissèrent prestement tandis qu'ils s'engageaient dans l'armurerie. Angrad suivait son frère sans comprendre, l'interrogeant du regard. Kohl le contourna pour refermer la porte, coupant les bruits extérieurs. Le silence se fit dans la salle. Puis des tintements métalliques et des frottements de chiffons résonnèrent de nouveau dans l'arrière-salle. Le maître artisan en charge de la réserve hocha doucement la tête en voyant son patriarche. Derrière lui, dans des râteliers, s'alignaient épées, haches, marteaux et boucliers. Des fagots de hallebardes reposaient contre les murs. Quelques apprentis entretenaient le matériel sous le regard sévère de leur maître.

Sans un mot, Kohl invita son frère à le suivre dans un couloir étroit. Le tunnel s'enfonçait dans l'obscurité. Le patriarche y avança quelque temps. Plongé dans le noir, il progressait au pas sans être incommodé par le manque de lumière. Angrad ne put réprimer quelques agacements mêlés d'amusement, constatant les tours et détours que son frère avait aménagés pour protéger sa retraite. Kohl resta impassible, cherchant dans le mur une pierre légèrement disjointe qui ouvrait une porte dissimulée. Il était fasciné par les mécanismes et adorait les concevoir, aussi avait-il profité de la construction de sa retraite pour mettre son ingéniosité à l'épreuve. Kohl avait installé quelques fantaisies mécaniques et portes dissimulées dans son repaire. Il allait bientôt pouvoir en faire étalage devant son frère médusé. D'un geste né de l'habitude, Kohl déclencha une commande invisible. Un système de contrepoids et une glissière révélèrent bientôt une porte secrète qu'il franchit. Un court escalier abrupt les mena jusqu'à un couloir éclairé. Ils traversèrent ainsi les sculptures titanesques qui entouraient la porte des promesses et soutenaient le dôme de Baraz Khaz au nord. Des fenêtres percées dans le mur sud laissaient entrer les lumières de la cité. Des odeurs de fumée, de roche-feu crépitante, montant des manufactures plus bas, emplissaient le tunnel.

Découvrant leur position, Angrad riait dans sa barbe. Kohl lui sourit avant de s'avancer dans le couloir.

« N'aie crainte, je n'ai pas encore piégé le couloir.

— Par la flamme, se moqua Angrad, tu comptes vraiment installer des chausse-trappes sur le porche de ta maison ? »

Le patriarche haussa les épaules, comme pour signifier son indécision. Le seigneur du feu s'émerveillait de pouvoir contempler la cité et Kohl se joignit à lui. Il avait fait bâtir sa retraite dans un nid d'aigle, bien au-dessus de Barak Baraz. Une fois de plus, il jeta son regard sur les profondeurs illuminées de son Khaz. La lourde main d'Angrad sur son épaule le sortit de sa contemplation. Son frère aussi admirait l'œuvre du peuple de Duka, le cœur empli de fierté. Kohl s'extirpa de cette vision magnifique en se tournant vers lui.

« C'est encore plus beau que dans la Vision de mère, murmura Angrad. »

Lui souriant, Kohl le saisit par son brassard de force en une étreinte guerrière.

« Accordons-nous un moment avant notre départ, proposa le gardien des Serments. »

Se dirigeant vers le fond du couloir, ils arrivèrent au pied d'une porte massive incrustée dans la paroi. S'écartant pour le laisser passer, Kohl défia son frère de l'ouvrir. Tandis que le seigneur du feu palpait le mur, cherchant saignée ou poignée, Kohl précisa :

« Sans faire fondre la pierre. »

Le Gardien des Serments laissa quelques instants à son frère afin qu'il se perde en conjectures.

« Quelle idée de fabriquer une porte sans poignée, bloquée de l'intérieur, s'exclama Angrad ! »

Retenant difficilement son sourire, Kohl s'immobilisa, comme pour signifier à son frère de ne pas perdre courage.

Angrad se recula et commença à appeler son pouvoir. Kohl n'avait aucune idée de ce que l'initié fabriquait. Il avait essayé à plusieurs reprises de comprendre les arts mystiques et hermétiques, mais sans succès à ce jour. Les investigations magiques d'Angrad durent être plus fructueuses que ses observations, car ce dernier affirma :

« C'est ici que tu ouvres ta porte. J'ai senti une aura magique derrière cette pierre. »

Il désignait une des pierres du chambranle de la porte. Inclinant la tête pour saluer la perspicacité du patriarche initié, Kohl sortit de sous son vêtement une malachite enchâssée dans une monture de platine. La pierre était suspendue à une chaîne qui pendait à son cou. D'un geste sûr, il passa cette clef devant la pierre serrure pour déclencher le mécanisme d'ouverture.

Avec un grattement mesuré pour produire un effet théâtral, une roche prisonnière du mur glissa. Elle délogea un poids qui actionna l'ouverture d'un loquet. Au dernier tintement sonore, Kohl poussa la porte libérée qui pivota sur ses gonds. Renforcée de métal, taillée dans une dalle de granit ambre, la pièce massive tourna sur son axe parfaitement équilibré. La faible poussée initiale du patriarche suffit à l'ouvrir complètement.

N'étant pas doué de magie, Kohl enviait l'émerveillement qu'elle suscitait dans les maisons. Il jubila donc intérieurement en contemplant le visage d'Angrad, les rides de son front exprimant sa perplexité. Pénétrant le vestibule, Kohl laissa son frère à ses réflexions. La roche de taille polie reflétait la lumière des lanternes. D'amples capes de fourrures chaudes pendaient sur des patères dans l'entrée. Kohl s'engagea dans une petite pièce annexe où des râteliers vides attendaient ses armes et celles de ses invités. Plusieurs présentoirs s'alignaient le long du mur du fond, le sien trônant au milieu. Il ressemblait plus à une statue qu'à un porte-armure. Kohl avait refusé qu'elle lui ressemble, car Duka avait ciselé ses traits dans la pierre. Il lui paraissait blasphématoire qu'un artisan, si bon soit-il, tente de reproduire ce travail. Le patriarche prit le temps d'ôter son armure de plaque de pierre et de coiffer la statue de son casque. Une fois déséquipé, il revint dans le vestibule pour passer une fourrure sur ses épaules. Sa ceinture ceignait toujours son ventre, Baraz Zagaz pendant dans son fourreau. Kohl ne s'en séparait jamais. Jetant un coup d'œil dans le couloir, il constata qu'Angrad observait toujours la porte pensivement. Il devait l'examiner avec quelque sens magique. Kohl lui laissa tout loisir de tenter d'en percer les secrets.

« Comment as-tu réussi ce tour de force ? l'interrogea Angrad en passant la porte. »

Kohl actionna un autre mécanisme scellé dans le mur avec sa clef de malachite. La porte pivota seule sur ses gonds sans effort. L'ouvrage au poids démesuré tourna lentement sur son axe pour se fondre dans le mur. Une fois fermé, il ne restait plus une rainure visible. Kohl fut plus fier encore de voir son frère abasourdi.

L'invitant à se mettre à l'aise dans l'armurerie, Kohl décrocha une chaude houppelande d'hermine et la lui amena.

Angrad avait dû faire appel à quelques invisibles serviteurs qui le déharnachaient de sa plate de pierre. Tandis qu'ils l'installaient sur un porte-armure, les questions d'Angrad reprirent.

« Par ma barbe, comment as-tu réussi tout cela sans l'aide de schémas magiques ?

— Il vaudrait mieux en discuter à table, répondit Kohl. Finarin nous a préparé de quoi manger. »

L'évocation de nourriture ayant réveillé quelques appétits dissipés, Angrad hocha la tête en enfilant la fourrure.

Quittant l'armurerie puis le patio, Kohl guida son frère jusqu'à une grande salle à manger, flanquée de deux cheminées. Une seule était animée d'une chaleureuse flambée. Deux fauteuils de pierre trônaient au bord des flammes, entourés de plateaux chargés de victuailles.

Le dévoué Finarin entra sur ces entrefaites, une barrique de bière sous le bras.

« Bienvenue, mes seigneurs. J'ai rechargé les tiroirs à braise de vos fauteuils, ils doivent être bien chauds. Installez-vous pendant que je mets le tonnelet en perce : une bière racée, fraîchement brassée après avoir fermenté par trois fois. »

Kohl invita son frère à s'asseoir avant de s'installer confortablement dans son siège couvert de fourrure. La pierre était chaude, diffusant une douce odeur minérale. Les artisans l'avaient polie jusqu'à reproduire exactement la forme du dos du patriarche. Les meubles en pierre étaient froids, ce qui ne posait habituellement pas de problème pour le peuple des profondeurs. Les nains se satisfaisaient de vivre dans les entrailles de la Terre. La plupart portaient de chaudes fourrures jusque dans leurs habitations. En revanche, l'humidité n'était pas tolérée. Des feux brûlaient dans tous les âtres pour la chasser, plus que pour élever la température. Certains meubles pourtant, comme les sièges et les lits, pouvaient être chauffés pour plus de confort. Les âtres se multipliaient dans les Khaz. Les travaux acharnés de la lignée d'Angrad : Bazguk et Gilaed amenaient la maîtrise des feux souterrains dans tout Dol Rual. Peu à peu, le royaume souterrain était transformé pour satisfaire les exigences du peuple de Duka.

Ainsi installé au calme, à l'abri dans sa retraite, Kohl se détendit. Ce refuge était pour lui l'endroit où il déposait son fardeau à l'entrée. Cette maison était un lieu de rires et de chants, un lieu où la table était toujours mise et couverte de victuailles, un endroit de paix pour le patriarche.

Une chope moussante apparut sur la desserte installée auprès du fauteuil de Kohl. S'en saisissant, il se tourna vers son frère que Finarin venait de servir.

« Au succès de notre expédition ! »

Les deux patriarches levèrent leurs chopes pour accueillir ce présage, puis burent à grandes goulées. Kohl appréciait particulièrement cette bière. Finarin l'approvisionnait auprès du maître brasseur Laskji, dont la fabrique se situait en contrebas. Alors qu'il commençait à se faire construire sa retraite, laissant Kilond et Orifra mener sa maison, Kohl fut prévoyant. Il redistribua les bâtisses au pied du bastion pour alimenter la garnison de la porte des promesses. Ce quartier fut réorganisé pour pourvoir à tous leurs besoins. Maître Laskji s'était vu accorder le privilège de fournir la garnison en bière pour les cinquante prochaines années. Il était dans la confidence, aussi préparait-il une cuvée spéciale pour le patriarche. Le maître brasseur ne manquait de rien, ainsi obligé auprès de son suzerain et des fiers aciers de Barak Baraz. Si Kohl veillait sur ce vassal, il promouvait aussi sa production, ne manquant aucune occasion de faire goûter sa cuvée spéciale. Fort de cette publicité auprès des Gromtrommi et des Throngrink, maître Laskji avait acquis une solide notoriété qui lui assurait de bonnes places dans les concours de brasserie.

Savourant cet instant de quiétude, Kohl finit sa chope et la reposa. Une autre apparut à la place, pleine à ras bord. Le patriarche avait bien choisi son cuisinier — serviteur : un bon chef plein de ressources et un Throndi zélé.

« Ainsi, c'est ici que tu esquives tes obligations de patriarche une fois rentré ? »

Angrad s'était levé pour s'asseoir sur la dalle de la cheminée, plongeant la main dans les flammes.

« Comment fais-tu ça, s'enquit Kohl ?

— Quoi donc ?

— La flambée est brûlante. Je tiens à peine devant à cinq pas. Toi, tu es presque dedans. »

Angrad sourit en jouant avec des langues de flamme qui léchaient la roche-feu.

« Craindrais-tu pour ma vie, petit frère ? se moqua plaisamment Angrad.

— Ta vie, non. Mon hermine, oui, railla Kohl pourtant intrigué.

— Le Primordial Ajax est un vieil ami. Son corps sur le plan matériel ne peut me faire du tort. Ainsi est-ce moi qui décide ce qu'il peut dévorer ou non. »

Comme pour démontrer son propos, Angrad saisit une petite boule de roche-feu dans l'âtre. Celle-ci cessa de rougeoyer instantanément.

« Ajax m'a enseigné les Noms véritables des feux des Profondeurs. J'en ai donc le contrôle. »

Pour appuyer son propos, Angrad fit briller la roche-feu intensément. Il modula le rougeoiement puis laissa une flamme intense réduire le combustible en poussière.

« Je suis le maître et je décide ce que le feu consume.

— Je suis content de t'avoir avec moi. Got aux frontières du Botaan. Mystiques et hermétiques ne seront pas de trop.

— Ne surestime pas mes pouvoirs pour autant, mon frère, le contra Angrad. Je suis le Maître des feux des Profondeurs. Dans le Dharkhangron, la flamme se plie à ma volonté. Ce ne sera pas le cas en surface. »

Kohl médita cet avertissement. S'il n'ignorait rien des périls mystiques, les contrer lui était impossible.

« Gottal Rink au besoin, je suppose, proposa Kohl.

— Non, je te laisserais diriger la troupe, tu excelles dans ce domaine. Je ferais en sorte de me tenir prêt à contrer l'ennemi.

— Comptes-tu emmener de tes Throndi ?

— Non, si tu n'as pas d'objections. J'ai peu de Throndi combattants : ils doivent servir mon fils. Si nous partions avec deux groupes de combat, il faudrait les coordonner. Je refuse que nous ayons à assumer cette charge.

— Je prendrais donc mon Gottal de Karak Naar. Mes Throndi sont coordonnés. C'est une mission de reconnaissance. Deux semaines en surface, au plus. Avec deux patriarches, aucun péril n'est insurmontable. »

Finarin installa entre les deux fauteuils un plateau chargé de pain, de bols de bouillons fumant et de quelques morceaux de fromage. Changeant de sujet, Angrad revint sur le mécanisme de la porte.

« Comment as-tu fait pareil prodige ? s'enquit le seigneur du feu et se rasseyant un bol à la main ?

— C'est le génie de nos neveux et nièces, affirma le Gardien des Serments. »

Après une pause où il goûtât le bouillon de poule du cuisinier, un jus épicé rassasiant, Kohl reprit.

« La forge mystique. Orifra et Noratia percent le secret du pouvoir des pierres. Mais j'imagine que tu le sais mieux que moi.

— J'ai beaucoup visité, dernièrement, l'atelier de nos deux nièces avec maître Dolgrim. Leurs dernières tentatives consistaient à insuffler un schéma dans un diamant. Elles espèrent qu'il adoptera ses formes dans sa formation cristalline. Il est même question que le pouvoir de la pierre vienne à alimenter le schéma, reproduisant sa magie. »

Désorienté par cette explication qu'il n'eût pas saisi, Kohl reprit le fil de son explication.

« C'est Orifra qui a ciselé cette orfèvrerie, dit-il en montrant la clef de malachite. Elle peut pousser sans toucher une pierre sœur, enchâssée dans le mécanisme d'ouverture. C'est le seul élément mystique de la porte. J'ai fabriqué un système de loquet actionné par un contrepoids. J'ai enfermé le mécanisme dans la porte. Il vient la sceller en huit points. La pierre sœur de malachite actionne le contrepoids pour verrouiller et déverrouiller.

— Je saisis, mais la porte pèse au moins une tonne, le contra Angrad. Comment fait-elle pour pivoter si facilement ? Et surtout, comment fait-elle pour disparaître une fois fermée ?

— Helkraal, répondit simplement Kohl. »

Le fils du patriarche bâtisseur était le digne successeur de son père. Les ouvrages du jeune maître étaient aussi impressionnants que géniaux. Le père avait accompli de nombreux exploits grâce à ses immenses pouvoirs sur la roche. Le fils, lui, grâce à sa grande ingéniosité, progressait dans la maîtrise de l'architecture. S'entourant d'une myriade d'artisans fascinés par ses ouvrages d'art, Helkraal lançait autant de chantiers qu'il avait de géniales idées. Chaque déboire rencontré était surmonté par son astuce et son adresse. Helkraal embauchait à tour de bras, enseignant son art. La plupart des nouveaux maîtres bâtisseurs venaient de son école. S'ils ne pouvaient reproduire les chefs-d'œuvre du maître, ils appliquaient ses techniques. L'architecte qui avait fabriqué la porte était de ceux-là. Avec la bénédiction du patriarche, il avait présenté sa réalisation au maître. Helkraal était venu féliciter son élève pour la finesse de l'équilibre du pivot sur lequel la porte tournait. Afin de faire plaisir à son oncle, Helkraal avait usé de ses quelques pouvoirs pour rendre la porte invisible. Kohl avait alors découvert que ce secret était passé du père au fils. Il venait à son tour d'en informer Angrad.

« Ces petits sont nos dignes successeurs ! déclara le seigneur du feu la voix vibrante de fierté. Mon Bazguk construit des édifices qui dépassent mes plus folles visions. Dol Rual est pour eux plus qu'un héritage. Ils sont plus astucieux que nous et plus ambitieux encore. Ils vont transformer la montagne au-delà des plus folles Visions de Duka. »

Kohl leva sa chope pour saluer cette déclaration. Il savait que la reine Volgit était derrière tout cela. Aidée des naines des lignées, elle planifiait consciencieusement tous les grands travaux de Dol Rual. Certes, elle laissait la créativité de ses filles, fils, nièces et neveux échafauder leurs plans démesurés. Mais invariablement, elle les recadrait, toujours en douceur. Kohl l'avait vu à l'œuvre avec sa belle fille. Si Orifra rêvait d'une kyrielle d'expériences à réaliser dans la forge mystique, une fois dîné avec sa tante, elle les avait priorisées selon un ordre bien spécifique. Évidemment, dame Volgit était assez diplomate pour qu'Orifra en fasse elle-même l'inventaire. Invariablement, cette planification s'alignait parfaitement avec l'agenda de la reine.

Une fois le silence revenu, Kohl profita de cette quiétude, vidant son esprit, chaudement installé.

Ce fut Gulnyr qui revint le premier. Kohl lui avait confié une clef de son repaire, ainsi qu'à son frère. Quand la porte d'entrée s'ouvrit, un courant d'air frais chargé d'humidité s'insinua brièvement dans la pièce. Le patriarche vit son guerrier protecteur, à la porte de la salle à manger, saluer en attente d'instruction. Il n'eut nul besoin de demander si Hodrik et Norri le suivaient, car il les entendit pester dans le vestibule.

« Veux-tu bien ranger ton bide, Norri, il n'y a pas de place pour nous trois ici ! S'amusait la voix mordante de Hodrik.

— Nous quatre, tu veux dire, répondirent les croassements de Norri. Ton manche à balai me chatouille les côtes. Range-le ou quelqu'un va trébucher !

— Le manche à balai décoche quatre carreaux en dix secondes. »

Sans même se lever de son fauteuil, Kohl fit un sourire discret à Gulnyr pour qu'il s'occupe de ses compagnons. En retour, celui-ci apostropha les deux guerriers.

« Tenez-vous mieux dans la maison de votre seigneur ! Filez dans l'armurerie vous débarrasser de votre quincaillerie. »

Tandis qu'ils passaient dans son dos, le vieux guerrier ajouta :

« Et vous me déharnacherez ! Montrez le Gnollengrom ! »

Kohl laissa ses trois Throndi s'extirper de leurs armures. C'était un privilège réservé à son foyer. Dès qu'ils quittaient Baraz Khaz, Kohl insistait pour que ses aciers soient prêts au combat. La discipline devait régner. Si le patriarche ne redoutait pas les altercations dans Dol Rual, le port de l'armure à toutes heures et en tous lieux habituait ses nains à ne jamais la quitter une fois la crête de Trud franchie. Kohl montrait l'exemple en ne posant sa plate de pierre et son casque que dans les murs de sa retraite. Au-dehors, il arborait ces symboles de pouvoir, le démarquant des autres guerriers. Mais la vraie raison, c'était un coup de poignard nocturne qui aurait dû lui trancher la gorge s'il n'avait rebondi sur son gorgerin. Depuis cette sinistre expérience, Kohl ne quittait plus son armure, même pour dormir. Évidemment, les premiers réveils avaient été difficiles. Mais à force de persévérance, la maille devenait une seconde peau pour les aciers. Même lui avait fini par s'habituer à sa plate de pierre, venant parfois à oublier qu'il la portait.

Dans l'armurerie, les guerriers se mirent à l'aise, rivalisant d'obséquiosité envers la barbe de Gulnyr. Hodrik raillait gentiment son aîné par une déférence dégoulinante, décrivant en détail la graisse parfumée qui maculait sa pilosité faciale. Quand ils entrèrent dans la salle à manger, Kohl, l'air grave et concentré, fit comme s'il n'avait pas entendu leurs taquineries. Il était bon que la camaraderie habite un Gottal, mais le patriarche ne tolérait pas les manquements au Gnollengrom. Aucune moquerie sur aucune barbe n'était tolérée. Ses Throndi le savaient et pensaient avoir été discrets. Kohl ne les détrompa pas.

« Mes fidèles aciers, s'exclama-t-il en quittant sa chaise. Got Ungdrin Ankor. Nous partons patrouiller aux frontières du Botaan. »

À cette annonce, les regards se firent durs. Toute frivolité avait quitté les guerriers dès que le patriarche avait prononcé le nom honni.

Kohl avait pour Tâche d'évaluer les alliés et les ennemis du peuple nain. Le tyran du Botaan, Gog, l'ogre-mage, était le pire de tous les fléaux à ses yeux. Mais le dévoreur ne serait pas le but de leur mission cette fois, aussi leva-t-il les mains pour réclamer le calme.

« L'heure n'est pas à l'ennemi. Nous devons surveiller les menaces autour de Migdhal Khatûl. »

Tandis qu'il finissait d'exposer leur mission aux premiers arrivants, la porte s'ouvrit de nouveau, laissant apparaître Gofnyr. Il pénétra à son tour dans la retraite du patriarche, accompagné des deux étains. Sans un mot, les trois nains se débarrassèrent de leur matériel dans l'armurerie avant d'entrer dans la salle à manger. Se joignant aux autres Throndi, Gofnyr prit la parole.

« Seigneur ! Nous avons été retardés par de bonnes nouvelles. »

Sur un assentiment de Kohl, le guerrier continua.

« Le puits numéro cent douze est entièrement nettoyé. Les mines sont de nouveau nôtres. Kramir a plus d'informations si vous désirez les entendre. »

Kohl apprécia que ses Throndi lui rapportent la nouvelle. Les mines reliées à son Khaz étaient sous sa protection. Il en tirait les matières premières indispensables à l'activité de ses artisans, sans compter la roche-feu qui alimentait presque tous les feux de Baraz Khaz. Une infestation massive des galeries principales par des créatures des profondeurs avait contraint le prince Kilond à évacuer tous les mineurs puis à déployer ses guerriers. Gofnyr et Kramir étaient de ces nains : les combattants des tunnels. Rapidement, ils avaient repris les trois galeries principales, exterminant les vases. Mais ces créatures gélatineuses infestaient aussi les puits secondaires. Elles surprirent les mineurs reprenant le travail. Ce tragique épisode infligea un lourd tribut aux maisons. Les combattants des tunnels retournèrent au combat, traquant les moisissures rampantes. Toujours sur le pied de guerre, investissant les galeries au moindre soupçon, Kramir et Gofnyr participèrent à cette incessante guérilla.

Ce fut aussi la première véritable opération militaire de Kilond, qui força l'admiration de son père. Le prince écouta longuement les mineurs et les miliciens qui assuraient leur sécurité, tandis que des commandants plus anciens jetaient leurs nains à l'assaut des galeries. Quand la seconde vague de vases préleva le lourd tribut, le jeune prince décida de prendre les choses en main. Il installa un état-major dédié avec des vétérans au cœur des mines. Il s'aida des cartes des mineurs pour mener la contre-offensive. Sécurisant chaque reconquête, quitte à condamner des galeries, les Gottal du prince débusquèrent des passages naturels inconnus des mineurs.

Plus que de prouesse martiale, le prince nain avait fait montre de stratégie. Bien sûr, ce vieux briscard de Garagrim était aux côtés du prince. Kohl constata que son fils savait bien s'entourer. Si Kilond avait combattu pour défendre l'état-major, le patriarche apprécia que son fils ne se jette pas dans la bataille. Le prince n'avait pas encore engendré de descendance, tout risque lui était donc interdit. Garagrim le savait, il avait donc organisé la garde rapprochée de Kilond.

Kohl connaissait la campagne dans ses moindres détails, s'en entretenant avec son fils depuis le début des opérations. Il en connaissait aussi le dénouement, mais n'en laissa rien paraître, conscient du plaisir que ses deux Throndi avaient à le lui rapporter.

« Prenez place, nous écouterons Kramir en mangeant, annonça Kohl. »

Le patriarche s'installa en premier autour de la table, aidé par les deux frères acier. Ensuite, Angrad s'installa à la place d'honneur aidé par Finarin. Puis le Gottal prit place par ordre de longueur de barbe. Kohl aimait que l'on respecte les règles de bienséance à sa table. Angrad semblait agacé par ces manières, mais Kohl n'en tint pas compte. Une fois le Gottal installé, il indiqua d'un geste à Kramir de prendre la parole.

Finarin amenait sur la table une grande marmite de bouillon et une grosse miche de pain nain. Boudin, charcuterie et fromage suivirent tandis que Kramir se leva.

« La bataille est finie, seigneur, lança ce dernier en fixant avec enthousiasme son Gromthi. Le prince Kilond démobilise les Gottal. La dernière poche de vase a été nettoyée hier soir. »

Kramir s'arrêta à peine assez de temps pour boire une grande gorgée de bouillon tant son excitation était grande. Kohl s'en réjouit, désolé de devoir le renvoyer en mission si tôt.

« Le puits cent douze avait pourtant été nettoyé à maintes reprises, continua Kramir. Toujours, les vases revenaient en nombre. Le prince a méticuleusement isolé ce boyau, afin que nous sécurisions les environs. Je n'étais pas du Gottal qui a fini le travail, mais c'est mon escouade qui a découvert l'océan souterrain. »

Incrédules, les nains autour de la table se mirent à réclamer des détails. Cela permit à Kramir d'avaler encore quelques gorgées de bouillon avant de mordre avidement dans une tranche de pain.

« Il se trouve au nord de Dol Rual dans les profondeurs du Dharkhangron. Les maîtres mineurs pensent qu'il est si profond qu'il doit toucher le corps d'Ajax. Quand nous l'avons découvert, enfin une de ses poches supérieures, son niveau rebaissait. Les conseillers du Prince Kilond pensent que les étranges marées de cet océan phréatique ont récemment gonflé. Les vases auraient été poussées vers la surface, investissant nos mines. Le cent douze a été retrouvé couvert de drôles d'animaux à coquilles. La marée a dû le noyer un moment. »

Kramir remplit son écuelle de fromage et de charcuterie tandis que tous digéraient la nouvelle.

« Toujours est-il que le prince n'a pas démonté son état-major, reprit-il entre deux bouchées. Le vieux Garagrim reprend le commandement avec ordre de poursuivre la surveillance. Le prince Kilond, pour sa part, s'occupe personnellement des investigations sur l'océan souterrain. »

Brusquement, Gofnyr se leva en brandissant sa chope.

« Buvons à notre victoire, clama-t-il, aux vaillants combattants des tunnels et au brillant prince Kilond ! Célébrons sa première glorieuse campagne ! »

Le Gottal se leva, brandissant chopes et godets. En trinquant, les nains crièrent de bon cœur.

« Kazak Ad ! »

D'un seul trait, les six Throndi vidèrent leurs chopes, avant de se rasseoir en se congratulant.

Face à Kohl, Angrad leva sa chope à l'adresse de son frère qui lui rendit son geste.

La discussion se fit bruyante autour de la table, le Gottal parlant fort sur plusieurs conversations. Gofnyr et Kramir, les deux vétérans de la campagne, étaient, bien sûr, apostrophés à tout bout de champ. Ils se lancèrent dans un récit décousu débordant de combats, de blessures, de victoires. Les commentaires allaient bon train, tant pour faire ravaler à Gofnyr ses exagérations que pour exhorter Kramir à dévoiler ses blessures.

Finarin continuait d'alimenter continuellement la table, cette fois en rôtis de porc et champignons grillés. Le Gottal, lui, engloutissait la nourriture bon train. Kohl n'était pas en reste, naturellement doté d'un solide appétit. Angrad aussi dévorait à belles dents les miracles culinaires sortant des fourneaux du brave nain d'or. Finarin était chef de grand talent, et tous autour de la table le complimentaient à chacun de ses passages. Hodrik s'était levé pour aider le cuisinier. Accoudé au tonneau en perce, il remplissait les choppes alentour.

Puis ce fut au tour de Gofnyr de montrer ses blessures. Le patriarche sourit en voyant son frère Angrad, pourtant grand seigneur et digne initié des mystères, scander avec les autres le nom du percutant acier tandis que celui-ci refusait de dévoiler une blessure mal placée.

« Je cède, nains voyeurs, les apostropha Gofnyr. Mais je vous préviens, si ça vous coupe l'appétit, je finirais vos assiettes ! »

Railleries et encouragements moqueurs s'élevèrent de la table tandis que le guerrier exhibait son derrière. Une vilaine brûlure cicatrisant mal dévorait toute sa fesse gauche. Elle était profonde et la peau peinait à se régénérer. Par endroit, il semblait à Kohl que les muscles de son Throndi étaient percés de trois pouces. Dévoilant ses fesses à l'assemblée, Gofnyr raconta sa mésaventure.

« En fin de ronde, on a eu le droit à un peu d'animation. Les mineurs avaient repéré quelque chose, alors le Gnol nous a envoyé vérifier. Les bougres avaient raison, puisque nous sommes tombés sur des gelées ocre. Ces saletés ont roulé jusqu'à nous, attirées par nos torches. On s'est lancé dans la bataille avec mes gaillards, histoire de trancher dans le tas.

Mais ces sales bêtes supportent bien le couteau, et très vite il y en avait plus trois, mais neuf. Du coup, elles étaient plus petites. Alors moi, malin, je sors le piège à vase en roche-feu que Kramir m'avait bricolé. Ni une ni deux, je le déploie pendant que les autres me couvrent. Pas vingt secondes après, le boyau était noyé de flammes. On a balancé tous nos sacs de chaux dans le brasier pour cramer ces saletés. »

Le guerrier s'accorda un moment de répit pour s'hydrater le gosier, y faisant couler une bonne rasade de bière. Puis, engouffrant des dés de rôti, il les croqua à belles dents. L'auditoire s'insurgea contre cette coupure, forçant le guerrier à reprendre le cours de son histoire.

« Entre la chaux et la roche-feu, la fumée était tellement épaisse qu'on aurait pu la couper à la lame. On s'est réfugié dans la galerie voisine en bouchant le passage. On a attendu patiemment que ces sales bestioles finissent de crever : le feu pour dévorer la gelée, la fumée pour asphyxier les survivants. Au bout d'une heure, on a décloisonné pour fouiller la zone. »

Pendue à ses lèvres, l'assistance attendait la suite.

« Et on les avait bien cramées, sourit Gofnyr. »

Kohl s'associa à ses Throndi pour exhorter son acier à faire tomber le suspense.

« Toutes, sauf une… Et il n'en restait pas grand-chose. Elle était pratiquement morte. On a quadrillé la zone en la manquant, à cause de la fumée. À un moment, je me suis assis et ce n'était vraiment pas au bon endroit, déclama l'orateur en désignant sa blessure ! »

Toute l'assistance partit dans un grand fou rire, tandis que Gofnyr ajoutait :

« Je me suis vengé tout de suite, puisque la bestiole n'a pas supporté mon poids. Je n'ai jamais sauté aussi haut de ma vie ! Ces bêtes là sont faites spécialement pour vous ronger la chair, et elle m'aura rongé quasi jusqu'à l'os.

J'ai été évacué au dispensaire tout de suite, sinon j'y aurais laissé une fesse. Les apothicaires ont fait des miracles, mais je dois me tartiner de crème trois fois par jour.

Conclusion, faites bien attention où vous posez vos fesses dans les tunnels ! »

Applaudissant la chute, les Throndi saluèrent l'exploit en l'arrosant de bière. Kohl, quant à lui, décida de s'entretenir avec son guerrier après le repas. Pour repartir en mission, son rétablissement devrait être en meilleure voie. Le patriarche jugeait la blessure trop profonde.

Le reste du repas se poursuivit dans une bonne ambiance. Les nains le finirent avec appétit, sachant qu'ils seraient rationnés dès le lendemain. Pendant le Gotten, ils n'auraient majoritairement droit qu'à pain et fruit sec. Kohl prenait un de ses derniers repas décents avant la prochaine lune d'automne. Les soucis viendraient bien assez tôt, il profita donc de cet instant en bonne compagnie.

Gulnyr et Gofnyr, les deux frères, animaient l'assemblée de leur jovialité habituelle. Ces deux farceurs étaient très appréciés dans les Gottal. Leurs redoutables compétences martiales étaient recherchées autant que la gaieté qu'ils apportaient autour des feux de camp.

À son coin de table, Norri tirait quelques notes de musique d'une flûte à bec, accompagnant les chutes des deux frères acier. Il remplaçait Hodrik au baril, se servant largement au passage.

Hodrik et Durbar étaient plongés dans une conversation animée, discutant déjà les détails de l'expédition. Kramir riait des plaisanteries des deux bateleurs avec Finarin qui les avait rejoints. Les deux compères débarrassaient la table en vidant les assiettes dans un grand seau. Les restes iraient aux cochons qui engraissaient à bonne distance en contrebas.

Finalement, Kohl fut rejoint par Angrad, et ils s'en retournèrent devant la cheminée. La roche-feu crépitait, cassant sous l'action de la chaleur. Ces minéraux, une fois portés à haute température, libéraient une grande quantité de chaleur.

Kohl sortit sa pipe en invitant son frère à faire de même. Kohl bourra sa pipe de tabac bleu sorti d'une blague pendue à son fauteuil, qu'il tendit ensuite au seigneur du feu.

Tous deux restèrent silencieux quelque temps, profitant de la chaleur dispensée par la cheminée. Angrad faisait des ronds de fumée en s'aidant de ses pouvoirs. Il exhalait de ses narines des vapeurs aux formes complexes qui déambulaient autour de lui, animées d'un mouvement propre. Le seigneur du feu jouait sur leurs couleurs et leurs formes, tandis que la fumée des pipes commençait à former un léger brouillard au plafond.

Bientôt, tous les nains furent regroupés autour du frère de Kohl pour assister au spectacle. Finalement, le patriarche initié se retourna vers Kohl pour le questionner.

« Avec tous les efforts que tu as déployés pour maintenir ton repaire secret, comment te débrouilles-tu pour avoir une table si bien garnie ? Une habitation engouffrant tant de victuailles ne passe pas inaperçue dans les registres. »

Kohl hocha la tête. Il avait effectivement beaucoup œuvré pour se fondre dans le paysage. Appelant son cuisinier, le patriarche lui demanda d'éclairer la lanterne de son frère.

« Pour rester discret, il faut faire simple, seigneur. L'astuce est nainfantine. Les jeunes naines et nains mangent habituellement sous la table, y compris dans votre Khaz, n'est-ce pas ? »

Alors qu'Angrad acquiesçait, Finarin continua.

« Dans ma famille, et, je suppose, les vôtres aussi, on voit souvent de petits gourmands tâtonner à l'aveuglette pour chaparder de la nourriture. Et comme nous cédons tout à ces petits fripons, nous la leur poussons dans les mains. »

Angrad suivait toujours, mais son visage indiquait clairement qu'il ne voyait pas le rapport avec sa question.

« Et bien c'est pareil, sauf que nous sommes au-dessus de la table… »

Finarin riait de sa plaisanterie alors que le seigneur du feu s'indignait :

« Quoi, vous chapardez dans les réserves de la caserne ?

— Bien sûr que non, seigneur. Mais quelques-uns de nos gens de la réserve sont au courant. Il y a un système de monte-charge à corde caché dans la paroi. Comme mon seigneur Kohl a veillé à l'installation de ses maîtres artisans, ils lui rendent service. Une partie de leurs productions, non réquisitionnée par les besoins de la caserne, monte directement dans ma réserve.

J'ai une grande pièce, là derrière. Tout y est stocké : le fromage, les salaisons, les victuailles qui se tiennent, jusqu'au tabac de mon seigneur. Je tiens un registre très rigoureux de mon magasin, avec interdiction formelle d'y pénétrer. Quand je prévois de cuisiner quelque plat et qu'il manque des ingrédients, j'en informe l'officier des stocks de la caserne.

Tolkgrim est dans la confidence. Une vilaine blessure le tient à l'écart des champs de bataille. Du coup, il s'est reconverti. Tatillon et sévère, son entrepôt est un véritable coffre-fort. Gare aux resquilleurs qui tenteraient d'y chaparder quoi que ce soit. Tolkgrim tient un registre lui aussi et il a formé la plupart des sergents. S'il manque le moindre reste de saucisson, c'est toute la caserne qui doit le retrouver ou subir ses foudres. Son fils, Thorri, est un petit filou. Le père est acier, mais il a demandé une progéniture or au seigneur Aradin. C'est ce sacripant qui me procure les articles que son père n'a pas en stock. Il est capable de tout dégoter, je ne sais franchement pas comment il fait.

Le petit est prometteur, seigneur, dit Finarin en s'adressant cette fois à Kohl. Ses méthodes d'acquisition me sont inconnues, et je crains qu'il ne se mette dans des situations fâcheuses. Nous devrions veiller sur le petit, lui éviter les ennuis et cultiver ses aptitudes. Un nain comme lui pourrait être très utile dans les Gottal. D'ici à ce qu'il devienne adulte, nous devrions pouvoir en faire un bon guerrier et un roublard serviable. »

Kohl soupesa la requête de son cuisinier. Ce dernier se faisait du souci pour ce petit, tout en voyant des qualités que cherchait le patriarche. Il faudrait avant tout s'entretenir avec le père, mais Kohl avait bien envie de rencontrer le jeune Thorri.

« Il pourrait un jour intégrer un Gottal, dis-tu ?

— Sans nul doute seigneur. Bien sûr, impossible de dire s'il fera un bon guerrier. Mais il a des prédispositions pour la débrouillardise. Dans les missions délicates, c'est un avantage que d'avoir un futé dans le groupe.

— Entendu, conclut Kohl. Je verrais Tolkgrim et son fils. Qu'il le préserve des ennuis. Distribue le périssable à la garnison. Je préfère nourrir mes vaillants Throndi que les cochons. »

Alors que Finarin partait exécuter ses ordres, Kohl se retourna vers ses autres Throndi.

« Got Nu. Gulnyr et Hodrik, partez pour Talag Khaz. Interrogez les chevaucheurs de griffons. Nous passerons sous Karak Dron. Récoltez les derniers rapports sur Karak Naar. »

Sans plus attendre, les deux nains filèrent à l'armurerie se rééquiper.

« Norri, Durbar, passez aux entrepôts principaux. Finarin fera une liste des victuailles. Vous compléterez avec le matériel nécessaire. Prévoyez large. Nous parcourrons Dharkhangron et Gazangron. »

Attendant quelques instants que les deux Throndi rejoignent Finarin aux cuisines, Kohl fit signe aux deux derniers de s'approcher.

« Kramir, Gofnyr, rejoignez Khaz Khazul. Cherchez les nouvelles du creusement de l'est. Avant, visitez Valag Khaz. C'est un ordre. Vos blessures sont sérieuses. »

Kohl arrêta d'un geste les récriminations que ses Throndi allaient formuler.

« J'ai été blessé plus que ma part. Je connais le sérieux de vos lésions, les sermonna le patriarche. Récupérez du baume pour vos plaies.

— Je peux les conduire auprès de Dame Bolka, proposa Angrad les joues légèrement rouges. J'ai des affaires mystiques à traiter avec notre sœur, en rapport avec la prochaine cérémonie. Comme je ne pourrais y assister, j'aimerais lui en toucher deux mots.

— C'est fort généreux, murmura Kohl soulagé. Demande-lui cette faveur, s'il te plaît. Qu'elle s'occupe de mes deux valeureux Throndi. Avec ses cataplasmes miraculeux, ils seront remis d'ici à notre départ.

— Très bien, j'emmène tes deux guerriers à l'hôpital. Si vous souhaitez donner le change, vous n'aurez qu'à prétendre m'escorter jusqu'à Dame Bolka, conclut Angrad en s'adressant aux deux blessés. »

Kramir et Gofnyr parurent soulagés d'ainsi masquer leur faiblesse. Si Kohl comprenait que leur fierté le leur interdisait, il fallait tout de même visiter le dispensaire en cas de besoin. Les blessures que lui et ses nains montraient étaient autant de failles exploitables par l'ennemi. Mais parfois, la fierté confinait à la stupidité. Toute blessure sérieuse devait être soignée par un apothicaire. Ce comportement pragmatique n'était pas acquis au sein de ses Gottal, aussi réprimandait-il tout manquement. Voyant ses Throndi tout penauds, Kohl considéra que le message était passé. Il se leva à son tour pour les rejoindre dans l'armurerie.

Alors qu'il déposait son manteau d'hermine, Angrad questionna Kohl à nouveau.

« Et toi mon frère, où te rends-tu ?

— Visiter mon fils. Le tenir informé de ma mission. Me plonger dans mes notes.

— Des notes sur quoi ? demanda Angrad intrigué.

— Le Botaan ! »

Kohl avançait à travers les artères qui quadrillaient son Khaz. Il avait embarqué à bord d'une barge marchande non loin de la porte des promesses. Le patriarche avait pris place à l'arrière du bâtiment avec quelques autres passagers. Devant lui, un chargement conséquent de jarres était calé dans des logements creusés à même la pierre. La chaleur de la lave fluide s'élevait en volutes de vapeur tandis que la barque suivait le courant. Taillée dans une roche basaltique, elle emmagasinait peu de chaleur. Pourtant, il fallait tout de même porter des bottes de cuir pour ne pas être inconfort par le sol surchauffé.

Le large fond plat dérivait sur le canal magmatique principal de Baraz Khaz. Bazguk l'avait installé il y a peu et plusieurs ponts en construction l'enjamberaient bientôt. Peu de barges similaires naviguaient sur le chenal, les chantiers de Khaz Zharr mettant plusieurs saisons à tailler ces mastodontes. Ils pouvaient convoyer, au gré du courant, jusqu'à quatre cents tonnes de matériel. La plupart des canaux secondaires étaient en cours de creusement.

Le prince Kilond retardait les travaux de Bazguk, ne souhaitant pas inonder de lave le Khaz avant que les ponts principaux et secondaires ne soient opérationnels. Kohl était du même avis que son fils, car la coulée ardente qui barrait Baraz Khaz empêchait aujourd'hui de traverser aisément d'une rive à l'autre. Les ponts étaient la priorité des bâtisseurs de leur maison, d'autant plus que les canaux rendaient de grands services. Si pour l'instant, les barges remontaient difficilement le courant, elles permettaient déjà le transport aisé des charges lourdes, principalement les minerais qui transitaient par Baraz Khaz avant de descendre vers Khaz Grungraz : la cité forge de Tarak.

Ce projet était d'autant plus important que les nains n'avaient aucune compétence pour naviguer sur d'autres liquides. Kohl, qui avait beaucoup voyagé, avait descendu le grand fleuve de l'ouest sur un bateau de bois. La navigation sur l'eau ou la lave n'était pas tellement différente, selon l'appréciation du patriarche. Mais si les nains savaient tailler la pierre, ils ignoraient tout du travail du bois. Kramir était peut-être l'un des premiers ébénistes du peuple de Duka. Il avait pratiqué avec les artisans de Stygia, le bois étant sans conteste le matériau central de leur cité, les stygiens n'étaient pas, en cela, différents des autres peuples : toutes les cités de cet Âge étant faites en bois. On pouvait y trouver de la pierre, bien sûr, mais rarement en grande quantité et jamais en hauteur. Pour cette raison, les nains nommaient Elgraz tout ce qui était construit par les autres peuples. Les constructions de bois brûlaient et pouvaient être mordues par le fer et l'acier. Surtout, il était impossible de construire durablement avec ce matériau. Il faudrait, à chaque génération, reconstruire les maisons, et aucun pont digne de ce nom ne pourrait enjamber les vides du Dharkhangron.

Voilà quelque cinq cents ans que le peuple Duka travaillait sans relâche pour bâtir leur cité. Il était inconcevable à Kohl que ce qui était bâti durant cet Âge ne survive pas aux Âges futurs.

La barge passa sous un des deux grands ponts surplombant le chenal. Ce large édifice était chargé de manœuvriers poussant leur chargement. Au passage du navire, la plupart des nains s'arrêtèrent pour contempler le spectacle. La barque de pierre dérivait au gré du courant contrôlé par les machines de Bazguk. La vision de ce long bloc de pierre flottant sur une rivière de lave était stupéfiante. Quand Kohl avait été invité à la première ouverture d'un canal, dans le Khaz Zharr, il avait été très impressionné. Angrad, Bazguk et Gilaed portaient la technologie naine à un niveau remarquable.

Tandis que son embarcation poursuivait sa course lente le long du canal, le patriarche échangeait quelques mots avec les marchands assis à l'arrière. La réouverture des mines était la principale nouvelle. Écoutant les Urbari discuter de leurs affaires, Kohl apprit que les dettes d'or s'accumulaient. Les artisans avaient perdu des mois de travail, suite à la fermeture de la mine. Les stocks de minerais s'amenuisant, leur production avait suivi, peu de dettes d'étain avaient été reportées durant cette période. Les bras besogneux sans travail s'étaient loués auprès des ors, principalement dans les champignonnières des gouffres nord. L'or avait donc remplacé l'étain sur les marbres de compte. Les familles croulaient sous les dettes d'or alors qu'il leur fallait magasiner les réserves d'hiver au cours du prochain mois. La situation était inédite depuis que l'orateur avait monté son commerce. Elle mettait les trois marchands en émoi, sans que Kohl arrive à saisir pourquoi.

Les marchands étaient globalement mal vus au sein du peuple de Duka. Contrairement aux autres artisans, ils ne fabriquaient rien de leurs mains. Leur métier consistait principalement à apporter les denrées nécessaires d'un maître nain à un autre. Contrairement à la majorité de ses Throndi, Kohl ne méprisait pas les Urbari. Le transit de marchandise était au cœur de ses préoccupations de stratège quand il organisa sa cité. Il lui était aussi indispensable de prévoir les stocks de denrées et de victuailles, en cas de siège ou pour établir la ligne d'approvisionnement d'une campagne militaire. Le temps où les douze pouvaient défaire des cités entières était révolu. Leur population avait explosé, les enceintes renfermaient de nouveaux quartiers, et leurs armées avaient cru en nombre et en expérience. S'il fallait porter le fer hors de l'Ankor Dawi, le Drangthrong devrait se mettre en marche. Pour cela, il faudrait penser à mille et une choses, comme le ravitaillement des nains, mais aussi l'entretien des armes, des armures… Le Drangthrong devrait quitter Dol Rual et il faudrait veiller à ce qu'aucun Vongal ne vienne couper son lien avec la cité.

La barge finit par accoster aux docs du grand marché de Baraz Khaz. Plusieurs dockers la manœuvraient à la corde et au cabestan pour la faire accoster en douceur. Le ponton de pierre noire était un ajout tardif au marché hexagonal qui entourait un des piliers de la cité de Kohl. Il avait initialement fait construire cette vaste structure pour abriter les magasins généraux de toute sa maison. Le patriarche avait prévu, au Premier Âge, d'organiser ses Throndi comme une armée, centrée autour de ses guerriers. Il en avait été ainsi pendant ses cent premières années de règne. À l'époque, Kohl les connaissait tous par leur prénom. Leurs occupations ne lui étaient pas inconnues, car il participait activement à la vie de son Khaz. À la fin du Premier Âge, la maison de Kohl était forte de cinq cents nains. À présent, elle en comptait cent fois plus. Le patriarche avait été dépassé, incapable de regrouper sa maison autour de ses guerriers comme il l'avait initialement prévu. Heureusement, Kilond et sa mère Volgit avaient restructuré le Khaz et réorganisé ses habitants. Les différentes familles avaient été regroupées par quartiers. Chaque quartier était géré par ses anciens et comptait des familles d'or, d'étain et d'acier. L'ordre régnait dans Baraz Khaz, quoique sous une autre forme. Kohl avait alors décidé de se dédier à ses obligations de patriarche.

L'agitation alentour lui apprit qu'il pourrait bientôt débarquer. Le patriarche quitta ses réflexions pour observer la manœuvre. Après quelques minutes à maintenir l'embarcation sans dérive, les habiles dockers, en tablier de cuir, avaient réussi à amener le bord du navire contre le ponton. La pierre de l'embarcation crissa doucement contre la roche du port. Kohl débarqua sur le quai, au milieu des manœuvres, tandis que des grues à contrepoids hissaient les amphores hors de la barque. Fendant la foule de nains qui transbordait marchandises et produits jusqu'au pied des grands entrepôts où artisans et marchands négociaient, Kohl contourna l'édifice qui abritait jadis les fournitures de sa maison. Les vastes salles étaient aujourd'hui pleines à craquer. Le patriarche avait pourtant prévu largement, faisant bâtir une structure en six parties distinctes, chacune profonde de trois salles. Un espace circulaire entre le pilier et les hangars permettait la circulation d'une salle à l'autre. Aujourd'hui, trois salles supplémentaires avaient été creusées par section. L'espace central avait été aménagé de plateformes encombrées d'échoppes en tout genre. Kilond avait insisté pour que les artisans, les commerçants et les marchands s'approprient l'endroit. Si Kohl y voyait une vaste zone désorganisée, ses Throndi en avaient fait le quartier le plus vivant de Baraz Khaz.

Passant l'échoppe d'un prêteur sur gages, Kohl chercha le magasin général. En effet, plusieurs salles étaient réservées à l'usage exclusif de sa lignée. Kilond avait installé, dans l'une d'elles, un tribunal pour juger les différents commerciaux. Une autre abritait une salle forte où l'on collectait l'impôt des échanges tandis que les autres étaient aménagées en grands entrepôts. Une partie des gens du prince officiait ici. Kohl souhaitait les trouver pour demander une chaise à porteurs. S'il détestait ce moyen de transport, il reconnaissait néanmoins son intérêt. Ces engins, manœuvrés par quatre solides gaillards et précédés d'un héraut, permettaient de circuler rapidement dans la foule. Les rues de Baraz Khaz étaient bien ordonnées, mais elles étaient aussi souvent bondées. Les officiels attachés à sa lignée lui permettraient de rejoindre la citadelle en toute quiétude. En tant que patriarche, il avait un pouvoir important sur ses sujets. Quand il déambulait en ville, il était souvent accosté par quelques vieux nains se rappelant à son souvenir. On lui demandait aussi souvent de trancher des différends, mais les anciens des quartiers tenaient à présent ce rôle et Kohl n'entendait pas court-circuiter l'administration en place.

Le patriarche n'avait été que peu approché pour l'instant, grâce à son trajet en barque. Mais maintenant qu'il déambulait dans le marché, plusieurs Throndi lui avaient demandé de départager leurs différents, malgré la cour de justice non loin. Kohl utilisa un artisan cupide venu solliciter son jugement pour qu'il le mène au tribunal. Alors qu'il y pénétrait, la séance cessa immédiatement. Les Throndi s'étaient levés, saluant leur patriarche.

« Reprenez vos affaires, les invita-t-il en se rapprochant des gens de son fils. Je n'ai besoin que d'un officiel. »

Abandonnant son guide auprès des magistrats, Kohl rejoignit un officier qui le suivit dans une section interdite aux requérants. Quand il lui eut exposé ses intentions de se rendre à la citadelle, le zélé serviteur fit appeler une chaise et une escorte. Afin de ne pas être dérangé, le patriarche accompagnerait le convoi y amenant les tables d'archives ainsi que l'impôt en biens et fournitures. Kohl accepta, s'installant parmi l'auditoire en attendant l'heure du départ. Insistant sur son rôle de spectateur, le patriarche enjoignit les juges à poursuivre leurs arbitrages. Les querelles départagées dans ces murs parurent futiles au patriarche, et il se félicita de ne plus avoir à trancher de telles questions. Si elles lui paraissaient superficielles, elles revêtaient une importance considérable pour les requérants.

Moins d'une heure après son entrevue, Kohl put rejoindre le convoi : deux chariots tirés par des formiens dressés, escortés par dix guerriers. Kohl reconnut le sergent du Gottal, le vieux Algrimir Pied-Sûr, un vétéran des expéditions militaires dans les montagnes Sud. Renvoyant la chaise à porteurs, le patriarche se positionna en queue de colonne avec le vétéran. Il ne craignait pas d'être interpellé dans un convoi militaire.

Le dresseur lança les fourmis géantes en avant, le convoi s'ébranla en direction de la citadelle. Tandis qu'Algrimir saluait son patriarche, Kohl lança la conversation. Pendant une demi-heure, il prit des nouvelles de son Throndi. Le vétéran ne quittait plus l'Ankor Dawi depuis une cinquantaine d'années. Après qu'il eut réchappé à la mort dans les geôles de Gorgrond, la cité des cyclopes, il put revenir au pays contre rançon. Il s'était alors tourné vers la formation et l'encadrement des jeunes guerriers. N'étant pas maître d'armes lui-même, il se cantonnait dans un rôle subalterne, enseignant le mur de bouclier et la marche coordonnée. Algrimir avait été un combattant pugnace et un excellent chef d'escouade, mais Kohl connaissait aussi la rancœur tenace que son Throndi entretenait contre ses anciens geôliers. Comme beaucoup de vétérans, il avait de nombreux compagnons de taverne et suivait toutes les nouvelles et les derniers potins concernant les cyclopes. Ainsi, Kohl le lança-t-il sur le sujet. Le vétéran commença à en entretenir son Gromthi.

« J'ai ouï dire, par des Kazhunki Ongrun, que la guerre fait rage au sud, commença Algrimir. Ce sont des mercenaires venus s'équiper auprès des Izril Gronti à Kazad Agril Varn. Ils ont séjourné quelques jours dans la cité du lac d'argent, puis ils ont investi une de vos Tiwaz, seigneur. Ils cherchaient du travail, et pourquoi pas auprès de votre lignée. Un de leur émissaire sera d'ailleurs reçu par votre fils dans les prochaines semaines.

Pour l'heure, ils dépensent leurs richesses en engloutissant bière et pain qu'ils payent fort bien. Comme tous les nouveaux venus, plusieurs vétérans et un Gottal les surveillent, dont le mien. J'ai pu partager leur table et discuter avec eux. Un novice du culte des ancêtres m'accompagnait. Le clergé suit ses visées mystiques, mais il était plus facile de discuter avec ces mercenaires assistés d'un lettré. »

Tandis que le vieux mercenaire contait son histoire d'une voix rocailleuse, le convoi traversait une route surplombant les faubourgs. Le quartier était bâti sur les bords d'un gouffre d'où remontaient les eaux pures des profondeurs. La route empruntait un large pont enjambant le gouffre qui s'appuyait sur trois solides piliers maçonnés. L'ouvrage était titanesque, le patriarche Grondinar l'avait pourtant achevé en à peine trente ans. La route était fortement usitée et le héraut à l'avant jouait de la voix et du cor pour leur ouvrir un passage. Sous l'arche, les porteurs d'eau remontaient des amphores pour en faire commerce. Le patriarche mesura qu'il leur restait une heure de trajet. Il relança la conversation.

« Je ne connais pas ces Kazhunki sudiens, commenta Kohl. À quoi ressemblent-ils ?

— À un petit peuple éphémère, seigneur. La rigueur de nos montagnes ne leur convient guère, non plus qu'à leurs bêtes. Le poil mange tous leurs corps, mais ils doivent rajouter deux à trois couches de fourrure pour quitter l'auberge. À l'intérieur, il fait une chaleur de forge, mais eux semblent encore avoir froid. Leurs bêtes sont, elles aussi, très frileuses, mais ils en prennent grand soin. Ces animaux bipèdes me sont totalement inconnus. Ce sont des carnivores qui ont un appétit féroce, comme leurs maîtres. Leurs coutumes sont très étranges : ils n'utilisent aucun mobilier. Le novice m'a rapporté que l'un d'entre eux est un chaman. Ils vénèrent des esprits. Je pense qu'ils appartiennent aux bosquets.

— Les défis et autres altercations amicales sont usuels dans le quartier des mercenaires. Que valent-ils au combat, s'enquit le patriarche ?

— Difficile à dire. Ces mercenaires-là ne cherchent pas beaucoup la bagarre. C'est assez reposant de les surveiller, ricana le vétéran. Par contre, ils font beaucoup de jeux d'adresse et de lancer. Je les crois tirailleurs, ils sont aussi très discrets.

— Parfait pour des estafettes ou des éclaireurs, déduisit le patriarche. Encore faut-il leur faire confiance. Kilond en jugera bientôt, m'as-tu dit ?

— Oui seigneur. Leur chaman est reçu auprès du clergé et les mères s'entretiennent avec lui. Kilond recevra leur chef quand elles en auront terminé. Mais ce sont tout de même des gens des bosquets : leur cœur est trop changeant. Difficile de compter sur eux pour s'en tenir à une stratégie, mes avis. Quoi qu'il en soit, ce sont de bons informateurs.

— Que t'ont-ils raconté ? interrogea Kohl, cette fois piqué d'intérêt.

— Rien gratuitement, ce sont donc bien des mercenaires ! plaisanta le vieux guerrier. Heureusement qu'ils ne tiennent pas la boisson, sinon ma solde y serait passée. Mais le tonneau en perce a été largement remboursé. Ils m'ont rapporté que la guerre a éclaté entre Gorgrond et les elfes de Thingaz Gorak ! »

Suspendu aux lèvres de son Throndi, Kohl lui fit signe de conter son histoire sans omettre de détails.

« Ces chevaucheurs ont quitté leurs terres au sud de Gorgrond après que les cyclopes y aient mené des raids. Ils avaient dans l'idée de les piller en retour, mais ont découvert une grande armée. Ils m'ont décrit plusieurs bannières de puissants Utman. Il semble que la guerre civile qui faisait rage au sein des Cyclades ait pris fin. Les seigneurs de guerre ont uni leurs bannières. Les mercenaires sudiens ont suivi l'armée pour harceler son ravitaillement. Mais ils ont dû vite s'enfuir au nord-ouest, pour finir par devancer l'armée des Utman. »

Cette information retint l'attention de Kohl. Les cyclopes étaient rapides, leurs grandes jambes les portant bien plus loin en une journée que ne le pouvaient des non-géants. Mais les chevaucheurs étaient rapides, et pas uniquement sur de courtes distances. Kohl fit signe à son interlocuteur de continuer son histoire.

« Les mercenaires voulaient absolument éviter la grande forêt. Ils ont été contraints de filer plein nord, laissant les bois à l'ouest. En chemin, leurs guetteurs ont repéré des mouvements dans les sous-bois. Ils n'ont pas pu dénombrer les troupes présentes, mais elles rassemblaient elfes, géants des bois, centaures et sylvaniens. Bloqués par les bois à l'ouest, par les montagnes à l'est et les troupes cyclopes au sud, ils ont poursuivi leur route vers le nord.

Cette fuite en avant a fini par leur apporter bonne fortune. Ils ont décimé quelques Vongal de trolls et d'ogres qui rapinaient les villages. Des géants de pierre dans les basses terres les ont instruits de nos primes aux nez de trolls et oreilles d'ogres. Ainsi sont-ils remontés jusqu'à Barak Kadrin pour réclamer leur récompense. C'est en monnaie de sang qu'ils payent leur séjour, et les équipements qu'ils ont achetés aux marchés extérieurs. »

Le convoi dépassait le quartier des porteurs d'eau et approchait du quartier des pelletiers. Jadis quartier des tanneries, adjacent aux abattoirs, Kohl avait fait déplacer ces deux derniers près de la porte des serments. Il fallait amener les animaux au-delà de Barak Khaz pour les tuer et nourrir Baraz Khaz. Contrairement aux nains, peu de créatures de la surface pouvaient vivre dans les profondeurs. Seuls quelques chamois s'étaient installés avec Bolka quand elle verdit l'intérieur de la montagne. Ces derniers s'étaient acclimatés et servaient de montures ou d'animaux de compagnie, mais les chèvres et les cochons en étaient encore incapables. Quelques paysans nourrissaient des porcs dans les champignonnières, mais il leur fallait mener leurs bêtes sous les astres diurnes et nocturnes constamment. La lumière de Rual était une force minérale et les seules créatures de chair à qui elle convenait étaient d'anciens minéraux : les nains.

Kohl continua de converser avec son vieux Throndi pendant le reste du trajet jusqu'à la citadelle. Ils parlèrent de leurs batailles passées contre les Utman de Gorgrond, les expéditions militaires et punitives dans les montagnes sud de Karak Grunti et par delà Thingaz Kadrin. C'est en passant les portes de sa citadelle que Kohl échangea une dernière fois avec Algrimir :

« Ces mercenaires pourraient nous être utiles, estima le patriarche. Les Utman ont uni leurs bannières pour livrer bataille. Nous devons savoir contre qui, ainsi que l'issue des combats. Nos Gottal ne peuvent s'en charger. Ces coursiers le pourraient. Que penses-tu d'eux ?

— Je ne leur ferais pas confiance. Mais la monnaie de sang les a amenés jusqu'à nos frontières. Je ne peux juger de la véracité de leurs rapports, il faudrait les confronter. Le seul moyen serait de contacter nos alliés de Karak Orrud. Ils devraient en savoir plus que nous sur les agissements des leurs lointains cousins cyclopes. Entre-temps, les mercenaires pourraient toujours repartir vers le sud. Contre paiement, ils rapporteraient des informations sur ce qui s'y trame. »

Kohl acquiesça en considérant les conseils du vétéran. Ils échangèrent une empoignée : geste rituel des guerriers où chacun attrapait le coude de l'autre dans une accolade.

Le patriarche quitta le convoi pour atteindre l'enceinte supérieure de la citadelle. Le cor sonna une longue note annonçant son retour en sa demeure. Alors que les herses se levaient à son approche, et que les guerriers saluaient chaleureusement le retour de leur Gromthi, une voix forte tonna de bonheur.

« Père ! Quelle joie de vous voir parmi nous ! »

Kohl leva les yeux vers la haute cour pour y découvrir son fils, le prince Kilond. Il portait sa cuirasse segmentée d'onyx noir, mais pas le reste de son armure. Des poils dépassaient par endroit, révélant la nature de son gambison de peau. Un large col en lièvre ornait sa tenue, descendant le long de son torse. Sa barbe rousse était ceinte d'anneaux de cuivre, comme les tresses de ses cheveux blonds. Un torque de bronze ornait son cou tandis qu'un anneau de fer cerclait son crâne. Kilond était resplendissant et son port princier. En rejoignant le fils, le père ne pouvait que se comparer à sa progéniture.

Kohl était austère autant que Kilond était flamboyant. L'un était introverti, l'autre extraverti. Kohl s'habillait sobrement, Kilond se drapait de fourrure et de cuir teint.

Le patriarche aurait préféré que son successeur ne se montre pas aussi ostentatoire. La reine Volgit avait pourtant nommé leur fils Kilond : le puissant ami. Il était donc dans son rôle de manifester son pouvoir, surtout auprès des étrangers. Si le père devait s'attirer des alliés et en obtenir serments, le fils était celui devant montrer la bonne volonté du peuple de Duka. Kohl avait d'abord jalousé son nainfant, sachant ce à quoi il aurait droit et non lui : le faste, le luxe et les faveurs de sa mère. Il avait toujours été très dur avec son garçon, le poussant toujours plus loin dans ses retranchements, multipliant continuellement ses exigences. Tous ses privilèges, Kilond devrait les mériter. Aussi confia-t-il son fils à ses meilleurs soldats pour en faire un guerrier redoutable et un stratège implacable. Ses administrateurs de talents l'instruisirent des métiers de la forge et du ciseau à pierre, de la gestion et des comptes. Dans le privé, Kohl se montra froid et dur avec son fils, bien plus qu'avec sa fille. Pourtant, malgré ces brimades, Kilond ne cessa de lui vouer un amour inconditionnel et une confiance aveugle. Il accepta l'intransigeance paternelle avec sérieux, cherchant à se montrer digne de son illustre père.

Avec le temps, Kohl s'adoucit tandis que Kilond dépassait toutes ses espérances. Le patriarche en vint à regretter les jeunes années de rudesse qu'il avait imposées à son fils chéri. Maintenant que son nainfant était adulte, Kohl ne pouvait que ruminer son amertume. Alors qu'il gravissait les dernières marches, le prince Kilond se jeta dans ses bras, réprimant des larmes de joie en le serrant aussi fort que possible. Kohl était toujours extrêmement gêné de ses effusions étalées en public. Pourtant il fondait intérieurement de retourner cette étreinte à son précieux fils, mais sa retenue naturelle l'en empêchait. Il aurait voulu lui montrer à quel point il était fier de lui. Les nains qui les entouraient étaient peu nombreux. Parmi eux, le vieux Garagrim se tenait bien droit, engoncé dans une cotte de mailles qui cachait mal sa corpulence légendaire. Il s'engraissait sur ses vieux jours, profitant bien plus de la table que de l'arène. Deux jeunes nains suivaient le prince à quelques pas de distance, ressemblant plus à des aides de camp qu'à des serviteurs. Deux guerriers surveillaient les environs tandis qu'un scribe attendait des instructions non loin.

Kohl rendit brièvement et discrètement son étreinte à son fils et ils se séparèrent en une empoignée.

« J'ai eu la nouvelle, père, que vous nous quitteriez bientôt pour Karak Naar, déclara Kilond. Je suis heureux que vous ayez décidé de passer dîner à la forteresse avant de quitter Dol Rual. Je vais faire préparer un festin en votre honneur pour ce soir. »

Pris de court par les déclarations de son fils, et visiblement gêné, Kohl dut le montrer plus ostensiblement qu'il ne le voulait.

« Ne vous inquiétez pas, père, s'exclama Kilond joyeusement. Je ne vais pas rameuter tous les généraux. Nous mangerons en petit comité. J'ai déjà prévu de vous faire rencontrer nos émissaires de Dol Urk et Dol Vongal. »

Kohl esquissa un léger sourire en coin. Son fils avait déjà anticipé son mouvement, aussi le suivit-il dans l'enceinte. Un des deux jeunes pages partit au-devant du groupe, vers la bibliothèque, pour les annoncer, tandis que le second s'esquivait vers les cuisines pour transmettre les ordres aux intendants. Le scribe fut remercié et prié de continuer son travail de copie.

Garagrim aussi fut congédié avec ordre de retourner à l'état-major des mines. Les deux guerriers suivirent le patriarche et le prince, deux pas en arrière, vigilants. Traversant plusieurs couloirs et descendant deux niveaux, ils finirent par arriver dans la grande salle d'étude de Kohl.

Quand la forteresse avait été érigée au Premier Âge, cette salle n'abritait que quelques meubles à l'usage du patriarche. Aujourd'hui, elle s'étendait sur tout le niveau, transformée en une grande bibliothèque. Cinq murs gravés représentaient les cartes des cinq domaines, tandis que le plafond était orné d'une sculpture de Dol Rual. Partout ailleurs, des étagères couvraient les hauts murs. Les plaques de marbre s'entassaient sur les rayonnages. Scribes, copistes et bibliothécaires occupaient l'espace, s'acquittant de leurs offices. Au centre trônait une grande table, dont le plateau aux dalles amovibles servait de plan stratégique. Kohl observa que les dalles de Karak Naar étaient installées au centre avec de chaque côté le nord de Dol Urk et le sud de Dol Vongal. Trois guerriers Kazhunki à l'armure de cuir annelée argumentaient autour de la table. Ils portaient des boîtes pleines de pions de pierre polis et multicolores. Leur conversation était houleuse, se disputant à voix basse sur le positionnement de tel ou tel jeton. Ils mesuraient des distances avec des règles en fer graduées et bataillaient sur leurs valeurs. À l'arrivée du prince et du patriarche, leurs débats cessèrent tout à fait et ils se relevèrent pour saluer. Kohl ne connaissait pas ces trois jeunes chevaucheurs de bouquetins. Kilond fendit la foule des copistes pour rejoindre les trois Throndi.

« Père, laissez-moi vous présenter Sifna, Ungrim et Oldor, mes émissaires patrouilleurs de Dol Urk. »

Kohl salua les aciers en s'installant autour de la table. Les cartes-dalles étaient plus détaillées qu'à son dernier passage. Nombre de reliefs étaient rajoutés, ainsi que des points géographiquement stratégiques dans la région. Pour la plupart, ces détails concernaient Gori Zorn : les collines brillantes, encadrées par le Botaan, Goria et des marais puants. Il était donc difficile au peuple de Duka d'explorer plus avant Dol Urk. Le prince fit signe à chacun de s'asseoir puis continua.

« Comme vous le savez sûrement, j'ai fait retirer nos émissaires plénipotentiaires de la cité marchande d'Urbar Gor. Les partisans de Goria y ont pris trop de pouvoir. Les maîtres des portes se sont prononcés majoritairement contre notre présence dans leurs murs. Pourtant, certains d'entre eux, craignant la tyrannie des Zharr Gronti, nous sont toujours favorables. Pour ne pas affaiblir leurs positions au sein de la cité, je ne leur envoie que des messagers. Nous réussissons encore à avoir des nouvelles solides. »

Kilond présenta alors à son père les dernières observations des éclaireurs. Pointant les jetons les uns après les autres, le prince détailla les derniers mouvements des Vongal connus sévissant dans la région. Goria se tenait tranquille et les marais de Vlag Thingaz gardaient enfermés leurs sinistres habitants. La principale nouveauté, c'était ces colonnes d'esclaves qui remontaient de la lointaine Grimaz Ghal, colportant toutes sortes de rumeurs. Elles inquiétaient Kilond, car un territoire plus au sud-est de Goria pourrait lui aussi être dominé par des hordes barbares. Évidemment, la plupart des Vongal rapinaient les territoires nord-est de Gori Zorn. Il était clair pour tous que ces groupes pillaient en vue de la saison froide, durant laquelle ils camperaient sûrement dans le Botaan.

Une fois ce tableau brossé par le prince, Kohl interrogea les éclaireurs sur les détails des Vongal. La horde du gros Arnufl-Dreugbar deux têtes — un ettin redoutable — s'était dissoute à sa mort, et deux Vongal avaient surgit de ces entrailles. La nouvelle était bonne, les deux successeurs se disputant les trésors du vieil ettin dans une série de batailles et d'escarmouches. Kohl ne pensait pas que des problèmes pourraient venir des contreforts sud de Karak Naar lors de son expédition.

Kilond aborda ensuite les rapports des Gottal déployés à Dol Vongal, principalement dans les collines de Lok Zorn. Ces territoires, convoités par les nains, n'étaient pas encore sous la tutelle d'une grande cité. Au contraire, bourgs et villages parsemaient les collines sous le contrôle de la troupe de Huglueï Foudre-lance. Pacifiés par les mercenaires de ce dernier, les marchands Orrud Gronti organisaient des caravanes sur ce vaste territoire morcelé. Les soudards d'Huglueï avaient fort à faire pour maintenir les incessants assauts de Vongal venus des plaines désolées plus à l'est. Les chevaucheurs et émissaires, en postes dans ces riches étendues, rapportaient des escarmouches au nord et nord-est. Leur surveillance était pourtant focalisée sur les territoires frontaliers au royaume nain, jusqu'à la montagne tempétueuse de Karak Dron. Ils savaient que Foudre-lance n'était pas revenu dans le sud depuis le printemps. Plusieurs de ses mercenaires s'étaient installés dans les villages des collines noires durant l'hiver dernier. Vivant aux crochets des villageois, ils leur assuraient tout de même un semblant de sécurité. Lok Zorn sécurisé, Kohl ne redoutait pas de menace provenant du nord.

Finalement, l'attention du patriarche fut attirée par plusieurs pions positionnés par Kilond aux alentours de Ogri Kadrin. Prenant la parole d'un ton grave, le prince nain fixait son père d'un air peiné.

« Père, maugréa-t-il, nous n'avons aucune actualité venant du Botaan. Selon les rumeurs, les Vongal de Gog descendent la Tarim sur ses bras nord et sud. Au nord, ils ne la traversent apparemment pas. J'ai interrogé deux caravaniers qui remontaient de l'est cette saison. Aucun n'a vu la masse à deux têtes. L'un d'eux a pourtant remonté les affluents de la Tarim Nord trois semaines durant. »

Les émissaires et cavaliers se taisaient, la mine grave. Kohl trouvait la situation préoccupante. Le Botaan était une terre gloutonne, ne subsistant que par les pillages perpétrés hors de ses frontières. Les ogres-mages esclavagistes n'utilisaient pas leurs victimes aux champs, mais dans des sacrifices rituels où ils les dévoraient. Les Vongal ne s'entre-déchiraient pas dans la cité maudite tant qu'ils amassaient du butin. Nombreux étaient les petits peuples à s'inquiéter des agissements des hordes du Botaan. La lignée de Kohl, troquant tout renseignement sur Gog et ses sbires, n'avait habituellement aucune difficulté à amasser des rapports sur l'ogre-mage. Mais les émissaires n'avaient rien pu glaner auprès de leurs correspondants, qui eux même s'inquiétaient de cette accalmie angoissante.

Quelque chose se tramait dans la faille de Ogri Kadrin. Kohl espérait que les querelles intestines, habituelles chez ces êtres bestiaux, expliquaient le manque d'activité du Botaan. Ainsi, il semblait bien que les dangers de son expédition viennent des terres du sang noir.

Le reste de la soirée se passa paisiblement, Kohl cherchant à oublier ses inquiétudes le temps du repas. Après avoir épluché les rapports et parcouru la carte, le patriarche et son fils avaient congédié l'assemblée. Finalement, ils s'étaient retirés dans les appartements du prince pour la soirée. Kohl regrettait de ne pas pouvoir souper plus souvent avec ses nainfants, mais sa Tâche l'amenait inévitablement au-delà la crête de Trud. Certains de ses frères, plus chanceux, passaient la plupart de leur temps à Dol Rual au milieu de leurs lignées et maisonnées. Comme il était rare que Kohl partage sa table, Kilond avait fait mander sa sœur Nurabela pour l'occasion. Le patriarche ayant demandé un repas intime avec ses nainfants, aucun dignitaire ne les avait rejoints. Seule Orifra fut admise quand elle rentra de la forge mystique. Ils dînèrent dans l'antichambre du prince où une grande table avait été dressée. La cheminée crépitait de roche-feu rougeoyant, y maintenant au chaud plusieurs marmites suspendues. Comme à l'habitude, tous les plats étaient disposés sur la table afin que chacun puisse se servir à loisir. Deux serviteurs entretenaient le foyer et organisaient la ronde des plats, les maintenant ainsi au chaud. Charcuteries et fromages s'empilaient au centre de la table autour d'un énorme pain aux grains. Des panières de fruits d'automnes agrémentaient le banquet. Les pots d'aromates et d'épices étaient sortis pour l'occasion. Sur ordre de Kilond, un porc tournait sur une broche depuis le petit matin. Les marmites de tranches de porc grillées aux brochettes de champignons rôties tournaient autour du patriarche.

Mangeant avec bon appétit, Kohl écoutait les conversations de ses nainfants et de sa belle fille. Elles tournaient principalement autour de la vie à Dol Rual. Le peuple de Duka et son foyer s'étaient beaucoup complexifiés depuis un Âge. Les nains devenaient nombreux et Kohl n'aimait pas toutes les transformations que subissait sa maison. Sachant l'inconfort que les nouvelletés suscitaient chez leur père, Kilond et Nurabela changèrent de sujet. Ils conversèrent alors autour de la gestion de la cité et de la justice. C'était devenu l'inquiétude principale des deux héritiers restés à Dol Rual. Les nains croissaient en nombre, les échanges se complexifiaient et les rancunes se multipliaient.

La reine Volgit avait fortement insisté pour que chaque maison organise la justice et que l'ordre perdure. Au cours du Premier Âge, Kohl rendait lui-même ses jugements et tranchait tous les différends de ses Throndi. Cette époque était révolue et on ne pouvait laisser les héritiers départager toutes les querelles, sans quoi ils n'auraient fait plus que cela. Si les conseils d'anciens au sein des quartiers traitaient les délits, c'est à la citadelle, devant Kilond, que les affaires sérieuses étaient traitées.

Une fois par mois, ces différents y étaient exposés devant le prince et trois anciens de chaque métal. Les plaignants décrivaient leurs griefs et rancœurs. Chaque partie devait réunir preuves et témoins afin d'étoffer leur position. La moralité de chacun était bien sûr évaluée : notoriété, ancienneté et sérieux. Le verdict était rendu le mois suivant, sauf si une enquête s'imposait pour démêler l'affaire. Kilond parlait avec emphase de ce sujet sous les yeux attendris de sa compagne.

Dernièrement, le prince avait dû investiguer sur une vaste conspiration. Plusieurs nains de divers quartiers avaient extorqué des promesses à diverses bonnes gens de la communauté. Ils avaient prévu de mettre leurs dettes en commun afin de créer une sorte de bourse aux échanges de paroles. Ils se proposaient de troquer des promesses faites à d'autres contre celles qu'on leur avait faites sous la contrainte ou l'escroquerie.

Ces procédés avaient tant révolté la population que l'affaire était remontée jusqu'à la citadelle, portée par une assemblée de marchands, d'artisans et même de guerriers indignés. Les coupables avaient été promptement arrêtés et incarcérés le temps du jugement. Les bougres défendirent leur entreprise bec et ongle, même devant la consternation générale.

« Des gens de votre maison, père. Ils ne comprenaient même pas en quoi leurs agissements étaient impropres à notre Khaz.

Nous, les gardiens de la parole, protecteurs des serments, ne pouvons laisser quelques nains troquer les promesses sacrées comme des amphores. Leur outrage était manifeste, et toute la cour était offensée de leur conduite. S'il ne s'agissait que de promesses obtenues de force ou par escroquerie, j'aurais pu les laisser partir avec une censure des lignes de compte à leur nom. Ils n'auraient eu qu'à reprendre un travail honnête et rembourser leurs victimes.

— Quelle fut leur sentence ? s'enquit Kohl qui mâchonnait pensivement un savoureux morceau de porc.

— La peine maximale, j'en ai peur, trancha Kilond. Les cinq parjures ont été proscrits. Ils ne porteront plus jamais de nom et ne seront rattachés à aucune maison. Les communs leur seront refusés et aucun clerc n'interviendra plus en leur faveur.

Ils sont maintenant Unbaraki, et comme leur parole ne vaut rien, aucune promesse leur étant faite ne doit être tenue. Toutes les écritures où ils apparaissaient ont été radiées, et toutes les dettes en leurs faveurs, révoquées. Ils passeront le restant de leurs jours à travailler dans les mines les plus dangereuses pour rembourser ce qu'ils devaient aux bonnes gens de notre maison. Ensuite, ils continueront les travaux forcés pour le bénéfice de notre lignée.

— C'est un châtiment approprié, approuva Kohl. »

En effet, n'étant pas fait d'acier, aucun d'entre eux ne pouvait réclamer la digne mort des guerriers : le serment des Aimen Thagi leur était inaccessible.

Orifra, qui administrait la cité tandis que son mari y maintenait l'ordre, souffla de sa voix musicale.

« Il me semble impropre de mêler promesses et dettes. La parole donnée est bien trop précieuse pour servir à de simples échanges de biens et services.

— Pensez-vous que les dettes de notre peuple soient de peu d'importance, s'offusqua Nurabela.

— Pas exactement, ma chère, l'adoucit Orifra. C'est chose d'importance que de respecter parole et engagement. Mais beaucoup d'artisans n'ont pu honorer leurs promesses de remboursement à cause de la fermeture des mines. Ils ont dû faire labeur dans les champignonnières à la place.

Je pense que les femmes et les mères doivent aborder le sujet lors de notre prochaine rencontre. Vous savez comme moi comment certains mâles sont prompts à s'engager sans réfléchir quand ils espèrent un profit. Nous devons tenir notre rôle et juguler ce genre de situation. »

Là-dessus, Orifra but une grande gorgée de bière aigre, suivie de près par Nurabela. Kohl s'aperçut que, si quelques jalousies tiraillaient sa nièce et sa fille, toutes deux étaient d'accord pour traiter certaines affaires entre elles sans laisser leurs pères, frères ou cousins s'y immiscer. Tel était le conseil des mères et des filles, gardant fermement leur pouvoir sur le royaume.

Kilond soupira, faussement exaspéré, un large sourire aux lèvres. Il en fit tant que sa femme partit d'un fou rire, lui prenant la main. Kohl observait son fils et sa belle fille, espérant qu'ils donneraient bientôt un héritier à sa lignée. Secrètement, il souhaitait rattraper avec son petit-fils les erreurs commises avec son fils.

La conversation se poursuivit sur un domaine plus léger pour l'assistance, exception faite d'Orifra. Celle-ci présenta les résultats de ses études menées dans la forge mystique. Son ton se fit ardent. Elle monopolisa la conversation jusqu'à tard dans la nuit, animée d'une passion intense. Si Kilond dévorait sa femme du regard, quand elle expliquait le pouvoir des pierres révélé dans la forge mystique, Nurabela ne fit pas mystère de l'ennui que provoquait chez elle le sujet. Une fois le repas terminé, elle prit rapidement congé pour retourner auprès de son époux Thorval. Elle aussi devait donner un héritier à la lignée de Magrim, et Kohl angoissait de voir passer les années sans qu'un nainfançon ne vienne au monde. Était-il possible pour la chair de donner la vie, ou seule la perfection minérale transmutée en avait-elle le pouvoir ? Certes, des nainfants étaient nés de naines et nains eux-mêmes nés de la chair, mais était-ce possible pour les mythiques lignées ?

Quelque temps après que sa fille eut pris congé, le patriarche se résolut lui aussi à rejoindre sa chambre. Nurabela était sûrement déjà rentrée, fendant les airs à dos de griffons avec son escorte. Lui n'avait que quelques marches à descendre pour rejoindre ses appartements jouxtant la bibliothèque. Embrassant son fils et sa belle fille, Kohl se fit la réflexion qu'un héritier serait peut-être conçu cette nuit.

Le prince dévorait sa femme du regard tandis que l'érudite se blottissait contre lui en lui murmurant des mots doux. Laissant le prince et sa dame à leurs amours, Kohl rejoignit sa chambre, rêvant de petits nainfants.

Chapitre 2 : Urk Damnaz — l'obsession d'Angrad

Dol Rual

Troisième jour du troisième mois de la saison de Rual

Un mois avant la dernière lune d'automne

Les premiers-nés menèrent une guerre lors du Premier Âge. C'était un conflit contre les féroces cyclopes qui infestaient notre montagne. Les onze nés de la pierre par la main de Duka les défirent tout à fait, si bien que nous vivons en paix depuis.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

À une heure avancée de la nuit, Angrad quitta Valag Khaz. Plus tôt, après avoir confié Kramir et Gofnyr aux bons soins d'un vieux Valagi, expert dans la réduction des blessures graves, il avait rejoint Dame Bolka dans son temple.

La matriarche et plusieurs de ses adeptes avaient longuement célébré les premières récoltes de Frongol de l'année. La maison des mères était interdite aux mâles, Angrad était l'un des seuls à pouvoir y pénétrer. Il était après tout père fondateur et grand prêtre du culte des ancêtres. Il s'était enfoncé plus avant dans Valag Khaz, dépassant le dispensaire pour rejoindre les salles réservées aux mystiques.

Comme à son habitude, informé de l'indisponibilité de la matriarche, Angrad se rendit dans la sacro-sainte maternité. Il était fasciné par les nainfançons, conscient de leur extrême fragilité. Les mères aussi devenaient très faibles après l'accouchement. Angrad plaignait les courageuses qui enduraient dans leur chair la naissance du peuple nain. Ainsi que Dame Bolka le rappelait, les nains étaient destinés à se reproduire par la chair et non la roche. Encore peu nombreux, le peuple de Duka mettait difficilement ses nainfants au monde.

Dame Bolka prenait extrêmement soin des mères et de leurs nainfants, tenant par là même la clef de l'avenir de son peuple. La maternité était bien plus grande que le dispensaire, les prêtres plus nombreux et plusieurs Valagi se relayaient au-dessus des berceaux. Angrad aimait à passer pour les distraire avec ses jeux de lumière. Pour lui, les pupilles émerveillées représentaient le plus beau des spectacles. Il avait patiemment attendu la fin de la célébration en amusant les tout petits par ses tours pyrotechniques.

Finalement, il put rejoindre la matriarche dans la chapelle qui lui servait de bureau. Là, constamment interrompu par les allées et venues de novices porteurs de messages, le patriarche initié essayait de s'entretenir avec sa sœur. Ces interruptions insupportaient Angrad, mais Dame Bolka était si attentive à tout ce qui se passait dans son Khaz qu'il ne pouvait lui en tenir rigueur. Elle était toujours d'une grande bienveillance en recevant les novices honteux de déranger leur maîtresse. Elle les détrompait en donnant réponse à leurs messages, les aiguillant sur leurs tâches. Ainsi, elle organisait la foule de religieux de Valag Khaz.

Angrad s'abîmait en contemplation, fasciné par la Dame d'Or. Ses tresses rousses, quoique perlées de fils d'argent à présent, encadraient ses traits d'une douceur éclatante. Angrad ne pouvait détacher son regard de ses lèvres quand elle instruisait ses Throndi des différentes corvées à réaliser pour le temple. Elle les distribuait avec une telle prévenance que c'était grand honneur que de la servir. Le patriarche en oublia le fil de leur conversation. Elle lui faisait toujours cet effet-là : en sa compagnie, il pouvait l'observer des heures durant. Elle avait dû l'entretenir du culte, à son corps défendant.

Angrad n'était pas très pieux. Seigneur du feu, initié, grand prêtre, Karugromthi même, il n'appréciait pas les trop nombreuses charges qu'il devait porter. Hétérodoxe au sein de son propre culte, malgré son rôle prépondérant au sein de celui-ci, Angrad fuyait tous ces rituels obséquieux à son goût. Étant l'un des savants les plus éclairés des cercles religieux et hermétiques, il préférait se consacrer à ses recherches personnelles.

Conscient de manquer à ses devoirs, il s'obligeait à dédier une partie de son temps à des étudiants doués, triés sur le volet. Religieux ou initiés, Angrad leur inculquait le même corpus. Il espérait ainsi élargir leur horizon. Son savoir pléthorique divergeait de ceux des mystiques et des hermétiques, il considérait pour sa part qu'il ne s'agissait que des deux faces d'une même pièce.

Le seigneur du feu ne se sentait en accord qu'avec son maître Dolgrim et l'inquiétant Draskar.

Ces pensées lui rappelèrent que Dame Bolka lui avait demandé de revenir impérativement au temple pour la célébration de la lune d'automne. Elle avait insisté plus qu'à l'accoutumée, connaissant les répugnances du patriarche. Il lui avait répondu qu'étant en mission, il ne pourrait malheureusement pas participer aux messes, mais qu'il espérait bien être rentré pour les réjouissances qui suivraient. Bolka avait insisté quant à la présence de son frère, mais cette fois Angrad avait une bonne excuse pour se dérober à ses obligations.

Finalement, elle lui fit promettre de rejoindre Dol Gromdal s'il ne pouvait revenir à temps à Dol Rual. Elle avait parlé de la conjonction à venir, redoutant sa force. Angrad promit sans y penser. Elle devait se faire du souci pour lui, sachant quels pouvoirs s'échappaient du seigneur du feu lors des grandes conjonctions. Il rassura la dame de Valag Khaz, arguant qu'il garderait assez de pouvoir en réserve. Si cela s'avérait nécessaire, il rejoindrait l'artefact planaire : demeure de son maître Dolgrim.

La discussion avec Dame Bolka avait duré toute la nuit. Ainsi, Angrad n'avait-il pris congé de la Dame que peu de temps avant l'aube. Quittant Valag Khaz pour Baraz Khaz, le patriarche marchait dans des rues désertes. Nullement incommodé par le manque de sommeil, Angrad avança d'un pas rapide vers la demeure de Kohl.

Le patriarche, grand érudit, initié aux secrets hermétiques et mystiques, était certainement le plus puissant prêtre mage après son maître. Ainsi, il lui était possible de se priver de sommeil plusieurs nuits d'affilée. Le tour était simple, mais le niveau de puissance exigé et les composantes de ce tour n'étaient accessibles qu'à cinq ou six personnes au monde.

Tous d'abord, il fallait posséder une pierre-esprit de Rual. D'autres objets de puissance devaient théoriquement pouvoir la remplacer, encore qu'Angrad ignorait si de tels objets existaient. L'une des nombreuses facultés auxquelles cette pierre donnait accès, c'était de pouvoir percer le voile entre les plans. Ainsi, ouvrant l'œil de Rual, Angrad déambulait dans le plan matériel tout en scrutant ceux des ombres et des esprits.

Percer le voile n'était pas une mince affaire. Seule une grande érudition permettait d'interpréter ce que l'œil de Rual percevait sur d'autres sphères d'existence. Les pierres-esprits étaient par nature très liées au plan éthéré. Angrad découvrit un moyen, non pas d'y envoyer ses sens, mais son esprit lui-même. Dolgrim le sage théorisait qu'il s'agissait en fait d'une enveloppe astrale, liée au plan du même nom. Angrad avait pu constater que sa découverte coïncidait avec les conclusions de son maître. En effet, quand il projetait son esprit hors de son corps, ce dernier sombrait dans l'inconscience. Vulnérable, l'enveloppe charnelle entrait dans un sommeil réparateur. Il était bien sûr dangereux pour le patriarche initié de laisser son corps sans protection, tandis que son esprit voyageait. Aussi, toujours grâce à la pierre-esprit, il veillait son corps endormi depuis le plan éthéré. Par cette astuce risquée, dès lors que le patriarche initié se trouvait en sûreté, il pouvait laisser son corps au repos et plonger son esprit éveillé dans l'étude.

Angrad travaillait sur cette astuce, tentant de garder une plus grande maîtrise sur son corps, ou bien d'évoluer à des strates intermédiaires entre les plans avec son esprit. Il lui semblait plus important de parfaire son pouvoir, sa compréhension du monde et des plans, que de devoir poser des couronnes de fleurs toute la journée sur les têtes de naines et nains en prières. Le culte des ancêtres avait dérivé vers des cérémonies interminables où l'on recevait pompeusement l'hommage dû au Gnollengrom.

Tout ce protocole dérangeait le seigneur du feu. Le culte devrait être célébré selon lui de la même manière que l'on célébrait ensuite la lune d'automne. Rires, chants, concours, festins : voilà ce qu'était l'âme du peuple nain. Durant les festivités, il pourrait donner la mesure de ses talents. Depuis la précédente lune rouge, il travaillait sur un nouveau spectacle de flammes et lumières. Créant des schémas spécifiques pour morpher les énergies astrales selon sa volonté, il contrôlerait des boules de feu colorées, invoquerait des explosions de lumières iridescentes et autres pyrotechnies spectaculaires.

Si nombre de patriarches voyaient dans ses spectacles des nainfantillages pour épater la galerie, Angrad savait qu'il repoussait toujours plus loin les limites de la connaissance. Ses heures de travail étaient tournées vers la maîtrise des arts hermétiques et la méditation sur les desseins divins. Les clercs du culte des ancêtres ne passaient pas assez de temps, selon lui, à les explorer. Que ce soit ceux des Primordiaux, du Chemin Doré de Duka ou bien d'autres destins célestes, ces mécaniques constituaient la Grande Balance cosmique.

Ces domaines étaient excessivement sérieux, et ne souffraient aucune distraction, de quelque ordre que ce soit. Du moins Angrad défendait-il cette idée devant ses élèves. En effet, le patriarche initié ne souhaitait pas imiter son maître. D'ailleurs, il ne le pouvait pas. Resté minéral et immortel, maître Dolgrim prévoyait de passer l'éternité à percer les mystères de ce monde dans sa forteresse planaire. Il s'était détourné d'un destin de reproducteur au Premier Âge, scellant son existence dans la pierre.

Angrad, lui, transmuté en chair, avait donné une descendance au peuple nain. Malgré toutes les beautés cosmiques des Neuf Plans, rien n'était plus précieux à ses yeux que ses deux nainfants. Il avait vite accepté les limites de la chair, chérissant ses fruits. C'était d'autant plus facile pour lui qu'il pouvait tricher avec sa condition de mortel, grâce à ses pouvoirs. Angrad considérait son état comme souhaitable, malgré la nécessité de prendre du repos et d'abandonner l'étude afin de recouvrer ses forces mentales. Après tout, les guerriers n'alternaient-ils pas entraînement et pause, afin de laisser leurs muscles récupérer ? Il en était de même pour l'esprit, aussi Angrad s'offrait-il des moments de détente auprès des siens.

Après de longues années d'absence, il avait passé les dernières lunes dans son Khaz auprès de son fils Bazguk. Il visitait aussi à l'occasion sa fille à Khaz Grungraz, ou sur ses chantiers gaziers. Ces jours de quiétude auprès des siens s'achevaient, alors que son devoir le rappelait au service du conseil. Au moins avait-il le luxe de choisir ses missions.

Contrairement à d'autres patriarches, Angrad avait été plus qu'heureux de passer la main à son héritier. Son fils Bazguk projetait d'ambitieux ouvrages, et sa femme Noratia menait sa maisonnée avec bienveillance. Les Throndi d'Angrad avaient toujours été très indépendants, aussi ne passait-elle pas beaucoup de temps à administrer Khaz Zharr. Tout comme le patriarche initié, elle était érudite. Jeune occultiste, elle cherchait, avec sa cousine Orifra, à percer les mystères du pouvoir des pierres. Très attachée à ses recherches, elle consacrait la majeure partie de son temps à la forge mystique plutôt qu'à sa maison, contrairement à la plupart de ses cousines.

Angrad approuvait ce choix, soupçonnant que les recherches menées dans la forge mystique propulseraient la technologie naine jusqu'à de nouveaux sommets. L'ouverture commandée par une télékinésie induite dans des pierres en était un exemple flagrant. Ces inventions révolutionneraient bientôt la construction, la forge, peut-être même la guerre pour les Âges à venir.

Angrad avait habitué ses gens à s'autogouverner en bonne intelligence. Il avait choisi de rustres montagnards, supportant les températures des grands lacs de magma de son Khaz. Ses Throndi étaient travailleurs, collaborant étroitement pour assurer une bonne vie à tous. Bien sûr, le Khaz du seigneur du feu n'était pas très peuplé. Sa maison étant la plus petite des neuf, Angrad les connaissait tous et savait pouvoir compter sur eux.

Il avait tenu dans ses bras tous les nainfançons de sa maison, les plongeant dans la lave avec Az Zharr. Chaque nain de sa lignée était ainsi lié aux feux souterrains. Angrad en connaissait les vrais noms et y exerçait un contrôle total. Le Primordial Ajax les lui avait enseignés, lui conférant ainsi un pouvoir sur une partie de son corps matériel. Par ce rituel, Angrad liait sa maison à sa lignée, à son Khaz et aux feux qui le parcouraient.

Présentés lovés autour de Az Zharr, les nainfançons étaient protégés des feux, qui les reconnaissaient en retour comme des autochtones. Bien sûr, seul Angrad pouvait se baigner dans la lave sans risque, n'importe qui d'autre se consumerait instantanément. Néanmoins, le patriarche initié constatait que ses Throndi étaient beaucoup plus résistants aux vapeurs minérales échappées du magma, aux chaleurs insoutenables des profondeurs et aux fournaises de n'importe quel brasier.

Plus qu'à sa maison, Angrad avait intégré ses Throndi à sa famille. Il ne les amenait jamais avec lui hors de Dol Rual, car ils lui étaient beaucoup trop précieux. Angrad les avait confiés à Bazguk, afin qu'il en fasse les ouvriers et maîtres d'œuvre de ses grands travaux. Ainsi auprès de son fils, ils travaillaient en sécurité dans l'enceinte de Dol Rual. Grâce à eux, des canaux de lave sillonneraient bientôt tout le royaume souterrain, illuminé par des cascades magmatiques.

La conscience tranquille, Angrad déambulait dans la grande route souterraine reliant Valag Khaz à Barak Khaz. La route était inusitée à cette heure matinale. L'axe n'était pas commercial, excavé principalement pour permettre une circulation rapide des civières entre la porte-forteresse et l'hôpital. Elle n'était pas encore élargie pour accueillir le trafic attendu par les débouchés d'Ungdrin Ankor à Kazad Orrud. D'ici une centaine d'années, cette route serait pareille aux grandes artères reliant Rinn Khaz, Baraz Khaz, Khaz Khazul et Khaz Grungraz.

Pour l'heure, le tunnel, large d'une vingtaine de pieds et haut de dix, était encore brut. Taillé en suivant la strate de grès, il montait et descendait suivant une courbe rattrapée par les mineurs pour permettre une circulation aisée. Le tunnel, très peu maçonné, exhalait une forte odeur minérale. Des colonnes ascendantes, creusées au plafond, aspiraient l'humidité, l'évacuant dans les failles naturelles sillonnant la montagne. Aucune lumière ne perçait l'obscurité, aussi Angrad avançait-il au pas sans se presser.

Comme tout nain, il percevait les teintes de chaleurs des objets proches. Le couloir gris foncé se découpait sur des parois gris anthracite. Des taches sombres et froides marquaient les tunnels d'aérations, tandis que le sol humide, couleur d'obsidienne, se déroulait à ses pieds. Bien sûr, le seigneur du feu aurait pu bannir l'humidité du tunnel le temps de le traverser et invoquer assez de lumière pour illuminer l'endroit. Mais Angrad appréciait ses marches dans l'obscurité. À Khaz Zharr, il ne la ressentait jamais. Son Khaz était toujours éclairé de lueurs magmatiques et de flammes éructées par les chambres souterraines. Ici, dans ce boyau humide et sombre, il communiait avec le Dharkhangron sauvage.

Dans l'enceinte de l'Ankor Dawi, peu de tunnels gardaient encore cet aspect primitif. Seuls quelques dessertes peu usitées, ou bien de longs tunnels utilitaires comme celui-ci étaient restés proches de leur aspect originel. L'humidité qui lui mordait la chair, l'obscurité qui lui obstruait les sens, la solitude de sa marche : tout cela était excellent pour réfléchir. À force d'introspection, Angrad était passé maître dans l'art de visiter son domaine intérieur.

Tandis qu'il parcourait ce tunnel désolé, il repensa à Dame Bolka. Elle lui avait donné nombre de sujets de réflexion. Bien sûr, ils ne concernaient pas l'organisation de la vie ecclésiale ni les schémas divins. Si Angrad et Bolka se souciaient de les percer, le seigneur du feu n'arrivait pas à suivre les réflexions de la Grande Prêtresse. Trop limitée, jamais elle ne prenait en compte les mécaniques planaires ni le pouvoir des lieux. Pour ce qui était du clergé, Angrad n'avait cure des rites et ne voyait pas l'intérêt de mettre en exergue le sacré.

Non, ce qui interrogeait le patriarche initié, c'était le besoin qu'il ressentait de visiter Dame Bolka, de se tenir à ses côtés, de partager sa conversation et de se noyer dans ses yeux marrons. Angrad sentait son corps réagir en sa présence : son pouls accélérait, son cœur battait plus fort et plus vite. Son esprit tournait alors au ralenti, occupé entièrement par l'image de la Dame.

Il lui semblait que tout cela était mal. Non parce que Dame Bolka était sa sœur, mais parce qu'elle n'était pas sa femme.

À la fin du Premier Âge, alors qu'il n'y avait en tout et pour tout que les douze premiers-nés, Volgit s'était unie à cinq de ses frères pour faire naître les lignées des patriarches combattants, tandis que Bolka se mariait avec les deux autres pour créer les lignées des artisans. Il en avait été décidé ainsi par la volonté de Duka.

La Première Née, façonnée par Rual lui-même, était trop minérale pour nainfanter. Même une fois transmuté vers la chair, son corps était encore trop semblable à la roche pour qu'un nainfant puisse grandir dans son ventre. Elle tailla les matriarches et les patriarches, sculptant avec intelligence leur corps pour qu'ils puissent nainfanter. Ayant longtemps séjourné auprès des peuples simples, elle connaissait les risques et la beauté du nainfantement.

Elle créa les mâles nains avec le désir de séduire, mais sans le plaisir de la chair. Cela devait les protéger contre les dérives que Duka avait observées chez les peuples simples. Elle créa les femelles du mieux qu'elle put, redoutant que la semence de chair bourgeonne difficilement dans un ventre minéral. Finalement, ses craintes furent infondées, puisque les deux matriarches mirent au monde quatorze nainfants, tout bien bâti et en bonne santé : la perfection minérale, transmutée en chair, n'empêcha pas les ventres de Volgit et Bolka de porter la vie.

Angrad avait retenu de ses conversations avec la Dame d'Or que si les unions des premiers-nés au sein de la fratrie n'avaient posé aucun problème, il n'en serait plus de même par la suite. Apparemment, il ne fallait pas marier de sang trop semblable de peur que la chair ne naisse débile. Les lignées devaient être perpétuées entre cousins, et Dame Bolka insistait pour que cela soit la seule génération à y être réduite. Quand la reine Volgit dut choisir les couples pour marier les lignées, la Grande Prêtresse l'avait beaucoup conseillée.

Elle avait un jour expliqué au patriarche initié que, si son fils Bazguk était marié à Noratia, c'était parce qu'Angrad avait été d'obsidienne et Tarak de roche minerai. Le fils et la fille avaient hérité d'un sang teinté par les roches de leurs parents. Gilaed, la fille du seigneur du feu, avait du coup épousé Aradin, le fils de Tarak. Dame Bolka, grande érudite des pierres, des plantes et animaux, parlait avec autorité des roches mères et des roches pères qu'il fallait mélanger. Les nains des lignées devraient être faits d'un alliage qui résisterait au passage des Âges.

Encore une fois, Dame Bolka accaparait les pensées d'Angrad. Ce doux visage occupait entièrement son univers intérieur, embrouillant son esprit. D'étranges et puissants sentiments l'envahissaient. Le patriarche initié refusa de les nommer, sachant que le pouvoir des mots leur donnerait corps. Il craignait pourtant que cela ne finisse par arriver. Bolka n'était pas son épouse et il ne lui était pas destiné. Son destin, tracé par Duka, le liait à la Reine.

S'il avait un profond respect pour son épouse, il n'éprouvait pas de sentiments doux pour elle. Dame Volgit se montrait autoritaire et distante avec lui. Angrad savait que tous les consorts n'étaient pas traités de la même manière. Magrim et Kohl, ses préférés, la rejoignaient souvent dans ses appartements. Angrad, lui, ne la rencontrait que lors des cérémonies officielles. Elle se montrait alors glaciale, comme s'il la décevait constamment, se montrant indigne de son rang.

Le patriarche initié s'était lassé de rechercher l'approbation de son épouse. Les relations entre Rinn Khaz et Khaz Zharr s'étaient d'ailleurs grandement améliorées dès lors que Bazguk avait repris le flambeau. Les quatorze héritiers des lignées étaient les préférés de la reine, et les sept filles ses favorites. Angrad aurait aimé éprouver un amour fort pour sa compagne, mais il n'avait su tisser de tels liens avec cette dame froide et dure. La Dame de glace, comme il l'appelait avec ses intimes, lui était trop opposée pour que quoi que ce soit puisse naître entre eux. Il s'en était longuement ouvert à Dame Bolka au début, cherchant un remède auprès de Celle Qui Soigne. Il ne l'avait pas trouvé, mais la compassion et la bienveillance de la Dame d'Or avaient atteint son cœur. Patiente, elle écoutait le patriarche initié exposer ses griefs concernant la reine ou ses frères, sans le sermonner sur ses sombres pensées. Toujours, elle trouvait les mots pour le réconforter et le conforter dans ses choix.

Sachant qu'il déplairait immanquablement à la reine, Angrad avait choisi de ne plus remplir ses obligations de patriarche. Laissant ses Throndi gérer sa maisonnée et son Khaz, Angrad avait consacré son temps à développer ses pouvoirs et sa maîtrise hermétique, découvrant bien des mystères. Bolka l'avait poussé dans cette voie, prévoyant qu'il s'y accomplirait. Grâce à elle, il était parti confiant, en quête de nouvelles sagesses. S'il n'était pas un fervent du culte, il avait tout de même entraîné à sa suite de nombreux mystiques à la découverte des desseins divins. Il n'en avait pas été avare avec les clercs curieux. Il avait même créé un cercle de réflexion, en marge de la hiérarchie naissante, de mystiques érudits. S'ils n'étaient pas prolifiques comme ses quelques élèves hermétiques, au moins leurs réflexions les amenaient à des découvertes tangibles. Entre autres choses, ils avaient fait le lien entre la mystique et le pouvoir des noms, permettant d'imprégner des runes de pouvoir. Ce cercle avait même attiré les faveurs de la reine, toujours intéressée par les prouesses pouvant servir ses desseins.

Depuis bientôt cent ans, Angrad se dédiait plus avant à ses recherches, laissant ses Throndi, ses élèves et ses nainfants tracer leur propre chemin. Il s'était aussi éloigné de Dame Bolka, cherchant à se détacher d'elle, espérant ainsi étouffer les sentiments qui naissaient en lui. Il s'était retiré dans les profondeurs pour y trouver le calme et la solitude. Là, dans les bouffées de vapeurs carboniques, dans les flammes et la roche en ébullition, il avait focalisé son esprit sur l'étude. Angrad savait devoir accomplir une Tâche pour corriger une horrible imperfection du monde matériel.

Quelques brèves interruptions le rappelaient auprès de son fils, mais il n'avait fait d'exceptions que pour lui. Toujours, Angrad replongeait dans les océans magmatiques sous le manteau terrestre, laissant libre cours à ses sombres sentiments. Le détestable objet de sa haine défigurait aujourd'hui l'un des plus beaux panoramas créés par les Primordiaux. Il en avait conçu une haine terrible en le découvrant, haine qui ne se calma jamais.

Pendant de longs mois, parfois même des années, Angrad avait réfléchi aux moyens d'assouvir sa vengeance et de balayer du Gazangron et du Dharkhangron l'existence même de l'objet de sa haine : Goria. Cité inique, furoncle purulent incrusté dans le plus beau des joyaux, tyrannie aux mains des géants de feu, dominée par une dynastie terrible. La cité représentait tout ce qu'Angrad détestait.

Tout d'abord, elle défigurait l'un des plus beaux paysages créés durant l'Âge primordial. Sur les bords de Gori Zorn se dressait le massif volcanique de Harag Karag, les monts de lave. Six grands volcans recouvraient ces vastes terres. Les cratères, toujours en activité, déroulaient çà et là leurs langues de feu à travers les monts, embrasant un temps la verdure éclatante des contreforts. Dans les hauteurs, les lacs de lave et les éruptions noyaient les cratères dans des rayons iridescents de vapeurs surchauffées. Le vert de la vie, le noir de la terre et le rouge du feu : Harag Karag était d'une magnificence inégalée sur les Neuf Plans.

Mais les Zharr Gronti, qui, ayant courtisé Ajax, lui avaient volé ses secrets, avaient conquis les monts. Ces brutes aux mœurs violentes et aux lois iniques avaient peuplé les splendeurs inviolées de Harag Karag. Ils y avaient bâti des bastions de basaltes, caricatures informes des Kazad Dawi. La plus grande, la plus forte, Goria, s'était vite imposée comme le centre du pouvoir arbitraire de la famille Sumendi. Limohr, puis Blittag et maintenant Govag construisirent un vaste empire oppresseur qui imposait ses tributs sur les pentes vertes du massif.

Utilisant les pouvoirs volés à Ajax, ils infligèrent leur domination par la force, la ruse et l'absolutisme, réduisant les petits peuples en servitude. Blittag avait très vite fait commerce avec son voisin détestable : le Botaan. Quand le jeune Govag eut assassiné son oncle, au cours d'une vengeance rituelle qui ensanglanta le royaume de feu durant dix ans, il sut garder le soutien des ogres-mages en continuant le commerce d'esclaves.

Angrad avait un jour rêvé de construire une cité naine dans les sommets brûlants de Harag Karag. C'était au temps du Premier Âge, à l'époque où les plaines voyaient émerger les premières cités. Mais depuis, la lignée de Sumendi s'en était emparée. Tant que la lignée de Limohr, ou ses successeurs aviliraient les monts de lave, les beautés sauvages seraient souillées de leur détestable présence.

Depuis qu'Angrad avait découvert Goria, quatre cents ans plus tôt, sa haine grandissait au fil des années. Le seigneur du feu finit par être obsédé par la sombre citadelle. De sa haine, grandirent les frustrations de ne pouvoir nettoyer Harag Karag de cette engeance Zharr Gronti. Si la tyrannie représentait un souci pour le Conseil des Anciens, elle ne menaçait pas l'Ankor Dawi. Aucune expédition militaire n'était envisagée contre elle. Année après année, l'inaction du conseil avait permis à la lignée de Limohr de croître en puissance, étendant ainsi les terres sous sa domination.

Angrad enrageait de cette prospérité, cherchant d'autres moyens que le soutien de ses pairs pour endiguer ce mal insidieux. Il se tourna vers Ajax, mais le patriarche initié comprit bien vite que les affaires des mortels n'intéressaient en rien le Primordial. Il interpella les bosquets sur cet incendie qui ravagerait bientôt leurs forêts, mais ils le repoussèrent. Les géants n'étaient une nuisance que par leur promiscuité avec le Botaan. Les Tréans avaient d'autres sujets d'inquiétude, notamment la volonté nanesque de transmuter la pureté sauvage du Dharkhangron en la cité titanesque de Duka. Angrad fut vite chassé de Thingaz Gorak.

Le patriarche initié chercha alors toutes sortes d'alliés. Mais Goria était située dans le quadrant de Dol Urk, et donc entourée uniquement de royaumes terrifiants et indignes de confiance. Le Botaan, ainsi que la cité cyclope de Gorgrond, entretenait avec la Tyrannie de feu des relations de bon voisinage. Seules grandes puissances de la région, les trois royaumes malfaisants avaient tacitement reconnu leur collusion d'intérêts. Grâce à un statu quo malignement entretenu, les petits peuples de Dol Urk étaient sous la coupe de l'un ou l'autre de ces géants.

Finalement, en désespoir de cause, Angrad avait cherché des moyens mystiques et hermétiques dont il pourrait user pour balayer Goria de la carte. Le patriarche initié avait réfléchi à de puissants schémas pour la détruire. Il s'était alors éloigné de Dol Rual, rejoignant les territoires désolés. Là, il avait expérimenté par la roche et le feu de puissants schémas à même d'engloutir la cité maudite et ses habitants. Risquant sa vie dans des essais infructueux qui invoquèrent des tempêtes de mana, il finit par trouver un moyen de parvenir à ses fins.

Jubilant de sa découverte, Angrad avait voyagé par la lave jusqu'à Harag Karag, dans la chambre magmatique située sous la cité. Il y avait alors déchaîné ses nouveaux pouvoirs, les alimentant de la puissance de sa hargne et de sa haine. Tous ses scrupules à prendre la vie envolés, Angrad focalisa son pouvoir pour relâcher les énergies accumulées par ses schémas. La montagne trembla, la lave dévora les corps et engloutit les murs.

Mais la famille Sumendi avait elle aussi progressé dans sa maîtrise mystique. La cité de basalte avait tenu bon, la lave ne noya pas les remparts. Les corps brûlés furent ceux de malheureux esclaves et serviteurs, tandis que les géants nageaient dans la lave bouillonnante. Plutôt que de sombrer, Goria sortit purgée et renforcée de cette tentative désespérée. Les sorciers de feu de Goria, usant du pouvoir d'Ajax, puisèrent dans la lave qu'Angrad avait déchaînée. Avec elle, ils façonnèrent des donjons, des tours et des bastions. D'autres esclaves remplacèrent ceux consumés par la fureur d'Angrad.

Plus forte que jamais, la cité de feu se renforça dans l'épreuve.

Désespéré, sombrant dans une frustration abyssale, Angrad revint à Dol Rual, craignant la vengeance que les géants de feu pourraient déchaîner sur ses gens. Réalisant où son entêtement l'avait mené, Angrad se garda bien de poursuivre ses investigations.

Pourtant, Goria continuait de l'obséder.

Alors qu'il traversait l'obscurité de ce tunnel froid et humide, ses pas produisaient de la vapeur. Une lueur rougeoyante l'entourait, et la roche du tunnel chauffait. Ses yeux, tout à fait ardents à présent, embrasaient l'air devant lui. Ainsi était-il quand il pensait à Goria, et mieux valait qu'il soit seul pour ruminer sa défaite. Le patriarche initié ne s'était pas avoué vaincu. Comme tous les premiers-nés, il jouissait d'une longévité encore inconnue. Il attendrait donc son heure, ruminant ses rêves destructeurs. Le temps viendrait où Goria disparaîtrait dans les laves de Harag Karag, pour y être à jamais dissoute par les feux des profondeurs.

Ses sinistres pensées et le pouvoir qu'elles déchaînaient avaient dû alerter la garnison de Barak Khaz. Angrad entendit le son d'un cor d'alarme. Bientôt, il vit les Throndi de Trud avancer en formation serrée, dressant un mur compact de boucliers et de lances. Avançant dans une semi-obscurité que ses pensées avaient embrasée, Angrad se porta au-devant du Gottal. Les gardiens de Barak Khaz avaient dû soupçonner une menace puisqu'ils avançaient en rang, progressant au rythme cadencé par la voie profonde d'un longue barbe. Distant à présent d'une centaine de coudées, le seigneur du feu balaya ses sombres pensées, l'image de Dame Bolka s'imposant à nouveau à lui. Les émanations de pouvoir se turent, replongeant le boyau dans l'obscurité. À présent, tout à fait calme et maître de lui-même, Angrad invoqua des lanternes magiques qui illuminèrent le tunnel d'une douce lumière. S'arrêtant au milieu, il lança de sa voix forte et claire :

« Holà, Trud Throndi, je suis Angrad — Karugromthi. Relevez vos lances. »

À ces mots, le Gottal s'immobilisa. Les lances et boucliers jouèrent, les rangs s'ouvrant pour laisser passer un vieux nain à la barbe longue, blanche et tressée.

« Avancez, seigneur, le pressa le Gnol Dawi. Il semble que quelque menace ait fait irruption dans le boyau. Mes nains ont entendu des grondements, l'un d'eux a même reconnu des incantations. Nos boucliers vous protégeront, mais hâtez-vous, la bête ne doit pas être loin. »

Rejoignant le mur de bouclier, Angrad tranquillisa le sergent par quelques paroles rassurantes.

« Paix, braves guerriers. Je viens de remonter le tunnel et puis vous assurer qu'aucune créature n'a investi notre foyer. Je peaufinais quelques sortilèges pyrotechniques à l'abri des curieux en revenant de Valag Khaz. Vos guetteurs ont l'ouïe fine et la vue perçante pour les avoir captés de si loin. »

Un certain relâchement traversa le Gottal. Apparemment, ils s'attendaient à trouver une créature féroce et prévoyaient une rude bataille. Mais il ne s'agissait que d'Angrad de mauvaise humeur. Le patriarche initié se fit la réflexion qu'il devrait peut-être garder ses ruminations sur Goria pour son lac de lave de Khaz Zharr. Rassurant une fois de plus les guerriers de Barak Khaz, il rejoignit la formation. Le sergent diligenta tout de même trois nains qui devaient patrouiller jusqu'à Valag Khaz et s'assurer de la sûreté du tunnel. Les trois guerriers s'exécutèrent de mauvaise grâce, redoutant quelque mauvaise rencontre.

Remontant le Gottal, Angrad continua sa route jusqu'à Barak Khaz en compagnie du vieux sergent. Ils échangèrent quelques politesses, puis Angrad le questionna sur les allées et venues, surveillées par les Throndi de Trud, à Dol Rual. Le Gnol Dawi l'entretint des passages incessants des ors et de leur bétail. Les animaux laissaient derrière eux toutes sortes d'immondices. Les gardes se plaignaient constamment de ces allées et venues qui les empêchaient de faire correctement leur travail. Aucune créature douée d'intelligence, hors les nains et exception faite des griffons, n'était autorisée à pénétrer l'enceinte sacrée de Dol Rual. S'il était facile d'éconduire les giganthropes, qui tentaient rarement de pénétrer sous la montagne, il n'en était pas de même pour les petits peuples. Tous à moitié animaux, il paraissait, par exemple, possible à un Tengu de se fondre dans un transport de poules.

Si le vieux nain ne redoutait pas que d'honnêtes marchands usent de ce genre de stratagème, il s'inquiétait que des voleurs se faufilent dans la cité à la recherche des fabuleuses richesses du royaume nain. Il y avait aussi les mercenaires des Ongrun Tiwaz armés de bronze ou de fer, qui enviaient aux guerriers nains leur métal bien plus résistant. La plupart ne cherchaient pas d'ennuis, pourtant certains nouveaux venus, insatisfaits des marchandises du marché du lac d'argent, tentaient de pénétrer dans la cité pour y trouver le métal tant convoité. Évidemment, tous ces individus n'avaient pas franchi Barak Khaz, tant la lignée de Trud contrôlait activement le trafic.

Pourtant, si les propos du vieux sergent se voulaient rassurants, Angrad y voyait de réelles menaces. Quelques mercenaires ne causeraient pas préjudice au peuple de Duka. Mais s'ils fuyaient en nombre vers Dol Urk, ils pourraient donner des idées aux royaumes malveillants. Si une coalition n'était pas à craindre, plusieurs têtes brûlées pourraient former une compagnie, voire une armée, marchant sur Dol Rual. L'appât du gain, aussi sûrement que l'argent poli brille aux soleils, pousserait nombre d'aventuriers de tout genre à braver les cimes pour s'introduire sous la montagne. Ce flot continu d'avides créatures viendrait troubler à jamais la quiétude de l'Ankor Dawi.

Tandis qu'il conversait avec le vieux nain, Angrad traversa le colossal édifice fortifié qu'était Barak Khaz. La maisonnée de Trud avait pour Tâche, tout comme son patriarche, de protéger l'Ankor Dawi. Si les patrouilleurs parcouraient la crête de Trud et surveillaient le royaume depuis les tours de garde extérieures, la majorité de la maisonnée protégeait la porte principale de Dol Rual. Le patriarche gardien avait demandé à ce que son Khaz tout entier soit une forteresse, construite autour des cinq tunnels qui reliaient Dol Rual à Kazad Agril Varn. Des herses massives barraient ces routes tout les trente pas. Des casernes et des salles d'armes les encadraient. Le Khaz n'était pas aussi grand que celui de Kohl ni situé dans une caverne à la voûte aérienne comme le Rinn Khaz. Au contraire, il était compact, découpé en une multitude d'alcôves communiquant par des passages dérobés, des tunnels faciles à défendre et des escaliers en colimaçon qu'un bouclier et une lance pouvaient tenir.

Angrad déambulait dans ce méandre de salles, guidé par le vieux sergent, jusqu'à tomber finalement sur la troisième voie principale. Là, des ors ramenaient leur bétail sous la montagne, après l'avoir laissé paître, la nuit durant, sur les pentes verdoyantes. Des aciers inspectaient incessamment le trafic, arrêtant les bêtes pour les contrôler. Les herses se levaient et s'abaissaient au rythme des contrôles, exécutant une mélodie mécanique bien huilée. Angrad remarqua que le trafic était ralenti à l'endroit où des travaux étaient en cours sur les herses. S'attardant sur le chantier avec le vieux nain, Angrad vit qu'un pan de mur était tombé, révélant une pièce profonde dans laquelle reposait une arbalète aux dimensions incroyables. Voyant le patriarche initié impressionné par le mastodonte, le vieux sergent se permit quelques explications.

« Voici nos arbaroches et arquepieux, annonça-t-il fièrement. C'est comme une arbalète, à la différence de sa taille. Chaque grande herse est couverte par ces engins. Bien sûr, je ne peux pas vous révéler leurs nombres, c'est un secret de lignée. Ces machines, cachées dans des salles tenues secrètes, tirent à travers des roches illusoires. Évidemment, au premier tir, le subterfuge tombe, mais en général la cible ne se relève pas. Les arbaroches ont une rampe qui accueille des rochers, tandis que les arquepieux sont dotés d'une saignée où l'on place de grosses barres de fer. Aucun nain ne peut remonter ces monstres seuls, tant le mécanisme développe de force. Même avec des systèmes de tension à roue, mes nains ont du mal à mettre les machines en branle.

— Et vous les avez déjà utilisées sur des cibles vivantes, questionna Angrad, curieux ?

— Pour sûr ! Un groupe de mercenaires a tenté de se faufiler une nuit. Le seigneur Falthaï en aura fait un exemple. Une arbaroche a écrabouillé un groupe de trois tandis que plus loin, deux de leurs compagnons ont été embrochés par un arquepieux. Les gars ont même eu du mal à dégager les barres fichées dans le mur. Ensuite, on a entassé les cadavres au pied de la roche des jugements de Ongrun Tiwaz. Le message a dû passer, plus de tentative depuis !

— Le secret est éventé maintenant, bougonna Angrad, scandalisé par le traitement réservé à ces intrus. Sans l'effet de surprise, ces armes ne seront plus aussi dévastatrices. Vous avez eu la main lourde.

— Nous les changeons de place, en attendant d'en faire venir d'autres de Khaz Grungraz. Mais les efforts sont moins à la défense de la cité qu'à rajouter de jolis bas-reliefs dans nos couloirs, se désola le vieux sergent. Que voulez-vous, la reine décide. »

Partageant l'avis de son interlocuteur, Angrad ne le signifia pourtant pas à haute voix. Il ne souhaitait pas critiquer les décisions de sa femme ouvertement. Tentant de cacher sa gêne, et ne voulant pas sermonner un Throndi honnête et direct, le patriarche initié poursuivit la conversation.

« Mais pourquoi avoir abattu les murs ici, questionna-t-il ? Vous révélez l'emplacement de vos salles secrètes.

— Comme vous l'avez dit, seigneur, le secret est éventé. De toute façon, les alcôves seront bientôt connues et, nous l'espérons, toutes garnies. Les ouvriers procèdent à des améliorations sur le système de herse à contrepoids. »

Le sergent longue barbe n'en dit pas plus, adressant un clin d'œil au patriarche initié. Il devait s'agir, une fois encore, d'un secret de lignée. Pourtant, Angrad reconnut les roches que l'on insérait ici et là dans le mécanisme sophistiqué des herses : des pierres veinées de malachite. Ainsi donc, les trouvailles de la forge mystique s'exportaient-elles rapidement dans Dol Rual ? Il y avait fort à parier que l'administration du Rinn Khaz prévoyait déjà de former des ouvriers spécialisés à l'installation de ces mécanismes. Ils auraient fort à faire dans les prochaines dizaines d'années. Le patriarche initié appréciait que les recherches de sa belle fille Noratia soient si intelligemment mises à profit. Il se demanda si l'envoi de naines par la reine, pour libérer du temps à la Dame du Khaz Zharr, ne faisait pas partie d'un plan plus vaste dont le résultat tangible apparaissait sous ses yeux.

Balayant cette idée d'un revers de main, Angrad sortit des grands tunnels principaux pour passer la grande porte marquant la fin de Barak Khaz. Au-delà, une large allée aux parois ornementées de statues continuait jusqu'à Baraz Khaz. La haute voûte était polie pour réfléchir les lueurs des flambeaux installés dans de larges braseros de fonte suspendus. Les murs étaient décorés entre deux statues. Angrad y vit une représentation de la première guerre des Cyclades, opposant les premiers-nés aux cyclopes. Ainsi, la première chose que verraient les générations futures en entrant dans la cité serait le récit d'une guerre prestigieuse gagnée par les Karugromthi.

Angrad y voyait un prosélytisme grossier, affirmant le pouvoir des lignées. Ayant participé à la bataille, Angrad aurait peint d'autres scènes : le sang omniprésent, le cri des guerriers, le gémissement des blessés, la mort, rodant sur le champ de bataille, emportant à loisir combattant et non-combattant. Le patriarche initié avait été marqué par la barbarie dont avaient fait preuve les cyclopes, mais horrifié par le pouvoir de destruction que les premiers-nés leur avaient opposé. De plus, ni Draskar ni Dolgrim n'avaient participé à la bataille, ce qui aurait accru encore le massacre.

Les cyclopes qui fuyaient avaient été pourchassés et tués, et les blessés achevés. À l'époque, cela n'avait nullement touché le patriarche initié. Ces géants difformes occupaient l'Ankor Dawi. Les déloger lui avait paru la seule solution envisageable. Libérer les esclaves aussi, car il n'y avait aucune raison de les laisser mourir enchaînés. Mais une fois devenu père, découvrant les difficultés à créer une vie, il lui était devenu insupportable de distribuer si aisément la mort.

Tout comme les nains, les peuples à longue vie, comme les elfes et les géants, procréaient difficilement. Si les nains se rappelaient des Damnaz causés par les cyclopes, l'inverse était aussi vrai. Viendrait un temps où les Cyclades trouveraient des alliés de circonstance, comme Goria, pour marcher sur Dol Rual et piller les richesses contenues sous la montagne.

Alors qu'il progressait entre les peintures glorieuses, Angrad accéléra le pas. Remontant une foule de nains d'or et leur bétail, le patriarche initié laissa les bas-reliefs pour se concentrer sur la route. Esquivant les animaux massés malgré l'heure matinale, il finit par arriver en vue de la porte des serments. Là, un comité d'accueil l'attendait visiblement. Plusieurs Throndi de Kohl, en cotte de mailles, arborant un médaillon d'officiel, invitèrent le seigneur du feu à les suivre. Ils avaient reçu l'ordre de guetter l'arrivée d'Angrad, jusqu'au matin même, si nécessaire, afin de l'amener à la citadelle où une chambre avait été préparée à son intention. Suivant les aciers médaillés, le patriarche initié traversa la porte et les contrôles, avant de monter par des voies secondaires sur la paroi est du Khaz.

Fronçant le nez à cause des odeurs, Angrad comprit qu'ils ne prendraient pas la grande route, afin d'éviter les abattoirs et les tanneries. Les vapeurs nauséabondes qui venaient de ces quartiers étaient écœurantes. L'odeur de la chair et du sang montait des abattoirs, tandis que les tanneries exhalaient un relent d'urine et d'effluves plus nauséabonds encore. Depuis que Kilond avait acheté les techniques de tannerie aux seigneurs des cornes de Stygia, les nains de Barak Khaz devaient donner leurs urines au quartier des tanneries. De pauvres manœuvriers, souvent des Unbaraki, y transportaient les terres cuites géantes remplies de ce liquide fétide. Angrad était rassuré de ne pas passer à côté, certaines odeurs étant si fortes qu'elles provoquaient des maux de tête persistants. Le patriarche initié se demanda d'ailleurs quels nains acceptaient de travailler dans ces deux quartiers. La cherté des habits de peau permettait sûrement de rétribuer les artisans pour leur courage. Quoi qu'il en soit, il leur en était reconnaissant, car les nains utilisaient presque exclusivement des peaux pour l'habillement. Peu à l'aise avec le tressage des fibres végétales, Dol Rual ne fabriquait pas d'étoffe, les important à grands frais des cités voisines. Bien qu'éloignées des tanneries, les vapeurs flottant dans l'air étaient encore pestilentielles.

Gravissant un escalier très abrupt à flanc de paroi, Angrad s'éleva jusqu'à la voûte de Baraz Khaz, englobant la cité dans une vue panoramique. Elle était immense, dix fois plus grande et vingt fois plus peuplée que Khaz Zharr. Une bonne douzaine de quartiers envahissait l'espace entre les piliers. On voyait des bâtis depuis le sol jusque dans les parois les plus hautes du Khaz. Angrad préférait la beauté magmatique de son Khaz, mais il reconnaissait à la demeure de Kohl toutes les qualités recherchées par Duka. Grandiose, pleine de vie, besogneuse et animée : Barak Khaz était un miroir parfait des aspirations de la mère de tous les nains. Son attention fut attirée par le canal noyé de lave sur lequel quelques barges déambulaient paresseusement, chargées des nombreuses denrées produites dans la cité de Kohl. Angrad s'interrogea sur le peu de canaux en activité. Bazguk lui avait pourtant raconté que l'avancée de ces travaux était stratégique pour que les écluses de Khaz Grungraz puissent enfin déverser leur surplus refroidissant.

Longeant la paroi est du Khaz entre les habitations des familles aisées s'éveillant en ce début de journée, Angrad traversa de coquettes rues suspendues. Des champignons phosphorescents délivraient une pâle lueur bleutée et des parterres de Frongol luminescents ornaient intersections et croisements. Le ruissellement clair de sources froides le disputait aux clapotements des fontaines limpides. Une odeur de pain frais et chaud imprégna l'air, sortant des fournils pour nourrir les habitants. Officiers et administrateurs vivaient ici, installés derrière la citadelle. Tandis qu'il s'en rapprochait, les cors gigantesques de la cité sonnèrent le début de la journée. Angrad quitta le quartier des magistrats pour rejoindre le chemin de poterne, pénétrant la citadelle de Kohl.

Un jeune nain, acier en cours d'apprentissage, tuméfié de nombreux bleus, attendait le patriarche initié au pied de la poterne. Le pauvre petit tenait à peine debout, tant le sommeil l'assaillait. Dans la trentaine, il quittait le temps béni de la nainfance pour basculer dans celui de l'adolescence. Il n'était plus la petite créature chétive à laquelle on passait tout. Ses premiers poils poussaient, il était donc en âge d'apprendre un métier. Pendant les vingt à trente prochaines années, il serait apprenti. Les aciers de Kohl avaient la réputation d'être durs avec les jeunes recrues, afin de forger leur caractère. À l'arrivée d'Angrad, le page l'accueillit, ensommeillé.

« Bienvenue, seigneur, je devais vous montrer votre chambre à votre arrivée, mais je ne suis plus sûr que ce soit de circonstance.

— Merci, mon nainfant, mais je connais ces murs, lui répondit affectueusement le patriarche initié. Rejoins ta couche et vole quelques heures de sommeil avant d'être appelé. Je vais prévenir l'intendance de mon arrivée et descendre à la bibliothèque. »

Laissant le page filer vers son lit sans demander son reste, Angrad passa la poterne et gravit l'escalier en saluant les gardes. Atteignant le rez-de-chaussée, le patriarche initié s'annonça, en salle de garde, à un intendant furieux que le protocole ne soit pas respecté. Affamé, les narines chatouillées par les petits pains frais, Angrad se servit en compagnie des quelques guerriers qui prenaient leur quart. Échangeant quelques mots avec eux, il prit pourtant congé rapidement, souhaitant descendre au plus vite dans la bibliothèque de Kohl. Réputée pour l'exactitude de ses cartes, elle faisait autorité dans tous les Khaz.

Descendant les marches tout en se délectant de son petit-déjeuner, Angrad s'engouffra dans la salle des cartes. Quelques scribes étaient déjà à pied d'œuvre, gravant des copies ou des résumés pour d'autres lignées. Dès qu'il fit irruption dans la bibliothèque, Angrad reconnut un des Throndi de son frère, un linguiste entre deux âges, dénommé Dwinbar. Cet acier avait décidé de servir sa lignée grâce à ses talents pour les langues, devenant de fait réserviste pour les Gottal de son seigneur. Voyant entrer le seigneur du feu, ce nain jovial vint à sa rencontre.

« seigneur, c'est un plaisir de vous voir dans nos murs, la table des cartes est justement vierge ce matin. Souhaitez-vous que nous y installions les plaques de Harag Karag ? »

Signifiant son assentiment de la tête, tandis qu'il faisait disparaître les dernières bouchées de pain, Angrad déambula dans la pièce pendant que Dwinbar donnait des instructions. De jeunes pages installaient les dalles des montagnes de feu, ainsi que celles de Gori Zorn. Curieux, le patriarche initié se rapprocha des marbres. De nombreux détails avaient été ajoutés, depuis son dernier passage il y a un an. Désignant du doigt les collines dorées, Angrad interrogea silencieusement le linguiste.

« Oh ! Ces plaques sont désormais primordiales afin de comprendre la position actuelle de Goria. Voyez-vous, seigneur, depuis votre précédent passage, nos Kazhunki et nos Urbari envoyés à Dol Urk nous ont rapporté de nombreuses informations. »

Laissant les pages continuer d'installer, avec une précaution extrême, les autres dalles, Dwinbar se pencha sur la carte.

« Les contours géographiques de Gori Zorn sont plus clairs à présent, surtout depuis que nous avons découvert la frontière naturelle qui sépare Gori Zorn de Harag Karag. Il s'agit d'un fleuve qui capte tous les cours d'eau des deux régions. À cause de sa géographie très accidentée, les gens du pays l'appellent rivière dansante. Nos éclaireurs l'ont nommée Zhuf Ruvalk à cause des nombreuses chutes d'eau et torrents que l'on trouve sur ses affluents. Son lit principal change tous les ans, sur une partie plus ou moins étendue de son cours, rendant son franchissement risqué et hasardeux. »

Angrad contempla les nombreux détails gravés sur les dalles. Les affluents, les crêtes, les passes et la plupart des zones stratégiques y étaient représentés. En y regardant de plus près, même lui, pourtant mauvais stratège, voyait que la cité d'Urbar Gor était la clef de la région. Au centre d'un vaste plateau dominant ses environs, tous les méandres serpentant depuis les montagnes basses de la région y menaient. Depuis ses murs, les habitants de la cité rayonnaient entre cent et deux cents milles alentour. Il leur était bien sûr plus facile de descendre vers les basses terres au sud et à l'est, que de remonter vers les contreforts de Dol Rual ! En remontant vers le royaume nain, Angrad vit trois mentions de Minar Karak. Trois des vallons principaux étaient barrés, non loin des frontières, par des tours de garde. Ainsi, les lignées avaient déjà réagi à ces nouvelles. Redescendant à Urbar Gor, Angrad dévala les vallons abritant les affluents de Zhuf Ruvalk. Les suivant maintenant, le patriarche initié découvrit plusieurs sillons marquant les lits du fleuve. L'adroit graveur avait représenté la typologie du terrain qu'ils laissaient : des pierriers de torrents. Le fleuve était infranchissable une partie de l'année. Les troupes de Goria ne pouvaient donc pas s'aventurer au-delà de cette frontière : leurs approvisionnements seraient difficiles et elles ne pourraient pas aisément vivre sur le pays. Tout ceci était de bon augure, Angrad y voyant un moyen d'isoler Goria à ses frontières ouest.

Pendant ce temps, les pages avaient fini d'installer les dalles de Harag Karag, de Ogri Kadrin et des terres désolées au-delà de Goria à l'est et au sud. Ces dernières n'étaient pas très précises, tant les nains peinaient à trouver des informations fiables sur ces régions. Bien sûr, Angrad avait pu donner de nombreux détails sur Harag Karag, puisqu'il connaissait intimement ce massif. Mais depuis, les géants de feu en avaient fait leur territoire, et les abondantes coulées de lave transformaient continuellement le terrain. Si son tracé était imprécis, de nouvelles annotations attirèrent tout de même l'attention du patriarche initié.

Deux groupes de runes, au nord et au sud-ouest, étaient accolés au massif : Vorn Drakk et Vorn Zharr. Voyant le patriarche initié s'arrêter sur ces deux lieux, Dwinbar lui tendit deux tablettes. Angrad s'en saisit, parcourant rapidement les runes.

Vorn Drakk était un lieu étrange et dangereux. Si le Botaan ne réclamait apparemment pas cette colonie, des ogres-mages y habitaient pourtant. La cité était nouvelle, administrée par un chef de guerre giganthrope dénommé Ymir. On ne connaissait pas sa filiation, son teint grisâtre sombre ne ressemblant à aucun de ses cousins. Peu renommé dans ce monde brutal, Ymir faisait apparemment commerce de bêtes monstrueuses qu'il élevait. Des ogres-mages du Botaan avaient, depuis, rejoint Vorn Drakk, expérimentant leurs terribles transmutations pour créer d'effroyables créatures. Jouissant d'une réputation sans tache, accueillant tout acheteur potentiel dans sa colonie, Ymir maintenait sa cité à l'abri des querelles grâce à la « bienveillance » du sang noir et à un commerce florissant avec Goria. Nombre de communautés des collines dorées venaient aussi acheter des créatures fantastiques afin qu'elles protègent leurs villages.

Plus inquiétant était Vorn Zharr, car directement sous la coupe de Goria. Cette colonie abritait aussi des éleveurs, tout aussi dangereux que ceux de Vorn Drakk. Située sur la rive ouest de Zhuf Ruvalk, accessible grâce à des guets formés par des coulées de lave récentes, les géants de feu y élevaient des animaux de combat, sorte de taureaux à la peau de pierre. Ces animaux étaient inconnus des éclaireurs, mais le dressage qu'entreprenaient les dompteurs ne faisait aucun doute quand à leur utilisation. Angrad y voyait aussi une position sur l'autre rive du fleuve, avant-poste permettant aux géants de feu de rayonner vers l'ouest.

Tandis qu'il rendait les tablettes runiques au linguiste, le patriarche initié lui demanda les rapports mentionnant Goria depuis son dernier passage. Prenant place sur un pupitre que les pages lui avaient libéré, il commença à parcourir les tablettes que lui apportait Dwinbar au fur et à mesure.

Les nouvelles ne laissaient rien paraître d'extraordinaire. Les frictions avec le Botaan continuaient, générant des conflits de peu d'envergure aux frontières. Les livraisons d'esclaves depuis Goria aux ogres-mages continuaient à décroître, tandis que les surfaces de terres cultivées sur Harag Karag augmentaient. La tyrannie des Sumendi développait son agriculture, installant des villages d'esclaves sur les pentes verdoyantes des contreforts. Pendant ce temps, les géants menaient des raids dans le sud de Gori Zorn, et aussi contre les géants des marais de Vlag Thingaz : c'était leur approvisionnement principal en esclaves.

Au milieu de ces nouvelles maussades, Angrad put se réjouir des revers infligés à ses ennemis. Des rapports faisaient état d'escarmouches avérées au sud de Harag Karag. De plus, les marchés aux esclaves du Botaan étaient approvisionnés en géants de feu par des mercenaires d'un petit peuple inconnu des nains. Angrad jubilait, lisant avec délice les détails de ce retour de bâton bien mérité. Ainsi Goria avait-elle des ennemis à Dol Urk : il faudrait enquêter sur ce nouveau joueur.

Absorbé par sa lecture, Angrad n'avait pas vu Kohl arriver. Celui-ci revenait de ses exercices physiques matinaux, comme le suggérait la forte odeur de sueur qu'il dégageait. Torse nu, le large ventre musclé de Kohl apparaissait çà et là sous sa barbe et ses longues moustaches tombantes. Il était suivi de son fils Kilond. Ce dernier était lavé, encore humide d'eau et de sable. Il portait sur son pantalon un gilet de laine des montagnes teint avec quelques herbes aux pigments bleutés. Ils étaient arrivés depuis quelque temps, prenant grand soin de ne pas perturber Angrad durant sa lecture. Les deux nains alignaient des pions sur les dalles qu'on avait installées à l'attention du seigneur du feu.

Curieux, Angrad posa les tablettes qu'il venait de finir pour rejoindre son frère et son neveu. Des pions de pierres rouges et noires étaient disposés aux alentours de Vorn Drakk, tandis que des pions marrons y étaient regroupés. Les pierres étaient taillées de toutes formes et devaient représenter des éléments bien distincts, puisque le père et le fils discutaient à voix basse de leurs capacités.

« Les Vongal du Botaan suivent souvent une même organisation, malgré le chaos menant à leur formation, expliquait Kilond. Étant proches des ogres-mages, plusieurs ettins y occupent une place de choix. On y retrouve pêle-mêle ogres, trolls et géants des grottes ou des collines. Toutes ces bêtes sont stupides et brutales. Elles n'appliquent aucune stratégie et basent leur tactique sur un choc initial fort. Enragées, elles se jettent dans la mêlée. Celles-là ne seront pas dirigées par un ogre-mage, car il ne faudrait pas lier la confrontation à Gog. Il les envoie directement depuis les bois aux trolls. Leur date d'arrivée est incertaine, puisqu'elles enchaîneront pillages et disettes sur le chemin. Dès qu'elles verront l'ennemi, elles chargeront.

— Les soldats des Sumendi seront mieux coordonnés, exposa Kohl à son tour. Govag n'enverra pas sa garde rapprochée. Ils ne se battront pas contre leurs anciens frères. Sauf si Zurtur Lame-Noire est présent. L'engagement sera limité : Vongal contre Zharr Gronti. Ymir restera neutre, quoi qu'il arrive. Le vieux Govag est entouré d'ennemis. Il enverra sûrement son plus puissant opposant mener cette bataille, priant Ajax qu'il ne survive pas ! »

Angrad tiqua à ces paroles. Les géants de feu étant des voleurs, il lui paraissait discutable qu'ils prient celui qu'ils avaient détroussé.

Kohl continua son explication en désignant les pions rouges.

« Je pense qu'il enverra son neveu Mokvag. Son parti est fort, mais, sans grande victoire, il n'a aucune légitimité. Il n'a fait que profiter de la mort de son cousin. Govag marche sur des œufs. Il veut Vorn Drakk, mais ne se mettra pas Gog à dos. La tête de son neveu apaisera Gog en cas de victoire ou de défaite… »

Kilond hochait la tête, mais Angrad était perdu. Rejoignant les deux nains, le patriarche initié les interrogea sur leur curieuse activité.

« C'est une sorte de jeu de guerre, mon oncle, déclara Kilond. Avec cette carte et ces pions, nous essayons de prévoir l'issue d'une bataille. Bien sûr, nous le perfectionnons continuellement.

— Et à quoi cela sert-il, questionna Angrad déconcerté ?

— Déjà à me distraire en compagnie de mon cher père, s'esclaffa le prince. Mais aussi à imaginer des stratagèmes, percer les secrets et les motivations de nos ennemis, prévoir des campagnes et des guerres.

— La guerre des Cyclades n'était qu'une simple bataille, précisa Kohl. Nous n'avons attaqué qu'un clan cyclope. Il fut mis en fuite. Ces affrontements sont révolus. »

Angrad s'offusqua de la légèreté avec laquelle son frère parlait de cet effroyable massacre. La mort avait frappé plus que de raison, sous les armes des nains, et les anciens esclaves avaient réduit leurs tortionnaires en pièces. Dans une brusquerie qu'il ne contrôla pas, il s'emporta.

« Tu as perdu la tête, Kohl, tempêta Angrad. Ce fut un horrible massacre. À nous dix, nous avons balayé une centaine de cyclopes. Le double d'esclaves a dû être massacré avant que nous les libérions. Quand les pauvres ont été relâchés, leur frénésie guerrière les a poussées plus loin dans la poursuite qu'aucun nain. Ils ont rattrapé les fuyards et les ont exécutés, combattant ou non-combattant… »

Achevant sa tirade, alors que sa voix puissante avait interrompu toutes conversations dans la bibliothèque, Angrad continua sa diatribe.

« Il restait à peine une cinquantaine de cyclopes le lendemain matin. Des malades, des enfants, des faibles. C'est à ces pauvres bougres que tu as extorqué des promesses sous la contrainte. Bien sûr qu'ils ont émigré, il ne restait plus rien de leur clan ! Cette guerre meurtrière a fait couler le sang et répandu la vie de cinq cents êtres sur les pentes de Dol Rual. Ce n'était pas une guerre, c'était un massacre ! »

Angrad avait appuyé ces dernières paroles, martelant la table de granit de ses poings. La température de la pièce avait considérablement augmenté et une odeur minérale sèche se répandit.

« As-tu fini, grommela Kohl ? »

Angrad acquiesça, calmant ses nerfs.

« Notre première bataille devait être décisive. Tu regrettes les morts de ce conflit. Nos alliés Tengus ne le font pas. Frapper vite, frapper fort. Ne laisser aucune chance à l'ennemi : c'est ça, la guerre. »

Angrad voulut répondre, mais Kohl l'en dissuada d'un geste strict.

« Nous vivons en paix sur nos terres depuis huit cents ans. La fureur de notre première victoire nous a prémunis contre l'avidité de nos ennemis. Le respect de nos engagements a attiré d'autres peuples. Nous cohabitons pacifiquement avec eux dans nos frontières. Tout cela n'est dû qu'à notre victoire incontestable. »

Maîtrisant sa voix de ventre imposante, Angrad chercha à contrer ce discours.

« Peut-être bien, oui. Mais éviter le massacre aurait pu nous amener au même résultat. Il suffisait de montrer les muscles, de faire surgir la lave ! Les cyclopes couards auraient fui, et les esclaves auraient pu être libérés sans heurts. Peut-être serions-nous plus prospères encore si nous les avions chassés au nord… »

Après un instant de réflexion, Kohl finit par répondre.

« Les cyclopes ne sont pas couards. Ta lave n'aurait pas fait frémir les Utman. Je les connais mieux que quiconque ici. S'ils avaient fui, ils auraient tout pillé sur leur passage. Tu ne les connais pas comme je les connais. Ce sont des traîtres, au plus profond de leur cœur. Ils auraient capturé des esclaves dans les villages sur leur route.

— Tu parles d'eux maintenant, après que nous les ayons frappés les premiers et sans sommation, s'insurgea Angrad. À présent, toute paix est impossible ! »

Un silence de plomb s'installa dans la salle. Quelques raclements de pieds brisaient le mutisme des nains embarrassés.

Finalement Kohl soupira.

« C'est ma Tâche. Je connais leur cœur. Duka m'a façonné dans ce but. Toute paix est impossible avec les Cyclades. Des accalmies, c'est tout ce que l'on peut espérer. »

Une fois encore, le malaise flotta dans la salle. Angrad était sonné par l'absence totale d'empathie de son frère. À cet instant, le seigneur du feu se rendit compte à quel point il était inflexible. Kohl dut comprendre les émotions qui le traversaient.

« Tu me crois dur, mon frère, grommela-t-il. »

Il s'exprimait posément, sa gorge raclant comme une lame sur la roche. Lissant ses longues moustaches tombantes, il réfléchissait calmement. Son détachement atterrait Angrad.

« Sais-tu combien de guerriers ont pris part à la bataille des cornes rouges, questionna Kohl ? »

Angrad signifia d'un haussement d'épaules qu'il n'en savait rien, ne voyant pas le rapport avec leur discussion.

« Douze mille, exposa Kohl. »

Le seigneur du feu perdit toute contenance, tant le chiffre annoncé lui paraissait ubuesque.

« Quatre mille ont survécu, continua le Gardien des Serments. »

Cette fois, le seigneur du feu perdit l'équilibre, se rattrapant à la table. La tête lui tournait tandis qu'il tentait de visualiser ces chiffres. Huit mille morts, plus que toute l'étendue de sa maison. Khaz Zharr, tous sans exception, passé au fil de l'épée. Angrad avait du mal à se représenter l'énormité des pertes.

« Ce n'était qu'une escarmouche mineure, précisa Kohl. Une offensive stygienne contre la cité carrefour d'Attapleia. La lignée d'Amul mène campagne contre une coalition de cités états. La maîtrise de Dol Goruz est bien sûr l'enjeu de cette guerre. »

Angrad cherchait à reprendre contenance, mais Kohl ne lui en laissa pas le loisir. Reprenant son monologue, le patriarche savait qu'il lui en coûterait. Le Gardien des Serments ne parlait pas souvent et jamais en vain. Son regard exprimait sa détermination.

« Cette guerre ne fait que commencer, murmura-t-il d'une voix râpeuse, et durera encore plusieurs années. Stygia et ses alliés centaures ont réunis cinquante mille guerriers. Les géants d'Amul sont impitoyables. Ils valent cinq soldats des peuples éphémères. Une force équivalente à soixante-dix mille lances. »

Reprenant son souffle, la voix de Kohl se faisait rocailleuse. Pourtant, il se relança dans son explication, l'assenant à son frère aussi sûrement que des coups d'épée.

« Les cités coalisées de Khutoan, Barkeno et Sagonate regroupent deux cent mille lances. Le troisième camp, Minopolis, n'a levé que trente mille citoyens. Ils ont appelé des maraudeurs. Des Vongal et les mercenaires Kazhunki de Dol Thingaz. Cent mille lances renforcent leur armée. Les Rik de Minopolis les payent en pillages. Massaliote brûle. »

La voix du patriarche faiblissait tandis qu'Angrad se recroquevillait sous ces coups verbaux intraitables. Bien que sa voix fut réduite à un murmure râpeux qui s'extirpait difficilement de sa gorge, Kohl continua à marteler son explication.

« Que fera-t-on quand les édiles du Khutoan n'auront plus de grain pour nourrir leur armée ? Que ferons-nous quand cinquante mille lances affamées remonteront la route d'argent sur Dol Rual en formation serrée ? »

Angrad était à présent assis, hébété. Un sifflement rauque s'échappait des lèvres de Kohl. Son fils, inquiet et soucieux, lui faisait boire un Bwor sucré. Tous les Throndi de Kohl se pressaient autour de lui, formant un bloc compact autour de leur Karugromthi. Angrad, déboussolé, regretta de n'avoir pas tenu sa langue.

Finalement, le sifflement rauque se calma et les murmures de Kohl se firent moins rêches.

« Mon frère, ta retraite t'a coupé du monde. Les cités du Premier Âge sont devenues de puissants états. Leur population a explosé. Dol Rual est un joyau. À peine trente mille guerriers le protègent. »

Les chiffres avaient désorienté le seigneur du feu. Scrutant l'expression de son frère, il comprit que ce dernier aussi avait du mal à les concevoir.

Alors, dans un élan d'affection qui ne lui était pas coutumier, Kohl s'approcha d'Angrad et le prit par l'épaule.

« Nous sommes vieux maintenant, mon frère, grommela le patriarche des serments. À bientôt mille quatre cents ans, rien ne nous a préparés à tous ces changements. Nous, nous sommes pareils à la montagne. »

Prenant cette fois son fils par le bras, Kohl le serra dans une étreinte compulsive. Le Gardien des Serments murmura à l'attention d'Angrad, mais regardait son fils avec un amour mêlé de fierté.

« J'ai passé la main à mon héritier, tout comme toi. C'est sûrement ce que nous avons fait de mieux, toi et moi, depuis un Âge. »

Alors que les Throndi de Kohl réfutaient cette dernière affirmation, dans un but évident de montrer le Gnollengrom qu'ils éprouvaient pour leur illustre Karugromthi, Kohl les fit taire d'un geste.

« Mais nous sommes les patriarches des Neuf Lignées. La puissance de Rual anime nos chairs jadis minérales. Peut-être ne sommes nous pas faits pour cet Âge, mais nous n'avons pas dit notre dernier mot. »

Kohl grondait ces dernières paroles. Lâchant son fils, il se retourna complètement vers Angrad, fixant son regard dans le sien.

« Les troubles se pressent à nos portes. Nos ennemis pullulent et sèment le chaos. Moi vivant, aucun Urk ne franchira les portes de Dol Rual. Aucun grenier d'aucun Khaz ne manquera de grain. Jamais le sang du peuple de Duka ne sera versé à la légère… »

Reprenant contenance et foi grâce à la détermination inflexible de Kohl, Angrad lui saisit les mains. Ce qu'il avait pris au départ pour du détachement, de l'apathie ou de l'égoïsme, masquait tout autre chose.

Kohl était un roc inébranlable, incapable de s'adapter à ce nouvel Âge. Pourtant, il restait le pilier sur lequel s'appuyait toute sa maison. S'il n'était manifestement pas à l'aise avec toutes les nouvelletés du Second Âge, cela n'avait pas entamé sa détermination à accomplir sa Tâche. Il débusquerait les ennemis de son peuple et il lui chercherait des alliés fiables.

Angrad enviait son frère. Plus que lui, et malgré son tempérament et son conservatisme, il s'était fait une place dans ces temps nouveaux. Angrad, lui, était presque apatride, méconnu jusque dans son Khaz à force d'absences.

Kohl et Kilond retournèrent à leur partie, opposant les troupes de Mokvag aux Vongal de Gog. Tandis qu'ils simulaient la bataille, Angrad reprit son questionnement, cherchant cette fois à n'attirer aucune foudre.

« Pourquoi faire s'affronter Goria et le Botaan, demanda-t-il perplexe ? Ne sont-ils pas censés être alliés ? Les escarmouches rapportées par tes éclaireurs ne mentionnent jamais plus de dix combattants. »

Tandis qu'il déplaçait des pions noirs dans une attaque contre un bastion rouge, Kilond répondit distraitement, absorbé par ses calculs.

« L'équilibre des forces est plus complexe, mon oncle. Malgré son pouvoir, Gog n'est pas le maître incontesté du Botaan. De son côté, Govag perd en puissance puisqu'il ne parvient plus à maintenir une image de conquérant. Goria et le Botaan ne sont pas des monolithes, plutôt des tas de cailloux cohérents, pour l'instant. »

Terminant son tour d'actions, le prince laissa son père mener ses offensives et se tourna vers Angrad.

« Les frictions grandissantes entre le Botaan et Goria nous font penser qu'une lutte cachée se déroule pour remporter la suprématie sur Dol Urk. Le Botaan jouit d'une situation géographique privilégiée grâce à Ogri Kadrin. Le col des ogres relie Dol Urk à Dol Vongal. Pourtant, par nature, et à cause de ses habitants, ce royaume est instable : secoué par les luttes intestines incessantes et le chaos qui y règne. Gog assure difficilement son pouvoir malgré sa poigne de fer. Ses sbires vont et viennent, ses favoris changent selon son humeur et son autorité n'est maintenue que par des moyens extrêmes. Il lui est difficile de consolider son pouvoir dans ces conditions. »

Prenant le temps de jauger les mouvements tactiques menés par Kohl, Kilond reprit sa phase d'attaque, collant à une tactique brutale et inconsciente.

« En revanche, Goria jouit d'une certaine légitimité dans la région. Les géants de feu y imposent l'ordre, contrairement aux autres tyrannies. Les maîtres des portes d'Urbar Gor sont des marchands, ils cherchent la stabilité avant toute chose. Govag est un protecteur gourmand, certes, mais il tient ses engagements. »

Angrad, révolté par les paroles de Kilond, s'offusqua de cette dernière affirmation.

« Les tyrans de Goria sont des esclavagistes malveillants. Se placer sous leur protection revient à se passer les chaînes autour du cou et des poignets !

— Peut-être bien, mais peut-être pas, objecta Kilond de sa voix profonde et posée. Selon mon père, les géants de feu sont un peuple brutal, tortionnaire, mais aussi calculateur et rationnel. Ils ne peuvent dominer Dol Urk par l'esclavage, les seigneurs des portes le savent. Si le Botaan fournit à Goria des ressources inestimables, il s'agit tout de même d'un royaume anarchique et violent. Gog n'y est pas tout puissant et n'empêche pas les aventuriers de tout poil de faire ce que bon leur semblent. Au moins, les vengeances rituelles des géants de feu permettent de conserver l'unité de leurs conquêtes quand un chef fort reprend le pouvoir. Les périodes d'anarchie sont courtes, après quoi règne la discipline. On ne peut pas en dire autant de Gorgrond ou du Botaan. Si on y réfléchit bien, Goria est maintenant le seul pouvoir stable de Dol Urk.

— Quoi, s'exclama Angrad ?! Vous imaginez nous rapprocher de ces meurtriers voleurs de flammes ? »

Certes impressionné par la voix pleine d'Angrad, Kilond ne se laissa pas démonter. Intimant à son père de ne pas intervenir, le prince argumenta.

« Mon oncle, nous connaissons tous la profonde aversion que vous entretenez envers le peuple de Goria. Pourtant, il me semble que vous connaissez très mal votre ennemi. J'aurais grand plaisir à discuter avec vous de la moralité si particulière à ce peuple. Goria n'est, pour l'instant, pas notre ennemi, et aucun grief n'a éclaté à ce jour entre nos deux peuples. Le Botaan et Gorgrond représentent des menaces bien plus directes sur notre territoire ou nos intérêts. »

Angrad fulminait, mais le prince continua son exposé.

« Dol Goruz étant occupé à la guerre, nous ne pouvons pas nous approvisionner en grain dans ces régions. Les villages de Lok Zorn pourraient nous ravitailler, mais les marchands préfèrent profiter des prix plus avantageux qu'ils tireront à Dol Goruz. Dernièrement, Gori Zorn nous a fermé ses portes et ses greniers. Seuls les marchands de Kazad Orral pourraient nous approvisionner en grain à présent. »

Désarçonné, Angrad passa, une fois encore, de la colère à la frustration. Kilond, compatissant devant la détresse de son oncle, arrêta la partie pour lui accorder toute son attention.

« Le vieux Govag nous a poussés hors de Urbar Gor, déclara le prince. La rivalité qu'il entretient avec mon père l'aveugle. Mais, à Goria, tous ne sont pas favorables au vieux roi. Le jeune Mokvag, lui, a lancé des médiations avec ma lignée. Il doit savoir que nous convoitons le grain de la cité, et cherche un terrain d'entente. Nous avons déjà entamé des pourparlers avec ses troupes installées à Urbar Gor. Nous devrions pouvoir aboutir à un compromis dans les mois à venir. »

Kohl interrompit son fils, fixant durement son frère du regard.

« Je ne laisserais ni d'anciennes inimitiés ni ta fierté blessée causer disette. »

Angrad enrageait intérieurement, tiraillé entre ses sentiments et les conclusions implacables du propos de Kohl. Kilond voulut adoucir son discours.

« En négociant avec Mokvag, modéra le prince, nous sapons l'autorité du vieux Govag et renforçons la position d'un candidat au trône, plus favorable à Dol Rual. C'est une main tendue que nous ne pouvons ignorer.

— Une entente avec Mokvag fragiliserait le statu quo entre les trois tyrannies. Goria, au moins, suit des lois et prise la discipline. Nous sommes irréconciliables avec Gorgrond ou le Botaan. »

Dépité, Angrad prit son parti d'attendre. La frustration l'envahissait peu à peu et ses espoirs de détruire Goria s'éloignaient irrémédiablement. S'enfonçant dans la morosité, le patriarche initié bourra largement sa pipe, l'alluma et aspira de grandes goulées de fumée pour se calmer. Très vite, les vapeurs emplirent son esprit d'une brume envoûtante et libératrice.

Kohl et Kilond, entourés de leurs Throndi, continuèrent leur routine matinale sous les yeux apathiques d'Angrad. Plongé dans ses sombres pensées, le seigneur du feu tentait de chasser son humeur par le tabac et la lecture. Sur les conseils de Kilond, des bibliothécaires, zélés, mais craintifs, lui apportaient de nombreux rapports. Il découvrit alors l'étendue du savoir contenu dans la bibliothèque de Kohl.

Obsédé par la cité de Goria, Angrad s'intéressait presque exclusivement aux désordres provoqués par les géants de feu et aux batailles auxquelles ils participaient. Au contraire, Kohl avait patiemment décortiqué leur dialecte barbare, gravé cette connaissance en Khazalid et l'avait ensuite mise à disposition. Kilond, qui avait repris une grande partie de la Tâche de son père, envoyait des espions dans les cinq Dols. Ses nains s'attelaient à toutes sortes de besognes. Observant les batailles, ils cartographiaient les régions qu'ils traversaient. Séjournant dans les cités des petits peuples et des longues vies, ils en ramenaient quantité de rapports. Taille, population, fortification, gouvernance, valeur de leur parole, prospection marchande, tolérance aux étrangers, liens avec les autres puissances ou cités-États, intérêts qu'aurait Dol Rual à entretenir des accords commerciaux, tout cela y était scrupuleusement consigné. Angrad découvrit que les Kazhunki ne chevauchaient pas seuls. Toujours organisé en Gottal qui comprenait invariablement un clerc, Kilond réussissait à leur adjoindre un jeune hermétique, bien qu'ils soient peu nombreux à Dol Rual. Si ces derniers évaluaient le niveau d'initiation des populations croisées, les clercs, eux, s'intéressaient à leurs croyances, leur langage et leur culture.

Toutes ces données étaient ensuite rapatriées dans la bibliothèque de Kohl. Graveurs, copistes et bibliothécaires organisaient ensuite ces renseignements par thème, les classifiant par typologie. Les anciennes informations étaient confrontées aux nouvelles, des érudits évaluant les variations. Bien sûr, tout ce savoir était recopié et envoyé au Rinn Khaz. La reine possédait sa propre bibliothèque, servant surtout de coffre-fort, archivant ces sommes de savoirs, sous clef, dans des salles secrètes. Des copies devaient aussi parvenir à Valag Khaz, car Angrad y avait déjà parcouru des notes sur des cultes primitifs voués à la nature.

Décidément, Kohl et son fils Kilond n'avaient pas chômé ces dernières décennies. Dans ces documents, Angrad apprit aussi que Dol Rual commerçait activement avec les cités éparses de Wyr Zorn.

Entre les populations de chasseurs, commerçant viandes et fourrures, et les cités agraires des basses terres, la route d'argent ramenait de nombreuses marchandises au royaume nain. Ces petits peuples, maîtrisant, pour la plupart, imparfaitement le travail du fer, étaient friands de ferronneries, argenteries, couteaux et ustensiles d'étains fournis par l'Ankor Dawi. Si les Urbari Dawi avaient largement étendu le commerce à l'ouest, les trois autres portes de Dol Rual ne chariotaient presque rien. Des caravaniers Tengus occupaient déjà le terrain à Dol Vongal, concurrencés depuis Kazad Orral par des marchands géants des nuages. De Dol Thingaz, il ne fallait rien attendre. Les peuples des bosquets ne commerçaient pas, et de trop nombreux Vongal erraient dans Gazan Kazhunk. Restait Dol Urk. Mais avec Urbar Gor fermé aux nains, il fallait compter sur d'autres pourvoyeurs pour alimenter le royaume. Kohl avait clairement statué qu'il ne fallait attendre aucune aide, pas plus des alliés Tengus que des estimés Orrud Gronti. Angrad espérait que son frère se trompait. Pourtant il redoutait sa perspicacité, autant que de voir les greniers se vider.

Tandis que le seigneur du feu découvrait l'immensité du savoir accumulé par la lignée de Kohl, il cerna mieux les forces que son frère tentait de maîtriser. À la lecture de ces nombreux rapports, Angrad fut pris de doutes : son obsession pour Goria l'aurait-il éloigné de son peuple ? Ses sinistres projets n'existaient pourtant que pour le servir, et pour offrir une demeure à sa lignée.

Était-il aveuglé par sa haine, dépassé par ses sentiments pour Dame Bolka et perdu dans ses propres contradictions ?

Angrad entra en introspection, ébranlé par les révélations de la matinée. Il resta ainsi enveloppé d'un nuage dense de fumée, tirant sur sa pipe pour s'éclaircir l'esprit. Finalement, Kohl vint à sa rencontre.

« Montons mon frère, grommela-t-il de sa voix gravillonnée. Mes Throndi sont revenus. »

Éteignant sa pipe, Angrad commença à empiler les plaques de marbres sur son pupitre. Il fut rapidement interrompu par un des conservateurs.

« Nous allons nous charger de ranger ces rapports, seigneur. C'est notre rôle. »

Laissant le diligent serviteur ordonner les gravures, Angrad suivit Kohl à l'étage. Tandis qu'il gravissait les escaliers, son neveu Kilond l'assurait que la bibliothèque lui serait ouverte à son retour. Le prince voulait depuis longtemps résumer certains savoirs pour les rendre plus accessibles. Il proposa de commencer par Goria et tout ce qui se rapportait aux géants de feu. Angrad accepta chaleureusement cette offre, comptant bien utiliser ces informations. Tablant sur sa grande intelligence, il pensait trouver un moyen d'amener la lignée de Kohl à épouser son point de vue sur la cité parasite.

En haut des marches, dans la salle d'armes, le Gottal choisi pour l'expédition attendait leur Gromthi debout près de la cheminée. Tandis que Kohl s'asseyait, il fit signe au vieux Gulnyr de commencer.

« Les chevaucheurs de Talag Khaz ont rapporté de nombreux incidents dans les cieux depuis la fin de la saison chaude. Les airs foisonnent de créatures cherchant de meilleurs territoires pour passer l'hiver. Les bêtes de Karak Dron se tiennent tranquilles, mais des nouvelles, sans plumes, ont été aperçues migrantes par delà Karak Naar. Des chevaucheurs, en poste dans les Minar Karak le long de Ungdrin Ankor, pourront nous en dire plus. »

Suivant le Gnollengrom, Gofnyr fut le prochain à prendre la parole.

« En escortant le seigneur Angrad à Valag Khaz, nous en avons profité pour rapporter herbes et onguents ainsi qu'une trousse pour traiter blessures et fractures. Nous avons ensuite rejoint Khaz Khazul et sollicité une audience auprès du seigneur Grondinar. Le patriarche bâtisseur vous demande de bien vouloir patienter jusqu'à demain matin, car un convoi de jeunes apprentis va être envoyé sur le chantier de l'est. Il espère, seigneur Kohl, que vous voudrez bien escorter ses Throndi. Le maître bâtisseur, à la tête de l'expédition, dispose de nombreux plans. Il vous en instruira durant le trajet. Nous devrions atteindre Migdhal Khatûl en deux semaines.

Kohl acquiesça, lissant ses moustaches tombantes. Angrad supposa que la mission d'escorte lui déplaisait, car elle était imprévue. Mais voyager avec un convoi permettrait plus de confort. Les chariots transporteraient de grandes tentes et du ravitaillement. Si Angrad ne savait pas à quelle distance le conduiraient deux semaines de trajet, il savait qu'elles seraient plus supportables avec un lit de camp et une tente chaude.

Interrompant les réflexions du seigneur du feu, Norri fit son rapport à son tour.

« Nous avons prévu large pour notre périple, seigneur. De quoi escalader le Dharkhangron et parcourir le Gazangron. Finarin nous a fourni une liste très précise des denrées à emporter et nous aurons tout ce qu'il faut. Si nous accompagnons un convoi, nous pouvons nous passer des bêtes que nous pensions réquisitionner pour la route. »

Kohl paraissait satisfait, et Angrad se fit la réflexion que la mission était plus que routinière. Deux patriarches, n'était-ce pas exagéré pour une simple escorte et une mission de reconnaissance ? Était-ce là une manœuvre de la reine ? Et si oui, dans quel but ?

Laissant de côté ces questions sans réponses, Angrad se félicita de ne pas avoir été choisi comme responsable de cette expédition. Laissant Kohl diriger leur voyage, il n'aurait qu'à suivre. Après tout, il ne devait intervenir qu'en cas de rencontre avec quoi que ce soit de surnaturel.

Kohl grommelait quelque question à voix basse à l'attention de Gulnyr. Angrad comprit de leur conciliabule que le Gottal séjournerait à Khaz Khazul le soir même. Le vieux protecteur conseillait à son seigneur de passer leur dernière nuit avec les chariots, afin de pouvoir mettre le convoi en branle dès l'aube.

Le seigneur du feu prit congé de son frère, après avoir convenu d'un point de rendez-vous pour le soir. Encore perturbé par les conversations qu'il tenait plus tôt, Angrad décida de passer le reste de la journée dans son Khaz, auprès de ses nainfants. Profitant de son fils et de sa belle-fille, le seigneur du feu travailla avec eux à leurs expériences dans la forge mystique. Jouant avec la lave, les roches et leurs pouvoirs, Angrad laissa son esprit vagabonder au gré des flux de force. Pour une fois, le patriarche initié ne pensa ni à Dame Bolka, ni à Goria, prenant véritablement du repos comme il ne l'avait pas fait depuis bien cent ans.

Le soir venu, Angrad rejoignit le Gottal à Khaz Khazul, la demeure de Grondinar. Le patriarche bâtisseur les avait installés dans une des casernes creusées à Barak Ungor Mhornar, la porte souterraine nord. Cette dernière n'était pas encore clairement dissociée des tunnels naturels qui couraient sous Karak Wyr. Si, un jour, Ungdrin Ankor devait parcourir toute la chaîne nord, il n'y avait pour l'instant que quelques centaines de pas de tunnel excavées. Seuls quelques prospecteurs, avides de découvertes et de richesses, exploraient cette partie du Dharkhangron.

Aucun membre du conseil n'était favorable à ce que des portes supplémentaires soient ouvertes sur Dol Rual. Les deux portes souterraines, usitées uniquement par les nains, débouchaient sur les étendues encore vierges des grands gouffres souterrains. Barak Ungor Mhornar avait été choisi pour accueillir Ungdrin Ankor nord et est, tandis que Barak Ungor Izril desservirait les routes souterraines du sud et de l'ouest.

Rejoignant le lieu où il passerait la nuit, Angrad découvrit une grande caserne occupée uniquement par une compagnie d'une douzaine de guerriers. Une herse titanesque barrait le chemin vers les profondeurs. L'arche colossale de Barak Ungor Mhornar était encore peu travaillée, mais sa voûte haute à deux cents coudées augurait de la magnificence qu'elle prendrait une fois terminée. Des portes secondaires à cet accès grandiose avaient été creusées. La douzaine de nains les contrôlant suffisait à en maintenir la garde. En dehors des convois affrétés vers l'est, seuls quelques mineurs fiévreux, en quête de richesses, franchissaient les étendues glaciales du monde souterrain.

Le convoi avait atteint la caserne avant Angrad, ainsi fut-il le dernier à rejoindre la troupe. Au pied de la grille titanesque, des fourmis géantes étaient attelées à sept grands chariots aux formes complexes. Ils étaient chargés très haut, débordant de matériel, des cordes de boyaux traités le maintenant en place. À la vue de ce chargement branlant, Angrad craignit que le voyage ne soit pas aussi confortable qu'il l'avait espéré : il ne restait aucune place pour charger les affaires du Gottal.

Au pied du chariot de tête, un vieux nain sec entretenait Kohl des détails du trajet.

« Mon seigneur Grondinar a fait creuser des Tiwaz. Spacieuses et défendables, elles jalonnent Ungdrin Ankor tout les cinquante Milluz. Nous devrons maintenir une allure soutenue, afin d'en profiter à chaque halte. Je tiens à vous remercier, au nom de ma maison. Votre mission n'était pas de nous escorter. Mon seigneur économise ses ressources et vous en remercie. »

Angrad se rapprocha des deux nains tandis que Kohl commençait à questionner le maître bâtisseur.

« Quels sont les dangers habituellement rencontrés ?

— Les vases aiment s'installer dans nos Tiwaz. Elles s'infiltrent par les aérations ou les cheminées. Il y a aussi de grands mille-pattes, empruntant parfois Ungdrin Ankor. Il faudra les abattre. Il arrive aussi que des formiens se perdent dans nos souterrains. Nous avertirons les dresseurs lors de notre retour. S'ils les veulent, ils iront les capturer. »

Saluant le maître bâtisseur, Kohl le congédia, puis se tourna vers Angrad.

« Je ne l'aime pas, grommela-t-il à l'attention de son frère. »

Tandis qu'il pénétrait la caserne, Angrad le suivit. Les deux frères rejoignirent le Gottal qui discutait avec les guerriers de Grondinar. Derrière eux, une vingtaine de jeunes nains et trois compagnons s'installaient pour dormir. Les deux patriarches s'installèrent aux côtés des guerriers. L'un d'eux posa des bols de soupe fumante à leur intention, accompagnés d'épaisses tranches de pain.

« C'est infamant de ne rien pouvoir servir de mieux à nos illustres convives, pesta le vieux sergent de la compagnie. Malheureusement, nous ne pouvons rien stocker dans cette caserne. L'air sauvage du Dharkhangron dévore nos provisions. L'humidité, le manque d'air et le froid gâtent tout ce que nous tentons de conserver. »

Balayant le problème d'un revers de main, Kohl remercia leur hôte d'un hochement de tête. Angrad se fit la réflexion que la plupart des nains frissonnaient. Bien sûr, lui ne ressentait l'humidité que lorsqu'il le souhaitait. À l'aide de sa voix grave et distincte, il prononça, dans un langage cryptique, l'un des vrais noms des feux souterrains. Sentant la chaleur monter dans son ventre, Angrad exhala un souffle chaud et sec qui emplit rapidement la pièce. Impressionnés par ce tour de force, les guerriers de Grondinar saluèrent bruyamment cet exploit, réveillant les équipes d'excavation voisines. Calmant leurs protestations par des regards sévères, la tablée loua la présence du patriarche initié. Angrad accueillit ces éloges avec une fausse modestie. Captant le regard de Kohl, il y vit une lueur d'intérêt. Le Gardien des Serments reprit la parole, s'adressant au vieux sergent :

« Comment organisez-vous habituellement les escortes ?

— Considérant la taille de votre Gottal, je dirais un patriarche trente pas devant avec deux Throndi, un patriarche derrière avec deux autres, le reste à la tête du convoi. En fin de journée, le Gottal devra prendre trente minutes d'avance pour inspecter la Tiwaz et la nettoyer des vases, si nécessaire.

— Quelle tactique en cas de rencontre, s'enquit le patriarche ?

— Les bêtes du Dharkhangron attaquent rarement, lui assura le vieux sergent. Sans combat, pas de blessés. Formation serrée autour du convoi, le Gottal en interception sur la bête.

— Mais, contra Angrad, le maître bâtisseur a spécifiquement demandé que nous abattions toutes les bêtes rencontrées. Et que faire si elles sont plusieurs ? »

Angrad avait posé ces questions candidement, ayant sa petite idée sur les bonnes réponses. Il avait lui-même côtoyé des créatures des plus étranges dans les lacs de lave des profondeurs. Il souhaitait connaître l'avis du vieux briscard, et par la même, mieux cerner le maître bâtisseur. Kohl passait pour un maître en matière de jugement sur la psyché. S'il n'aimait pas le chef du convoi, Angrad brûlait de savoir pourquoi.

« Magnyr est sûrement un très bon architecte, mais il ne vaut pas un clou pour la stratégie militaire. Mon seigneur Grondinar l'envoie creuser Ungdrin Ankor pour ne pas avoir à le supporter. En creusant le gros œuvre des grandes routes souterraines, sa folie des grandeurs servira mieux la Vision de Duka.

Pour ce qui est du convoi, les bêtes s'attaquent rarement à si gros. Sept chariots représentent une très grosse chenille. Si vous en tuez une, d'autres viendront se repaître de son cadavre et vous en croiserez dix fois plus au retour. Abstenez-vous d'engager le combat.

Quant à en croiser deux, ce serait une aubaine. Le convoi étant trop gros pour elles, l'une essayera de manger l'autre. Elles devraient se poursuivre hors d'Ungdrin Ankor. Seules les vases doivent être systématiquement détruites. Ces bêtes-là ne sont mangées que par leurs comparses. C'est une vraie plaie. »

Kramir et Gofnyr acquiescèrent vigoureusement à ces affirmations, puis témoignèrent des combats qu'ils avaient livrés pour libérer les mines. Kohl coupa court, avant que les guerriers ne se laissent emporter par leurs récits d'aventures. Angrad aurait aimé partager une dernière nuit agréable en écoutant des récits d'exploits et de combats. Il aurait sûrement pu épater la galerie avec ses propres histoires, mais il fallait partir tôt le lendemain. Tous les tailleurs de pierre étaient déjà endormis, et le Gottal suivit leur exemple. Rejoignant sa couche, Angrad sombra vite dans un sommeil profond.

Une impression étrange réveilla le patriarche initié. La cheminée centrale consumait lentement de la roche-feu, réchauffant les nains endormis. Un lourd bloc se fendit, lâchant une gerbe d'étincelles rouge vif. Projetant ses sens dans le foyer, Angrad ressentit la chaleur sèche irradiant du minéral incandescent. Face à un tabouret, une tasse de Bwor fumant reposait à côté d'une bouilloire en étain légèrement ouvragée. Angrad entendait les ronflements des nains assoupis. Son frère, Kohl, dormait profondément. Ses ronflements sonores trahissaient ses difficultés respiratoires. Angrad se fit la remarque qu'il faudrait l'emmener à Valag Khaz. Il secoua la tête, chassant les images de la Dame qui lui venaient immanquablement à l'esprit quand il évoquait ce lieu. Les autres membres du Gottal dormaient eux aussi d'un sommeil profond, les uns ronflants, les autres sifflants. Plus loin, les membres de la caravane dormaient eux aussi. Angrad, tout à fait réveillé, se leva, sortit sa tasse et la remplit de Bwor. Fixant le tabouret, il se fit la réflexion qu'il était vide.

Dans une bouffée d'adrénaline, le patriarche initié chercha la sentinelle du regard, mais ne la trouva pas. D'un pas, Angrad se porta vers la couche de Kohl. Comme il s'y attendait, il dormait lové dans ses couvertures, Baraz Zagaz en main, dans son fourreau. Ne souhaitant pas réveiller son frère inutilement, Angrad décida de dégager la lame. Par un effort banal de volonté, il projeta son esprit à travers la pierre de Rual. Attendant que la lame se manifeste, le seigneur du feu se tint aux aguets. L'esprit de Baraz Zagaz était d'un froid mordant, dangereusement tranchant. Angrad n'aimait pas user de ses talents d'initié pour entrer en communication avec des artefacts qui n'étaient pas les siens, mais il valait mieux laisser Kohl dormir encore un peu. S'il y avait traîtrise dans l'air, il en serait aussitôt averti. De plus, maintenant à demi tirée de son fourreau, la lame embrassait toute la pièce de ses sens magiques, plus efficacement que n'importe quelle sentinelle.

« Je te salue – Chasse Parjure », projeta Angrad. Après un temps infini dans le plan éthéré, qui ne dura pas un instant sur le plan matériel, la lame répondit, comme si une pierre l'aiguisait. « Que veux-tu – Disciple d'Ajax – Pourquoi me tirer de ma retraite ? Seul Kohl en est digne » son ton laissait clairement paraître le reproche. Baraz Zagaz, la pourfendeuse, jurait avec sa sœur Az Zharr, la hache d'Angrad. Cette dernière était dotée d'une grande inertie et d'un tempérament posé. Sa colère montait lentement, mais une fois enflammée, il était impossible de la calmer. L'épée, au contraire, avait le jugement prompt. Si ses accès de fureurs éclataient soudainement, une fois étanchés dans le sang, ils se calmaient bien vite. Angrad savait cette lame impétueuse, mais toujours perspicace dans ses jugements. « Ton porteur a besoin de repos, aussi t'ai-je dégainée – Sentinelle des mots — je ne m'en excuse pas, car, craignant une traîtrise, je juge cette action opportune. Maintenant que tu es aux aguets, je peux partir en quête de la sentinelle manquante l'esprit tranquille. Rien de ce qui pourrait advenir dans cette pièce ne t'échappera. » Le bruit de pierre à aiguiser reprit. « Tes flatteries sont toujours fort appréciées – seigneur du feu – Et ton jugement sûr. Compte sur moi et va faire ce que ton devoir commande ».

Avec satisfaction, Angrad ferma l'œil de Rual. Il avait su trouver les mots pour piquer l'intérêt de la lame. En cas d'incident, elle réveillerait aisément son porteur. Se tenant sur ses gardes, les sens en alerte, Angrad sortit de la pièce en quête de la sentinelle. Au-dehors, l'obscurité moite et glacée ruisselait des murs. Angrad ne s'en soucia pas, imperméable à ces assauts, cherchant du regard une forme plus chaude. Un souffle glacé traversait la herse titanesque de Barak Ungor Mhornar, charriant des odeurs de charogne. Puis, en un instant, la masse d'air qui flottait dans le tunnel fut happée, irrémédiablement aspirée au-delà de la herse colossale. La chaleur aussi fut arrachée, si bien qu'Angrad commença à grelotter. Par un effort de concentration, le patriarche initié rappela la chaleur, créant une sphère surchauffée autour de lui. De plus en plus inquiet, sidéré qu'on ait pu lui voler sa chaleur, Angrad accéléra le pas en direction de la grille colossale qui barrait l'accès à Dol Rual. Il sembla au patriarche initié que des formes titanesques se tortillaient dans l'obscurité.

Des profondeurs du Dharkhangron, des sons indicibles se répercutaient de grotte en grotte. Des échos indéfinissables se diffusaient sans fin, s'échouant finalement à la porte des ombres. Des craquements extraordinaires, maintes fois répercutés, finissaient en chuchotements entre les roches. Des crissements insensés grondaient, amplifiés par quelques cavernes étranges. Se détournant de la porte majestueuse, coupant les chimères errantes aux portes de son esprit, Angrad chercha la sentinelle dans les autres accès.

Immobile et seule au pied de la herse secondaire, dans un couloir vide, large de trois chariots sur deux de haut, la sentinelle tournait le dos au patriarche initié, scrutant les ténèbres. Se précipitant vers lui, sur le point de lui reprocher vertement l'abandon de son poste, Angrad se ravisa en voyant la mine terrifiée du vieux sergent.

« Il existe peut-être d'autres dangers dans le Dharkhangron… »

Le chef de la garnison avait murmuré ces paroles, presque inintelligibles. Les yeux dans le vague, il fixait un point au loin dans les ténèbres.

« Le seigneur Kohl n'aurait pas voulu que je lui parle des rumeurs fantasmées par des mineurs superstitieux. N'est-ce pas ? »

Tournant alors la tête vers Angrad, excessivement nerveux, le vieux sergent continua, sans attendre de réponse

« Les mineurs partis au-delà de Dol Rual ne reviennent pas souvent. Quand ils le font, ils racontent souvent de bien étranges histoires. Des rumeurs circulent sur des bêtes immenses : de gigantesques vers des profondeurs. Ils vivent dans les abysses du Dharkhangron, se nourrissant de tout ce qui y vit. Ils sont si grands qu'ils remplissent plusieurs cavernes. Leur appétit est vorace. Ils considèrent le monde souterrain comme leur domaine exclusif. Leur respiration est si profonde qu'elle peut drainer tout l'air d'une caverne, le renouvelant d'un souffle méphitique. Les mineurs racontent que lorsque l'air se déplace ainsi, il faut partir le plus vite possible : ils arrivent pour tout dévorer. »

Angrad tenta de rassurer le sergent, mais la sentinelle n'en avait pas fini.

« Ils disent que ce sont des créatures d'Ulmo. Comme ses Léviathan sous la mer, le Primordial les a lâchées pour peupler les souterrains. Quand les yeux d'Ajax, Zonong et Zontuk, scrutent le ciel, ils se cachent. Même sous des Milluz de roche, ils redoutent les astres brûlants. Mais dès que Lhunong et Lhuntuk apparaissent, ils partent en chasse sous les yeux d'Ulmo. On les entend se déplacer la nuit, bougeant selon les marées des profondeurs. Leurs corps massifs rampent avec d'horribles bruits de succion qui se répercutent en écho écœurant à travers les tunnels. »

L'air grave et une peur panique peinte sur son visage, le sergent regarda Angrad dans les yeux.

« Je les entends, seigneur. Toutes les nuits. Les échos de leurs horribles migrations se répercutent jusqu'à moi. Je sens leur souffle à travers la porte d'ombre… »

À ces mots, Angrad tressaillit. Il ressentit une impression de déjà vu, la vision du vieux nain lui rappelant des souvenirs oubliés. Le patriarche initié avait croisé les Léviathan durant ses pérégrinations du Premier Âge. Émergeant des flammes d'Ajax, depuis les longs volcans sous-marins, Angrad avait contemplé avec horreur ces incroyables monstres gigantesques. Rejetons d'Ulmo, les Léviathan étaient des colosses cauchemardesques, des némésis dévorant tout sur leur passage : Ulmo les déchaînait selon ses caprices.

Angrad savait que ces bêtes resteraient à jamais emprisonnées dans les profondeurs des océans, servant les desseins indicibles de leur maître. Pourtant, il les redoutait, voyant leurs tentacules mortels surgir de n'importe où dans ses cauchemars. Angrad avait gardé de ces visions une phobie irréductible, il était incapable de supporter les eaux sauvages. Pour boire, il lui fallait de l'eau bouillie. Jamais il ne s'approchait d'une rivière, pouvant vaporiser, dans un accès d'angoisse, la moindre goutte touchant son corps. Angrad savait qu'Ulmo, le Primordial de l'élément liquide, n'avait aucun pouvoir hors de ses océans. Mais la découverte récente d'océans souterrains pouvait être en rapport avec les superstitions macabres du vieux guerrier. Imaginant ces étendues d'eau infestées, le patriarche initié se crispa.

« Trud les a vaincus durant le Premier Âge, grommela un nain dans leur dos. »

Angrad découvrit Kohl, réveillé, et rengainant Baraz Zagaz. Sa voix, assurée, mais rocailleuse, avait déchiré le lourd silence de la caverne. Si Angrad se réjouissait de cette intervention, le vieux sergent semblait plus terrifié encore.

« Alors ces créatures existent, seigneur ? »

Acquiesçant à cette affirmation, Kohl ajouta pour tenter de le tranquilliser :

« Elles ont été détruites à jamais. »

Le vieux sergent resta blême, le front suant à grosses gouttes malgré le froid mordant. Changeant de sujet pour ne pas le terroriser plus encore, Angrad proposa :

« Il doit être tôt, mais puisque nous sommes debout, réveillons tout le monde. Autant atteindre rapidement le premier relais. »

Approuvant, Kohl s'en retourna vers la Tiwaz. Angrad et lui réveillèrent les nains ensommeillés. Le vieux sergent prépara plusieurs bouilloires de Bwor épicé afin de leur donner un coup de fouet. Déjà, le dresseur de formiens attelait ses bêtes. Angrad fut impressionné par les mineurs de Grondinar. Ses subordonnés à peine levés, Magnyr les envoyait sèchement au travail, ordonnant en tout sens. S'il manquait cruellement d'amabilité, il n'en était pas moins efficace pour autant. En dix minutes, les nains, à peine restaurés, étaient prêts à partir. Dix minutes plus tard, le convoi passait la herse et plongeait dans le Dharkhangron.

« Dawi, convoi compact, dit Kohl avec l'autorité naturelle de celui qui n'a qu'à s'exprimer pour être obéi. Angrad, Norri, Hodrik arrière-garde. Expliquez à mon frère les tactiques du Gottal. Durbar, Kramir, Finarin, piquiers gauches sur le véhicule de tête. Gulnyr, Gofnyr, avec moi à l'avant. Vous aussi, Magnyr.

— Mais, seigneur, j'ai des ordres à donner dans le convoi, s'exclama ce dernier.

— Vous avez cinq minutes. Escorte contre informations, rappela laconiquement Kohl. Vous m'entretiendrez d'Ungdrin Ankor. »

Soupirant, le maître bâtisseur transmit rapidement ses ordres à ses contremaîtres.

« Pas d'arrêt sur le trajet, exigea-t-il. Six repas légers servis en marche. Désignez un cuisinier pour monter dans le véhicule d'intendance. Ravitaillement pour notre escorte. Seigneurs, souhaitez-vous un traitement de faveur, demanda-t-il mielleusement ? »

Kohl refusa d'un geste. Angrad apprécia la simplicité de son frère. Lui-même n'aimait pas être traité avec complaisance, préférant mériter affection, gratification et offrande.

Magnyr compléta ses ordres en déversant une avalanche d'instructions sur ses pauvres subordonnés. Certaines étaient plus des remontrances cachées et d'autres des injonctions fantaisistes. Finalement, il rejoignit Kohl à l'avant de la colonne.

Se laissant dépasser par les véhicules du convoi, Angrad arriva à hauteur de Hodrik et Norri. Les deux compères n'offraient pas du tout le même visage que dans la retraite de Kohl. Maintenant en mission, ils arboraient des traits soucieux. Angrad se fit la réflexion que ni l'un ni l'autre ne portaient les lourdes cottes de mailles prisées par les guerriers. Couverts d'une chemise de maille sur un vêtement de peau épais, complétée d'une paire de gants et de bottes renforcées par de fines plaques métalliques, ils étaient coiffés d'un casque à large mentonnière couvrant leurs joues, et laissant leurs oreilles tout à fait dégagées.

Les deux aciers passèrent la première heure dans le silence, guettant le moindre son. Angrad respecta ce rituel, essayant de faire aussi peu de bruit que possible. Devant eux, à une centaine de pas, le convoi cahotait sur la route. Les architectes avaient fait des efforts particuliers pour le pavement de la voie. Encore relativement étroite, elle promettait d'acquérir des dimensions dantesques dans les siècles à venir. La large portion du tunnel nivelé permettrait à plusieurs convois d'avancer de concert, et même de se croiser.

Tandis qu'il progressait, Angrad se fit la réflexion qu'il était horriblement bruyant, en comparaison de ses deux compagnons. Sa lourde armure de pierre ne le gênait pas, pas même pour exercer ses talents d'initiés, alors qu'aucun de ses élèves ne réussissait à s'encombrer ne serait-ce que d'une armure de peau. Cependant, malgré cette aisance naturelle, il était incapable d'étouffer les grincements qu'il produisait à chaque pas. Son armure lui venait de sa forme minérale et lui était comme une seconde peau. Il ne la remarquait plus, pas plus que les bruits qu'il pouvait émettre. Elle était un symbole de son pouvoir, une marque des Karugromthi. En société, elle attirait l'attention sur lui, le rendant reconnaissable grâce aux deux larges spalières de roche qui couvraient sa nuque, ses épaules et ses avant-bras.

Quand le patriarche initié voulait se rendre silencieux, il utilisait des schémas qui étouffaient purement et simplement les sons autour de lui. Mais le voyage commençait à peine, et il ne voulait pas gaspiller ses ressources mentales si tôt. Le convoi, en amont, était si bruyant, que ses cahots se répercutaient du tunnel jusqu'aux parois d'Ungdrin Ankor. Finalement, les deux aciers encadrèrent le patriarche initié. Angrad constata un changement dans leur attitude, et conclut que leur rituel avait pris fin. Curieux de cette pratique, il les questionna à ce sujet.

« Pourquoi ce silence, mon cher Hodrik ?

— C'est une technique d'Elgi, mon seigneur, lui répondit-il. J'ai eu la chance de côtoyer certains de leurs pisteurs lors de missions avec mon seigneur Kohl. Leurs éclaireurs sont stupéfiants. Ils ont une supériorité manifeste dans l'art de la chasse et surpassent en la matière tous les autres peuples. J'ai pu les observer, à leur insu, et apprendre quelques techniques. Au début de votre périple, vous devez vous imprégner de l'environnement. Ce peut-être par les couleurs, les mouvements que vous voyez. Déterminez les sons que vous entendez et que vous n'entendez pas. Inquiétez-vous aussi des odeurs que vous sentez ou du goût minéral dans votre bouche. L'imprégnation doit être suffisamment longue pour englober autant de détails que possible. Cela fait, vous allez pouvoir relâcher votre attention et vous laisser porter par vos sens. Ce sont les dissonances avec votre imprégnation qui attireront votre attention : un éclat lumineux plus important, un changement dans les bruits de la faune, une odeur qui en remplace une autre. Tout cela peut être le signe que l'environnement change, ou que quelque chose change l'environnement. Dans ce dernier cas, les prédateurs sont souvent en cause. Ce sont des signaux de danger. À ce moment, nous autres, éclaireurs, entrons en actions. Nous identifions la menace ou constatons une évolution de l'environnement.

— Hodrik et moi formons le duo d'éclaireurs, reprit Norri. C'est pourquoi notre équipement est similaire. Suffisamment léger pour nous permettre d'être discret et rapide, tout en restant efficace durant le combat. »

Angrad écoutait, attentivement, lui-même si peu expérimenté dans l'art de la guerre. Habituellement, il appelait des créatures du plan de la Terre pour se charger de ces besognes. Ayant développé une bonne affinité avec l'une d'elles, il l'appelait en cas de besoin, se focalisant alors sur les aspects surnaturels. Angrad était persuadé qu'il existait mille schémas pour pallier ses carences.

Mais un sorcier devait avant tout économiser son pouvoir et ne le déchaîner qu'aux moments opportuns. De plus, il fallait frapper avec le bon niveau de puissance pour juguler une menace. User de ses plus puissants sortilèges contre quelque menu fretin était un moyen funeste et sûr de se faire cueillir, impuissant, face à une menace plus grande. Si patience, discernement, anticipation étaient les clefs de la victoire, une bonne connaissance du champ de bataille était néanmoins indispensable.

Si les deux éclaireurs pouvaient le renseigner clairement et promptement, il pourrait agir plus rapidement et plus efficacement, en cas de menaces. Dans la plupart des combats qu'avait menés Angrad, les forces magiques étaient souvent utilisées en premier. Leurs effets dévastateurs sur le champ de bataille pouvaient complètement retourner une situation. Si les sorciers devaient user de patience, il fallait tout de même frapper le premier. Ces deux injonctions contradictoires devant être équilibrées, il fallait au sorcier un jugement éclairé.

Peu habitué à travailler au sein des Gottal et ignorant tout des gens de Kohl, Angrad continua de questionner les deux aciers. Il était primordial, pour le patriarche initié, de savoir à quoi s'en tenir quant à leurs capacités. Seule une connaissance approfondie lui permettrait d'user avec mesure de ses pouvoirs.

« Très bien, instruisez-moi du Gottal et de ses techniques, je vous prie.

— Bon, commençons par ses membres, expliqua Hodrik. Notre patriarche Kohl, tout d'abord, est sûrement le meilleur épéiste foulant cette terre. Il est redoutable au combat et le mène souvent depuis l'arrière-garde, position la plus dangereuse du Gottal.

Ensuite il y a Gulnyr, second dans la chaîne de commandement. C'est un guerrier protecteur, le pilier de la ligne. Il dirige les murs de boucliers et rythme la manœuvre. Ses prouesses dans l'arène sont impressionnantes, mais il préfère la tente et le feu de camp à un lit douillet au pays.

Le deuxième combattant de ligne, troisième rang de commandement, c'est Gofnyr. S'il porte un bouclier, il l'utilise plus souvent pour frapper que pour parer. Là où son frère est défensif, lui est outrageusement offensif. Il mènera les charges ou tiendra un rôle d'intercepteur. »

Prenant le relais alors que Hodrik tendait l'oreille en jetant un coup d'œil en arrière, Norri continua.

« Durbar, Kramir et Finarin ne sont pas des aciers. Leur rôle dans le Gottal est de faire du dégât avec leurs hallebardes. Ils tiennent l'ennemi en respect ou le harcèlent derrière les lignes. Leurs compétences sont ailleurs. Finarin nous régale à chaque repas et gère l'intendance. Kramir connaît le Dharkhangron en plus d'être maître bâtisseur. Durbar est une sorte de magicien : avec deux barres d'étain et un marteau, il peut faire à peu près n'importe quoi. Son cerveau déborde de tant d'idées que ça lui coule par les oreilles. »

Voyant son compagnon les rattraper, Norri s'enquit auprès de Hodrik.

« Alors ?

— Du mouvement sur les parois et au plafond. Une bête affamée que le convoi a intimidée. Sûrement un mille-pattes géant. Il a disparu par un conduit et je l'ai clairement entendu s'éloigner. Restons sur nos gardes. Le vieux sergent est effectivement plus fin que l'autoritaire Magnyr. Les bêtes des profondeurs ne devraient pas poser de problème, sauf les vases.

— Et vous deux, demanda Angrad, en revenant sur le sujet antérieur, quels sont vos attributs ?

— Hodrik est éclaireur, répondit Norri. Mais il est aussi notre tireur d'élite. Toujours ajusté sur sa cible, il peut néanmoins rejoindre le mur pour le renforcer. Moi, j'emprunte la voie des tueurs. »

Angrad ne questionna pas plus avant Norri, sachant que les guerriers ne suivaient que rarement cette voie, et toujours suite à un évènement dramatique. Que ce soit à cause d'une condamnation, d'un déshonneur ou bien d'un funeste évènement, les tueurs s'engageaient dans une voie sans retour.

Refusant le confort, ils partaient en quête de combat pour laver leur honneur dans le sang et tombaient dans une spirale mortelle de vengeance. Norri n'avait pas la barbe taillée à la manière des criminels. Son vœu de Drengi était sûrement lié à la perte d'un être cher plutôt qu'à une faiblesse sur le champ de bataille.

Maintenant plongés dans un silence gêné, les trois compagnons avançaient, l'oreille dressée, à l'arrière du convoi.

Chapitre 3 : Ungdrin Ankor — la vision de Volgit

Ungdrin Ankor, dans les profondeurs de Karak Naar

Cinquième jour du second mois de la saison de Rual

Moins d'un mois avant la dernière lune d'automne

Le Dharkhangron est le monde souterrain. Si le Gazangron, le monde de surface, représente la peau de Rual, le Dharkhangron est sa chair, ses veines, ses os. Voyant les petits peuples et les longues vies occuper le Gazangron, le Primordial confia le Dharkhangron aux nains. Ainsi, le peuple de Duka serait-il le gardien de ses chairs. Exterminant les bêtes infestant son corps, le peuple de Duka assure la pérennité de son foyer ainsi que celle de Rual.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

Le convoi remontait la grande route souterraine de l'est à bonne allure. Le précédant d'une centaine de pas, Kohl menait l'avant-garde en écoutant Magnyr. Si le maître bâtisseur était imbu de sa personne, la passion qui animait sa voix perchée était sincère. Il déclamait, plus qu'il ne racontait, l'histoire de cet ouvrage titanesque.

« Nous avons tous été secoués quand la Reine ordonna le début des travaux, juste après son couronnement, s'enthousiasmait le maître bâtisseur. Son évergétisme nous a véritablement propulsés dans le Second Âge ! »

Kohl se souvenait effectivement de cette journée grandiose : La Grand-Mère Duka, Première Née, couronnant sa fille. Ce moment, instant magnifique d'ordonnancement, resterait gravé dans sa mémoire. Par cet acte et la cérémonie d'allégeance qui suivit, Duka et Volgit gravèrent ordre et tradition dans l'âme du peuple nain. Dès son couronnement, la reine avait décrété des actes forts, orientant ainsi son peuple et prolongeant la vision de sa mère. L'un des trois édits fondateurs avait été Ungdrin Ankor. Ordonnant de creuser partout de grandes routes souterraines dans toutes les chaînes de montagnes du plan matériel, la reine Volgit réclamait ainsi le territoire promis à son peuple. Le Dharkhangron, destiné aux nains par Rual, serait bientôt veiné d'artères irriguant Dol Rual.

Magnyr parlait avec emphase des années puis des siècles qui suivirent. La maison de Grondinar se dédia presque exclusivement à cette Tâche. Les creusements de Dol Rual furent confiés aux autres lignées, tandis que les meilleurs mineurs partaient par delà les frontières souterraines étendre la souveraineté des nains par la masse et la pioche.

Magnyr, qui devait maintenant atteindre les trois cents ans, connaissait sur le bout de la règle chaque coudée de cette grande route.

« Alors jeune bâtisseur, s'extasia Magnyr, j'ai donné les premiers coups de pioches pour élargir les boyaux naturels qui nous mèneraient plein est, sous la chaîne de Karak Naar. Mon seigneur Grondinar, dont les dons extraordinaires surpasseront pour tous les Âges à venir ceux de tous ses successeurs, façonna Barak Ungor Mhornar. Cela ne lui prit qu'une journée. Disparaissant dans la roche, réapparaissant plus loin, il excava la montagne, laissant choir des blocs de roches titanesques. Puis, il pointât son ciseau à pierre plein est, aussi sûrement que s'il voyait les yeux d'Ajax poindre à l'horizon. Il grava la roche à la sortie de la porte souterraine, et, depuis, nous continuons son œuvre. »

Le cœur de Magnyr débordait de fierté et d'adoration pour son patriarche. Longuement, il raconta les péripéties qu'il avait rencontrées. Elles étaient légion et cadençaient son récit décousu. Certains épisodes étaient relativement difficiles à cerner pour Kohl, car liés aux métiers de la construction. D'autres lui paraissaient plus triviaux, s'agissant de combats sur le chantier contre quelques bêtes habituelles du Dharkhangron. Le patriarche n'arriva pas à démêler les vrais obstacles surmontés des affabulations du maître vaniteux, ses propos n'étant pas toujours cohérents. Kohl décida qu'il en tirerait, plus tard, la substantifique moelle en conversant avec les contremaîtres.

Kohl n'apprit rien d'intéressant du récit de Magnyr, s'intéressant depuis longtemps à l'avancée des travaux lors de ses rencontres annuelles avec Grondinar. Kohl fréquentait assidûment ce dernier ainsi que ses frères Trud, Magrim et Tarak. Partageant leurs tables une fois par an, il ne manquait jamais de s'enquérir de l'avancée de leurs Tâches. Si les réflexions qu'il menait avec Magrim et Trud étaient essentiellement militaires, il parlait chantier avec les deux autres. Ainsi, il avait appris que la maison de Tarak avait forgé plusieurs chariots très spéciaux pour Grondinar. Sous la supervision d'Aradin, les Throndi de Tarak avaient maquetté, puis monté, une merveille de mécanisme et de forge. Grâce à de curieuses lames entrecroisées, actionnées par des engrenages impressionnants, le chariot mordait la roche aussi sûrement que la chair. Tarak avait lui-même martelé la lame-siphon mordeuse de pierre. Kohl avait hâte de contempler cette merveille qui n'existait qu'en deux exemplaires.

Durant le trajet, le Gottal eut tout le loisir d'observer Ungdrin Ankor. Encore très sauvage, la grande route n'était encore que creusée et pavée. Les murs abrupts suintaient d'humidité que les puits d'aérations, insuffisamment nombreux, peinaient à évacuer. Pourtant, certains détails laissaient entrevoir les ambitions des bâtisseurs. À trois reprises, au court de leur première journée de marche, Kohl croisa une statue colossale finement ciselée, représentant un nain bâtisseur. Vigoureux, il soutenait la voûte à l'aide de sa pioche et de son marteau. À d'autres endroits, des ébauches de maçonneries bouchaient quelques trous dans les parois, boyaux étroits menant dans le Dharkhangron sauvage. Certains des puits d'aération étaient barrés de grilles maçonnées tandis que d'autres perçaient le plafond, excavés à la pioche. Adoptant des formes géométriques précises, d'une symétrie parfaite, le Dharkhangron prenait peu à peu forme sous les coups de ciseaux des nains. Bien des travaux seraient nécessaires dans l'Ungdrin Ankor avant qu'il ne ressemble aux croquis que Grondinar avait proposés à la reine. Les Throndi de ce dernier taillaient les premiers traits de cette esquisse formidable, que leurs successeurs magnifieraient bientôt.

Si Magnyr n'apprit rien au patriarche durant cette première journée de marche, les informations plus précises, sur le chantier en lui-même, lui échappèrent aussi. Son agencement, le nombre de nains détachés, les rencontres qui avaient ralenti l'avancée des travaux : autant de questions qui restèrent sans réponse. Le patriarche n'aimait pas ce maître vaniteux, mais il détenait l'autorité sur le convoi. Pour ne pas le froisser, il se montra intéressé par son récit, le questionnant pour découvrir des éléments encore inconnus. Grondinar n'aurait pas élevé au rang de maître un incapable, et ce Magnyr devait bien avoir quelque compétence. Avançant dans le noir, le long de la grande route, ils arrivèrent rapidement à la première étape.

Comme l'avait préconisé le vieux sergent avant leur départ, le Gottal prit de l'avance vers la fin de la journée afin de vérifier l'état du relais dans lequel ils passeraient la nuit. Moins d'une demi-heure plus tard, ils se trouvaient devant la Tiwaz, incrustée dans la paroi du tunnel. Laissant à Gofnyr et Kramir le soin de mener le Gottal, Kohl se tourna vers son frère.

« Connais-tu le Gottal, questionna-t-il ?

— Tout à fait, affirma Angrad. Tout au long de la journée, tes Throndi m'ont abreuvé de vos victoires. Ils ont même réussi à faire passer un échec ou deux et quelques retraites comme des victoires stratégiques. Ils ne tarissent pas d'éloge sur tes talents. »

Angrad parlait de sa voix claire et forte, voix qu'il avait dû entraîner. De bonne humeur, il bourrait sa pipe d'un tabac bleu parfumé. Kohl s'abstint de l'imiter, ne sachant pas s'il ne faudrait pas plutôt dégainer l'épée. Kramir et Gofnyr se montraient prudents, ne connaissant pas l'agencement des lieux. Confiant dans la qualité de ses Throndi, Kohl questionna abruptement son frère.

« Durant tes derniers siècles d'absence, qu'as-tu entrepris ? »

Angrad allait allumer sa pipe, mais il suspendit son geste. Son sourire disparut tandis que ses traits devenaient soucieux. Kohl sentit une bouffée de chaleur émaner de son frère, mais celle-ci disparut promptement : Angrad reprenait contenance. Allumant sa pipe, le seigneur du feu répondit :

« Je cherchais un moyen de détruire Goria. Le conseil se refusant à prendre en compte cette menace, j'ai commencé à rechercher une solution par moi-même.

— Et l'as-tu obtenue ? »

Kohl vit Angrad souffler sa frustration et sa colère dans une grande expiration, exhalant un nuage de fumée. Davantage maître de lui que dans la bibliothèque, le seigneur du feu lui indiqua, d'une dénégation de la tête, qu'il n'avait pas encore trouvé.

« Alors, continue de chercher, l'encouragea le patriarche. »

Après un moment de stupeur, Angrad, interloqué, répliqua :

« Ne souhaites-tu pas arriver à un arrangement avec ces tyrans ? »

Kohl guetta des signes venant de la Tiwaz, s'inquiétant de ses Throndi, mais ils maîtrisaient apparemment la situation. Reportant l'attention sur son frère, il répondit.

« Pour l'instant, oui. »

Curieux de la suite, Angrad exhorta son frère à poursuivre.

« Dans dix ans, nos relations redeviendront tendues. Un roi en chasse un autre. Leur politique change. Le nouveau roi pourrait dénoncer les traités.

Un jour, nous frapperons Goria. Ce jour-là, nous serons prêts. Aiguise tes pouvoirs comme j'aiguise mes lames. »

Plongeant un instant ses yeux dans ceux de son frère, Kohl dit laconiquement :

« Tiens-toi prêt. Ton heure viendra. »

Angrad acquiesça résolument. Ils échangèrent une empoignée, à la manière des aciers, pour sceller cette résolution.

Mais un cri retentit :

« Une carnivore ! »

C'était la voix de Kramir qui hurlait d'effroi. Le patriarche fut parcouru par un frisson glacé. Ces vases voraces pouvaient engloutir tout un Gottal en un instant. Ses Throndi étaient perdus…

Angrad fut plus rapide et lança des ordres.

« Tout le monde recule ! Évacuez le bâtiment ! N'utilisez pas de roche-feu, tonna-t-il alors qu'il se ruait vers la Tiwaz. »

Lui emboîtant le pas, Kohl donna ses instructions, afin que ses Throndi suivent les ordres.

« Gottal, repli sur ma position. Pas de couverture. Posture défensive uniquement. »

Se portant auprès de ses nains, Kohl dégaina Baraz Zagaz. Angrad avait déjà pénétré le bâtiment, le sang bouillonnant.

« Je connais les bêtes des profondeurs, claironna-t-il. Ces gélatineux-là sont parmi les plus féroces. Tes Throndi sont en grand danger.

— Je couvre leur retraite, répondit Kohl. Ensuite, je taillerais la chose en pièce. »

Réfléchissant à toute allure, le seigneur du feu s'exclama :

« Très bien, mais chaque coup porté entraînera un contrecoup. Tes Throndi ne sont pas à la hauteur. »

Pénétrant plus profondément dans la Tiwaz obscure, Kohl remarqua que le Gottal se repliait en bon ordre, malgré la peur inscrite sur leur visage. La panique aurait laissé ses nains en pâture au monstre. Il était très fier que, malgré le danger mortel, la discipline règne. Hodrik et Norri furent les premiers à quitter les lieux, prestement, moins encombrés par leurs armures légères. Ils rejoignirent Durbar et Finarin qui guettaient à l'extérieur, leurs armes d'hast ayant une utilité limitée en intérieur. La vaste pièce d'entrée, toujours plongée dans l'obscurité, possédait deux larges ouvertures. Ne sachant pas laquelle emprunter, Kohl attendit, frappant son bouclier avec le pommeau de son arme. Ce faisant, il incita le reste du Gottal à le rejoindre.

« Ces créatures, plus rapides que les autres gélatineux, restent lentes tout de même, le pressa Angrad. Il faut prier Duka d'accorder à tes Throndi un autre destin que d'être digéré par cette monstruosité. »

Kohl continua d'appeler ses Throndi, cherchant à les localiser grâce à leurs réponses. Un instant, un nouveau frisson secoua sa colonne vertébrale, car Gulnyr, Gofnyr et Kramir tardèrent à répondre. Il dévisagea son frère pour juger des réactions du seigneur du feu. Kohl avait cru lire de la panique dans l'empressement d'Angrad. Pourtant, si celui-ci restait nerveux, Kohl ne lut aucune des inquiétudes qu'on constatait chez tous les guerriers avant un combat. En fait, Angrad exhalait même une certaine assurance hautaine, mêlée de quelques craintes. Indubitablement, il se faisait plus de souci pour les combattants de Kohl que pour lui-même.

Kramir, Gofnyr et Gulnyr répondirent, les échos de leurs voix résonnant depuis le passage de gauche. Kohl s'y engouffra d'un pas soutenu, soulagé de savoir ses précieux Throndi toujours en vie. Il découvrit immédiatement Kramir et Gofnyr terrifiés, qui tentaient de se replier en bon ordre. Leurs visages trahissaient les sucs que l'abomination avait laissés sur son passage, laissant l'os à nue. Gulnyr couvrait leur retraite. Le vieux protecteur boitait horriblement alors que des traces de l'ichor rongeur de chair apparaissaient autour de son casque.

La monstruosité affamée remplissait le tunnel. Ce monstre affamé était brûlant, irradiant de chaleur. Gulnyr parvenait à le maintenir à distance à grand-peine, subissant blessure sur blessure. Fonçant à travers ses Throndi, Kohl intercepta la monstruosité gluante.

« Kramir, Gofnyr, partez. Gulnyr, derrière moi en soutien.

— Je vais soigner Gulnyr ! s'exclama Angrad. »

Kohl n'eut pas le temps de réfléchir, car la créature se lança sur lui. De sa masse informe, un large pseudopode s'extirpa, pour le fouetter en un grand mouvement circulaire. De l'ichor poisseux rongeur de chair le recouvrait complètement. Avec la force d'un rocher dévalant une pente, le large tentacule balaya le tunnel.

Il s'écrasa contre le bouclier de Kohl. Le patriarche n'était pas uniquement l'une des plus fines lames de ce monde, c'était aussi un roc inébranlable sur lequel se fracassaient les attaques de ses ennemis. Le bouclier de Gulnyr vint couvrir le flanc droit du patriarche, là où il maniait Baraz Zagaz. Kohl sentit son cœur battre plus fort, craignant que ses ordres ne soient fatals à son vieux protecteur.

« Que les flots de guérison de la Dame d'Or envahissent par ma main ce nainfant de Duka incanta Angrad. »

Un hoquet de stupeur, provenant de Gulnyr, retentit juste après : aucune trace de souffrance ne tintait sa voix.

Angrad savait apparemment ce qu'il faisait.

Kohl encaissa un nouveau coup dévastateur. Laissant sa lame glisser le long de son bouclier, il porta un violent coup de taille qui fissura la masse gélatineuse en face de lui. Mais ce coup eut pour effet malheureux de multiplier les ennemis. Parfaitement informes, deux créatures emplissaient maintenant le couloir, sans se gêner le moins du monde. Kohl grommela dans sa barbe quelques jurons rageurs. Les nains eux, ne pouvaient combattre côte à côte à cause de l'étroitesse du passage. Le patriarche était maintenant en infériorité numérique face à ses ennemis abominables.

« Reculez derrière moi, tonna la voix d'Angrad, pareille à un cor de guerre. »

Sans même réfléchir, Kohl s'exécuta. Il vit son frère prendre rapidement sa place. Tandis qu'il se repliait, le seigneur du feu avançait, un cristal à la main, qu'il pointait sur les deux abominations.

Tout en marchant, sa main libre décrivait des arabesques brusques et complexes, traçant dans les airs quelque dessin alambiqué. Sa voix profonde et claire tonna des syllabes incompréhensibles, éructant par moment des suites de consonnes sourdes.

C'est alors que le couloir devant Kohl devint sombre, entièrement noyé dans un froid glacial. Les murs étaient pareils à des parois de glace. Incapable de voir plus avant, il tenta de percevoir le moindre mouvement provenant des créatures, mais rien ne vint.

Alors que Kohl sondait l'abîme glacé devant lui, Angrad invoqua quatre lourdes lanternes forgées, d'une facture indubitablement naine, mais translucide. Flottant au-dessus d'eux, elles éclairaient parfaitement le couloir, révélant les deux gros blocs de glace qui l'obstruaient. Congelées, les deux abominations informes restaient suspendues dans leurs mouvements, des pseudopodes naissant pour charger et attaquer.

« Voilà qui fut rondement mené, exulta Angrad. »

Se tournant vers Kohl, il désigna le vieux Gulnyr avant de continuer.

« Je pense que notre ami ici présent souhaitera jouer du pic à glace. Pas trop non plus, mon cher. Les cadavres bloquent pour l'instant ce passage et nous ignorons si d'autres de ces engeances rampent dans les parages. »

Rebroussant chemin, Kohl rejoignit ses Throndi apeurés.

« Poursuivons l'exploration, grommela-t-il. Angrad, derrière moi. »

Explorant le second couloir, Kohl ne découvrit qu'une série de salles maçonnées. De larges grilles en acier forgé obstruaient encore les puits d'aérations. Il ne découvrit aucune autre vase. Une fois l'exploration de cette aile achevée, Kohl discuta avec son frère.

« Le Gottal va être impressionné, le félicita-t-il. J'avoue être surpris. J'ignorais qu'Ajax te laissait frigorifier tes ennemis.

— Plus précisément, j'ai fait sortir Ajax de leurs corps. Puisque nous explorons le Dharkhangron, je me suis remémoré certains schémas utiles contre ses occupants. J'ai pris un panel large à déverser sur nos ennemis. J'ai utilisé un sortilège très puissant pour me débarrasser de ces deux monstruosités. Non seulement elles auraient pu digérer ton Gottal en moins d'une minute, mais, ce faisant, elles se seraient reproduites. »

Marquant une pause pour vérifier à nouveau les grilles, Kohl reprit leur conversation.

« Je ne te savais pas érudit du Dharkhangron. »

D'un rire qui trahissait son malaise, Angrad répondit, la voix chargée de remords.

« J'ai passé les derniers siècles dans l'isolement pour ne pas exposer les miens à mes recherches. Les expérimentations magiques peuvent être dévastatrices. J'ai aiguisé mes pouvoirs dans les contrées désolées, sur et sous la terre. J'ai fini par apprendre quelles vases brûler, lesquelles congeler et celles que je devais dissoudre dans l'acide...

— Il te faudra revenir à Baraz Khaz. Mes scribes consigneront tes découvertes. Ce savoir est crucial. »

Angrad abonda dans le sens de Kohl, tandis qu'ils revenaient dans la grande salle d'entrée. Déjà, le Gottal s'extasiait devant la démonstration de puissance du seigneur du feu. Gulnyr racontait comment, d'un simple contact, Angrad l'avait complètement guéri de ses blessures. Bien que gravement touché, il l'avait remis sur pied grâce à un torrent d'énergie vitale. Il mimait actuellement comment Kohl avait fait face au monstre, imperturbable.

« Et c'est à ce moment que le seigneur Angrad a pris la place de notre Patriarche. Sa grosse voix a scandé des mots de pouvoirs, et les monstruosités sont devenues de glace. À peine ai-je commencé à les frapper qu'elles sont tombées en un millier d'éclats cristallins. Il n'en reste qu'une neige rougeâtre écœurante ! »

Voyant les deux patriarches entrer, le Gottal se pressa vers eux, louant leur bravoure. Kohl calma ses Throndi, ordonnant que le reste de la reconnaissance soit effectuée. Très vite, les nains s'alignèrent en formation derrière leur seigneur. Kohl mena l'inspection, prêt à intercepter toute vase infestant les lieux. Traversant le couloir où ils avaient mené le combat, ils atteignirent une vaste salle. Comme Kohl le redoutait, les grilles avaient été arrachées du plafond et jonchaient le sol. L'abomination gélatineuse avait usé de sa force colossale pour forcer le passage. Captant les traces d'un précédent convoi, elle avait dû sombrer dans le sommeil, attendant son heure. Heureusement, Kramir et Gofnyr l'avaient repéré avant qu'elle ne s'éveille tout à fait et ne fonde sur eux.

« Gofnyr, Kramir, restez en faction. Surveillez le passage emprunté par la bête. Ne vous mettez pas en danger. En cas de doute, repliez-vous pour nous avertir. Hodrik, Norri, allez au-devant du convoi. Il nous faut un maçon. »

Quelques minutes plus tard, le convoi arriva devant le relais. Magnyr, encadré par Hodrik et Norri, entra directement dans la première pièce, laissant ses subordonnés s'occuper des chariots. S'approchant de Kohl, il demanda :

« Tout est en ordre ?

— Non, répondit Kohl laconiquement. Venez. »

Amenant le maître bâtisseur dans la salle aux grilles enfoncées, il lui fit traverser le tunnel où la neige rosâtre écœurante embourbait le passage.

« Quelle est cette horreur ? s'indigna le vaniteux maître, refusant de traverser.

— Une vase carnivore morte. Traversez maintenant, grommela Kohl d'une voix rude. »

Obéissant malgré lui, maître Magnyr passa au travers des restes congelés. Alors qu'il entrait dans la salle où les deux combattants des tunnels montaient la garde, il s'exclama.

« Non ! Encore ? »

Furieux, il fit demi-tour sans plus se soucier de fouler la gelée congelée et interpella un de ses contremaîtres.

« Vous êtes un incapable doublé d'un sot, éructa-t-il en crachant ! Vos réparations n'ont pas retenu les vases. Elles sont revenues, emportant votre misérable bricolage. Remerciez notre grand-mère Duka qu'aucun valeureux n'ait succombé à cause de votre incompétence. Elle aurait pu coûter la vie aux Throndi du seigneur Kohl ! Vous ne prendrez aucun repos tant que la grille ne sera pas fixée proprement. Enchâssez-la correctement cette fois, ou vous serez le prochain à nourrir les vases. »

Kohl laissa le maître bâtisseur gérer la crise à sa manière. S'il n'aima pas l'humiliation publique qu'il faisait subir à son subordonné, il apprécia tout de même la conscience que Magnyr avait de ces inconséquences. Le Maître dépêcha immédiatement plusieurs apprentis pour aller chercher du matériel et des consommables. Prenant en main les réparations, tout en continuant de reprocher au contremaître fautif son inapplication, le maître bâtisseur mena le chantier. En une heure, la grille était enchâssée trois coudées plus haut et la maçonnerie fraîche prenait rapidement malgré l'humidité. L'ouvrage paraissait robuste à Kohl, si bien que, dorénavant, la raison de l'ascension de Magnyr au rang de maître lui apparaissait. C'était un bon architecte doublé d'un maçon exceptionnel, et même ses rudes manières et son égoïsme n'avaient pas empêché sa promotion.

Pendant ce temps, le maître des formiens installait ses bêtes dans cette même salle. Les chariots avaient été laissés dans la grande entrée et des braseros réchauffaient chaque pièce. Déjà, le chariot d'intendance distribuait une ration de viande séchée et de Bwor chaud à chacun, Finarin participant à la manœuvre avec deux autres commis. Une fois de plus, Kohl fut satisfait de l'efficacité des Throndi de Grondinar. Moins de dix minutes après le repas, les bâtisseurs avaient déjà rejoint leurs couches. Plusieurs dormaient profondément quand Magnyr se retira à son tour, après avoir inspecté une dernière fois les réparations de la grille.

Kohl constata que leur efficacité était limitée : aucun d'entre eux ne prenait de tour de garde.

Alors qu'il se tournait vers le Gottal pour les attribuer, Angrad revint dans la grande salle, satisfait.

« Nous allons pouvoir dormir tranquilles ce soir, annonça-t-il à la volée. J'ai apposé des runes de garde ainsi que des schémas d'alarme à chaque puits. Comme la grande porte d'entrée est barrée de l'intérieur, nous sommes tranquilles de ce côté-là. Si les vases tentent de passer cette nuit, en enfonçant les grilles, nous en serons avertis avant même qu'elles n'atteignent les maçonneries.

— Pas de tour de garde cette nuit, décida Kohl. Reposez-vous. Durbar, va sécuriser la porte. Que personne ne puisse sortir sans ton accord. »

L'étain prit ses outils et se dirigea vers la porte. Pendant ce temps, le reste du Gottal s'enveloppa dans ses couvertures. Se débarrassant uniquement de leurs ceintures, ils coincèrent leurs armes à portée de main.

Angrad, qui ôtait son armure, s'inquiéta de voir les nains couchés armurés :

« Ils dorment vraiment tout équipés ?

— Oui, répondit Kohl. Les nuits ne sont jamais sûres. Leurs tuniques de peaux leur tiennent chaud. Quoi qu'il arrive, ils sont prêts. »

Angrad avait du mal à enlever sa plate de pierre, si bien que Kohl lui proposa son aide. L'acceptant avec joie, le seigneur du feu chuchota :

« Et tu ne quittes pas ton armure non plus ? »

Kohl grogna une dénégation. Ils finirent par extirper Angrad de son armure et la posèrent délicatement sur le sol. C'était un objet sacré auquel ils devaient témoigner beaucoup de respect.

« Au début, je n'arrivais pas à me reposer avec. Mais les siècles ont passé. Maintenant, je ne la quitte plus. Sauf à Dol Rual. C'est une question d'habitude. »

Après avoir tant parlé, et alors que Durbar revenait une fois son travail terminé, Kohl fit signe à son frère qu'il était temps de prendre du repos. Se lovant dans ses couvertures, la tête posée sur son sac, il s'installa pour dormir. Dégainant sa lame à demi, il lui murmura de le réveiller en cas de danger. Laissant Baraz Zagaz veiller, Kohl s'endormit instantanément.

Kohl fut doucement réveillé par Finarin, qui laissa près de lui une tasse de Bwor fumante.

Très relevée, elle lui piquait les yeux aussi sûrement qu'elle le tira de son sommeil. Autour de lui, le Gottal était déjà debout. Durbar et Kramir rééquipaient Angrad de son armure, Norri et Hodrik graissaient le matériel du Gottal, tandis que Gofnyr et Gulnyr déjeunaient. Bien que Kohl ne soit pas un gros dormeur, ses Throndi avaient pris l'habitude de le réveiller en dernier. C'était un moyen de lui adresser le Gnollengrom, bien que cette tradition naissante lui soit réservée.

Kohl avala son Bwor brûlant. Le miel et les épices que Finarin mettait dans sa tasse furent du meilleur effet sur sa gorge. Il avait toujours le gosier sensible, le nez pris et les oreilles bouchées. Finarin, très attentif à la santé de son patriarche, préparait des infusions spécialement pour lui. Il gardait, par exemple, une cruche de miel de montagne à son attention exclusive. Laissant le breuvage faire son effet, Kohl sentit son nez se libérer et sa gorge s'adoucir. Gulnyr lui tendit un solide petit-déjeuner composé de fromage, d'œuf et de fruits secs.

« Allons-nous devoir subir les vantardises du bâtisseur aujourd'hui, demanda-t-il ? »

Kohl ne répondit pas tout de suite, préférant avaler son repas au plus vite. Il n'aimait pas mettre le Gottal en retard, ce serait pire encore si le convoi devait être retardé.

Kohl se leva pour manger près du brasero installé au centre de la pièce qu'ils avaient investie pour la nuit. Derrière lui, Gofnyr empaquetait les affaires de son patriarche, Gulnyr ceignant Baraz Zagaz à son côté. Tenant le bouclier de son seigneur en main, le vieux protecteur attendit qu'il eût fini de manger pour continuer la conversation.

« Il nous faudrait des données précises sur le chantier en lui-même : le nombre de nains sur place, l'agencement des lieux, les lignes de front. J'espère qu'ils ont une autorité militaire là-bas. Si nous n'avons que Magnyr, autant nous débrouiller seuls.

— Grondinar a posté des aciers. Ils protègent le chantier. Nous allons reconnaître les environs. Jauger de la sûreté. Le Botaan doit ignorer Ungdrin Ankor. Quand nous frapperons, ce sera de près. »

Gofnyr et Gulnyr affichèrent un sourire carnassier à cette dernière affirmation. Angrad s'invita dans la conversation, circonspect.

« Tu veux dire, mon frère, que le projet d'Ungdrin Ankor doit nous servir à atteindre Gog ? Est-ce donc là le projet de la Reine ? »

Kohl haussa les épaules, n'étant pas lui même dans les confidences de la souveraine. Pourtant, étendre le territoire du peuple nain dans les montagnes de l'est obligeait à passer par Ogri Kadrin. Un conflit avec le Botaan était donc inévitable. Pour le creusement de la chaîne sud, il en était de même. Loin de s'arrêter à Karak Orrud, Ungdrin Ankor devait continuer jusqu'à Thingaz Kadrin pour sécuriser le col. Les nains en tireraient ainsi de juteux bénéfices commerciaux. Bien sûr, Kohl espérait que la voie souterraine poursuivrait jusqu'à l'extrême sud de Karak Grunti. Débouchant sur Gorgrond, il prévoyait d'abattre les Utman, et apporter ainsi la paix dans la région.

Tout à fait en accord avec la reine, Kohl était intimement persuadé qu'elle suivait un plan parallèle au sien. Angrad devrait attendre, car Goria ne tomberait qu'après Gorgrond et la cité de Gog. Une fois les deux premiers royaumes malfaisants tombés, le dernier ne serait plus qu'un détail géographique vite rectifié. Kohl décida de s'en ouvrir succinctement à son frère, alors que le convoi se remettait en route.

Pendant toute la journée, les deux patriarches conversèrent. Angrad surtout, car la gorge de Kohl ne pouvait encaisser une conversation trop soutenue. Ignorant le maître bâtisseur, Kohl écouta Angrad lui raconter ses dernières aventures. Le seigneur du feu n'avait pas été inactif. Pendant quatre cents ans, il avait recherché le combat contre toutes sortes de monstres à Dol Vongal. Il avait aussi affronté les jotüns terribles de Dol Naggrund et leurs adversaires redoutables, les Wyr Gronti. C'est dans ces contrées glacées, aux étendues désertiques terribles, qu'il avait mené d'affreux duels magiques contre de terrifiants sorciers des Glaces. Dol Naggrund était un endroit bien singulier, Ajax en étant exclu. Ses yeux, qui chauffaient si ardemment les terres du sud, ne se posaient que quelques heures par jour dans le Grand Nord. Ulmo y régnait en maître, recouvrant de son manteau glacé la moindre roche.

Kohl laissa à Gulnyr le soin d'interroger Magnyr. Le vieux protecteur taquin savait se montrer particulièrement acariâtre. Comme la sécurité de l'escorte reposait sur le Gottal, Gulnyr ne prit aucun gant en se lançant dans une véritable inquisition. Il fit passer une très mauvaise journée au maître bâtisseur, lui infligeant ce qu'il infligeait lui-même à ses subordonnés. Le tançant vertement, soulignant chaque imprécision et revenant constamment sur ses incohérences, Gulnyr prit un malin plaisir à son inquisition. Magnyr, qui se montra initialement hautain, déchanta rapidement devant la verve de son interlocuteur. À ses côtés, Gofnyr riait sous cape. Participant aux tourments du pauvre Magnyr, il se désolait théâtralement qu'aucun acier aguerri ne puisse coordonner la défense du chantier. Même lorsque Magnyr répétait, de plus en plus perdu, qu'une garnison de trente aciers en assurait la sécurité, Gofnyr se montrait si ouvertement sceptique que cela désarçonnait le maître vaniteux.

La fin de son calvaire coïncida avec l'arrivée à la seconde Tiwaz. Le Gottal se porta en avant afin de la fouiller. En excellent état, le relais avait un agencement identique au premier et ses grilles avaient toutes été doublées et maçonnées solidement. La porte d'entrée était plus robuste et ses gonds ne pivotaient qu'avec une traction importante. Norri et Gofnyr durent s'activer de concert, tandis que le reste du Gottal guettait, tendu, que surgisse une vase. Il n'en fut rien, et les nains purent fouiller le relais avant de s'installer dans la meilleure pièce, où une grille en coin de salle servait de latrines privées.

Le convoi arriva quelque temps plus tard, toujours aussi efficace. La morosité qui planait au-dessus des Throndi de Grondinar ne diminua pas après ce deuxième jour. Sous les ordres hargneux du maître, chacun exécuta sa tâche, mangea, puis se coucha. Finarin, qui avait profité de la demi-heure d'avance pour préparer un repas plus élaboré, distribua au Gottal des brochettes de champignons rôtis. Des tranches de lard fumées étaient à griller tandis qu'un pain, levé de la veille, cuisait dans le fourneau.

Angrad utilisa le même stratagème que la veille pour protéger la Tiwaz. Durbar installa aussi un verrou sur la porte d'entrée, si bien que le Gottal prit du bon temps autour d'un vrai festin de campagne. Comme dans n'importe quelle veillée, où plusieurs combattants sont réunis autour d'un feu, chacun raconta une anecdote croustillante, un haut fait ou un combat épique. Angrad fut au cœur de l'attention : les membres du Gottal, impressionnés par le combat de la veille, voulaient entendre ses histoires. Se laissant prier pour la forme, il ravit l'assistance de ses récits d'aventures dans le Dharkhangron. Kohl finit par couper court, car l'heure avançait, et le Gottal devait encore parcourir cinquante milles le lendemain.

Cinq autres jours s'écoulèrent dans la froide humidité du Dharkhangron. Serrés dans leurs fourrures, les nains du Gottal avançaient au rythme soutenu du convoi. Deux Tiwaz durent être nettoyées des vases, mais ce n'était que de faibles gélatineux, vite détruits. Les jours de marche soutenue fatiguaient les Throndi de Kohl, ainsi que les bâtisseurs. Au troisième jour, Kohl formait toujours l'arrière-garde avec son frère. De longues heures durant, ils conversaient, se retrouvant après de nombreux siècles de séparation.

Dans un premier temps, ils partagèrent leurs exploits guerriers. Angrad continua de raconter ses combats solitaires dans les déserts gelés de Dol Naggrund et ses expérimentations pour découvrir des schémas de puissance. Kohl comprit qu'une rivalité insidieuse courait entre les grands mages des différents royaumes. Par l'étude et la compréhension des desseins divins, les mages et les prêtres découvraient de nouvelles puissances, les mettant en œuvre pour le bien de leur peuple ou pour terroriser leurs ennemis. Kohl conta brièvement ce qu'il savait des sorciers de Dol Goruz. Il apprit à Angrad ce qu'il savait des pratiques mystiques dans ces territoires.

Le peuple de Duka pouvait compter sur ses premiers-nés pour assurer sa puissance, y compris dans les sphères magiques. Malgré cela, les druides des grandes forêts de Dol Thingaz imposaient leur suprématie. Leur puissance franchissait difficilement l'orée de leurs bois. Ils finissaient cependant par détruire toutes les cités qui avaient émergées à Dol Thingaz. Disputant le titre aux Elgi, Gog et ses ogres-mages constituaient de terribles réserves, développant leur odieuse magie du sang. Leurs funestes rituels sanglants, gourmands en sacrifices, leur alchimie démoniaque, montaient en puissance, année après année.

Une fois qu'ils eurent fait le tour du sujet, Kohl conta ses propres aventures, principalement militaires. Aidé de Gulnyr, il narra ses campagnes contre les chevaucheurs des plaines brûlantes de Gazan Kazhunk. Kohl décrivit les combats contre ces Vongal, alors qu'ils menaient deux cents nains le long de Karak Yar. Des mercenaires Elgi, alliés de circonstance, lui servaient d'éclaireurs.

Aucune vraie campagne n'était menée contre les pillards de la région, exception faite des escarmouches que Kohl narra à Angrad.

Ensuite, il décrivit les différentes expéditions commerciales qu'il mena dans les froides collines de Wyr Zorn, auprès d'hommes-loups marchands de fourrure. Enchaînant sur des récits plus militaires, Kohl conta laconiquement la longue série de batailles et de retournements qui le menèrent à Stygia.

Alliée de longue date de Dol Rual, la cité des géants des plaines était en guerre avec le terrible empire Choun. Ce dernier étendait ses frontières partout sur la plaine. Kohl décrivit alors comment son contingent de deux cents Throndi fut pris à partie dans une guerre qui n'était pas la sienne. Gulnyr, qui avait suivi son patriarche depuis le début de ses expéditions, prenait le relais quand la gorge de son seigneur s'enrouait. Se laissant aller à des élans narratifs, le vieux protecteur expliqua comment l'Empire Choun tomba finalement lors de la bataille des mille reflets.

La source des inimitiés qui ravageaient aujourd'hui Dol Goruz découlait de l'issue de cette bataille. Stygia, constante dans sa politique de bâtisseur, étendait son influence petit à petit sur la plaine. Les petits peuples, à contrario, étaient changeants, inconstants dans leurs allégeances. Kohl avait alors compris qu'ils ne pourraient jamais être plus que des mercenaires ou des partenaires commerciaux. Il craignait que la trop grande distance qui séparait Stygia de Dol Rual n'affaiblisse l'alliance qu'il s'efforçait de bâtir. Dans ce monde hostile, peuplé de longues vies maléfiques et de courtes vies inconstantes, il était malaisé d'apporter la stabilité au peuple de Duka.

Continuant sur des sujets plus légers et plus intimes, les deux patriarches discutèrent longuement de leurs nainfants, de leurs Throndi, de leurs maisons. Après de longs siècles de séparation, Kohl appréciait de renouer avec son frère.

Au bout d'une semaine de voyage, le convoi arriva au premier poste d'observation des chaînes de l'est. Ce Minar Migdhal était bien plus impressionnant que les Tiwaz qu'ils avaient croisées jusqu'à présent.

Voilà maintenant une journée que la grande route longeait une cavité cyclopéenne, fendant l'intérieur de la montagne. Haute d'un demi-mille, elle courait sur quelque quarante milles. Depuis les profondeurs rougeoyantes, deux immenses falaises jumelles s'élevaient jusqu'à se rejoindre, en une clef de voûte colossale, comme si deux chaînes de montagnes s'appuyaient l'une sur l'autre. Sur l'une d'elles se découpaient de larges marches, formant une rampe discontinue qui serpentait le long du gouffre.

Dans ce paysage grandiose, les Throndi de Grondinar avaient façonné la falaise rocheuse, creusant quand l'escarpement se réduisait, installant Ungdrin Ankor sur la rampe. La grande route s'enfonçait parfois totalement dans la paroi, le long de larges tunnels perçant la montagne. Des statues colossales, figurant des nains, soutenaient les arches de ces passages excavés dans la falaise. Ressortant là où la rampe était de nouveau assez large pour l'accueillir, la route montait jusqu'à la voûte colossale de cette cavité cyclopéenne. Ça et là, des cascades souterraines dévalaient les pentes des deux falaises jumelles, aspirées par un demi-mille de vide.

Au détour d'un virage, Kohl se retrouva nez à nez avec une grande porte barrant la route. L'ouvrage était de roche et d'adamentium, représentant le visage d'un nain patibulaire qui interdisait le passage. Au-dessus de lui, dans la paroi, et jusqu'à la voûte, s'élevait un bastion. Il fermait l'extrémité est de la cavité, se fondant dans la montagne. Taillés dans la falaise, ses murs lisses étaient dépourvus d'ouvertures ou d'aspérités, à l'exception de visages nains qui jaillissaient de la roche. Bien au-dessus de la porte, une bouche gigantesque avalait les cascades qui s'écoulaient de la voûte. Les flots grondants disparaissaient dans le bastion pour ressortir plus loin sous la rampe, recrachés par un autre visage nanesque figuré dans la pierre. La voie, ainsi que l'escarpement, disparaissait en dessous.

La route, la rampe, la cavité cyclopéenne : tout aboutissait au bastion.

Kohl remarqua des meurtrières striant la paroi tout au long des cinquante pas qui le séparaient de la porte. Immense, chacun de ses battants mesurait trente coudées sur trente. Habitué aux travaux de son frère, Kohl ne remarqua aucune saignée. Seule son expertise mécanique lui permettait ces conclusions. En avançant vers le fort, le patriarche détecta, plus qu'il ne les vit, des sources de chaleur, filtrant des meurtrières.

« Dawi ! éructa une voix par-derrière.

— Karugromthi Gitbin ! tonna une autre. »

Quelques instants après que l'ordre soit transmis, un grincement sourd retentit tandis que la porte s'entrouvrait. Tournant sur ses gonds, elle offrit un passage à peine suffisant pour laisser passer le convoi. Kohl pénétra dans le bastion nain, accueilli par une dizaine d'aciers. Leurs disques d'épaules, attachant leurs spalières à leurs cottes de mailles, les désignaient comme des Throndi de Grondinar. D'autres arboraient le symbole de Tarak. Il n'était pas habituel que plusieurs maisonnées assurent la défense d'un poste avancé.

Rapidement, une grande roue à aubes attira l'attention de Kohl. La porte pesait plusieurs tonnes par battant, aussi l'ouverture était-elle commandée par un mécanisme dont la force provenait de la grande roue. Une partie de l'eau captée par la bouche de la statue, en haut du bastion, était canalisée dans ce but. Quand le dernier chariot fut enfin entré, Kohl observa les aciers de Tarak actionner le mécanisme. Basculant un levier, la roue à aubes recommença à tourner. Dans un crissement décuplé par l'écho de la salle, la porte se referma.

La force nécessaire à l'ouverture de la porte était tel que Kohl trouvait dérisoire de la barrer d'acier. Pourtant, obéissant à un rituel ancré, les aciers de Grondinar verrouillèrent l'accès au bastion. S'étant débarrassé de Magnyr, le Langktrommi en charge du bastion vint témoigner le Gnollengrom aux deux patriarches.

« Bienvenue à Migdhal Zhufbar, mes seigneurs. Les chevaucheurs de griffons nous ont prévenus de votre arrivée. Vos chambres sont prêtes et la grande salle mise à votre disposition. »

Saluant le diligent longue barbe, Kohl le suivit dans les entrailles de ce fort, taillé dans la roche dans une optique fonctionnelle et défensive. Il n'y avait pas ou peu d'embellissements. Kohl souhaita faire le tour de l'installation militaire afin de vérifier la bonne tenue des lieux. Angrad se retira dans sa chambre, le voyage l'ayant plus fatigué que les autres. Le Gottal investit la grande pièce, s'asseyant autour de la table. Durbar s'intéressa, avec les Throndi de Tarak, aux machineries qu'ils avaient installées dans le bastion, alors que Kramir alla papoter avec les Throndi de Grondinar. Une bière à la main, le combattant des tunnels commença à les entretenir des fortifications, cherchant à comprendre la stratégie défensive de Migdhal Zhufbar. Kohl, lui, suivit le commandant.

Passant de salle en salle, le patriarche put constater que de lourdes machines de sièges couvraient l'accès ouest du bastion. De solides aciers et des étains habiles les maintenaient en parfait état. Le patriarche salua le professionnalisme des nains du bastion. Continuant la visite, il examina le reste du dispositif. Quittant la porte est, traversant la salle des gardes, il inspecta les machineries qui pompaient, stockaient et utilisaient l'eau du torrent. Plusieurs systèmes de défense reposaient sur des citernes qui pouvaient être déversées sur le devant des portes, précipitant les ennemis dans une chute d'un sixième de mille.

Le Langktrommi expliqua comment les cousins Helkraal et Aradin avaient conçu Migdhal Zhufbar. Il était en poste depuis le début de la construction du fort et était très fier de servir dans cette forteresse. Kohl félicita tous les Throndi qu'il croisa, rencontrant presque toute la garnison. Coupés de Dol Rual, avec peu de permissions, ces nains étaient honorés et enthousiastes de recevoir deux Karugromthi. Kohl fit son possible pour sociabiliser avec eux, tout en insistant pour que la surveillance ne soit pas relâchée.

Retournant auprès des siens dans la grande salle, qui n'était autre que la salle de vie de la garnison, Kohl trouva ses Throndi attablés avec des nains au repos. Angrad, chez qui la perspective d'un bon repas avait gommé la fatigue, conversait en leur donnant des nouvelles du pays. S'asseyant dans la chaise que lui tirait Gulnyr, Kohl félicita la garnison pour la tenue impeccable du bastion. Le banquet donné en l'honneur des deux patriarches continua jusqu'à tard dans la nuit. Kohl apprécia fortement qu'ils fassent vivre, dans cet environnement spartiate, les us et coutumes de Dol Rual. Lui savait à quel point ce banquet ponctionnait les réserves du bastion. Le convoi faisait relâche dans le fort pour un jour, aussi le Gottal prévoyait-il de festoyer avec leurs hôtes. Quelques bâtisseurs les rejoignirent discrètement au milieu des allées et venues de la garnison. Se renouvelant au fur et à mesure des tours de garde, les nains de Migdhal Zhufbar vinrent profiter des deux patriarches, du banquet et de la bonne compagnie.

Kohl finit par rencontrer les étains de Tarak qui entretenaient les machines hydrauliques du bastion. Curieux quant à leur fonctionnement, il s'entretint longuement avec eux. La nuit avança au milieu des rires et des chants, de la ripaille et des discussions. Finalement, le Langktrommi évacua ses nains pour laisser le Gottal se reposer, et Kohl envoya tout le monde rejoindre sa couche. Si le fort n'était pas aussi confortable que son Khaz, Kohl fut tout de même agréablement surpris par le confort de sa chambre, prenant une bonne nuit de repos.

Le lendemain, tandis que le Gottal faisait relâche, Kohl interrogea le vieux commandant sur les chevaucheurs de griffons. Celui-ci lui expliqua qu'une tour de guet, Minar Ornsmotek, était installée dans un nid d'aigle sur un des hauts pics surplombant le bastion. Un escalier en colimaçon extrêmement long permettait d'accéder à ces hauteurs. Il fallait bien une demi-journée, à un grimpeur expérimenté, pour le gravir. Il n'y avait aucun autre moyen de communication avec le nid d'aigle, aussi les messages courants en descendaient, dépêché par messager, une fois par semaine. Kohl indiqua au Langktrommi qu'il souhaitait rallier le nid d'aigle. Angrad proposa de l'accompagner, arguant que certains de ses pouvoirs leur permettraient une ascension plus rapide.

Le commandant de la garnison accompagna les deux patriarches jusqu'aux salles supérieures, où étaient placées les citernes. Remontant par une faille d'où cascadait le torrent capté par le bastion, l'escalier humide remontait en lacets sur trois cents coudées puis disparaissait dans la paroi. Il continuait ensuite dans un escalier en colimaçon perçant la montagne. Le longue barbe mit en garde les deux patriarches, car la pente était très rude. Plus qu'un escalier, l'accès ressemblait à un mur où l'on aurait aménagé des prises pour grimper. L'ascension était risquée, même à l'aide d'une corde. Les deux patriarches sortirent le matériel que le Gottal avait prévu pour les escalades dans le Dharkhangron. Laissant le Langktrommi retourner à ses obligations, Kohl et son frère se harnachèrent solidement. Alors qu'il se dirigeait vers la paroi humide, Kohl fut retenu par son frère.

« J'ai un moyen bien plus aisé d'atteindre Minar Ornsmotek et les Throndi de Magrim. »

Se retournant, Kohl signifia à son frère qu'il attendait des explications.

« Les initiés de cette lignée ont beaucoup étudié les airs. Grâce à leurs liens si spécifiques avec les créatures de Celene, la lignée de Magrim, lui-même et son fils Thorval, a découvert des schémas liés aux vents. Je ne suis pas aussi proche qu'eux de ce Primordial, mais j'ai pu saisir et reproduire certains de leurs sortilèges. »

Les histoires d'initiés étaient toujours très obscures pour Kohl, mais il se félicita que certaines lignées s'en préoccupassent. Après les récits d'Angrad et les discussions qu'ils avaient eus, Kohl considérait la question magique sous un autre angle. Bien sûr, les rapports de ses Gotten, en reconnaissance dans tous les Dols, mentionnaient le niveau d'initiation de chaque peuple rencontré. Mais les combats qu'Angrad avait menés contre de puissants sorciers, ainsi que les déferlements de pouvoir qu'ils invoquaient, avaient déstabilisé le patriarche. Comme le montrait l'influence grandissante du Botaan, la maîtrise des arts mystiques et hermétiques viendrait bouleverser l'art de la guerre. Kohl estimait que le peuple de Duka ne devait pas perdre la faible avance qu'il possédait.

Laissant le seigneur du feu officier, il l'entendit invoquer son pouvoir en lui touchant l'épaule. Sa gorge, entraînée aux prononciations les plus exotiques, émit un souffle qui se modula en paroles sifflantes. Comme le patriarche ne se sentait pas différent, il interrogea son frère du regard. Sans se laisser perturber, Angrad invoqua une seconde fois le schéma de Magrim, sur lui-même cette fois.

« Nous allons être portés par les vents de Celene. Je n'ai pas réussi à percer les puissants schémas de Magrim, mais celui que j'ai invoqué va nous permettre de grimper sans risquer de tomber. »

Prenant appui sur la paroi, le patriarche initié s'aida de ses mains pour s'élever. Ses pieds flottaient dans le vide. Kohl le suivit, assurant ses prises comme à l'accoutumée. Pourtant, il perdit rapidement pied, poussé par une force invisible qui l'élevait dans les airs.

« Par ma barbe ! éructa-t-il, tandis qu'Angrad s'amusait de l'inconfort de son frère.

— Je vais nous faire léviter le plus haut possible, tu n'as qu'à utiliser tes mains pour rester près de la paroi, conseilla le patriarche initié. »

Suivant les conseils de son frère, Kohl s'accrocha à la paroi comme il put. À demi allongé sur le ventre, il était soutenu par une force invisible. Elle le poussait, doucement, mais continuellement, vers le haut. Jetant de temps à autre des coups d'œil à son frère, il se rendit compte que ce dernier se concentrait. Angrad flottait dans les airs, immobile. La corde qui le reliait à Kohl le maintenait à quelques coudées de distance. Kohl comprit que si Angrad se concentrait sur l'ascension, il comptait sur son frère pour les maintenir sur la paroi. Étant un grimpeur aguerri par des siècles de pratique, dès lors qu'il se fut habitué aux effets du sortilège de son frère, le patriarche n'eut aucun souci pour escalader la paroi.

En une minute, ils avaient parcouru cent pas de haut. Kohl, malgré ses efforts pour rester sur la paroi, était impressionné par leur vitesse de progression. Il lui aurait fallu dix fois plus de temps pour venir à bout de cette ascension en grimpant sans l'aide de son frère. Quelques minutes plus tard, ils avaient atteint l'entrée de l'escalier en colimaçon. Sans s'arrêter, Kohl tira la corde pour ramener son frère à son niveau. Avec un clin d'œil complice, Angrad l'incita à continuer.

Toujours tenu dans les airs par le sortilège et élevé au rythme décidé par le patriarche initié, Kohl continua l'ascension dans l'escalier en colimaçon. Très abrupt, avec une pente de soixante-quinze degrés, il restait praticable, mais dangereux. Kohl aurait pu gravir cet escalier sans problème, mais son frère moins aguerri aurait eu du mal. Il fallait bien une demi-journée, à un nain entraîné, pour monter au nid d'aigle. La descente serait certes beaucoup plus rapide, et Kohl souhaitait acquérir autant d'informations que possible auprès des Throndi de Magrim.

Continuant leur progression dans l'escalier, ils durent tout de même faire une pause sur un palier pour reposer leurs esprits. Kohl était moins habitué à la fatigue mentale qu'à la fatigue physique. Angrad, lui, semblait exténué d'avoir dû se concentrer aussi longtemps.

« Nous avons un autre point commun, déclara Angrad, sans préambules.

— Lequel ? demanda Kohl, intrigué.

— Nos belles filles sont érudites et patronnes de la forge mystique, répondit Angrad, comme si cette conclusion suffisait à résumer ses réflexions. »

Kohl resta dans l'expectative, poussant son frère à poursuivre son raisonnement à haute voix. Celui-ci reprit.

« La porte de ton repaire est une merveille de mécanisme, mais elle repose en partie sur les découvertes de nos belles-filles. Ta malachite contient maintenant un schéma cristallisé. Elle permet d'exercer une force invisible. Les savants de Dol Goruz l'appellent télékinésie, ce que nous pourrions traduire par mouvement à distance. J'ai vu cette technologie s'exporter à Barak Khaz. J'y ai vu des travaux pour contrôler les herses par le pouvoir des pierres. »

Kohl commençait à comprendre le raisonnement de son frère et hasarda une hypothèse :

« Pourrais-tu faire léviter une dalle ?

— Tout à fait, sourit Angrad. Mais je ne pourrais que la faire monter et descendre. Il faudrait tailler un puits vertical presque parfait pour que le tour fonctionne.

— Et si l'on pouvait tailler ce puits ?

— Alors la forge mystique nous fournirait un moyen pratique de relier Migdhal Zhufbar et Minar Ornsmotek. Mais pas seulement. Avec suffisamment de pouvoir, nous pourrions élever les barges de mon fils de mon Khaz vers les hauteurs. Les canaux de lave ne font que descendre, et les écluses ont leurs limites. »

Kohl regarda son frère qui jubilait. Les projections qui traversaient son esprit laissaient entrevoir mille possibilités. Pendant dix minutes, Kohl suivit en détail les évocations de son frère, décrivant des prouesses incroyables. Angrad dépeignait Dol Rual, renforcé par les inventions de la forge mystique. Le seigneur du feu prévoyait que, si certaines pierres pouvaient incorporer des schémas d'Ajax, la lave pourrait être portée partout à Dol Rual, et pourquoi pas hors des frontières. La maîtrise des feux souterrains et l'utilisation élargie de ceux-ci permettraient des avancées dans le canotage, la défense, l'éclairage…

En cet instant, Kohl retrouva réellement Angrad. Se réjouissant de cet enthousiasme, le Gardien des Serments retrouva ce frère plein d'entrain, cherchant à parachever la Vision de Duka grâce aux feux souterrains. Revenait le patriarche inventeur, investi dans sa lignée, travaillant au bien de son peuple.

« La forge mystique détient une partie de notre avenir, déclara Kohl. Tu devrais y passer plus de temps. Orifra et Noratia sont intelligentes, mais elles n'ont pas ton expérience. Guide-les, c'est peut-être ta Tâche à présent.

— Si seulement maître Dolgrim nous rejoignait plus souvent à Dol Rual, déplorait Angrad. Lui nous ferait faire des bonds de géant !

— Tel n'est pas son destin, trancha Kohl. Duka lui a tracé une autre route. C'est à toi que revient ce rôle. Tu es la charnière entre les deux minéraux et nos héritiers. Je demanderais à la Reine de poursuivre ses investissements.

— Que veux-tu dire, questionna le seigneur du feu ?

— Elle adjoint de ses Throndi à nos belles filles. Ces administratrices aguerries secondent nos belles filles. Dame Bolka, elle aussi, a détaché des prêtresses. Grâce à ces conseillères avisées, nos belles filles peuvent s'investir dans la forge mystique. »

Kohl suspendit ses explications, voyant son frère en proie à un débat intérieur. Il savait que les relations entre la reine Volgit et lui n'avaient jamais été bonnes. Il savait aussi, des confidences de la reine, qu'elle attendait beaucoup d'Angrad. Ses pouvoirs et sa position lui donnaient accès aux initiés et aux prêtres, aux bâtisseurs et aux forgerons. Il était une clef de voûte au sein du patriarcat, et elle regrettait qu'il n'occupe pas sérieusement cette place. Kohl comprit alors qu'il devait aider Angrad à tenir ce rôle, et à lui faire reprendre sa Tâche, ô combien importante pour l'avenir du peuple de Duka !

Coupant court aux idées noires de son frère, qu'il sentit d'humeur assombrie, Kohl décida :

« Nu. Montons. »

Angrad siffla de nouveau la curieuse mélopée. Sa gorge était capable d'une telle amplitude, si distincte et claire, que Kohl en eût un pincement au cœur. Lui n'avait pas été taillé avec ce don. Sa minéralitée refaisait surface lors de monologues trop longs, ou lorsque la hargne ressurgissait dans ses paroles. Sa gorge, trop rocheuse, se blessait alors. Pourtant, loin de prendre conseil auprès des Valagi de Dame Bolka, il considérait son état comme souhaitable. En tant que Gardien des Serments, sa parole ne devait jamais être légère ou irréfléchie. De plus, les paroles portées par le vent étaient pareilles aux peuples éphémères : inconsistantes. Seules les runes gravées dans la pierre avaient valeur à ses yeux.

Sentant cette fois le schéma lui ôter tout appui, Kohl se fit la réflexion qu'il lui serait malaisé de combattre ainsi suspendu. Fixant l'escalier en colimaçon, le patriarche espéra n'y rencontrer aucune bête du Dharkhangron. Si les vases ne pouvaient s'accrocher sur une pente si abrupte, les mille-pattes géants ou formiens pouvaient s'infiltrer facilement dans le puits. Aux aguets, Kohl poursuivit son ascension en tractant Angrad.

La facilité de progression, doublée du fait qu'ils ne firent aucune rencontre inopportune, permit aux deux patriarches d'atteindre le nid d'aigle en moins de deux heures. Kohl réfléchissait de plus en plus aux idées que lui avait exposées Angrad. Un système de roche flottante permettrait de relier efficacement les profondeurs aux cimes des montagnes, aux cols et aux vertes pentes des contreforts.

Un vent glacial frappa les deux patriarches, alors qu'ils finissaient l'ascension du long escalier. Resserrant ses fourrures, Kohl termina l'escalade dans une salle circulaire barrée d'une porte. Quatre meurtrières fendaient la roche tout au long du périmètre, couvrant totalement la pièce. La porte tranchait avec l'architecture naine habituelle. Façonnée dans de gros rondins de bois, elle ne comportait aucune partie minérale ou métallique. Kohl tenta de l'ouvrir, mais elle devait être barrée de l'autre côté. Détail intriguant : il était aussi possible de la barrer de l'intérieur, bien qu'aucune poutre de bois ne soit visible. Le patriarche frappa à la porte pour signaler sa présence.

Il dut réitérer son appel, attendant que les chevaucheurs viennent lui ouvrir. Il attendit quelque temps, jusqu'à entendre par la meurtrière :

« Dawi ! »

Dans un grincement de bois, la porte fut débloquée. Elle s'ouvrit sur un groupe de trois nains, indubitablement de la maison de Magrim. Habillés de lourdes fourrures d'ours ou de mastodontes, très peu armurés, ils portaient, attachés à leur ceinture, ces casques si caractéristiques des chevaucheurs : forme en ogive, garde joue, garde nuque et plumeau. Leurs carquois de javeline étaient vides, mais ils portaient leurs targes et leurs lances en main. En découvrant les deux patriarches, les chevaucheurs eurent un hoquet de surprise, avant de les convier chaleureusement à entrer.

Le froid se fit plus mordant encore en quittant la salle circulaire. Kohl remarqua que la porte de bois était calfeutrée avec un torchis de glaise et d'écorce. Traversant une vaste caverne naturelle aux piliers taillés, les Throndi de Magrim les amenèrent dans une salle chauffée par un grand brasero central. Assez spacieuse, elle devait servir de pièce de vie, car plusieurs marmites pendaient au-dessus du foyer. Dans les parois, des couches sommaires avaient été creusées par des Gnutrommi, vu la qualité du résultat. On trouvait, tout autour de cette vaste pièce circulaire, des établis de tissage, de boucherie et de confection d'armes.

« Je vous présente nos excuses, messeigneurs, nous n'avons pas pour habitude de recevoir de la visite. »

Les invitant à s'asseoir autour du feu, l'un d'eux alla prélever cinq bols de grès tandis qu'un autre remua un bouillon de gibier. Le plus vieux, qui s'entretenait avec eux depuis le début, installa des peaux sur deux sièges à l'attention des patriarches.

« Comment pouvons-nous vous servir, seigneurs ?

— Karak Dron, demanda laconiquement Kohl. »

Surpris une fois encore, car peu de nains se souciaient de ce mont, l'Altrommi bafouilla.

« Euh, nous n'avons remarqué aucune activité particulière seigneur. Mais nous évitons de voler trop près du mont. C'est le territoire de créatures féroces, et nous ne devons pas nous mêler des affaires des bosquets. »

Déçu par cette réponse, Kohl grommela :

« Au rapport alors. »

Reprenant contenance, l'aguerri chevaucheur commença :

« Les pentes de Karak Naar sont calmes. Peu de créatures intelligentes y vivent. Quelques familles de géants des roches nous renseignent à l'occasion. Nous continuons la chasse aux trolls, mais ils sont moins nombreux en cette saison. Par contre, de nouvelles créatures tentent de s'installer entre Karak Dron et Ogri Kadrin. Ce sont de grandes créatures volantes dénuées de plumes. À la place, ils n'ont qu'une peau épaisse et quelques fourrures. Leurs ailes sont membraneuses et leur gueule semblable à celle d'un loup, mais plus allongée. »

La plus courte barbe amena les bols que l'Altrommi servit aux patriarches. Proche du ragoût, ce plat sembla simpliste à Kohl. Il fut pourtant agréablement surpris par la combinaison d'herbes des montagnes qui le relevaient. Le voyant dévorer à belles dents sa portion, les Throndi de Magrim le resservirent avec empressement, réjouis et soulagés qu'il appréciât leur ordinaire. L'Altrommi continua son rapport :

« Ces bêtes viennent de montagnes plus arides, et je ne saurais dire ce qui les pousse dans nos régions. Cela reste un sujet d'inquiétude pour nous. Néanmoins, nous trois sommes des Khulghuri. En dehors des six trolls que nous avons tués cette saison, nous ne pouvons pas vous éclairer comme le feraient les Kvinnkazhunki. Mais si vous pouvez attendre quelques heures, elles pourront vous entretenir de Karak Dron. Elles craignaient une réaction des seigneurs du mont face aux nouveaux arrivants. Nous attendons leur retour dans la matinée. »

Kohl consulta Angrad du regard.

« Combien de temps pour redescendre ?

— Autant que pour l'ascension. Nous serons suspendus de la même manière et tu seras une fois de plus à la manœuvre, expliqua le patriarche initié.

— Nous attendrons alors, conclut Kohl.

— Pendant l'attente, peut-on aller voir les griffons, s'enquit Angrad, auprès des chevaucheurs ?

— Ce serait un plaisir, seigneur. Mais attention, tout comme nous, ils n'aiment pas les étrangers.

— Tu dois respecter leurs règles, l'informa Kohl. Ne lève jamais le regard. Ne croise pas leurs yeux. »

La fille de Kohl, Nurabela, était maîtresse du Khaz des cimes. Mariée à Thorval, elle chérissait maintenant les griffons presque autant que son mari le faisait. Kohl avait beaucoup appris sur ces alliés à plumes. Il n'aimait d'ailleurs pas les considérer comme tels, mais plutôt comme des Throndi de Magrim. Les griffons étaient un petit peuple, quoique d'une intelligence presque animale. Ils s'étaient liés à la lignée de Magrim, si bien que Talag Khaz abritait maintenant plus de plumes que de barbes. Ce hall était un endroit bien singulier. Kohl s'y rendait une fois l'an, afin de cultiver sa relation avec son frère, l'exubérant Magrim.

C'est durant ces occasions que Kohl avait approché ces Throndi à plumes. Grands comme cinq nains, forts comme des mastodontes, les griffons adultes étaient de redoutables sentinelles. Parcourant les airs grâce à leurs grandes ailes, ils pouvaient voler plusieurs jours durant. Chasseurs affûtés, c'est par leur gibier que se nourrissait Talag Khaz. Les problèmes que Kohl voyait, quant à leur utilisation en campagne, étaient d'une part leur appétit féroce, mais aussi leur propension à la sieste une fois leur festin terminé.

Kohl n'aimait pas voler. S'il avait pu faire une tentative, il se jura bien, après, de ne plus jamais remonter sur un griffon. L'approche avait été rude. Magrim, qui connaissait son tempérament, l'avait conduit à un vieux mâle farouche. Tout d'abord, Kohl était resté assis dans un coin, non loin du nid. Baissant les yeux, il communiquait ainsi du respect au vieux mâle. Finalement, ce dernier sortit de son nid. Saluant Kohl, il le défia pour l'éprouver : c'est ainsi que les griffons choisissent leur chevaucheur. Si peu acceptaient un cavalier, ceux qui ne s'y opposaient pas avaient de féroces exigences. Le vieux mâle était un grand chasseur et un adversaire coriace. Magrim avait conseillé à Kohl d'encaisser ses attaques et de le laisser se fatiguer.

Démontrant qu'il lui tenait tête, sans fuir comme une proie, Kohl avait paré les coups de serres et de becs. Toute l'expertise du patriarche avait été mobilisée pour ne pas encaisser la moindre égratignure. Une fois le vieux mâle exténué, Kohl l'avait nourri pour qu'il reprenne des forces. Quelques heures plus tard, il avait pu enfourcher son ancien adversaire. Magrim, Thorval et Nurabela avaient pris les airs juste avant lui afin de l'encadrer durant son premier vol. Si tous l'avaient congratulé pour cette première, Kohl ressortit transi de cette expérience. Le vieux mâle n'avait pourtant pas été trop fougueux, au contraire du griffon de sa fille qui faisait des tonneaux tandis qu'elle exultait. La selle était confortable et bien accrochée. La lourde sangle de cuir qui le retenait à la bête paraissait sûre.

Mais le patriarche ne put détacher son esprit du mille de vide qui s'ouvrait sous lui. Incapable de diriger correctement son griffon, Kohl était tributaire d'un monstre ailé, suspendu à un mille de distance du sol. Quand il reposa le pied sur la roche, il se promit de ne plus jamais remonter à dos de griffons.

Angrad passa la matinée dans la grande grotte naturelle où nichaient les griffons. Il devait y avoir une demi-douzaine de couples dans la caverne, quelques vieux oiseaux et une dizaine de jeunes. Les griffons vivaient longtemps pour un petit peuple, leurs anciens pouvant dépasser le siècle. Les Throndi de Magrim avaient pris grand plaisir à faire les présentations entre Angrad et les griffons, tant le seigneur du feu s'était prêté au jeu. Il avait pu faire la connaissance de trois couples ainsi que de leurs petits quand les Kvinnkazhunki revinrent au nid.

Les cris des griffons, de retour de patrouille, alertèrent les trois chevaucheurs. Se portant vers une ouverture dans la paroi, Kohl remarqua sept formes volantes qui pointaient vers le pic. Trois d'entre elles étaient montées, les quatre autres ramenant de gros gibiers dans leurs serres. S'ensuivit un curieux rituel, durant lequel les trois nains présents préparèrent l'atterrissage des Kvinn, ramenant des braseros et de curieux outils. Kohl savait qu'ils servaient à entretenir les griffons, notamment leur plumage si précieux.

En pénétrant dans le nid d'aigle, les sept griffons et les trois Kvinn poussèrent un cri inarticulé. Kohl n'avait aucune idée de sa signification, mais il fit forte impression dans l'assemblée. Dès lors, un grand remue-ménage s'empara de la caverne. Deux-pièces de gibier, des cerfs apparemment, étaient jetés dans certains nids. La troisième bête fut récupérée par l'Altrommi et traînée dans la pièce de vie.

Les deux Gnutrommi s'emparèrent du matériel d'entretien pour s'activer autour des nouveaux arrivants qui se partageaient déjà la quatrième proie, la plus grosse. Tous les petits griffons se précipitèrent plus ou moins maladroitement dans un des nids où une carcasse avait été jetée. Là, ils commencèrent à la dévorer à coup de bec, se chamaillant pour la nourriture, sous le regard vigilant de leurs parents.

L'autre carcasse était destinée aux anciens, dont le vol n'était plus assez assuré pour qu'ils chassent eux-mêmes. S'ils ne dévoraient pas tout le soir même, les restes seraient fumés par les nains pour qu'ils puissent les picorer à loisir jusqu'à l'os.

Entre-temps, les trois Kvinn avaient dessellé leurs griffons, ôté leurs fourrures de vols et toisaient les deux patriarches.

« Je vous salue, consort, dit la plus farouche de ces guerrières, sans quitter son heaume, dans un souffle rauque, sec et rude. »

Kohl tiqua devant ce manque flagrant de Gnollengrom. Il savait que certaines des Kvinnkazhunki, surtout les suivantes de Bida, la fille de Magrim, passaient pour n'avoir aucun respect pour les barbes. Kohl passa sur cet affront, même s'il comptait bien faire part au conseil de ces comportements inappropriés.

Quittant l'air atterrissage, les trois Kvinn laissèrent les deux jeunes apprentis lisser les plumes des sept griffons qui festoyaient. Vu leur état, ils étaient en vol depuis plusieurs jours. Les apprentis auraient fort à faire, ayant de longues heures de travail devant eux. Avec la fatigue du voyage, et après s'être repu de leur proie, les griffons risquaient de s'effondrer sur place pour dormir. Les deux Gnutrommi n'auraient plus qu'à les couvrir, obstruer l'entrée de la caverne, puis travailler sous les couvertures dans les odeurs de muscs. Kohl interrogea Angrad du regard. Il semblait tout aussi perdu que lui quant au comportement des trois naines.

Elles avaient disparu dans une des pièces fermées, creusées dans les parois de la caverne. Les trois Kvinn et les trois Khulghuri avaient laissé les deux patriarches au milieu des griffons festoyant. Quittant ces lieux de ripailles, les deux patriarches rejoignirent l'Altrommi dans la pièce commune. Celui-ci travaillait avec célérité, vidant la bête de ses entrailles dans un grand bac. À peine eut-il terminé de vider les boyaux, poumons, cœurs et autres organes qu'il dégagea la lourde bassine.

Passant devant Kohl et Angrad à grands pas, il la posa au milieu de l'aire des griffons, ravi de continuer le festin avec ces morceaux de choix. Toujours avec la même célérité, à présent torse nu après avoir largement alimenté le foyer central, le chevaucheur découpait les quartiers de viande pour les suspendre au-dessus du feu.

S'installant dans un coin de la pièce, Kohl s'impatientait. Il était venu obtenir des informations cruciales pour la mission que lui avait confiée le conseil, et voilà qu'il en était réduit à attendre comme un étranger. Pendant une bonne heure, le patriarche resta à l'écart des nains besogneux. S'il appréciait de voir le peuple de Duka au travail, il détestait l'idée que cela lui serve d'excuse pour traiter de la sorte des Karugromthi. Angrad, qui prenait la situation bien plus légèrement, jouait avec les flammes pour aider à rôtir la viande.

« Quelle insulte, marmonna Kohl dans sa barbe. Faire attendre deux Karugromthi en mission. »

Angrad, qui l'avait entendu, commença, sur le ton de la conversation.

« À l'odeur, je dirais que leur corps n'avait pas vu le sable depuis au moins une semaine. »

Kohl dévisagea son frère. Il ne voulait pas croire qu'un patriarche chercha des excuses à des Throndi ne témoignant pas le Gnollengrom.

« Je n'ai compté que deux javelines restantes, en tout et pour tout, continua le seigneur du feu. Pourtant, si j'ai bien vu, toutes portaient des carquois ainsi que leurs griffons. »

Kohl continua de dévisager Angrad, cette fois piqué de curiosité

« Les fourrures, les lances et même les boucliers présentaient des traces de sang. Or, je ne crois pas que les chasseurs, même à dos de griffons, tuent si salement leurs proies.

— Il y aurait eu une bataille… tiqua alors Kohl ?

— C'est plus que probable, acquiesça le seigneur du feu.

— Alors j'attends leur rapport, trancha Kohl indigné.

— Te présenterais-tu devant notre reine après bataille et marche forcée, couvert de sang, le contra Angrad ? »

Kohl se tut, reconnaissant, en son for intérieur, qu'il aurait lui aussi pris le temps de se rendre présentable. Pourtant, il restait ce rituel improbable durant lequel on les avait totalement mis de côté. Angrad du sentir que Kohl ruminait dans sa barbe, car il continua la conversation.

« Durant mes aventures, j'appelle souvent des créatures du plan de Rual pour m'assister. Comme tu peux t'en douter, ce ne sont pas de très bons chasseurs. À l'époque où j'errais dans le nord de Lok Zorn, au début de mes pérégrinations, il nous est arrivé de ne pas croiser de village des semaines durant. Comme nos provisions venaient à manquer, il nous a fallu chasser. »

Kohl écoutait d'une oreille distraite, soupçonnant que cette histoire était destinée à adoucir son humeur. Le patriarche n'était pas sûr de le vouloir.

« Mes premières tentatives furent désastreuses, continua Angrad sur le ton de la plaisanterie. Frapper un lièvre de plusieurs traits de feu ne laisse qu'un tas de cendre immangeable. »

Tandis que son frère partait d'un grand rire en se remémorant la scène, Kohl ne put s'empêcher de sourire.

« Et mon compagnon n'était pas meilleur chasseur que moi. Ses repas habituels s'apparenteraient plus, à nos yeux, à un amas de déchets de mine. Pourtant, il réussit à pêcher deux beaux lapins en nageant dans la terre. Affamés, nous les avons prestement dépecés avant de les faire cuire. »

Kohl sortit sa pipe tandis que son frère, toujours occupé à rôtir les derniers morceaux de viande, associait le geste à la parole.

« Quelle ne fut pas ma surprise quand je mordis dans le premier lapin ! Le goût était horrible, infect… Et pour cause, nous ne les avions pas vidés. »

Cette fois, même le boucher, pourtant concentré sur sa besogne, s'esclaffa ! Le rire plein d'Angrad était communicatif, si bien que Kohl lui-même, amusé, toussa quelques ronds de fumée.

« Mais mes tourments ne s'arrêtèrent pas là. Le lendemain matin, pour le petit-déjeuner, j'essayais de surmonter mon dégoût pour remplir ma pauvre panse vide. »

Laissant le récit en suspend, Angrad se laissa désirer un instant. L'Altrommi anticipait quelles mésaventures le patriarche initié avait rencontrées, car il pouffait déjà. Kohl tira longuement sur sa pipe, puis fit signe à son frère de continuer. Angrad conclut alors.

« Ils étaient envahis d'asticots ! Les grouillantes petites bêtes se repaissaient de mon repas, même cuit. L'odeur était si nauséabonde que nous avons pris nos jambes à notre cou, fuyant l'écœurante brochette grouillante. Évidemment, des prédateurs attirés par la charogne nous ont pris en chasse et j'ai dû user de mes sortilèges pour les faire fuir, gaspillant ainsi mes forces. »

Le boucher, finissant de nettoyer ses outils, se joignit à la conversation.

« C'est très vrai, seigneur, dit-il, en s'adressant à Kohl. Et pour les gros gibiers, c'est encore pire. Je vous déconseille de chasser au gros durant vos missions. Il vous faudrait une après-midi pour préparer la viande, sans compter que vous devrez vous y atteler dès la mort de la bête. Une fois le gibier dépecé puis découpé, il vous faut encore une journée de travail pour fumer la viande, ce qui n'est pas discret, une autre encore pour la faire faisander avant de pouvoir enfin la consommer.

— J'imagine que lorsque les griffons reviennent d'un long vol avec des proies, cela fait quelques heures qu'elles ont été tuées, reprit Angrad à l'attention du chasseur ?

— Tout à fait seigneur. Si le vol leur a évité les grouillants, nous avons moins d'une heure pour les préparer. Malgré nos efforts incessants, la caverne aux nids reste continuellement encrassée. Les griffons mangent salement, semant des immondices. Nous devons en sus curer leur plumage, ce qui rajoute en poussière. Les apprentis passent plus de la moitié de leur temps à récurer les nids.

— Tu vois, conclut triomphalement Angrad. Tous ces Throndi ont des tâches à accomplir, des rituels à respecter. »

Kohl grommela dans sa barbe. S'il était vrai que le Gnollengrom était primordial pour lui, une mécanique bien huilée l'était tout autant. Cela ne l'empêcha pas de gronder sur les mœurs déplorables induites par le fonctionnement de Talag Khaz. Angrad n'en avait pas fait mention, soulignant juste les impératifs des chasseurs et des chevaucheurs. Kohl décida de passer l'éponge sur l'incident, mais se promit bien d'avoir une conversation avec son frère Magrim.

Finalement, après que l'Altrommi ait donné une généreuse part de viande grillée aux deux patriarches pour excuser son manque de disponibilité, les trois Kvinn firent irruption dans la salle commune. Elles étaient débarrassées de leurs heaumes et de leurs armes, et avaient fait un brin de toilette. Leurs longs cheveux gouttaient encore. Les trois naines portaient la coiffure rituelle des guerrières, le crâne rasé sur les côtés, et leur masse de cheveux tirés en arrière par une tresse ou des anneaux. La plus farouche, apparemment la plus ancienne, réitéra ses salutations :

« Je salue la fine lame, père de ma mère. »

Kohl considéra cette salutation plus honorable. Selon la coutume, lui et Angrad n'avaient jamais besoin d'être présentés, comme tous les premiers-nés de Duka. Il nota tout de même le lien entre lui et la Kvinn souligné par l'expression « père de ma mère ». Ainsi, ces chevaucheuses étaient des servantes de sa fille Nurabela. Il nota aussi qu'elle le reconnaissait en guerrier, non en patriarche, ce qui donnait certainement le ton de la conversation à venir.

« J'ai reçu des ordres de ma Dame, il y a quelques jours, expliqua sobrement, mais non sans antipathie, la guerrière. Votre fille a entendu vos craintes concernant Karak Dron. Elle nous a fait parvenir l'ordre d'enquêter par corbeaux. Les oiseaux tonnerre bataillent dans les airs contre de nouveau venus du sud. Ils viennent, envoyés par quelques peuples inconnus. Plusieurs fois, j'ai aperçu un chevaucheur, mais il est resté insaisissable. Nous n'avons pas réussi à le traquer dans sa tanière. Mais si ma Dame le permet, avec des renforts, nous irons le débusquer. Notre aile n'a pas pu engager les nouveaux venus, toujours en prise avec les seigneurs de Karak Dron. Sur le chemin, j'ai ajouté trois ogres, deux trolls et un sergent ettin à mon tableau de chasse. Cette longue sortie n'aura donc pas été vaine. »

Ce faisant, la Kvinn dénuda son bras, montrant les cicatrices rituelles alignées depuis l'épaule jusqu'au coude. Kohl n'approuvait pas cette pratique, très en vogue chez les aciers. La liste des victimes de la Kvinn était impressionnante, et les runes qu'elle avait tatouées sur son crâne rasé rappelèrent un nom au patriarche.

« Tu es la Kvinn Damnir. Ta maîtresse m'a conté tes exploits. Je suis honoré de te rencontrer. Ta ténacité est louée dans les Gottal. »

La tension qui régnait jusqu'à lors décrut considérablement. Sur un ton plus détendu, Kohl reprit la conversation avec la dangereuse guerrière.

« Dal Trolldreng. Les montagnes sont plus sûres grâce à vos chasses. Des Vongal errent-ils dans Karak Naar ?

— Nai. Nous n'avons croisé que de petites bandes. Jamais plus de cinq membres. Par contre, nous avons remarqué un Vongal très important. Bizarrement, il n'a pas pris le chemin de Gori Zorn. La harde descendait vers le sud. »

Kohl marqua une pause, assimilant l'information. Jetant un coup d'œil à son frère, il demanda des détails.

« Venaient-ils du bois aux trolls ?

— Je les ai croisés en descendant la Tarim, pendant notre traque du chevaucheur vers Gori Zorn, se remémora la guerrière. Ils traversaient le fleuve au guet des trois dents. Mais une fois traversés, ils se sont détournés de la route habituelle. Plutôt que de prendre la vallée pour aller piller les villages des collines, ils ont pris le chemin opposé. Nous avons pu blesser leur arrière-garde par surprise et prélever un fort tribut. Par contre, il nous a fallu rompre l'engagement rapidement à cause de leur surnombre. En reprenant de l'altitude, nous les avons suivis une heure. Ils descendaient la Tarim vers Harag Karag. »

Fixant toujours Angrad, Kohl déclara :

« Vorn Drakk.

— Alors tes prévisions se réalisent, supputa Angrad. Le Botaan place ces pions contre Goria.

— Bon débarras, cracha la Kvinn Damnir. Qu'ils s'entre-tuent et brûlent cette ferme à monstre. Les abominations qu'ils y élèvent deviennent trop hardies dans nos montagnes.

— Cela sert effectivement nos intérêts, sourit Angrad avec une lueur flamboyante dans le regard.

— La guerre ramènera Urbar Gor à Dol Rual, exposa Kohl. »

Le regard chargé de haine d'Angrad et la moue patibulaire de Damnir firent échos à la froide détermination de Kohl.

« Puissent les chemins du destin mener nos ennemis à leur perte, conclut Angrad. »

Kohl quitta les Throndi de Magrim en début d'après-midi. Les Kvinn avaient volé quatre jours durant avec un sommeil minimal. Exténuées, les plus jeunes avaient depuis longtemps rejoint leur couche quand leur aînée conclut son rapport. Elle avait eu la force de volonté de s'entretenir avec Kohl et son frère. Karak Dron bataillait contre de mystérieux envahisseurs venant du sud-est, par delà Goria.

Cette nouvelle ne ravissait pas Kohl. Elle présumait que d'autres peuples envahissants étendaient leurs influences dans Dol Urk. L'inactivité des ogres-mages l'ennuyait tout autant. Leur passivité laissait craindre des troubles à venir, d'autant que Gog ne maintenait son pouvoir qu'en détournant le Botaan de ses querelles internes. Kohl savait que plusieurs guerres civiles avaient déjà secoué ce malfaisant royaume. Mais de loyaux soldats géants de feu hissaient dorénavant Gog hors de la mêlée.

La Kvinn avait été directe dans son rapport, et les trois Trolldrengi du nid d'aigle l'avaient complété. Aucune menace ne viendrait des pentes sud de Karak Naar, il faudrait donc patrouiller au nord, sur les abords de Lok Zorn.

Kohl et Angrad redescendirent vers Migdhal Zhufbar, utilisant une fois encore les pouvoirs du patriarche initié. En moins d'une heure, ils avaient rejoint le Gottal. Le Langktrommi était médusé par la célérité des Karugromthi. Curieux, il se garda pourtant de toutes questions, bien qu'elles lui brûlaient les lèvres. Kohl fusilla son frère du regard, afin qu'il ne dévoile pas le moyen utilisé pour l'ascension. Il ne fallait pas donner de faux espoirs à la garnison, du moins pas tant qu'un moyen ascensionnel ne soit effectivement découvert dans la forge mystique.

Kohl prit du repos sur cette fin de journée. Une nouvelle semaine de marche les mènerait jusqu'au chantier, et le patriarche souhaitait l'entamer en pleine forme.

Le lendemain, avant même le point du jour dans le Gazangron, le convoi se remit en branle. Toujours aussi efficaces, les Throndi de Grondinar parcoururent les cinquante premiers milles rapidement. La Tiwaz qu'inspecta le Gottal était infestée de vases une fois encore. Pourtant, aucune n'était aussi dangereuse que les carnivores rencontrées une semaine plus tôt. Cette fois en formation, le Gottal nettoya méthodiquement l'endroit, secondé par les deux patriarches.

Kohl avait laissé son frère aux bons soins de Gulnyr. Au cœur du Gottal, Angrad s'intégra facilement à la formation, usant de ses pouvoirs pour créer le premier choc du combat. Surveillant l'avancée du Gottal depuis l'arrière-garde, Kohl fut satisfait du niveau d'intégration du patriarche initié. Si des combats plus menaçants devaient advenir, au moins aurait-il les premiers réflexes tactiques.

Habituellement, on ne les acquérait que par l'entraînement et la discipline, souvent après des années de manœuvres. En bon maître protecteur, Gulnyr savait comment utiliser les compétences du seigneur du feu, sans pour autant fragiliser la formation.

Une fois de plus, le Gottal put exercer ses compétences martiales avant l'arrivée du convoi. Dans une partie très sauvage du Dharkhangron, dont seule une bande avait été terrassée, le convoi croisa un cortège de formiens. Animaux organisés, les ouvrières s'enfuirent tandis que les guerrières engagèrent le combat. Une dizaine de créatures s'élancèrent sur les nains. Tandis que le dresseur avait toutes les peines du monde à canaliser ses bêtes, le Gottal étendit sa formation en un cordon protecteur.

Cette fois-ci, les guerriers encaissèrent de nombreuses blessures. Kohl put jauger des capacités de soin de son frère. En effet, en tant que grand prêtre, Angrad était dépositaire d'une partie du pouvoir de Duka. Ses schémas de guérison permirent au Gottal de ressortir indemne de l'engagement, pourtant violent.

Une seconde semaine de voyage s'écoula ainsi sans autre incident majeur, les nains se rendant maîtres du Dharkhangron.

Finalement, le Gottal atteignit le chantier de creusement est d'Ungdrin Ankor. Dans une large caverne souterraine, parsemée de nombreux boyaux, se dressait Migdhal Khatûl. Kohl fut étonné de trouver bien plus qu'une forteresse. Le second fort, construit autour du large pilier central de la caverne, se dressait fièrement au centre du Ruf. Ceinte d'une muraille de cinquante coudées de haut, la place forte abritait une véritable colonie.

Kohl connaissait l'endroit de nom, sans pour autant l'avoir jamais visité. Il savait, des rapports exposés durant les conseils, que de nombreuses escarmouches s'étaient déroulées contre les formiens en ce lieu. Ne pensant trouver ici qu'une simple garnison, il fut surpris par la dimension qu'avait prise le bastion.

La domestication des formiens avait finalement eu lieu après la destruction de leurs nids par Grondinar. Ce faisant, de nombreux dresseurs étaient accourus à l'appel du patriarche bâtisseur. Ces bêtes, très utiles pour les Hunkeni, étaient aussi appréciées dans les mines où elles remontaient le précieux minerai. Leur capacité à porter de lourds fardeaux et leur aisance dans le monde souterrain les rendaient précieuses. Évidemment, seules les ouvrières étaient conservées, les autres étant trop agressives pour être domestiquées.

En arrivant aux portes de la forteresse, Kohl découvrit que Migdhal Khatûl était devenu un centre économique florissant, à la population grandissante. Ulfar Sourcils d'Argent, l'un des seuls Gromtrommi d'acier de Grondinar, avait été nommé dans ces confins pour en assurer la sûreté. Si Kohl savait qu'il dirigeait une troupe importante d'aciers, il fut ébahi de voir ce que l'ancien avait fait de ce bastion.

Outre la muraille qui ceignait le pilier, Kohl nota les puissantes machines de siège couvrant les environs. Fortifié derrière ses hauts murs, Migdhal Khatûl surveillait le Dharkhangron sous Karak Naar. Les nombreux boyaux naturels connectés à ce Ruf permettaient à la colonie de rayonner jusqu'à plusieurs centaines de milles sans avoir à recreuser de galeries. La forteresse permettait de les sécuriser tout en assurant le ravitaillement de sa garnison et du chantier d'Ungdrin Ankor.

Proche de Karak Dron, les vents violents secouant les pics s'infiltraient par les aspérités de la roche pour se répercuter dans le Dharkhangron. Grondinar avait baptisé ces tunnels Grit Hirnzilfin, car l'écho de tonnerre sonnait comme un cor omniprésent dans les profondeurs.

Le convoi fut aperçu de loin, si bien que les portes furent prestement ouvertes à son arrivée. Une longue sonnerie de cor retentit pour accueillir les nouveaux arrivants. En passant les larges portes de pierres, Kohl découvrit une activité frénétique dans le bastion. Des formiens tiraient des charrettes en tout sens, aiguillés par leurs dresseurs. Des groupes de mineurs chargeaient de lourds chariots en vue de prospections dans Grit Hirnzilfin. Plus nombreuses encore étaient les équipes d'excavations, aux chariots similaires à ceux du convoi, qui partaient sous bonne garde à l'autre bout du Ruf continuer le creusement d'Ungdrin Ankor.

Ulfar Sourcils d'Argent reçut personnellement les deux patriarches à leur arrivée à Migdhal Khatûl :

« Dawr Katalhüyk, Karugromthi. Puissiez-vous trouver, à Migdhal Khatûl, ce que vous venez y chercher ! Je suis le Thane de la colonie, Ulfar Sourcils d'Argent, Grondinar Throndi. »

Kohl nota que le Gromtrommi avait été promu gouverneur, marquant la volonté de Grondinar dans cette région : le patriarche bâtisseur installait ici une colonie durable.

« Merci pour cet accueil, Thane Sourcils d'Argent, répondit Kohl. Allons dans la citadelle. Grungi et Ungdrini s'affairent.

— Ils le font toujours, seigneur, plaisanta Ulfar. Suivez-moi. »

Fendant la foule industrieuse, patriarches, Thane et Gottal pénétrèrent la citadelle centrale. La porte d'entrée était un véritable ouvrage d'art fortifié, sûrement l'œuvre de Grondinar. Le visage d'un nain encadrait la porte, ses moustaches tombant sur les battants. Ses yeux, en verre volcanique, abritaient un poste d'observation et ses narines dissimulaient des mâchicoulis. Les traits marqués, les poils abondants, l'humeur impénétrable, tout apparaissait clairement malgré l'économie de coup de ciseaux.

Passant les portes, le bruit assourdissant des pioches et des cris fut prestement coupé lorsque les deux battants les isolèrent de la foule. Une vaste salle à la sobriété d'acier était parsemée de casemates, et des escaliers permettaient d'accéder aux réserves ou aux postes de guet. Une fois dans le silence de la citadelle, le Thane s'informa sur la raison de la présence de deux patriarches.

« Nous venons par la volonté du conseil, commença Angrad. Nous devons nous assurer de la tranquillité du chantier et vérifier qu'il n'a pas été découvert. Kohl est responsable de l'expédition, mais le conseil m'en a détaché les prérogatives surnaturelles. Auriez-vous un prêtre ou un hermétique à Migdhal Khatûl ?

— J'ai peur que non, seigneur. Nous ne sommes qu'une petite colonie. Peut-être quelques dresseurs pourraient vous aider, mais rien de bien extraordinaire malheureusement.

— Quels sont vos derniers rapports d'éclaireurs, questionna Kohl ?

— Nombreux. J'ai des Ungdrini et Grungi de confiance. Ils sont mes yeux et mes oreilles dans tout le Grit Hirnzilfin. Nous n'avons encore rencontré aucun giganthrope ni aucun membre des petits peuples. Les formiens se tiennent tranquilles depuis la destruction de leurs nids et des dresseurs, nombreux, partent capturer des ouvrières. Rien d'anormal à signaler, à part peut-être un afflux massif de bêtes du Dharkhangron. Elles viennent des profondeurs à l'est et désorganisent le creusement d'Ungdrin Ankor. J'ai envoyé une partie de mes aciers régler le problème. Nous avons déjà tué beaucoup de ces bêtes, amassant les cadavres pour nourrir nos formiens.

— Très bien, conclut Kohl. Trouvez une chambre pour mon Gottal. Ils doivent se reposer. Nous repartons demain matin. Il me faut un guide pour Lok Zorn.

— Vous aurez tout cela, monseigneur, j'y veillerais personnellement, l'assura le Thane Ulfar. »

Le Gottal fut promptement installé dans une vaste chambrée vide de la caserne. Les architectes de Migdhal Khatûl avaient prévu d'accueillir toute une armée si nécessaire. Kohl et Angrad eurent aussi une chambrée, dans laquelle le Thane rajouta du confort en chauffage, mobilier et service. Laissant les nains faire relâche jusqu'au lendemain matin, les deux patriarches s'accordèrent un peu de repos dans leur appartement. Puis Angrad partit à la rencontre des dresseurs, espérant trouver quelques informations utiles pour leur mission. Kohl, comme à son habitude, préféra effectuer une tournée d'inspection afin de découvrir la colonie et ses fortifications.

Kohl inspecta tout d'abord la citadelle. Accompagné du Thane, le patriarche visita la caserne, les grandes réserves en sous-sol et les différents ateliers. Très différente du bouillonnement extérieur, la citadelle veillait principalement au maintien des fortifications, de ses machines de guerre et au ravitaillement de la colonie.

Gourmand en feu à cause de son activité économique et pour illuminer le Ruf, Migdhal Khatûl consommait une grande quantité de gaz des profondeurs. Le Thane montra à Kohl les salles dédiées servant à canaliser le précieux gaz inflammable. La citadelle avait été érigée à l'aplomb d'une grande poche, ce qui lui permettait un approvisionnement direct et ininterrompu. Ulfar Sourcils d'Argent était un Gromtrommi consciencieux, et son bastion était prêt à soutenir un siège si nécessaire. Très satisfait, Kohl félicita les Throndi de Grondinar.

Quittant la citadelle, le patriarche se trouva de nouveau au milieu des nains besogneux. Slalomant entre les chariots, il grimpa un escalier clos pour monter en haut des remparts. Surplombant ainsi la colonie, il dominait également tout le Ruf. De grandes torchères brûlaient le gaz des profondeurs tout au long du mur d'enceinte, illuminant les ténèbres. Déjà, Kohl remarquait que plusieurs chemins apparaissaient hors des murs, tracés par le va-et-vient des mineurs et des bâtisseurs. Petit à petit, le Dharkhangron sauvage était domestiqué par le peuple de Duka, revendiquant cette terre promise par le Primordial Rual.

La colonie avait été construite au plus haut du Ruf, dans son pilier central. La pierre y était particulièrement dure, mais les nains avaient travaillé avec acharnement. Creusant le pilier pour construire la citadelle, les blocs de pierre excavés constituaient la base de la muraille. Les bâtisseurs avaient ensuite utilisé des roches de mine pour rehausser le mur d'enceinte.

Au pied des remparts, s'adossaient à la muraille de plus en plus de maisonnettes, façonnées d'une terre cuite sur place. De grands enclos souterrains accueillaient les formiens, tandis que les entrepôts de la citadelle se remplissaient des produits de la mine. Les convois, de retours d'Ungdrin Ankor pour Dol Rual, collectaient ces ressources, les acheminant jusqu'à Khaz Grungraz. De retour à Migdhal Khatûl, ils étaient chargés des matériaux manufacturés de Dol Rual, de provisions et de fourrures.

Le patriarche chercha du regard les merveilleux chariots mangeurs de roche que Tarak et son fils avaient fabriqués pour la lignée des bâtisseurs. Fouillant la colonie depuis les remparts, il ne les aperçut malheureusement pas. Ces machines extraordinaires devaient être à la tâche sur les sites d'excavation. Kohl fut attristé de ne pouvoir les contempler, mais ravi de constater qu'elles étaient employées continuellement.

Il n'avait pas prévu de faire un détour jusqu'au chantier de creusement, sachant que les aciers du Thane Sourcils d'Argent se chargeaient de sa sûreté. Marmonnant sa frustration, Kohl se fit une raison. Il espérait pouvoir se rendre sur place une fois son rapport envoyé au conseil et ainsi étudier de près ces fabuleuses machines. En parcourant la foule, il en vint à entrevoir ce que pouvait devenir Migdhal Khatûl.

Il imaginait des caravanes convoyant les produits de l'agriculture et de la chasse, depuis les vertes pentes nord de Karak Naar et des massifs de Lok Zorn, jusqu'à la colonie. Sur les pentes sud, le patriarche entrevoyait des routes terrestres, tracées par les marchands d'Urbar Gor, acheminant leurs caravanes jusqu'aux portes sous la montagne. Là, les denrées du Gazangron seraient vendues contre le savoir-faire nain. Le Dharkhangron étant propriété du peuple de Duka, il n'était pas question de laisser les petits peuples y pénétrer. Les flancs de montagne verraient fleurir les Kazak, coffres-forts et verrous pour le Dharkhangron, places d'échange avec les autres peuples.

Malheureusement, tout ceci ne resterait qu'une vision tant que le Botaan ne serait pas détruit, les ogres-mages dispersés et Gog définitivement vaincu. Si la guerre contre Goria paraissait inévitable à Kohl, elle n'était cependant pas prévue. Le Botaan était le sujet de préoccupation immédiat, et les Zharr Gronti pourraient même se révéler d'utiles alliés de circonstances. Si des armées convergeaient vers Vorn Drakk, Kohl pariait sur un affrontement plus important que les habituels accrochages. Il espérait y voir la fissure qui disloquerait la triple entente des royaumes malfaisants.

C'est plongé dans ses pensées qu'il croisa son frère, fulminant de rage.

« Un ramassis de charlatans ! s'exclama Angrad en rejoignant Kohl à l'entrée de la citadelle. Ces dresseurs sont des bonimenteurs et des escrocs ! Ils ne sont pas plus initiés que des pierres. Ils passent pour des mystiques parce qu'ils parlent avec leurs bêtes ? Illusion, tout cela, et ces Wazzok ont fini par s'en persuader eux-mêmes… Reconnaissons qu'ils sont bons dresseurs, mais qu'ils ne se targuent pas d'avoir passé les rituels d'initiation. »

Kohl suivit son frère bouillonnant dans la citadelle.

« As-tu obtenu des informations, demanda Kohl ?

— Ils craignent que quelques bêtes du Dharkhangron en fassent fuir d'autres, perturbant le chantier.

— Le Thane s'en occupe. Nous montons demain, tôt. Va te reposer, proposa Kohl. »

Laissant Angrad prendre le chemin de leur chambre, Kohl alla à la rencontre du Thane. Celui-ci lui avait trouvé un guide, un vieux Grungi, qui pourrait les conduire jusqu'aux frontières de Lok Zorn. Il fallait pour cela passer par une porte dissimulée, connue seulement de quelques nains de confiance. Le Thane Sourcils d'Argent avait choisi l'un d'eux et il le présenta à Kohl le soir même, le mettant à sa disposition.

Prévoyant de ne plus dormir dans un lit avant plusieurs semaines, Kohl rejoignit Angrad pour profiter du confort offert par Migdhal Khatûl. Un serviteur installait des braseros sous leurs lits, constitués d'un matelas de plumes sur un sommier de pierre. Une belle flambée réchauffait l'atmosphère dans une cheminée, tandis qu'un second serviteur ramenait des couvertures en laine teinte. Profitant du luxe mis à leur disposition, Kohl prit une nuit de repos aussi confortable que s'il l'avait passée dans son Khaz.

Le cor n'avait pas encore sonné le début de journée que déjà le Gottal était sur le pied de guerre. Kohl s'était levé tôt. L'excitation du départ et le sens du devoir l'avaient réveillé en avance. Il put constater que ses Throndi étaient eux aussi debout. Leur mission d'escorte terminée, ils avaient hâte de se lancer dans leur mission d'exploration. Le guide les attendait dans la salle centrale de la citadelle. Sa barbe noire broussailleuse était très fournie, ce qui le désignait comme un Langktrommi. Sans un mot, il ouvrit la marche, suivi de près par le Gottal.

C'était un nain très silencieux. Le Gottal, ne sachant pas s'il s'agissait d'une mesure de sécurité, fit son possible pour ne pas créer trop d'échos, malgré armures et harnachements. Progressant à une allure soutenue, le guide ne leur laissa pas le temps de prendre des notes ou de mémoriser les passages empruntés. Grit Hirnzilfin était un véritable labyrinthe de tunnels naturels, parsemé de puits et de petites cavernes. Kohl espérait que Kramir et Gofnyr se souviendraient du trajet, ne souhaitant pas effectuer le chemin de retour jusqu'à Dol Rual par le Gazangron.

Si la rapidité du guide ne laissa pas au Gottal le temps de noter le trajet, au moins atteignirent-ils la porte en moins de dix heures d'escalade.

Arrivé sur place, Kohl ne remarqua, initialement, rien d'autre qu'un cul-de-sac. L'endroit, même éclairé par les lanternes du Gottal, était particulièrement sombre. Le cul-de-sac ne permettait pas à un nain de continuer, mais la roche fractionnée laissait passer des courants d'air par de petites anfractuosités. La lumière semblait être happée par le vide entre les roches, si bien que le guide disparut en se faufilant dans un interstice. Kohl marqua un temps d'arrêt, cherchant du regard le Grungi.

Une main sortit des ténèbres, tendue vers le patriarche.

« Par ici seigneur, murmura la voix aiguë du guide. »

Kohl se fit la réflexion qu'il l'entendait peut-être pour la première fois. Ce timbre, très haut perché, était vaguement inapproprié pour une barbe aussi fournie et entretenue que celle de leur guide. Le patriarche balaya toutefois cette impression de son esprit, se concentrant sur sa mission. Saisissant la main, Kohl se laissa happer dans la roche.

En un clin d'œil, il passa d'un boyau enténébré à une spacieuse salle de garde ensoleillée. Bien éclairée, cette pièce circulaire était percée de plusieurs rainures semblables à des meurtrières horizontales. Le guide, qui n'avait pas lâché Kohl, l'accompagna plus loin. Passant à un autre nain, le patriarche le vit plonger la main dans un trou à peine assez grand pour son bras, puis faire surgir Kramir de la pierre. Désorienté, celui-ci peinait à recouvrer sa vision diurne. Le soleil de midi perçait à travers les meurtrières, envahissant la pièce d'une lumière vive. Kohl avait du mal à concevoir ce qu'il venait d'observer. Comment son Throndi avait-il pu ainsi traverser la roche ?

Avec douceur, le guide tira le bâtisseur hors du passage afin de passer au prochain. Il était apparemment habitué à ces manipulations, faisant passer les nains du Gottal un par un. Kohl continua d'observer les nains surgissant de la paroi, comme tirés hors de l'eau. Abandonnant rapidement tout espoir de compréhension, il fit le tour de la pièce. Maintenant habitué à la forte luminosité, malgré plusieurs semaines passées dans le Dharkhangron, le patriarche inspecta la salle circulaire.

La curieuse porte dissimulée était adossée à la montagne. Quatre meurtrières horizontales perçaient le quart de cercle opposé sur tout son pourtour, laissant entrer la clarté. Le sol était taillé à même la roche, mais le plafond avait été maçonné, de même que certaines parties de mur. Dans un angle proche de la dernière meurtrière, juste à côté du passage invisible, une arche maçonnée donnait sur un escalier.

Kohl se rapprocha d'une meurtrière et découvrit un panorama incroyable. Il devait se situer en haut d'un pic, car il n'y avait en face de lui aucun relief obstruant l'horizon. Les pentes montagneuses de Karak Naar s'enfonçaient dans les contreforts escarpés et les hauts plateaux rocheux. Partout, la roche à nue perçait la basse végétation des hautes terres. Des buissons aux feuilles couvertes d'aiguilles s'accrochaient sur toutes les surfaces horizontales. Le violet de leurs baies ressortait dans la lueur froide éclatante des derniers soleils d'automne alors à leurs zéniths.

Dévalant les contreforts, bondissant de versant en versant, des cascades ruisselaient en mille endroits. Coulant depuis les sommets perpétuellement enneigés des hautes chaînes de l'est, l'eau glacée formait des stalactites partout sur la pente, miroitant dans la clarté du midi. Ces sources claires se regroupaient au pied du pic dans un lac gelé, d'où s'écoulaient les flots cristallins des contreforts aux hauts plateaux buissonnants. Le torrent glacé dévalait les pentes, creusant des combes, jusqu'à rejoindre le flux bouillonnant du fleuve Tarim.

Au-delà s'étendait Lok Zorn. Le vert vieillissant le disputait à toutes les nuances de rouge d'or sur le massif. La riche végétation noyait les combes de forêts denses tandis que les dômes nus exposaient leurs roches volcaniques aux rayons des soleils. L'herbe verdoyante perçait les ocres des pouzzolanes, attirant troupeaux et hardes venues paître sur les plateaux.

Plus loin encore, sur un dôme distant de cinquante milles, à dos de griffons, s'étendait une colonie nouvelle. Les plateaux environnants regorgeaient de troupeaux. Ainsi, des éleveurs s'implantaient toujours plus à l'est, malgré la proximité du Botaan.

Le Gottal avait maintenant traversé la porte invisible et descendait vers les étages inférieurs. Se tournant vers le guide, Kohl le surprit perdu dans ses pensées, le regard happé par la splendeur du paysage. Se raclant la gorge pour attirer son attention, le patriarche commença à l'entretenir des éleveurs.

« Depuis quand sont-ils installés ? Ont-ils déjà vu un nain ?

— Deux hivers, seigneur, répondit la voix fluette. Et ils ne nous ont pas repérés. Les quelques éclaireurs quittant cette tour partent vers l'est, ou escaladent les pentes pour atteindre les lignes de crêtes ou les pics. »

Satisfais, Kohl entreprit de descendre, suivi par le guide.

« Quand dois-je revenir seigneur ? s'enquit-il. Si vous souhaitez repasser par le Dharkhangron, après votre reconnaissance, vous aurez besoin d'un portier. »

Kohl réfléchit un instant, évaluant le temps nécessaire à leur exploration.

« Une semaine. Attendez-nous une deuxième. Sonnez l'alarme en cas de retard. »

Le guide acquiesça, disparaissant par la porte dissimulée, et Kohl rejoignit le Gottal. Les trois pièces qu'il traversa étaient des salles d'armes ou des éléments défensifs de la tour. Finalement, il atteignit le rez-de-chaussée.

Plus vaste que les autres pièces, c'était tout à la fois un observatoire et un bastion. Le grondement de la cascade se répercutait dans la pièce depuis les meurtrières dissimulées qui la perçaient en trois endroits. Ces dernières couvraient une large portion de l'espace extérieur, depuis le lac gelé jusqu'à ses berges rocailleuses. La dernière donnait sur la pente escarpée, sortant d'une grotte, qui menait à la tour, en permettant la surveillance. Une épaisse porte sans verrou ni poignée en barrait l'accès.

Angrad l'examinait attentivement, tandis que les autres ajustaient leurs sacs à dos. Kramir et Durbar étaient à l'œuvre, serrant les sangles et repassant les boucles de cuirs pour ajuster les chargements.

Finalement, Angrad se releva, tonnant de sa voix de stentor :

« Quelle magnifique imbrication de schéma ! Je reconnais bien là la finesse d'exécution de Grondinar. Mon frère bâtisseur ne cessera jamais de me surprendre. »

Le seigneur du feu s'était tourné vers Kohl et ses Throndi, mais personne ne fit écho aux exclamations du patriarche initié. Soufflant dans sa barbe, Angrad posa ses paumes au centre de la porte et rapprocha sa tête jusqu'à presque toucher la roche. Le Thane Sourcils d'Argent avait confié aux deux patriarches la phrase secrète qui actionnait la porte enchantée.

« Barak Bar Duk Drin Vulkhrund. »

Le murmure du patriarche initié n'avait été entendu d'aucun nain. Mais l'ouïe fine de Kohl avait reconnu plusieurs intonations de la phrase codée : « La porte de la tour au chemin étroit caché dans les souterrains ». Comme le leur avait dit le Thane, la porte de Grondinar pivota silencieusement sur ses gonds.

Kohl fut très impressionné, sachant qu'une porte de six coudées de haut, trois de large et d'épais, ne pouvait pivoter sans le moindre son. Aucun mécanisme, si parfait soit-il, ne permettait cette prouesse. Un coup d'œil sur Angrad lui permit de voir qu'il avait raison. Son frère avait ses yeux voilés, comme recouverts d'une pellicule d'argent qui brillait faiblement. C'était signe qu'il utilisait sa vision magique.

Sans perdre de temps, le Gottal passa la porte enchantée pour s'engouffrer dans le boyau de sortie. Kohl les laissa passer, attendant Angrad. Alors que le voile sur les yeux de celui-ci se levait, il murmura d'un large sourire :

« La porte est aussi enchantée pour ne faire aucun bruit, confirma-t-il. »

Tandis que tous deux passaient la porte, Angrad prononça de nouveau la phrase secrète. Elle se referma sans un son, et plus aucune saignée ne la trahissait une fois fermée. Le voile argenté réapparut sur les yeux d'Angrad et il s'exclama une seconde après :

« Par les runes ! Je ne perçois aucune aura de ce côté. Kohl, vois-tu une saignée ou un mécanisme quelconque ? »

Kohl se prêta à l'inspection, sachant qu'il ne trouverait rien. Le patriarche avait travaillé l'entrée de son repaire avec la lignée de Khaz Khazul, et les avait donc déjà vus à l'œuvre. Si Grondinar en personne avait façonné cette porte, rien ne pourrait la trahir. Pressant son frère de reprendre leur mission, Kohl rejoignit le Gottal en descendant le boyau.

Il débouchait non loin de la cascade, sur un pierrier. Le Gottal s'était déjà éloigné, prenant position dans les frondaisons en limite du contrefort, là où le torrent jaillissait du lac. Dévalant les roches roulantes d'un pied sûr, Kohl rejoignit ses Throndi. Hodrik se porta immédiatement à sa rencontre.

« Aucune piste ne monte à la tour de guet, commença-t-il. Le pierrier dissimule les traces, et je n'ai pu repérer les meurtrières. Le torrent est difficilement franchissable. Je n'ai décelé que des sentiers de petits animaux jusque là.

— Nous n'allons pas au village, décida Kohl. Comment descendre à l'est, demanda-t-il à son éclaireur ?

— Le haut plateau est assez large entre les flancs de Karak Naar et le torrent. Si nous restons au sud de ce bras de la Tarim, nous pourrons progresser facilement. »

Une fois ces informations enregistrées, Kohl décida de l'ordre de marche.

« Hodrik et Norri, éclaireurs à portée de vue. Angrad, ouverture avec Gulnyr. Les lanciers au centre. Je ferme la marche avec Gofnyr. Nu ! »

Le Gottal s'élança par les hauts plateaux au pied de Karak Naar, cherchant les menaces pouvant peser sur Ungdrin Ankor. Ils dévalèrent le long des torrents tumultueux, bondissant à travers la roche. Descendant, à la corde, les parois découpées par le passage de l'eau, le Gottal dut s'éloigner à cause d'Angrad. Kohl apprit que le patriarche initié avait des réactions incontrôlées et violentes à proximité de l'eau vive. Comprenant vite, Kohl fit de son mieux pour camoufler les réflexes irréfléchis de son frère. Il n'était pas bon d'exposer ses faiblesses. Angrad l'en remercia le soir venu, alors qu'ils discutaient en aparté.

Les jours suivants, ils franchirent de hauts plateaux buissonnants. À travers les épines et les baies délicieuses, leurs solides armures et leurs vêtements de cuirs épais leur permirent d'ouvrir la voie sans encombre. Sur ces hauteurs, frappées par un vent frais venu du nord-est, ils progressèrent rapidement entre les contreforts rocheux et le grondement de la Tarim. Franchissant des pierriers où couraient des ruisseaux de sources cristallines, escaladant ravines et crevasses, le Gottal put contempler au nord les vastes étendues du massif de Lok Zorn.

Montagnes vieillies par le conflit éternel de Rual, Ulmo et Celene, les dômes verdis s'entremêlaient. Ils étaient les témoins fatigués de l'Âge primordial, résultat des combats qui avaient déchiré les Primordiaux. Même si ce temps révolu avait laissé place à l'harmonie, l'érosion continuait de sculpter ces dômes au gré des Âges. Ainsi, combes et versants se nouaient en un assemblage magnifique, d'où ressortaient tous les oranges et les ocres de l'automne. Les forêts éparses qui noyaient les combes et les creux regorgeaient de vie. Des nuées d'oiseaux parcouraient le ciel tandis que Hodrik désignait de temps à autre quelque harde s'extirpant des bois pour conquérir les puits plats et nus, rabotés par les vents incessants.

Kohl prenait plaisir à écouter Kramir et Durbar à chaque halte. Tandis que Finarin rôtissait canards, faisans ou pigeons chassés par Hodrik, les deux étains discouraient avec passion des filons affleurants des puits. Ces volcans qu'Ajax avait abandonnés bien avant le Premier Âge portaient la marque de leur ancienne vie.

Des bombes de pouzzolanes s'alignaient sur les crêtes et le long des pentes en lignes mystérieuses. Ces artefacts de l'Âge primordial renfermaient des trésors cristallins. Ces roches, éructées des volcans, n'étaient que la face visible des richesses de Lok Zorn. Les nains les avaient nommées collines désirables, car ils souhaitaient un jour pouvoir exploiter ce massif aux richesses si prometteuses.

Proche de Karak Dron, le Gottal ne rencontra nulle menace les premiers jours. Aucun Vongal ne parcourait la montagne si haut. Les aigles géants du pic orageux et leurs maîtres oiseaux-tonnerres chassaient les intrus, laissant ces pentes pleines d'une vie animale foisonnante.

Comme c'était aussi leur terrain de chasse, Kohl veilla à ce que son éclaireur ne prélève que de petites proies. Il avait retenu les conseils du Throndi de Magrim. Aucun gros gibier durant l'expédition et il ne fallait pas laisser de carcasses derrière soi. De par ses échanges avec ceux des bosquets, Kohl savait quel sort était réservé aux mauvais chasseurs, et il n'avait aucune envie d'attirer les foudres des oiseaux tonnerres.

Cinq jours s'écoulèrent ainsi, sans que rien ne vienne entraver la bonne marche du Gottal. Kohl avait finalement atteint le dernier haut plateau qu'il souhaitait explorer. Sa mission touchait à sa fin sans qu'il ait de mauvaises nouvelles à rapporter au conseil. En cette fin d'après-midi, le Gottal progressait plus avant dans une ultime reconnaissance.

Ayant besoin d'eau, Hodrik et Norri étaient partis à la recherche d'un ruisseau où remplir les gourdes. Le reste du Gottal faisait relâche autour du fourneau de Finarin. Plusieurs pains reposaient dans des cocottes en fonte depuis la veille, et le fumet qui s'en exhalait les faisait saliver.

Pour ne pas surcharger ses Throndi après une matinée de marche forcée dans le froid, Kohl s'occupait lui-même de la surveillance du camp. Même s'il n'était pas inquiet, le patriarche avait pour règle de ne jamais laisser un Gottal au repos sans plusieurs guetteurs. Angrad s'était porté volontaire, afin d'assurer une reconnaissance mystique.

Kohl sécurisait le périmètre autour du camp quand il remarqua que son frère fixait un point à l'est. Il se tenait debout immobile depuis qu'il l'avait laissé. Un nuage de fumée dense s'élevait de sa silhouette, preuve qu'il fumait à grandes bouffées. Kohl y décela immédiatement un signe d'agitation.

Alors qu'il se rapprochait de son frère, il remarqua qu'il fixait un nuage sombre à deux crêtes de là. C'était une nuée de volatiles, comme il y en avait beaucoup à cette époque de l'année. Si les massifs étaient déjà froids, avec l'arrivée de la saison hivernale, ils seraient bientôt glacés. Des oiseaux de toutes espèces descendaient la Tarim chaque fin d'automne pour se réfugier vers des côtes au climat plus clément. Bien que ce groupe de volatiles parut particulièrement volumineux, sa présence n'était pas sujette à inquiétudes.

Se postant à côté d'Angrad, Kohl bourra lui aussi sa pipe. Angrad murmura, soucieux :

« Il va nous falloir pousser plus loin nos investigations : jusqu'à cette ligne de crête, dit-il en désignant celle qui se tenait sous les oiseaux… »

Kohl ne répondit pas, attendant que son frère précise sa pensée. C'était devenu un rituel entre eux.

« Tous ces oiseaux volent au-dessus de cette crête, expliqua Angrad. Tu peux voir que certains volent, que d'autres sont à terre. Le mouvement que l'on aperçoit d'ici, c'est le va-et-vient des décollages et atterrissages. »

Comme ci cela suffisait à expliquer ses craintes, Angrad détourna son attention du nuage de plumes pour l'indiquer du manchon de sa pipe tout en dévisageant son frère.

« Ils migrent, constata Kohl d'un ton égal.

— Pas les charognards, rétorqua Angrad inquiet. »

Le seigneur du feu n'avait, pour l'instant, pas brillé par son acuité visuelle, si bien que Kohl lui fit signe de développer en lissant ses moustaches.

« Ce sont majoritairement des corbeaux, les messagers de Magrim. J'ai appris à les repérer pour faire appel à eux. Je puis t'assurer que ce nuage que tu vois est composé de ces charmants volatiles noirs, mangeurs de cadavres. »

Kohl plissa les yeux pour tenter de mieux voir. Le comportement des deux patriarches attira l'attention du Gottal. Hodrik, revenu de la chasse, se porta auprès de son seigneur. Tandis qu'il rejoignait les deux Karugromthi, Kohl lui désigna l'objet de leur discussion.

L'éclaireur blêmit, s'arrêtant brusquement. Portant sa main à ses yeux pour se protéger du soleil, il observa longuement l'horizon. Tout son corps était tendu, et Kohl remarqua qu'il retenait sa respiration. Un geste apaisant du patriarche sortit le Throndi de sa torpeur. Son teint blême avait laissé place à une expression d'effarement apeuré.

« Je n'ai plus vu autant de charognards depuis les jours sombres de Dol Goruz, murmura-t-il dans un souffle… »

Kohl fronça les sourcils. Il était rare que ses Throndi évoquent les sinistres carnages qui avaient rougi les grandes plaines, il y a de cela maintenant cent cinquante ans. Reportant son attention sur la crête, il scruta le paysage en quête d'autres signes. Angrad approuvait silencieusement le constat morbide du nerveux Hodrik qui conclut :

« Je ne connais qu'une chose pouvant attirer une telle quantité de charognards, grommela-t-il : un charnier ! »

Kohl tira de grandes bouffées de tabac bleu, exhalant la fumée petit à petit. Le Gottal était suspendu à ses lèvres, tandis qu'il se lissait les moustaches.

« Nous avons bien mérité un peu de repos, fini par reprendre le patriarche. Mangeons le festin préparé par Finarin. Mettez un tonnelet en perce. Fumez votre tabac. Bientôt, il faudra repartir. Nous devons explorer cette crête. »

Bien que redoutant les sinistres découvertes à venir, le Gottal laissa ce funeste présage de côté. Se délectant de pain frais, savourant une bière délicieuse et un tabac apaisant, les nains profitèrent d'un succulent repas.

Chapitre 4 : Uzkulzan – Le charnier

Un charnier, entre Karak Naar et Lok Zorn, bien trop proche d'Ogri Kadrin

Vingt-cinquième jour du troisième mois de la saison de Rual

Quelques jours avant la dernière lune d'automne

Alors que le seigneur Grondinar perçait les premiers Khaz dans la montagne, d'autres cités surgirent dans le Gazangron. Parmi elles, les plus maléfiques furent regroupées dans une région que le conseil des ancêtres nomma Dol Urk : le Domaine Ennemi. Ces trois cités, chacune à leur manière, abritaient une des engeances des Âges à venir. Gorgrond, cité des Utman et de leurs cohortes Grunti. Goria, le siège de la tyrannie Zharr Gronti. Et enfin le Botaan, regroupement des pires bêtes jamais engendrées menées par les terribles ogres-mages.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

De sombres pensées agitaient l'esprit d'Angrad alors qu'il marchait aux côtés de Gulnyr. Le vent apportait le froid du nord, annonçant l'arrivée de la saison hivernale. Le Gottal avala les deux crêtes en quelques heures, laissant les touffus buissons épineux derrière eux, traversant les premiers conifères. Les alpages, pourtant verdoyants, étaient vides entre les pins. Angrad craignait que leur future découverte ne soit à l'origine de la fuite de la faune.

Le Gottal entama sa dernière ascension sous les cris incessants de la multitude au-dessus d'eux. Des milliers de corbeaux croassaient, volant en tout sens. La plupart voyaient d'un mauvais œil l'approche du Gottal. Ces nains, de gros prédateurs à leurs yeux, pouvaient venir voler leur nourriture. Certains tentèrent des vols d'intimidation, mais la plupart crièrent des alarmes. Bientôt, le double de volatile piaillait dans les airs. Angrad tendit son esprit vers les messagers de Magrim, comme son frère le lui avait montré.

Les bêtes, incroyablement nombreuses, étaient très énervées. Angrad tenta de les calmer. Magrim était un initié très instinctif, incapable d'expliquer rationnellement les schémas qu'il employait. Imitant difficilement son frère, Angrad tenta de se présenter à chaque corbeau, précisant qu'ils ne faisaient que passer et qu'ils ne toucheraient pas la nourriture. Durant la longue escalade, le seigneur du feu marcha dans un état second, laissant son esprit poursuivre l'incantation.

Elle dut avoir un quelconque effet, car, à mi-chemin, les volatiles cessèrent leurs attaques, reprenant leurs activités. La moitié planait face au courant froid du nord tandis que l'autre moitié se repaissait au sol. Hodrik avait déjà atteint la crête, son arbalète chargée. Norri surveillait l'angle opposé, sa hache à deux mains dressée. Finalement, Angrad put confirmer ses craintes en posant les yeux sur l'étendue par delà la crête…

Elle était jonchée de cadavres.

Le charnier s'étendait à perte de vue, parmi les hautes herbes piétinées du plateau, depuis la crête jusqu'aux bois en contrebas. Bordée d'un côté par les flots impétueux de la Tarim et de l'autre par un pierrier descendant des contreforts, la crête laissait place à un plateau d'alpage plongeant dans une combe arborée. Partout où il posait les yeux, Angrad voyait des cadavres.

Bien qu'il n'en fut pas surpris, la vue de cette hécatombe sonna le patriarche initié. Jamais il n'avait vu autant de cadavres ni un si grand charnier. Il faillit vomir à la vue de certains corps, horriblement mutilés. Recroquevillé dans un ultime instant d'agonie, un petit corps était parsemé de multiples et profondes lacérations. Observant de plus près les restes, Angrad constata qu'il s'agissait du corps d'un centaure prépubère.

Serrant les mâchoires et les poings, Angrad sentit une bouffée de chaleur implacable monter en lui. Il commença à haleter, un son inarticulé se formait au fond de sa gorge tandis qu'un voile brûlant recouvrait ses yeux. Rejetant la tête en arrière, il laissa échapper les bouillonnantes émotions qui l'oppressaient. Fureur, rage et colère émergèrent en une colonne de flammes qui embrasa tout autour de lui, depuis les cadavres jusqu'au ciel.

Les corbeaux fuirent à tire-d'aile tandis que la crête autour d'Angrad se changeait en bûcher. Recouvrant ses esprits, le patriarche initié se rendit compte que sa colère avait déchaîné l'un de ses plus puissants schémas. Réagissant avec célérité, il étouffa toutes les flammes qu'il venait de faire naître.

Kohl avait suivi son frère des yeux tandis que le Gottal se déployait dans le charnier. Voyant la colonne de feu, les nains émirent des cris de stupeur. Kohl, lui, interrogeait son frère du regard. Angrad lui signifia qu'il était de nouveau maître de lui-même. Retournant auprès de ses Throndi, Kohl continua ses investigations.

Angrad respirait profondément pour se calmer. Si cette irruption de magie l'avait privé d'une partie de ses forces, au moins avait-elle fait fuir les oiseaux alentour. Focalisant son esprit, le seigneur du feu se concentra sur un sentiment nanesque fort : la vengeance. C'était un gaspillage bien inutile que de laisser ainsi exploser sa colère. Il saurait se remémorer cette vision, le jour où il croiserait les bourreaux responsables de ces atrocités. Animé d'une froide détermination, Angrad reprit contenance et se replongea dans l'exploration du chantier.

Déambulant parmi les corps, le patriarche initié remarqua que tous étaient minutieusement ou sauvagement mutilés. Parcourant le plateau, il tomba sur un amoncellement singulier de restes de centaures. Seuls subsistaient leurs troncs. L'un d'eux avait été savamment découpé par un boucher consciencieux. Les traits du malheureux révélaient qu'il était encore vivant quand la scie avait mordu sa chair. La plupart des autres avaient été démembrés, comme déchiquetés par des forces prodigieuses. Les tripes et le sang poisseux des malheureux recouvraient le sol, mêlées à d'autres restes moins reconnaissables.

Par endroit, Angrad repéra des ballots de victuailles éventrées, des paniers de grain déchirés et des civières chargées de tentes de peau lacérées. Les oiseaux picoraient ces vivres, variant leur repas avec les provisions répandues sur le sol. Angrad se permit de déambuler parmi les corbeaux craintifs. Si ceux-ci relevaient la tête à son approche, ils continuaient de picorer, prêts à s'envoler.

L'odeur écœurante du sang frais lui donnait de temps à autre des haut-le-cœur. Slalomant entre les groupes de corbeaux, il évitait de trop fouler les corps jonchant le sol. La majorité des cadavres que découvrit Angrad étaient partiellement dévorés. Examinant de plus près un tas de restes de centaures malgré ses nausées, Angrad fut surpris.

Il ne sentait que l'odeur écœurante de la viande crue. Pourtant, voilà bien une demi-journée qu'il avait repéré cette crête : le massacre devait avoir eu lieu la veille. L'odeur nauséabonde de la décomposition aurait déjà dû commencer à poindre.

S'agenouillant, le seigneur du feu incanta un sortilège simpliste. Grâce à ce tour, il put commencer à manipuler les cadavres à bonne distance, sans les toucher. Angrad commença à inspecter les restes et fut surpris de n'y découvrir aucune vermine. Pourtant, après sa mésaventure avec les lièvres, qu'il avait contée à Kohl, il était sûr que les asticots devraient déjà ronger les chairs des malheureux. Tendant l'oreille, Angrad ne percevait que les croassements des corbeaux et le picotement de leur bec. Il n'entendit pas, pas plus qu'il ne vit, les mouches…

Voilà qui ne laissait plus aucun doute au seigneur du feu : une quelconque magie était à l'œuvre dans le charnier. Un voile argenté recouvrit ses yeux, tandis qu'il faisait appel à ses sens hermétiques. Comme tous les initiés, Angrad pouvait incanter un schéma simpliste afin de percevoir les sortilèges et leurs effets ou les traces d'énergie astrale qu'ils laissaient. Il ne tarda pas à percevoir ce qu'il avait conjecturé.

Tous les corps, les cadavres et les restes sur le plateau étaient pénétrés de magie. Si Angrad ne put comprendre le sortilège qui imprégnait le charnier, il y décela tout de même une puissante aura de magie de sang. Par là même, elle désignait clairement les auteurs du massacre.

Le Botaan !

Angrad s'en retourna vers le Gottal, rejoignant son frère. Les Throndi étaient restés près d'un gros rocher sur lequel était Hodrik posté, surveillant une meute de loups plutôt imposante. Ces spécimens étaient bien plus volumineux que tous ceux qu'Angrad avait observés jusqu'alors.

Il compta un mâle dominant et ses femelles, une belle quantité de louveteaux ainsi que quelques mâles solitaires. Le dominant était assis sur un rocher en surplomb. Derrière lui, des bosquets s'entremêlaient jusqu'à former une petite forêt s'enfonçant dans la ravine. Les louveteaux jouaient avec des restes du carnage et mangeaient à belles dents, sous les regards vigilants des louves, lourdes d'avoir festoyé. Les jeunes mâles et autres soumis protégeaient les environs, déambulant dans le charnier à la recherche de beaux morceaux à dévorer.

Se glissant jusqu'à Kohl, Angrad lui fit part, à voix basse, de ses observations. Ce dernier gronda, ne montrant aucun signe de surprise.

« Le Botaan, évidemment, murmura Kohl. »

Le massacre était tellement démesuré que peu d'acteurs de la région pouvaient s'en rendre coupables. Peu après Angrad, ce fut au tour des frères acier de venir faire leur rapport à leur patriarche.

« Nous n'avons trouvé que des centaures dans cette partie du charnier, grommela Gulnyr. C'était toute une harde, au moins.

— Ils étaient en transhumance entre leurs camps d'été et d'hiver, continua Gofnyr. Ça ne colle pas… ils voyageaient plein ouest : vers les plateaux glacés.

— Sauf s'ils prévoyaient de séjourner à l'intérieur de quelques communautés de Lok Zorn, reprit Gulnyr. Après tout, ce ne sont pas les mercenaires de Dol Goruz.

— Ou des sans-logis de Dol Thingaz, renchérit Gofnyr.

— Ils pourraient avoir goûté aux bienfaits de la civilisation, sans aucun elfe pour le leur interdire, souligna Gulnyr narquois.

— Mais alors ils voyageaient du mauvais côté de la Tarim, fit remarquer Gofnyr.

— Ce qui brouille les pistes, rétorqua Gulnyr. Il nous faudrait pouvoir fouiller tranquillement le charnier pour reconstituer le déroulement des évènements, seigneur.

— Et ces bêtes ne vont pas nous faciliter la tâche, affirma Angrad.

— Ils défendent une large moitié du charnier, sûrement leur territoire, précisa Hodrik depuis son poste d'observation. La moitié des corps, c'est déjà un véritable trésor pour ces animaux.

— Varag Gronti, dit Kohl, en les désignant. Intelligents. Ils prévoyaient le massacre.

— Ils pourraient être agressifs, seigneur, répondit Hodrik. Ils ont à leurs pieds de quoi passer un hiver d'abondance, si les cadavres sont bel et bien maudits !

— Ils sont des bosquets, grommela Kohl. Nous ne pouvons intervenir. Tel est notre pacte avec les Tréans. Throndi, trouvez-moi un casus belli ! »

Les Tréans étant les seigneurs des bosquets, Kohl avait négocié avec eux il y a un Âge. À l'époque, les nains entretenaient des relations cordiales avec les maîtres des bois grâce à Duka la Première Née et à Dame Bolka. Toutes deux avaient passé beaucoup de temps en leur compagnie et une estime réciproque en émergea. Mais depuis la fin du Premier Âge, les nains réclamaient leur héritage : le Dharkhangron !

La méfiance grandissait entre les deux puissances. Les elfes vénéraient la nature dans son état le plus sauvage. Toute construction l'entravant était proscrite, raison pour laquelle aucune cité ne durait bien longtemps à Dol Thingaz. Tôt ou tard, les Elgi venaient rappeler les lois naturelles : de même que les saisons passent, menant inexorablement vers la mort, les cités étaient vouées à disparaître. Bon nombre des premières cités des petits peuples furent balayées par la puissante magie des bosquets.

À contrario, les nains destinaient le Dharkhangron à devenir leur demeure. Ils travaillaient d'arrache-pied depuis un Âge pour domestiquer ces profondeurs, les taillant pour devenir la plus grande et la plus magnifique de toutes les cités. À l'inverse des Elgi, les nains ne bâtissaient que pour durer. Dol Rual, Ungdrin Ankor et les futures constructions naines traverseraient les Âges.

Si le gouffre s'ouvrait toujours plus grand entre le peuple de Duka et celui des bosquets, les deux puissances étaient parvenues à un compromis : aucun ne se mêlerait des affaires de l'autre. Si les nains jouissaient du Dharkhangron, il leur était formellement interdit de pénétrer dans les grandes forêts, de couper du bois et d'interférer dans les affaires des bosquets. Inversement, les nains considéraient que rien de ce qui se passait dans les profondeurs et sur les montagnes ne regardait les Tréans.

Grâce à ses contacts chez les hermétiques et les clercs, Angrad savait à quel point ce statu quo était fragile. Si ces loups géants appartenaient bien au bosquet, il était malvenu de les déloger du plateau. D'un autre côté, il n'était pas envisageable d'entreprendre une fouille en règle avec une force hostile si proche. Le seigneur du feu comprenait le dilemme de son frère. Il lui fallait une raison suffisante pour refouler les Varag Gronti au loin, et il comptait sur ses Throndi pour la trouver.

Tout en restant proches les uns des autres et suffisamment éloignés des loups, les nains continuèrent leurs investigations. Les rapports commencèrent à fuser alors que le Gottal se rapprochait du centre du plateau.

« Il y a plus d'une tribu de centaures, cria Norri. J'ai au moins deux symboles claniques différents !

— Pas seulement des centaures, continua Gofnyr, je vois des bêtes de traits dont le chargement a été pillé. Des débris de poterie. Sûrement quelques marchandises de bouche. Qu'en dis-tu Finarin ?

— Des épices, et pas de celles que l'on trouve dans ces régions, précisa le cuisinier. Un précieux chargement donc. Je vois principalement des herbes aromatiques sèches utilisées par les surfaçiens. J'ai déjà vu des commerçants Tengus les étaler sur le marché du lac d'argent.

— Qu'est-ce que des centaures migrant d'une pâture à l'autre feraient avec des épices ? Ils ne sont pas marchands pour un lingot, s'exclama Durbar !

— Les centaures sont un peuple pratique, expliqua Kramir. Ils voyagent vite, sans rien d'inutile. Il doit s'agir d'une caravane et non d'une tribu. J'ai déjà entendu des géants des Joyaux parler de tribus centaures qui monnayaient leur protection durant leur transhumance.

— Je l'ai, s'exclama Finarin ! Les Tengus de cette caravane portent les couleurs du royaume vassal. Ils engagent notre parole !

— Gottal, rugit Kohl ! Kazakstrol. »

Le Gottal se regroupa autour de son patriarche, en formation serrée. Angrad resta pour protéger denrées et matériels tandis que Kohl et ses Throndi avançaient sur la harde de loups. Kohl entrechoquait son bouclier sur son épée, marquant le pas depuis l'arrière-garde. À sa droite, Norri swinguait sa Az-Drengi au rythme du patriarche. Hodrik couvrait l'autre aile, sa lourde arbalète à répétition chargée, son bouclier rond accroché dans le dos avec hache et épée, prêts à être saisis en cas de besoin.

Au centre de la formation, les trois hallebardiers armés d'estoc maintenaient leurs armes d'hast au-dessus des épaules de Gulnyr et Gofnyr. Les deux guerriers, solidement campés sur leurs appuis, avançaient, boucliers en avant, et armes sur l'épaule.

Progressant d'un pas sûr, la formation s'appuyait sur cent ans de conflits pour se maintenir compacte et prête au combat. Tous respiraient en cadence, tous marchaient en cadence.

|G|G|

K F D

H K N

En face, la harde des Varag se leva. Les jappements des jeux des louveteaux firent place aux grondements des louves. Sur un long hurlement de l'alpha, elles saisirent les louveteaux par la peau du cou, disparaissant par la ravine. L'alpha ordonna ensuite aux mâles dominés de défendre cette retraite. Ils s'éparpillèrent pour encercler le Gottal, l'alpha toisant les nains du haut de son rocher.

Angrad remarqua que trois bêtes se dirigeaient vers lui, exécutant un long arc de cercle pour le cerner. Il tirait toujours pensivement sur sa pipe, assis sur le rocher, les précieux bagages à ses pieds, lorsque deux des loups commencèrent à charger, le troisième disparaissant derrière la crête.

Le seigneur du feu incanta. De sa gorge sortirent des sons gutturaux, semblables à du nain grommelé. Pourtant, il ne s'agissait pas de Khazalid. En effet, le seigneur du feu prononçait les Vrais Noms des feux d'Ajax.

Trois traits de feu sortirent de ses mains tendues. Ils frappèrent de plein fouet les deux coureurs. Un des loups encaissa deux traits, le brûlant si sévèrement que le choc et la chaleur lui ôtèrent toute vie. Le second n'en subit qu'un seul, mais la puissance du schéma, renforcé par son Nom véritable, le cloua au sol. Angrad dosait la puissance déchaînée par ses sortilèges, ne souhaitant pas transformer la crête en fournaise.

Le second loup réussit à se relever malgré son état. Angrad comprit que ces bêtes étaient bien différentes de leurs cousins des montagnes, leur résistance se rapprochant plutôt de celle des ours. Le patriarche initié vit beaucoup d'intelligence dans le regard de la bête tandis qu'elle le fixait en se relevant. Elle essayait d'estimer ses chances de tuer Angrad : pouvait-elle y parvenir ou bien devait-elle fuir et subir les punitions de son alpha ? Il finit par prendre sa décision et tourna les talons.

Finalement, le troisième loup surgit de derrière la crête, mais Angrad l'attendait de pied ferme. Alors que la bête bondissait, il relâcha l'incantation qu'il avait préparée. Libérant l'énergie du plan astral, Angrad façonna une cage de force invisible autour de l'animal. La créature tenta de s'échapper, mais la sphère de force lui empêchait tout mouvement. Maintenant hors de danger, le patriarche initié se rassit sur le rocher pour reporter son attention sur le Gottal.

Celui-ci poursuivait son avancée implacable en direction du rocher où le mâle alpha grondait en retroussant les babines. Les hallebardes cisaillaient l'air pour repousser les attaquants, tandis que Gulnyr et Gofnyr avançaient au rythme imposé par leur seigneur. Kohl maintenait un pas soutenu, cadencé pour une progression inexorable plutôt que pour une charge. Les louves et leurs louveteaux étant assez éloignés, le patriarche souhaitait pousser l'alpha à une retraite. Angrad décryptait la tactique de son frère : il voulait affronter les Varag en un minimum d'échanges de coups.

C'est alors que sept loups tentèrent une attaque coordonnée. Angrad soupçonnait de plus en plus que le Gottal s'opposait davantage à un petit peuple qu'à des bêtes.

Deux loups se faufilèrent sur les arrières de la formation, un loup svelte et sombre, un autre balafré.

Deux autres bêtes sautaient à l'intérieur du Gottal, depuis des positions surélevées. Le premier, un loup immense, s'élança depuis un rocher distant en un saut puissant. Le second, petit, mais musculeux, déboula de derrière un amoncellement de cadavres pour bondir sur les lanciers.

Deux autres créatures offrirent une diversion à un troisième loup, une bête borgne et hargneuse, pour qu'il fonde sur Gofnyr.

Menacée, la formation compacte se détendit comme un ressort.

Gulnyr intercepta la charge sans être berné par la feinte, arrêtant net l'assaillant borgne.

Les trois hallebardes cueillirent le loup immense dans les airs, le transperçant de part en part.

De l'autre côté, Gofnyr interceptait la bête musclée, en vol, par une contre charge percutante. Il la percuta à l'aide de son bouclier de frappe avant même qu'elle ne touche le sol. Sa course déviée, celle-ci roula au pied de Norri qui la hacha entre deux moulinets de sa Az-Drengi. Les coups puissants du tueur arrachèrent chair et sang à la bête, sans même s'y arrêter.

Réarmant sa lourde hache à double tranchant, Norri fit face à un des loups qui attaquait l'arrière-garde. La bête balafrée réussit à planter ses crocs dans son épaule, laissant le temps au loup blessé de fuir.D'un large mouvement du bras, Norri lui agrippa le cou et tous deux roulèrent au sol dans un déluge de morsures, griffures et coups de hache. Les combattants furent séparés après ce roulé-boulé, puis le loup défiguré fut écarté par un carreau.

Hodrik venait de tirer un troisième trait après avoir interdit au, loup svelte, toute approche sur l'arrière-garde. D'un geste fluide, Norri reprit sa position tandis que les trois hallebardiers achevaient la bête repoussée par Gulnyr. Gofnyr revint épauler son frère, reconstituant la formation. Au rythme de Kohl, le Gottal reprit sa lente progression sur l'alpha.

Sur les sept loups, un seul gisait mort, les six autres reprenant leurs distances pour lécher leurs plaies. Seul Norri était légèrement blessé.

Finalement, l'Alpha bondit en arrière et disparut dans les bois. Un hurlement le suivit de peu, et tous les loups déguerpirent au large. L'Alpha avait été contraint au repli par la stratégie de Kohl. Les guerriers nains rugirent un court cri de guerre alors que Kohl accélérait la mesure dans un tempo de poursuite. Avec cette courte charge, le patriarche achetait quelques heures supplémentaires de répit avant que l'alpha ne revienne prendre la position.

Le champ de bataille libéré de toute présence hostile, Kohl allait pouvoir reconstituer les combats.

L'attaque terminée, Angrad se tourna vers son prisonnier. De près, ce loup paraissait assez identique à ceux qu'il avait observés dans les montagnes de Dol Rual, si ce n'est qu'il était quatre à cinq fois plus volumineux que ses cousins. Le nain lisait une intelligence plus qu'animale dans les prunelles de la bête. Il ajusta donc son bandeau de fer sur lequel trônait sa pierre-esprit de Rual.

Angrad commença par convoquer une sphère de chaleur qui les engloba : lui, son prisonnier ainsi l'équipement du Gottal. Une colonne de vapeur brûlante ondula autour d'eux une fois les mots prononcés. Ainsi protégé de toute traîtrise, Angrad tenta d'établir un contact avec le loup.

Se concentrant sur la pierre-esprit, le patriarche initié projeta son esprit hors de son corps. Les couleurs se firent pastel, mais le mur de chaleur et la cage de force restaient bien visibles dans un environnement très flou. Le loup garda sa forme tangible et définie, preuve qu'il s'agissait bien d'un être et non d'une bête. Angrad continua de se concentrer sur la pierre et toucha son prisonnier, établissant un lien avec son esprit. La bête réagit en sautant de côté, effrayée.

« Cela manque de bienséance et de correction, mais le temps me manque, commença Angrad. Je suis rarement disposé à faire preuve de manières face à mes adversaires. Cependant, j'aimerais pouvoir converser avec vous. »

Le loup secoua la tête, répondant sans trop comprendre.

« Meute toi attaquer meute moi. Assez viande pour tous. Pourquoi chasser nous ?

Parce que trop de choses nous intriguent ici, si près de nos frontières, répondit le patriarche initié. De plus, il est possible que certains de nos alliés gisent parmi les cadavres. Cela devient nos affaires.

Meute toi mauvais. Tuer sans manger.

Non, nous vous avons laissé largement le temps de fuir, et n'avons porté de coups que lorsque vous avez engagé le combat. Mon frère cherchait à mettre la pression sur ton alpha pour qu'il se replie. Je déplore vos deux morts, mais je tue quiconque tente de me tuer.

Vous bizarre. Chasser sans manger. Faire fuir meute moi. Vous nouveau prédateur. Nous chasser vous hors de territoire nous.

En vérité, nous ne faisons que passer, insista Angrad sur le ton de la conversation. Vos territoires de chasse ne nous intéressent pas. Nous avons donné notre parole de ne pas interférer dans vos affaires, à vous, ceux des bosquets. Ta harde pourra revenir festoyer d'ici quelques heures, nous aurons levé le camp. Par contre, tu m'apprendras ce que je veux savoir. Comment se fait-il que ce charnier ne soit pas en décomposition ?

Pourquoi dire ?

Parce que je ne prends la vie que par nécessité. Réponds-moi et tu seras libéré. Nous ne nous battrons contre vous que pour nous défendre. Tu pourras repartir auprès des tiens les prévenir que votre nourriture est de nouveau disponible. Tu pourras suivre notre piste et constater que nous sortons bien de vos zones de chasse. Piste-nous, mais pas de trop près, au risque de subir nos tirs. Tes narines portent loin et tu n'auras pas à risquer ta vie. Tu n'auras qu'à suivre mon odeur de braise. Qu'en dis-tu ?

Moi pas choix. Toi libérer moi. Moi rester assis et parler. Puis moi partir. Meute toi quitter territoire. Laisser piste. Nous pas chasser. »

Angrad dissipa la cage de force d'une pensée, tout en tirant sur sa pipe. Le loup eut un mouvement comme pour bondir, mais voyant que le Nain ne bronchait pas, il gronda puis s'assit. Angrad soupira, soulagé de ne pas avoir à carboniser son interlocuteur.

« Saison froide rude. Beaucoup petits nés. Pas assez manger. Choses chevaux chasser meute de territoire. Choses géantes chasser meute. Meute faim. Alpha parler avec choses sang. Chasser ensemble. Nous pister et rabattre dans piège. Eux tuer. Eux prendre part et laisser reste. Choses sang faire pouvoir sang et manger rester frais. Pas grouillants. Meute pas faim saison froide. Autres venir. Nous laisser autres manger. Chasser autres pour varier manger. Vous arriver et chasser nous.

Les choses sang dont tu parles, questionna Angrad, sont-ce des géants à deux têtes vivant au sud de ton territoire ? Ils ont pratiqué une magie qui conserve les cadavres dans leur état actuel sans que les vermines viennent s'en repaître, c'est bien cela ?

Oui.

Très bien, tu peux partir. Je te remercie pour notre conversation. Un nain respecte toujours sa parole. »

Dissipant le cercle de chaleur, Angrad regarda le Loup s'enfuir par delà la crête.

Kohl et ses Throndi fouillaient le champ de bataille, cherchant des indices dans le charnier. Hodrik avait remplacé l'Alpha sur le rocher, scrutant les sous-bois. Les nains ratissaient le plateau, dispersés en une large ligne.

« La bataille a eu lieu dans les bois, grogna Gofnyr. Il y a des cadavres partout en direction de la rivière, par là où les loups ont fui.

— J'ai repéré les traces de la caravane, continua Gulnyr. Il y a bien des chariots et des animaux de trait, mais tout est ravagé.

— Fouillons les sous-bois, décida Kohl. »

Le Gottal revint harnacher sacs à dos et brêlages auprès du rocher d'Angrad puis redescendit vers la rivière. Le charnier de la crête diminuait à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les sous-bois. La caravane avait été poursuivie, les fuyards avaient été cueillis puis massacrés sur le plateau. Les guerriers avaient fait front dans les sous-bois, laissant les non-combattants foncer droit dans le piège.

Des troupes dissimulées derrière la crête avaient alors refermé la nasse sur la caravane. Les combattants, dépassés par les trop nombreux fronts à couvrir, avaient brisé leurs formations. La confusion fut finalement fatale aux défenseurs, chargés par des assaillants bien positionnés, qui les avaient balayés des sous-bois à la crête. La victoire fut totale et le massacre minutieux. Aucun caravanier ni aucun centaure ne put s'enfuir.

Des trous dans le charnier témoignaient que des survivants avaient été faits prisonniers. L'humeur d'Angrad s'assombrit à cette idée, sachant bien quel destin attendait les malheureux.

Le Botaan était un royaume d'ogres-mages, d'ogres et de trolls voraces. Anthropophages, ils appréciaient grandement la chair des autres peuples, même s'il leur arrivait de s'entre-dévorer à l'occasion. Plus proche de la boucherie et de la torture, l'art culinaire du Botaan utilisait les esclaves comme ingrédients.

Pour les prisonniers, l'enfer commençait. Ils seraient emmenés par leurs geôliers de campements en bastions, chargés des cadavres de leurs proches. Les ogres leur imposeraient toutes sortes de besognes, dévorant certains d'entre eux au passage. Finalement, ils finiraient encagés puis convoyés au centre du Botaan. Les acheteurs du grand marché aux esclaves décideraient de leurs sorts. Les vivants n'avaient pas toujours un destin enviable aux morts.

Retrouvant facilement la piste du Vongal les nains se mirent à sa poursuite.

Angrad laissa Kohl réorganiser ses nains pour suivre les traces évidentes que les bourreaux de la crête avaient laissées derrière eux. Une fois en marche, il assura l'arrière-garde avec son frère.

« Cette histoire de magie de sang me soucie beaucoup, Kohl, commença Angrad. Si certains peuples des bosquets pactisent avec Gog, cela ne nous regarde pas. Mais les implications de tels marchés sont lourdes de conséquences. »

Kohl, qui scrutait les plateaux au-devant du Gottal, fit signe à Angrad de continuer.

« Si ces Varag Gronti mangent toute une saison de la viande maudite par la magie de sang, cela pourrait les affecter en profondeur. Je suis persuadé qu'il s'agit d'un cadeau empoisonné.

— Les as-tu prévenus, demanda Kohl ?

— Non, non… Ils n'ont de toute façon pas d'autres solutions que ce que leur a offert le Botaan. Les centaures gagnent du terrain et les villageois installent de nouvelles colonies toujours plus à l'est. C'est ainsi, ces loups sont voués à émigrer vers des contrées plus sauvages. Je ne t'abrutirais pas avec mes suppositions mystiques sur les transformations physiques ou mentales advenant une fois cette nourriture transmutée par la magie de sang ingérée. »

Kohl remercia silencieusement le patriarche initié de la tête, incapable de suivre ses raisonnements hermétiques. Par contre, lui aussi avait dû être inquiété par cette alliance contre nature, car il nota :

« Le Botaan n'est plus isolé diplomatiquement…

— Oui, et Gog parvient à trouver des alliés pour le moins inattendus. Sommes-nous sûrs que Karak Dron lutte toujours contre le Botaan et pas avec lui ? Gog aura-t-il trouvé un moyen de corrompre les puissants oiseaux-tonnerres ? Voilà des sujets d'inquiétude qu'il faudrait faire remonter rapidement au conseil.

— Nous ne pouvons rentrer maintenant, trancha Kohl. Il nous faut poursuivre. Surtout un Vongal aussi important, conclut-il.

— Tout à fait d'accord avec toi, confirma Angrad. Je pensais plutôt faire appel aux messagers de Magrim. Ta fille reste le plus souvent à Talag Khaz pour l'administrer. Si nous lui transmettions un message l'informant de nos découvertes, elle pourrait avertir la reine immédiatement.

— Excellente idée, répondit Kohl. Halte, ordonna-t-il à ses Throndi. Hodrik, fouille les traces. Que poursuivons-nous ? »

Laissant les éclaireurs fouiller la piste du Vongal, Angrad se tourna vers le charnier. Copiant un des schémas de Magrim, il appela à lui un des grands corbeaux de la nuée. Le processus fut plus long qu'il ne le prévoyait, les oiseaux continuant leur festin.

Le patriarche initié faisait de son mieux pour attirer à lui un oiseau messager. Magrim avait l'habitude de demander de l'aide aux grands corbeaux, récompensant leurs services. Une petite troupe de sa maisonnée les entretenait même avec les égards habituellement réservés aux griffons. Nourris, logés, soignés et leur précieux plumage entretenu, Magrim s'assurait de la bonne volonté de ces volatiles malins.

La lignée de Talag Khaz n'avait pas choisi les grands corbeaux par hasard. Très intelligents, ils pouvaient retenir une grande quantité de tours. Pourtant, contrairement aux autres oiseaux de proie, il était impossible de les dresser. Il fallait plutôt s'assurer de leur coopération et le rusé Magrim avait œuvré en ce sens. Il était par exemple interdit à tout nain de chasser les corbeaux ou de leur nuire. Au contraire, toutes les maisons devaient les nourrir, récupérer les blessés et les confier aux bons soins de Talag Khaz.

Angrad tendait donc son esprit vers la nuée de volatile, vantant les avantages à porter un message à de si prévenants oiseleurs.

Il finit par attirer l'attention d'un mâle et de deux femelles pleines. S'il n'avait besoin que d'un messager, le patriarche initié préféra jouer la prudence. Expliquant à son frère qu'il aurait besoin d'une heure de halte et laissant les trois oiseaux se nourrir sur les carcasses non loin, Angrad se plongea dans son grimoire.

Au calme, près d'un feu crépitant, le patriarche initié se concentra sur son univers mental, se projetant à l'intérieur. À force de travail, il avait structuré son esprit, y entreposant son savoir. Observations et expérimentations lui avaient permis de contrôler une cinquantaine de schémas. Bien sûr, il n'en avait pas la maîtrise innée. À l'exception des tours les plus simples, le seigneur du feu effectuait une revue mentale chaque matin, sélectionnant les sortilèges qui lui seraient utiles pour la journée.

Comme tous les initiés, Angrad savait qu'il ne fallait jamais tracer de schémas à la légère. En effet, dès lors qu'ils n'étaient pas exécutés à la lettre, tout un tas de désagréments pouvait arriver. La plupart du temps, les hermétiques et les mystiques ratant leurs sortilèges ne subissaient que la fatigue due à l'incantation, sans être récompensés par ses effets. Mais parfois, des tracés bâclés pouvaient amener les sorciers au bord de l'épuisement, tout en déchaînant des forces incontrôlées.

Angrad consulta le schéma qu'il cherchait, s'en imprégnant suffisamment pour ne rien risquer. Répétant la gestuelle et les paroles incantatoires, le patriarche initié en profita pour chercher dans son grimoire quelques sortilèges plus utiles à une chasse ou un combat.

Après avoir réorganisé ses forces, Angrad appela les trois messagers. Le mâle et les deux femelles vinrent à lui, tournoyant à quelque trente coudées dans les airs. Le patriarche initié incanta, dans le langage des êtres de l'air, les sons destinés à appeler l'énergie astrale, la morphant par des gestes précis pour imprégner les corbeaux messagers.

Aux trois corbeaux, il transmit le même message. Grâce à la puissance du schéma, les créatures de Celene retiendraient le rapport, bien qu'il soit long. De plus, ils ne le trahiraient pas auprès d'un tiers et sauraient à qui livrer la missive. Angrad donna à chacun un destinataire différent : Magrim, son fils Thorval et la fille de Kohl, Nurabela. Laissant les trois messagers s'envoler pour porter leurs messages, Angrad signala à Kohl qu'ils pouvaient se remettre en route.

Cette fois, Angrad dut tenir l'arrière-garde avec Gulnyr, son frère, préférant mener la première ligne au vu des forces poursuivies. Le vieux protecteur fut d'ailleurs mandaté pour résumer au seigneur du feu les découvertes des éclaireurs durant l'heure de halte.

« Hodrik et Norri ont repéré des ensembles de traces très distinctes, commença Gulnyr. Il semble que nous ne poursuivions pas un Vongal habituel. En même temps, puisque des pouvoirs surnaturels ont été déchaînés, il était à prévoir qu'au moins un ogre-mage soit de la partie.

— Vous avez trouvé ses traces, questionna Angrad ?

— Pas exactement. Par contre, on a retrouvé les traces de quatre porteurs ogres entourés de cinq paires de bottes ferrées à pointe. Une chaise à porteurs bien lourde entourée par des giganthropes armurés de métal…

— Des géants de feu, s'exclama le patriarche initié !

— Effectivement seigneur. Des mercenaires qui ne travaillent que pour de puissants ogres-mages. Le sorcier n'était donc pas n'importe qui. De là à penser qu'il s'agisse de Gog lui-même, c'est difficile à affirmer. Cinq mercenaires seraient une escorte bien faible pour le seigneur du Botaan. »

Avançant malgré la nuit tombante, le Gottal continuait de remonter la piste. Elle pointait plein est, suivant de près les contreforts de Karak Naar. Il n'y avait malheureusement, dans cette direction, que la passe aux ogres, au sein de laquelle s'étendait la maudite cité de sang.

« La chaise à porteurs ouvre bien sûr la marche, et une colonne la suit dans son sillage immédiat. Une douzaine d'ogres ou d'ettins disciplinés encadrent les esclaves. Les traces rectilignes trahissent un minimum d'entraînement. Il pourrait s'agir de troupes d'élite, ou bien d'un rassemblement important d'ettins. On sait ces derniers souvent bien placés dans les organisations du Botaan, ayant eux aussi deux têtes à l'instar des ogres-mages.

— Combien ont-ils capturé d'esclaves, s'inquiéta Angrad ?

— Les traces sont trop embrouillées pour le déterminer, maugréa le vieux protecteur. Norri estime qu'ils sont au moins trente, mais Hodrik parie plutôt sur cinquante. Les deux tiers sont des centaures, mais on remarque aussi des traces de Tengus et de giganthropes. Sûrement des mercenaires engagés par les marchands de la caravane. Il faudra recompter demain de toute manière, et vérifier à quel point le nombre d'esclaves a décru…

— Il pourrait y avoir des désertions, espéra le seigneur du feu ?

— Malheureusement non, lui répondit Gulnyr. Il y a un troisième groupe de traces : un Vongal ! Cette fois, c'est bien d'une horde de trolls, d'ogres, de géants des grottes et d'ettins qu'il s'agit. Ils encadrent les deux groupes au centre, formant un large cordon, prévenant toutes fuites ou mauvaises rencontres. L'ogre-mage doit les tenir à distance, sans quoi ces monstres se jetteraient sur les esclaves pour les dévorer.

— Et ce Vongal, s'inquiéta Angrad, combien comporte-t-il de monstres ?

— C'est bien ce qui inquiète mon seigneur Kohl. Les traces sont abondantes, mais chaotiques et réparties sur une surface trop grande pour que l'on puisse vraiment les dénombrer. Une fois encore, les estimations varient entre vingt et quarante.

— C'est presque une petite armée, souffla Angrad.

— Tout à fait, seigneur, lui confirma Gulnyr. Les sbires de l'ogre-mage sont au moins quarante et nous ne sommes que neuf. Avec deux patriarches, nous pourrions affronter le Vongal ou l'ogre-mage. Mais les deux groupes se couvrent, et cela complique notre stratégie d'attaque. Espérons que le sorcier voudra réduire son escorte trop vorace, afin de conserver quelques esclaves…

— Cinquante esclaves pour une telle armée et le déplacement d'un ogre-mage : il devait y avoir autre chose dans cette caravane, nota le patriarche initié.

— Nous ne pourrons en être sûrs qu'en interceptant ces misérables, mais ils ont deux jours d'avance sur nous, grommela le protecteur.

— Quoi, s'exclama Angrad ? Le charnier a déjà deux jours ! Alors qu'il n'y a ni pourritures, ni grouillants ni odeurs… Aucun chasseur n'aurait pu le deviner.

— Tout à fait, acquiesça Gulnyr. Les ordres sont d'avancer autant que possible cette nuit, limiter le temps de sommeil au minimum pour tenter de les rattraper…

— Avancer à marche forcée avant d'engager un combat en infériorité numérique, s'affola Angrad ?

— Arriver en retard à une bataille, c'est perdre la bataille. Les sbires du Botaan seraient indélogeables, s'ils devaient atteindre une position fortifiée. Mais ne vous inquiétez pas, mon seigneur Kohl sait ce qu'il fait. Jamais nous n'avons poursuivi de Vongal avec deux patriarches. Et puis, nous avons une belle opportunité.

— Quelle opportunité, questionna Angrad ?

— Abattre un ogre-mage, s'exclama Gulnyr ! »

Si Angrad trouvait ce plan risqué, il n'en fit pas part à son interlocuteur.

Il s'enfonça avec le reste du Gottal au cœur de la nuit.

Le feu crépitait dans le brasero tandis que les nains buvaient un Bwor chaud en tirant sur leurs pipes. Ils s'étaient arrêtés au pied d'une falaise, dans le creux d'un éboulement d'où une caverne s'ouvrait dans les contreforts.Kohl avait décidé d'une halte au cœur de la nuit en découvrant l'endroit. Afin d'éviter toute embuscade, en gardant la piste toute proche, le Gottal longeait les contreforts, gardant la Tarim à distance. Hodrik avait alors trouvé cet endroit et Norri avait vérifié qu'il n'était pas habité.

Kohl décréta une halte de quatre heures pour dormir avant de repartir au petit jour. Tout le monde avait donc sorti sa pipe, se réchauffant avec un Bwor épicé avant de déguster le repas que préparait Finarin. Ce dernier, les mains dans une marmite, cuisait une généreuse portion de pois tandis que plusieurs lapins et une belle bécasse rôtissaient dans le compartiment au-dessus des braises. Dernières prises de Hodrik, faisandées depuis la veille, le Gottal prenait un repas chaud avant une longue poursuite.

Angrad veillait à la température du brasero, titillant les braises avec une brindille. Son air maussade l'avait quitté, tandis que Kohl et ses Throndi essayaient de se détendre.

Gofnyr et Gulnyr racontaient des histoires drôles, dont les chutes faisaient invariablement exploser de rire le seigneur du feu. Ses rires éclataient entre deux bouffées de fumée dont il s'amusait pour le plus grand plaisir de l'auditoire. À l'aide de quelques schémas simplistes, il sculptait la fumée des pipes, reproduisant les personnages des histoires des deux aciers.

Durbar et Kramir s'affairaient de leur côté, arrangeant le contenu des sacs pour mieux équilibrer les poids. En grande conversation, les deux étains discutaient sur les dangers qu'ils pourraient rencontrer et comment le contenu des sacs les aiderait à les surmonter. Les arguments volaient entre eux deux, prenant l'auditoire à partie, afin de déterminer ce qui serait utile pour la poursuite.

Norri, adossé à l'entrée de la grotte, surveillait d'un œil l'extérieur, tandis qu'il faisait sortir d'une flûte une petite mélodie guillerette. Assis à ses côtés, Hodrik riait de bon cœur aux pitreries des deux aciers en fourbissant ses armes. Un pot de graisse posé sur un genou, une pierre à aiguiser sur l'autre, il nettoyait son arbalète et graissait son mécanisme.

Kohl profitait du feu, mordant à belles dents dans une bécasse que Finarin avait fait rôtir spécialement pour lui. Entre deux bouchées, il encourageait Kramir et Durbar en rappelant des anecdotes de leurs précédents combats.

Le dîner fut vite englouti par les nains affamés, et le tonnelet de bière, percé pour l'occasion, asséché jusqu'à la dernière goûte. Angrad convainquit son frère qu'il pourrait assurer seul les tours de garde de la nuit, utilisant des schémas d'alarmes et quelques runes explosives. Le Vongal toujours distant de deux jours, le patriarche initié estimait que ses sortilèges suffiraient à effrayer les bêtes sauvages. Kohl suivit son avis, et tous s'offrirent quelques heures de sommeil.

Les yeux d'Ajax n'étaient pas levés quand le Gottal se remit en marche. Malgré une nuit trop courte, Angrad se leva sans difficulté. Il avait tordu son esprit à toutes les gymnastiques, repoussant toujours plus loin ses limites. Le sommeil lui était indispensable pour recouvrer ses forces hermétiques, mais il les avait beaucoup préservés jusqu'alors. Si ces quelques heures n'avaient pas suffi à les régénérer, au moins son corps était-il reposé.

Reprenant la formation de poursuite, le Gottal sortit de la caverne et reprit la piste. Ils gravirent la falaise, leurs pieds sûrs choisissant les roches stables du pierrier. Les lunes d'automne finissaient d'éclairer les collines givrées que les froids soleils dissiperaient vers midi. Habillés de fourrure, les nains ne ressentaient aucunement le froid, habitué aux rigoureux climats des hautes montagnes.

La formation s'était étirée, tandis que le Gottal gravissait les obstacles de ces contrées sauvages. De crête en crête, dévalant les vals et escaladant les pentes, ils enjambaient rivières et ruisseaux qui rejoignaient la Tarim. La piste se réchauffait, et les nains furent satisfaits que leurs privations portent leurs fruits. Le Vongal n'avait plus qu'une journée et demie d'avance.

Si les grandes jambes des giganthropes leur permettaient d'avaler de grandes distances, les nains brillaient par leur endurance. Habitué aux marches forcées, le Gottal pouvait couvrir cinquante milles par jour, même dans ces espaces accidentés. Angrad, qui n'était pas du tout habitué à ces rythmes soutenus, accusait le coup. La fatigue le prenait vite, et il dut user de sa mystique pour faire face. Le patriarche initié déplorait d'utiliser ainsi ses forces, mais il ne voulait en aucun cas ralentir le Gottal.

Kohl imposait une cadence infernale. Marchant six heures à allure plus que soutenue, il ne laissait qu'une heure de repos à ses Throndi. Angrad profitait de chacune de ces haltes pour dormir, sombrant dans un sommeil profond. Grâce à sa mécanique mentale, il se réveillait toujours avant que l'heure ne soit écoulée. Contrairement au reste du Gottal, Angrad avait dû quitter son armure, incapable de suivre le rythme ainsi équipé.

Le massif arboré de Lok Zorn sur leur gauche, au-delà de la Tarim, les nains suivaient la piste longeant les contreforts. Angrad avait entendu ses compagnons s'inquiéter. Les Vongal avaient pour habitude d'entrer et sortir du Botaan par les montagnes. Ce changement plongeait le Gottal dans la perplexité alors qu'il s'aventurait dans un territoire méconnu.

Les reliefs alentour se modifièrent, alors que les nains rattrapaient petit à petit les sbires du Botaan. Les hauts plateaux se réduisaient, les contreforts plus abrupts poussaient les nains toujours plus près du fleuve grondant. Inexorablement, la piste les amenait sur la Tarim.

Des torrents de montagne rejoignaient le chaos du fleuve, creusant la roche depuis des temps immémoriaux. Ulmo rappelait à lui chacune des gouttes qui quittaient son corps, bataillant pour passer à travers le corps de Rual. La Tarim était un champ de bataille où les flots, mousseux, grondants, dévoraient les roches nues saillantes qui les découpaient. Cascades et torrents se firent plus abondants encore, aspirant les neiges et les glaciers de Karak Naar. Si proche d'Ogri Kadrin, les flots bondissaient entre les pics pour rejoindre le bras nord ou sud du puissant fleuve.

Angrad avait rencontré plusieurs peuples durant ses pérégrinations, mais jamais il n'en croisa naviguant sur la Tarim. Les flots rageurs de ces deux bras titanesques noyaient quiconque avait l'audace de les braver. Passant au plus près du col aux ogres, le fleuve avait découpé des falaises infranchissables aux pieds des contreforts. Le patriarche initié craignait de devoir poursuivre le Vongal dans cette direction, sachant combien de monstres hantaient ce col maudit.

Après deux jours de poursuite épuisante, le Gottal n'était plus qu'à une demi-journée de marche du Vongal. Si proche, Kohl souhaita que chacun se repose. Hodrik les mena dans une combe, coincée entre deux vallées. Les flots assourdissants du fleuve, pourtant distant de plusieurs centaines de pas, couvraient le moindre son. Les Throndi de Kohl installèrent tente et bivouac, travaillant frénétiquement.

Pourtant éreinté, Angrad ne parvint pas à trouver le sommeil. Si son corps réclamait à grands cris tout le repos possible, son esprit passait et repassait les découvertes des derniers jours. Laissant Kohl et ses Throndi dormir, Angrad s'occupa seul des tours de garde. Installant des sortilèges d'alarme autour du bivouac, le patriarche initié laissa son corps sombrer dans l'inconscience tandis qu'il en extirpait sa forme astrale.

Suspendu ainsi entre le plan matériel et le plan éthéré, le seigneur du feu révisa son grimoire. Faisant l'inventaire de ses forces mentales, il ne put que constater à quel point elles étaient maigres. Il lui fallait les rationner, ne sachant pas quand il prendrait assez de repos pour les recouvrer totalement. Si la poursuite devait durer, ce ne serait pas de si tôt…

Quand le reste du Gottal s'éveilla, Angrad fumait près du poêle qu'il venait d'allumer. Il avait réveillé Finarin dix minutes plus tôt afin que celui-ci puisse préparer un repas chaud pour les nains épuisés. Le seigneur du feu sentait lui aussi peser la fatigue de la poursuite, mais son esprit était étonnement clair.

Rejoint par son frère, Angrad l'entretint directement de ses préoccupations.

« Il me faut conserver autant de pouvoir que nécessaire en prévision de la confrontation avec l'ogre-mage, commença-t-il. Qui qu'il soit, je dois m'assurer de la supériorité magique sur le sorcier, afin qu'il ne puisse nuire. Tu auras déjà fort à faire, au vu de la supériorité numérique de l'ennemi. Si je réussis à le balayer, je pourrais ensuite me positionner en soutien.

— Et donc, questionna Kohl qui, n'ayant pas tout compris, souhaitait une conclusion limpide ?

— Je vais économiser mes forces jusqu'à tomber sur l'ogre-mage. Comptes que je n'utiliserais pas ou peu mes pouvoirs d'ici là. Et je ne pense pas pouvoir continuer la marche forcée. Si je me présente épuisé face à un adversaire d'un certain calibre, je pourrais perdre.

— J'entends, concéda laconiquement Kohl. Plus de marche forcée. Nous continuerons prudemment. Il peut y avoir des embuscades. »

Kohl tint compte des derniers propos d'Angrad, car il vérifia personnellement l'état de fatigue de chacun de ses Throndi durant le repas. Même si ses braves étaient de farouches guerriers, la marche forcée les avait épuisés plus qu'ils ne souhaitaient le montrer à leur seigneur. Après avoir mis un tonneau de bière en perce, Kohl décida d'allonger la halte d'une heure. La relâche serait partielle, puisque chacun devait entretenir son matériel en vue des combats à venir.

Tandis que Finarin distribuait chopes de bière et bols de Bwor chaud, les nains sortirent graisse et pierre à aiguiser. Dans un silence couvert par le bouillonnement sourd de la Tarim, les nains se préparèrent à livrer bataille. Les armures furent resserrées, les sacs harnachés et le camp replié. Durbar vérifia les nœuds et les sangles de chacun.

S'inquiétant du paquetage d'Angrad, l'étain lui montra à quoi servait le dispositif qu'il vérifiait.

« En cas de combat, seigneur, votre barda vous encombrera au point de vous empêcher de tenir la ligne, expliquait-il. Ce ne sera pas le cas pour votre sac à dos, mais les sacs attachés sur le brêlage doivent pouvoir être ôtés rapidement. Je ressers donc toutes les sangles de cuir de votre sac et des sacoches. Sachez que le reste du matériel est soutenu par ces fixations de corde. Tirez sur ce bout, s'il vous plaît. »

Angrad s'exécuta. Le bout était serré et le patriarche initié eut du mal à le libérer. Mais après avoir tiré suffisamment fort, il sentit les fixations se détendre et tous les sacs tomber au sol. Stupéfait, il dévisagea Durbar.

« J'ai mis plusieurs décennies à perfectionner ce mécanisme, s'enorgueillit l'artisan. Nous avons organisé le chargement avec Kramir pour conserver le strict minimum dans les sacs à dos, les rations principalement. La tente, le fourneau, marteaux et enclumes : tout le matériel d'expédition est stocké sur le brêlage. Durant une bataille, nous pourrions être amenés à abandonner ce matériel sur le terrain. »

Angrad s'émerveilla de l'ingéniosité de l'étain. Il avait lui-même dû faire face à des situations similaires, alors qu'il expérimentait dans les terres désolées.

« En cas de combat, reprit Durbar, tirez d'un coup sec et puissant sur le bout situé sur votre épaule gauche. Je le laisse pendre pour une meilleure prise en main. »

Une fois ces préparatifs terminés, le Gottal reprit la piste, prêt au combat.

Le Gottal était reparti à un rythme moins soutenu, et les nains traversaient les derniers hauts plateaux avant Ogri Kadrin.

« Dawi rassemblement, ordonna Kohl après seulement deux heures de route. »

Kohl parlait fort afin de percer le grondement assourdissant du fleuve. Le Gottal traversait une zone particulièrement escarpée, où s'étendait une forêt dense de pins. En quelques instants, le Gottal se rassembla autour de son seigneur. Angrad remarqua que les éclaireurs revenaient essoufflés de leur reconnaissance.

« Hodrik, au rapport, l'invita son patriarche.

— Des mouvements seigneurs, plus en aval, sur notre chemin, rapporta l'éclaireur en reprenant son souffle. De grandes créatures, si j'en juge par le mouvement imprimé sur les arbres. Ils sont entre la berge sud de la Tarim et les contreforts. Je ne pense pas que nous pouvons les éviter puisqu'ils sont en travers de la piste.

— Formation en pointe, décida Kohl. Nous passons. »

Le Gottal se mit en formation, armes dégainées et prêt au combat.

Go

F D Kr

Gu N Ko

À H

Sur un signal silencieux de Kohl, Gofnyr commença à marcher, puis à courir en petite foulée. Le reste du Gottal prit le rythme du meneur, dans une parfaite synchronisation. La pointe, aussi connue comme la tactique de l'épieu consistait en une pointe de flèche dure, avec un bouclier à l'avant. Gofnyr s'en chargeait, étant un maître de la bousculade.

Les armes d'hast venaient deux pas derrière afin de laisser à chacun assez de flexibilité pour se déplacer et assez de choix dans les cibles. Kohl et Gulnyr venaient derrière, afin de protéger les flancs du Gottal. Dans cette formation profonde, ils couvraient les faiblesses de la formation. Entre eux deux, Norri servirait de réserve.

Enfin, Angrad et Hodrik fermaient la marche. Étant chacun à sa manière un combattant à distance, Kohl les chargeait de surveiller le champ de bataille. Tirant pour fixer les ennemis dispersés, ils devaient empêcher toute tenaille sur le Gottal. Toutes ces subtilités étaient nébuleuses pour le seigneur du feu, aussi suivait-il l'éclaireur.

Le Gottal endura une trotte à petite foulée, adaptant sa vitesse pour conserver la formation malgré le terrain. Alors qu'ils montaient une pente, Gofnyr se débarrassa prestement de son brêlage. Suivant son exemple, Angrad et le reste du Gottal lâchèrent leurs équipements sur le parterre d'aiguilles sèches. Passant au-delà de la crête et dévalant les collines au travers d'un plateau boisé, Gofnyr cria :

« Ennemi droit devant sur le versant est ! À trente pas, une douzaine de giganthropes avec des vermines des profondeurs. Ils nous ont repérés !

— Dawi, cria Kohl en accélérant la cadence. Chargez ! Drengi ! »

Le Gottal dévala la pente, augmentant ainsi l'impact de la charge.

En face, la troupe ennemie lâcha sur eux leurs vermines de choc : des guerrières formiennes. Ces fourmis, de la taille d'un cheval, avaient une force prodigieuse, mais n'étaient pas habituées à la lumière du jour et aux grands espaces de la surface. Pataudes, elles cherchaient désespérément des odeurs familières tout en subissant la tyrannie de leurs maîtres. Les dresseurs les aiguillaient avec des épieux tandis que les autres géants se regroupaient sous les aboiements de leur chef.

La troupe ennemie n'était composée que de géants des grottes. Créatures voûtées et bestiales, habituées aux cavernes sombres, elles servaient de troupes de bas étage pour le Botaan. Ennemis naturels des nains, on trouvait cette engeance dans les tunnels proches du Gazangron.Le Gottal doubla les guerrières formiennes désorientées pour percer la ligne adverse. Gofnyr eut le temps de bousculer un géant durant l'impact, immédiatement achevé par Norri et Kohl. Incapable de retenir le Gottal, les géants se réorganisèrent derrière eux.

« Demi-tour, ordonna Kohl. Gulnyr, la ligne ! »

Les nains se retournèrent, Gulnyr organisant rapidement une ligne compacte pour faire front. Mais les vermines avaient capté la trace des nains, et les chargeaient sans leur laisser le temps de faire front. Agissant prestement, Angrad commença à murmurer quelque Rhun, appelant le pouvoir d'Ajax.

Alors que les formiens se jetaient dans la mêlée, une vague de chaleur les accabla. Angrad souffla un nuage de vapeurs volcaniques surchauffées sur les vermines. Jugulant sa puissance, il se retint de faire cuire les bêtes. S'il pouvait les embraser comme des torches, les pins alentour en feraient de même. Angrad n'avait aucun problème à combattre au milieu d'un brasier, mais il était le seul, sur le plateau, à le pouvoir.

La vague de chaleur eut un effet dévastateur sur les guerrières formiennes. Sentant la chaleur et la lave, affolées par ce danger qu'elles connaissaient bien, les bêtes s'enfuirent. Les dresseurs ne parvinrent pas à les détourner de cette terreur ancestrale commune à toutes les créatures du Dharkhangron. Elles désorganisèrent les géants des grottes en bousculant leur formation.

C'est alors que le Gottal engagea le corps à corps. Angrad resta seul derrière, Hodrik ayant troqué son arbalète contre son bouclier. Ainsi équipé, il compléta la ligne de Gulnyr, Gofnyr et Kohl. Chacun était soutenu par une arme à d'hast, sauf Hodrik que secondait Norri. Le patriarche initié vit pleuvoir des rochers depuis la position adverse. Le Gottal cherchait le corps à corps pour éviter ces projectiles. Le seigneur du feu forma rapidement un schéma simple pour s'en prémunir. Restant en retrait, il chercha à les attirer sur lui tout en restant en réserve, au cas où Kohl aurait besoin de lui.

H Go Gu Ko

N Kr D F

A

Un furieux corps à corps s'engagea. Les géants, pourtant avantagés par l'allonge de leurs membres démesurés, ne réussirent pas à tenir la formation naine à distance. Kohl avait passé la direction du Gottal à Gulnyr, afin de pouvoir se concentrer sur son aile. À lui seul, il couvrait tout le flanc droit de la formation. Taillant profondément la chair des géants des grottes, chacun de ses coups blessait gravement ses adversaires. Finarin, posté dans le dos de son patriarche, tentait d'achever les blessés.

Gulnyr, lui, fixait la formation adverse. À deux pas de Kohl, il frappait aussi de taille et d'estoc. Les attaques de ses adversaires, incapables de retenir l'avancée du protecteur, venaient s'écraser contre son bouclier ou sur son armure. Gofnyr et Hodrik avaient plus de mal, obligés d'élargir la formation pour éviter un débordement.

Une demi-douzaine de rochers vinrent s'abattre sur Angrad tandis qu'il analysait la situation. Si trois d'entre eux le frappèrent de plein fouet, son sortilège encaissa la majorité des dommages, ne lui occasionnant que quelques contusions mineures.

Légèrement déstabilisé, le seigneur du feu banda sa concentration pour appeler son pouvoir. Le flot de feu qui coulait naturellement en lui progressa jusqu'à ses mains alors qu'il traçait un schéma complexe.

« Ajax, élève un mur entre mes ennemis et moi, tonna le patriarche initié ! »

Instantanément, un mur de flamme naquit au pied des géants face à Hodrik et Gofnyr. S'exclamant, tandis que leurs chairs commençaient à brûler, certains eurent le temps de se jeter en arrière. Les autres, moins chanceux, fuirent les flammes à travers les lames du Gottal. Hachés par les frappes des quatre nains, deux adversaires s'effondrèrent au sol. Tandis que Gofnyr et Hodrik changeaient d'aile, Norri et Durbar achevèrent les malheureux.

Une fois de plus, Angrad fut la cible de jets de pierres grosses comme son torse. Les tireurs devaient être moins nombreux, car seuls quatre projectiles fusèrent dans sa direction. Les deux qui l'atteignirent furent une fois de plus de peu d'effet, grâce à la protection qu'il avait invoquée. Concentré sur le mur de flamme, le seigneur du feu se désintéressa du combat. Il dut utiliser toute la maîtrise concédée par Ajax afin d'étouffer l'incendie naissant de ce côté-ci du mur.

La bataille continuait de faire rage, car Angrad entendait des exclamations de Gulnyr.

« Wutrazi ! Dreng Hodrik Gronti ! »

Conscient qu'une trop grande concentration pouvait le laisser sans défense, Angrad jeta un coup œil distrait sur le champ de bataille à droite de son mur de feu.

Le vieux protecteur réorientait ses hallebardiers, maintenant que son flanc droit était couvert par le mur de flamme d'Angrad. Alors que son patriarche continuait son déluge de lame meurtrier, Gulnyr ordonna au reste du Gottal d'appuyer la charge de Hodrik et Gofnyr. Angrad, de son côté, ne voyait plus que les flammes dansantes qu'il avait invoquées, les maîtrisant au mieux afin qu'elles n'embrasent pas la forêt de pins.

Les clameurs continuèrent de plus belle, scandées par les ordres de Gulnyr. Finalement, le Gottal effectua une dernière manœuvre, repoussant leurs adversaires dans le mur de feu. Taillant implacablement les géants, les nains exerçaient une pression constante sur cet ennemi démoralisé. Angrad, ne pouvant plus contenir le mur de flammes sans que celui-ci embrase les pins alentour, le dissipa d'une pensée.

Une fois le voile de flammes levé, Angrad découvrit avec effroi que les nains du Gottal achevaient méthodiquement tous les géants au sol. Oubliant ses efforts pour dissiper les dernières flammes, il accourut vers Kohl.

« Est-ce bien nécessaire, mon frère ? Ils sont vaincus !

— Jamais d'ennemis dans le dos, répliqua Kohl.C'étaient des guerriers.

— Ils auraient sans doute pu nous en apprendre plus sur la raison de leur présence hors de leur terrier, argumenta Angrad. Nous aurions pu les interroger et découvrir qui les a contraints à en sortir. »

Gulnyr vint alors au secours de son patriarche, lui évitant ainsi de longues explications.

« C'étaient des combattants, expliqua le protecteur. Ils méritent de mourir au combat, les armes à la main, et pas dans une heure, dévorées par les bêtes. Il aurait été vain de les interroger, tant il est difficile de converser avec ces géants débiles.

— J'aurais pu utiliser ma pierre-esprit pour communiquer avec eux, comme je l'ai fait avec le loup dans le charnier, contra Angrad.

— Nous avons nos propres méthodes, lui rétorqua Hodrik, qui s'était rapproché. Leurs traces parleront bien plus que leurs gorges ou même leurs esprits. »

Se tournant vers son patriarche, l'éclaireur commença.

« Les géants patrouillaient en cercle dans les parages. J'ai trouvé des traces menant dans les contreforts. Les formiens ont fui en remontant cette même piste.

— Conduis-nous, lui demanda Kohl. »

Après avoir récupéré leur équipement de l'autre côté de la crête, le Gottal se remit en piste. Ils suivirent Hodrik jusqu'à l'entrée d'une caverne où la piste du Vongal aboutissait, aussi bien celle des géants des grottes que celle des formiens. Indéniablement, les géants vivaient ici, vu l'odeur qui y régnait.Le peu d'objets et de provisions découverts par les nains désignait cet endroit comme une résidence secondaire ou un avant-poste. Les fourmis géantes n'étaient visibles nulle part, sûrement reparties dans les profondeurs. Il devait y avoir ici un passage sous la montagne.

Soudain, Gofnyr haussa la voix.

« Il y a quelque chose par ici. En direction des profondeurs… »

Les nains accoururent sur sa position et des hoquets de surprise s'élevèrent aussitôt. Répugnance, effarement et dégoût abondaient dans les exclamations des nains. Angrad se fraya un passage jusqu'à son frère. Kohl était un nain très inexpressif, mais la fureur froide qu'il dégageait le fit frémir. Le Gottal s'écarta pour laisser place aux deux patriarches qui contemplaient sombrement la sinistre découverte de Gofnyr.

La caverne s'enfonçait dans les profondeurs par un large puits taillé sommairement. Sur la paroi, à une vingtaine de pas de l'entrée, une marque avait été peinte sur la roche, invisible depuis l'extérieur, cachée dans un recoin. La puanteur y était difficilement supportable, car une cavité au sol servait de fosse d'aisances.Excréments et cadavres s'entassaient pêle-mêle. Un courant d'air remontant des profondeurs exhalait ces odeurs de charogne, les répandant dans toute la grotte.

Angrad fit jaillir des torches magiques, révélant la marque peinte. Un hoquet de stupeur s'éleva du Gottal, suivi de murmures abasourdis et haineux.

Au-dessus des charognes, dans une saillie de la roche, un bassin avait été creusé grossièrement. Plusieurs mouches volaient au-dessus, tandis qu'un liquide noirâtre puant y stagnait, certaines parties ayant coagulé et pourries.

Au-dessus, des marques brunes salissaient la paroi, comme si l'on avait jeté des objets gorgés de ce liquide rouge sombre. L'aspect sinistre qui en résultait était renforcé par des restes de ces objets toujours accrochés à la roche.

Encore au-dessus, la marque faite avec ce liquide noirâtre formait très clairement un symbole. Bien que tracées avec des objets qui ne devraient jamais servir à peindre, des lignes apparaissaient clairement au milieu des coulées.

Il s'agissait d'une goutte, peinte avec la matière qu'elle représentait. Au travers, un long triangle couché barrait le dessin, semblable à un gourdin ou une masse. Deux cercles, l'un à côté de l'autre, surplombaient le triangle. L'un arborait un point en son centre, l'autre deux. Le peintre avait bien tenté de rajouter d'autres détails, mais ils étaient indiscernables.

Un silence de mort s'était abattu dans la grotte, car tous avaient reconnu le symbole du Botaan ! Les deux cercles de l'ogre bicéphale, la masse de la barbarie et la goutte de la magie de sang !

Finalement, d'un ton grave, Angrad brisa le silence.

« Un passage sous la montagne, portant la marque de notre ennemi… Des parois creusées à deux jours de Ogri Kadrin. Si proche de Ungdrin Ankor… Il s'agit d'un sujet qui nous concerne bien plus que cette traque. Ainsi, le Botaan réclame lui aussi le Dharkhangron !

— Appelle un messager, mon frère, murmura sombrement Kohl. Avertis le conseil. »

Angrad sortit de la grotte tandis que le Gottal inspectait les souterrains à la recherche d'indices. Il fut soulagé de quitter cet endroit maudit dont la puanteur lui donnait la nausée. Sonné par cette alarmante découverte, Angrad devait renvoyer un messager corbeau de toute urgence à Dol Rual. Cela ne lui demanderait pas trop de pouvoir, et il avait prévu de renvoyer un rapport. Focalisant ses pensées, il attira à lui un corbeau, toujours en vantant les mérites de Talag Khaz. Un oiseau finit par répondre à son appel et Angrad le missionna promptement.

« Va au plus haut des cimes de Dol Rual, la plus haute montagne du monde, celle qui dépasse les nuages et atteint le ciel libre. Va voir Magrim, l'ami des griffons. Transmets-lui les images que je te montre à l'esprit, puis le chemin que tu as parcouru. Demande une généreuse récompense, car son frère Angrad le lui demande. »

Laissant l'oiseau cupide prendre son envol, il s'en retourna vers l'entrée de la grotte où Kohl réfléchissait avec ses Throndi, loin des vapeurs nauséabondes de la caverne. Le Gottal faisait un rapport détaillé de la situation, explorant une carte qu'ils venaient de tracer dans la terre meuble. Hodrik rappelait la composition du Vongal avec des osselets, puis la position du Gottal.

« Nous sommes sur les contreforts nord de Karak Naar, à une demi-lieue de la Tamir. À l'ouest, Karag Dron, à l'est, Ogri Kadrin. Nous ne sommes qu'à une centaine de Milluz en ligne droite de Ungdrin Ankor, et autant du Botaan.

— Le charnier était à deux jours de marche de la porte secrète, continua Gofnyr. Le Vongal vient de passer ce tunnel il y a une demi-journée.

— Ils transportent leur ravitaillement, rajouta Finarin. Vu la taille de leur groupe et l'appétit féroce de ces monstres, cela représente une logistique que nous ne leur connaissons pas. Un ajout des mercenaires géants de feu peut-être ? »

Kohl hochait la tête tandis que le Gottal continuait le positionnement des pions sur la carte. Voyant son frère revenir, il le questionna :

« Quand arriveront tes messagers ?

— Dans deux ou trois jours, répondit le patriarche initié. Les trois premiers ont déjà dû atteindre Dol Rual et avertir le conseil. Je pense que le second message convaincra la reine d'organiser des reconnaissances entre Karag Dron et Ogri Kadrin. Le messager montrera le chemin qu'il a parcouru, ouvrant ainsi la voie pour dépêcher des renforts si jugés utiles. S'il le fallait, je pourrais réunir le conseil en personne, mais je devrais pour cela quitter le Gottal. Je compte plutôt garder mes forces pour ce qui nous attend plus bas.

— Devons-nous explorer maintenant, le questionna Kohl, cherchant un second avis auprès du patriarche initié ? »

Angrad réfléchit quelques instants avant de répondre. Cette caverne était maintenant connue et ils pourraient revenir plus tard pour l'explorer. Des vies étaient en jeu, et les pauvres prisonniers subiraient un sort peu enviable en finissant dans les geôles du Botaan. Angrad s'en inquiétait, mais ce faisant, il n'analysait le problème qu'à court terme. Le peuple de Duka était béni de longue vie, aussi devait-il se focaliser sur les écueils marquant les Âges.

Si ces malheureux étaient certes voués à un destin atroce, une centaine d'esclaves en moins ne ferait, hélas, pas une grande différence sur les marchés du Botaan. Angrad chercha à relativiser le destin de ces malheureux par rapport à leurs prédécesseurs, la destinée du Botaan, tant son emprise régionale que spirituelle, devant l'emporter dans son jugement.

Mais la découverte de ce passage et la volonté inflexible d'Angrad de sauver des vies l'emportèrent. De mémoire de nain, c'était la première fois qu'un autre peuple envahissait le Dharkhangron, et continuer la poursuite était le meilleur moyen de venir en aide aux prisonniers.

« Les profondeurs sont notre territoire et nous ne devons tolérer aucune incursion, affirma le seigneur du feu. J'aimerais aussi sauver ces malheureux et toi te débarrasser d'un ogre-mage. Je pense que nous devons continuer la poursuite.

— Dawi, dit Kohl de son ton posé et grave. Descendons. Tuons ces intrus. »

Le Gottal suivit les ordres, animé d'une sombre détermination. Il ne s'agissait plus de traquer un ennemi en essayant de libérer des alliés, mais bien de bouter un envahisseur hors de la terre promise.

Tandis que Kohl effaçait le plan, le Gottal sortait baudriers, cordes et grappins. Durbar et Kramir discutaient de la manière de cartographier le trajet, et du moyen de laisser des marques directionnelles pour aiguiller de possibles renforts. Tous installaient leurs charges pour ne pas gêner une escalade. Gulnyr avait délesté Gofnyr d'une partie de son matériel, ce dernier se préparant à mener le rappel.

Voyant Angrad les dévisager, Finarin l'informa respectueusement.

« Seigneur ! Nous ne savons pas comment ces brutes ont aménagé les galeries, ni même s'ils ont pensé à les étayer. Nous devons nous préparer à traverser les souterrains comme des mineurs. »

Hochant distraitement la tête, le patriarche initié passa son baudrier en maugréant. Il n'était pas à l'aise avec les escalades du Dharkhangron sauvage et redoutait son inexpérience.

Sans un mot, Kohl indiqua à Gofnyr d'ouvrir la marche : ils s'engouffrèrent dans l'antre puant.

Suivant la piste évidente laissée par le Vongal dans les premiers tunnels, le Gottal progressa en cordée vers les profondeurs de la terre. Mais bientôt, la piste disparut, laissant place à un boyau bizarrement excavé. La roche y était à peine taillée et l'on voyait des marques où les géants avaient agrandi le boyau. Aucun nain ne pouvait employer le mot taillé pour ce qui avait été commis dans ces grottes. On aurait plutôt dit qu'une créature avait mangé la pierre.

Angrad fronça les sourcils. Situé en dernière position dans la colonne, alors que les autres préparaient pitons et piolets, il s'approcha de la paroi croquée. Invoquant une fois encore ses lanternes magiques, elles diffusèrent une douce lumière blanche, permettant au seigneur du feu d'inspecter les murs.

Le patriarche initié commença à examiner les stries laissées sur le boyau. Le creusement avait suivi un filon de roche précis, d'où l'avancée rectiligne et claire du tunnel. Il avait entendu, plus tôt, Norri plaisanter sur la facilité à suivre le chemin des géants. Tout devenait logique, car la trouée dans la roche suivait une dénivellation de niveau au fil du filon.

Les roches du dessus et du dessous ne portaient pas de traces, mais la pierre entre les deux avait disparu. Angrad se trouvait dans une cavité occupée il y a peu par une roche plus molle. Il n'en restait d'ailleurs aucune trace dans le tunnel. Angrad savait reconnaître une grotte naturelle d'une construction et ils se trouvaient indubitablement dans un tunnel creusé. Aucun débris ne jonchait le sol, preuve qu'il avait été balayé et nettoyé. Ni les sbires du Botaan ni les phénomènes naturels, ne laisseraient un tunnel dans cet état impeccable, ce qui souciait grandement Angrad. Le seigneur du feu fut interrompu dans ses réflexions par son frère, venu le rejoindre.

« Tes conclusions ? le questionna laconiquement ce dernier.

— Je ne sais pas encore, répondit Angrad, il me faudrait un second avis. Quel est ton Throndi le plus à même de m'aider ? Ces parois ont été creusées d'une manière étrange que je ne cerne pas encore. Une partie des réponses à nos questions se trouve peut-être dans ces murs…

— Kramir interpella Kohl, fin de colonne. Assiste le seigneur Angrad. »

Le bâtisseur s'exécuta tandis que le reste du Gottal commençait la descente de ce qui devait être un boyau principal. Hodrik surveillait la descente de la lanterne, à présent trente pas dans les profondeurs, tandis que Gofnyr et Gulnyr glissaient à la suite le long de la corde. Ils avaient installé un rappel et la descente serait longue.

« Mon frère, dit Angrad, en se tournant vers Kohl, descend en premier avec tes Throndi, je reste avec Kramir quelques instants pour en apprendre plus sur ces tunnels. »

Kohl hocha la tête, regardant ses nains commencer la longue descente dans les profondeurs. Il retourna vers la cordée, scrutant avec son éclaireur le fond du puits.

Angrad se tourna vers Kramir qui palpait déjà la roche.

« J'ai remarqué que cette partie du tunnel a été creusée de manière fort étrange, commença Angrad.

— Effectivement seigneur, répondit Kramir. Nous sommes dans une couche de grès coincée entre une dolérite et une kersantite. Les couches supérieures et inférieures n'ont pas subi de dommages, mais le grès a été creusé. Je m'étonnais de voir ces couches de roches dures polies, et sans gravats au sol.

— Doucement Kramir, l'interrompit Angrad. Rappelle-toi que si je maîtrise les magmas, mes connaissances des pierres refroidies sont limitées.

— Pardon, seigneur, s'excusa l'étain. Nous avons un vieux basalte dur et solide sous nos pieds, duquel nous aimons tirer des blocs de maçonnerie. Au-dessus, c'est plutôt un granit. Ces deux couches doivent être très épaisses pour ne souffrir aucun effondrement ou glissement. Elles écrasent la couche de grès dans laquelle nous nous trouvons.

— Je l'avais remarqué, oui, répondit le patriarche initié. Les traces sur les murs m'ont paru très étranges. Il est clair que la cavité que nous parcourons a été creusée, mais je ne sais comment. Nous suivons ce filon depuis deux Milluz maintenant.

— C'est exact, seigneur, j'y réfléchissais aussi pendant notre progression. Mais sans halte, impossible d'étayer mes hypothèses.

— Profitons du peu de temps que nous avons avant de prendre notre place dans le rappel, le pressa Angrad. »

Il tourna alors sa lumière vers la paroi en invitant Kramir à l'étudier.

« Le mur a été creusé, seigneur, mais les outils me sont inconnus, s'il s'agit d'outils. Certainement de grandes et larges pioches en pierre très dure. Elles seraient trop lourdes pour être maniées par un des nôtres, mais qui sait ce dont sont capables les géants et les ogres ? Par contre, la paroi a été polie ensuite. Grossièrement certes, mais quelque chose a poncé le grès, atténuant les marques d'outils. »

Angrad acquiesça de la tête, plongé dans ses réflexions. Kramir laissa là le patriarche initié pour prendre sa place dans le rappel. Le patriarche initié le suivit, remettant ses observations. Avançant au pied du précipice, il jeta un coup d'œil sur la cordée.

Le Gottal avait descendu le puits, profond d'une centaine de pas. Angrad trouva ce dernier bien trop droit. Le Gottal était déjà en bas, inspectant les environs ou rangeant le matériel. Pendant sa descente, assuré par Norri, Angrad scrutait les parois du puits. Le grès laissait place à un calcaire au milieu de la descente. Les couches de basalte et de granit diminuaient en épaisseur, alors que naissait une couche d'un autre basalte plus clair. Les marques étaient toujours visibles sur les murs du boyau. Le patriarche observa même les traces de polissage sur le plafond de granit, et une continuité des stries quand le basalte clair prit la place du granit sombre.

Finalement, Angrad arriva à la fin du rappel. Le sol continuait en pente douce. Gofnyr et Gulnyr étaient déjà partis, emmenant Finarin et Durbar avec eux. En se détachant, le patriarche constata que Kramir faisait un rapport à son seigneur sur les observations qu'ils avaient faites. Kohl prenait des notes rapidement.

Angrad ne savait pas d'où lui venait cette rapidité. Utilisant un fusain finement taillé, Kohl esquissait une carte marquée de runes, symbolisant leurs découvertes sur une peau de chèvre. En marge de la carte, un autre type de dessin était en cours d'élaboration. Il reliait les points notables rencontrés dans les profondeurs par ordre d'apparition, annoté des distances parcourues.

Kramir éclairait son seigneur avec une lanterne. Angrad en invoqua une seconde pour augmenter la luminosité d'un cran supplémentaire. Le bâtisseur symbolisait ses propos par des caractères spécifiques, issus des runes des mineurs, en marge de la carte de Kohl.

Ces derniers avaient une écriture particulière aux profondeurs et à leurs travaux. Comme la plupart des étains, les mineurs inventaient et standardisaient des runes pour leur usage, afin de noter les boyaux, expliciter les filons ou cartographier les directions. Les forgerons, les tisserands, les potiers et les tailleurs de pierre faisaient de même, complexifiant toujours plus la liste des runes naines. L'apprentissage de l'écriture devenait de plus en plus complexe, tant il y avait de nouvelles runes à retenir.

Tandis qu'il éclairait son patriarche, Kramir explicitait ses notes.

« Le creusement est extrêmement rapide, notait-il. Les marques d'humidité s'étalent très largement, indiquant que de grandes jonctions de tunnels ont été excavées en une seule passe. Seul le seigneur Grondinar peut creuser si rapidement. Aucun groupe de nains, même avec les outils les plus affûtés, ne peut excaver une portion si grande d'un seul coup. Ce qui creuse avance de trois coudées par minute. Les meilleurs mineurs sont à une coudée par heure ! Il aura aussi fallu une logistique pléthorique pour évacuer toutes ces roches piochées et ces gravats. »

Angrad fut effaré, comprenant que le Botaan pouvait, non seulement investir le Dharkhangron, mais encore bien plus vite que le peuple de Duka. Les ogres-mages avaient acquis un moyen de ravir l'héritage des nains, et il fallait absolument le découvrir. Angrad entra en transe pour se remémorer les discussions qu'il avait eues avec son frère Grondinar.

Si un nain pouvait faire parler la pierre, c'était bien le patriarche bâtisseur. Angrad fit remonter à lui de vieux souvenirs du Premier Âge.

Grondinar apposait sa main calleuse sur un mur fraîchement sculpté par son pouvoir. Lui-même fasciné par son emprise sur le corps de Rual, il en devisait avec Angrad, bien avant la guerre des Cyclades.

« … n'est pas aussi facile qu'on le prétend, murmurait Grondinar. La roche ne se déforme pas par nature, et je n'ai aucunement le pouvoir de la contraindre. En fait, je tire ma puissance d'elle, ne faisant que lui proposer une nouvellegéométrie. Au final, les roches décident d'elles-mêmes de la forme du tunnel. Elles sont plus puissantes qu'on ne le soupçonne ! Savais-tu qu'elles se souviennent de tout ?

Les traces éphémères de notre rythme vital leur sont bien sûr étrangères. Mais chaque craquement dans le corps de Rual, chaque glissement de terrain, chaque coup de pioche reste gravé. Il m'arrive de plonger dans les méandres de l'Âge primordial, avant même que notre mère ne foule le sol, en parcourant leurs souvenirs.

Si tout nous semble harmonie ici, il n'en est en fait rien, car un combat titanesque entre les quatre primordiaux a forgé notre monde. Aucune mémoire ne contera cette période, excepté celle de la roche. Il me suffit de poser la main sur elle et de faire remonter ses souvenirs avec l'aide de mes pouvoirs… »

Le souvenir s'estompa, Angrad tenant en main sa solution. Il lui faudrait interroger la pierre tout comme le faisait son frère. Le seigneur du feu croyait se souvenir du schéma, mais il lui faudrait pour cela consulter son grimoire. Rompant sa concentration, il émergea de sa transe.

« Je pense connaître la bonne formule pour en apprendre plus, annonça Angrad. Néanmoins, je devrais me plonger dans une transe profonde. Quand nous ferons une halte d'au moins deux heures, je pourrais éclaircir ce mystère. »

Le Gottal continuait sa progression dans les tunnels, et bientôt les roches taillées laissèrent place aux cavités naturelles du Dharkhangron. Les lumières des torches éclairaient faiblement les grands gouffres serpentant dans les profondeurs, une lointaine lumière de magma rougissant les parois les plus basses.

Les rivières des profondeurs cascadaient sur les parois rocheuses, bondissant de saillie en saillie. Tombant au fond des gouffres, elles frappaient les magmas et remontaient instantanément en colonnes de vapeurs surchauffées. Parfois, la lave aussi jaillissait, retombant lourdement sur les noirs basaltes. Ainsi la bataille des éléments continuait sempiternellement, témoins oubliés du grand combat qui opposa les quatre Primordiaux à la naissance des Neuf Plans. Fasciné par la beauté de cette lutte éternelle, Angrad cherchait le sens mystique de ces combats.

« Tu cherches du sens là où il n'y en a peut-être pas, il nous faut parfois simplement contempler les trésors sous nos yeux, murmurait la voix douce de la Dame d'Or ». Angrad se laissa bercer par les souvenirs des controverses animées qu'il avait partagées avec Dame Bolka, des longues discussions sur la nature du monde et des plans qui finissaient invariablement en débats philosophiques. Rêvant de déambuler un jour seul avec elle dans la magnificence des paysages souterrains, Angrad se laissa glisser dans la douceur de cette apparition. Mais un hoquet de dégoût le ramena bien vite auprès de Kohl.

Un boyau déformé perçait abruptement la paroi, marquée du gigantesque sigle du Botaan. Le même outil d'excavation avait été utilisé ici, montrant son usage excessif. Les ogres-mages avaient déjà creusé, avec une célérité prodigieuse, plusieurs dizaines de milles de tunnel. Angrad frissonna en contemplant avec quelle facilité le Botaan prenait possession du Dharkhangron.

Alors qu'il pénétrait dans ce boyau maudit, Kohl décida d'une courte halte. Le patriarche prévoyait de laisser au Gottal quelques heures de sommeil, au vu des avantages stratégiques de l'endroit. Si Angrad ne les perçut absolument pas, il s'empressa de déposer son paquetage et de déplier son couchage. S'installant confortablement tandis que le Gottal montait le camp, Angrad se concentra sur sa pierre-esprit. Il ne lui fallait perdre aucune minute de cette précieuse halte.

Invoquant son grimoire, Angrad parcourut les tablettes de pierre immatérielles, à la recherche d'un sortilège particulier, à même d'interroger la roche. Il ne voulait rien improviser, ne souhaitant pas gaspiller ses forces en vain. L'usage des énergies du plan astral pouvait apparaître très abscons, même pour un puissant initié tel que lui.

Signes, symboles et diagrammes, composantes gestuelles, visuelles, verbales et matérielles, tout cela avait son importance. Le plan astral, si malléable par nature, pouvait faire naître n'importe quoi dans les autres plans, si tant est que ses énergies aient été puisées, morphées puis distribuées correctement. La moindre petite erreur en traçant le schéma, une prononciation bredouillée ou l'utilisation d'un focalisateur inadapté, et l'effet escompté pouvait ne pas advenir. Pire encore, le sortilège pouvait se muer en un flot incontrôlé aux effets dévastateurs…

Parcourant rapidement ces sortilèges, Angrad ne trouva nulle trace d'un quelconque schéma capable de reproduire le sortilège de Grondinar. Incapable d'interroger la roche à travers la trame astrale, il lui faudrait attendre l'alignement à venir pour se plonger dans les desseins divins. Rageant de ses limites hermétiques, le patriarche initié s'en remettait à Rual. Brisant sa focalisation, il se décida à reposer son esprit sur le peu de temps qu'il lui restait. Instantanément, il sombra dans un profond sommeil.

Ce ne fut heureusement pas une alarme mentale qui réveilla Angrad, mais Kramir qui lui agitait un Bwor sous le nez.

« Voici, seigneur, un Bwor brûlant, pour vous réveiller et vous réchauffer. »

Angrad avala le breuvage d'une traite, rassemblant ses esprits. En face de lui, le Gottal frissonnait tandis que Finarin inspectait les provisions avant de les ranger dans des peaux traitées.

« Que se passe-t-il, questionna-t-il ?

— La grotte est très humide, seigneur, lui répondit Finarin qui frissonnait lui aussi. Elle n'a pas été travaillée par nos maîtres bâtisseurs. J'inspecte les vivres pour jeter ce qui a été touché par la pourriture.

— Très bien, laissez-moi vous assister, proposa le patriarche initié. »

En prononçant ces mots, Angrad fit appel à la chaleur d'Ajax en usant du pouvoir des noms. La température s'éleva autour des nains, bannissant l'humidité et, avec elle, les frissonnements. Une fois l'atmosphère réchauffée, il se pencha pour prendre les denrées attaquées par la pourriture. Finarin l'aida sans trop comprendre. En appelant à la mystique, usant d'un schéma simpliste, il fit disparaître les traces de pourriture, rendant les denrées de nouveau comestibles. Le cuisinier regarda ses paquets, médusé, en les rangeant au fur et à mesure qu'Angrad les purifiait. v

Une fois cette besogne accomplie, il croisa les sourcils froncés de Kohl.

« Ne t'inquiète pas, déclara Angrad. Je ne puise pas dans mon pouvoir ni pour réchauffer tes Throndi ni pour purifier nos victuailles. Il ne s'agit que de simples tours qui ne m'affaiblissent en rien. »

Reportant son attention sur Kramir, Angrad continua :

« Je n'ai trouvé aucun moyen de converser avec les pierres. Rual ne l'a peut-être permis qu'à Grondinar. Reste à savoir ce que la mystique peut faire.

— Mais, n'es-tu pas mystique ? L'interrogea Kohl, visiblement dépassé.

— Certes, mais la mystique diffère de l'hermétisme. Il ne s'agit pas de comprendre les rouages des Neuf Plans, mais de déchiffrer les desseins divins. Il me faut attendre la prochaine conjonction, quand la Cime de Dol Rual s'alignera avec les astres Zonong et Lhunong. Notre peuple ne peut percer les desseins des Primordiaux que durant l'alignement de la dernière lune d'automne, au moment où Duka posa pour la première fois son regard sur ce monde. Je pourrais alors vérifier si Rual a permis à quiconque, autre que notre frère Grondinar, de faire parler son corps. »

Alors que Kohl haussait les épaules, comme à son habitude, après toute discussion sur la nature des pouvoirs, Hodrik leva la tête, comptant sur ses doigts.

« Nous n'aurons à attendre que quelques heures, s'enthousiasma-t-il, la fête de la dernière lune d'automne aura lieu ce soir. La bière coulera à flots dans les grands halls. Les combattants s'affronteront dans l'arène. Les tables ne désempliront pas de gibiers, de marmites de champignons et de paniers de pommes.

— Oui, et les jeunes gens danseront en cercle, souligna Gulnyr. Ils danseront toute la nuit sous le regard des mères suspicieuses et des pères butés. Ils s'enfuiront pour échapper à leurs parents, certains se choisiront même un ou une partenaire pour l'année.

— Une année, grogna Norri, c'est bien trop peu pour songer à un quelconque engagement !

— Te revoilà bourru Norri, s'esclaffa Gofnyr. Douze mois seraient-ils trop courts pour jauger de la solidité d'une union ?

— En voilà une question, rugit ce dernier. Bien sûr ! Ces jeunots ont à peine cinquante ans et sentent encore le lait maternel et le minerai paternel ! Ils s'engagent trop tôt, dans des relations d'à peine vingt ans. On les croirait dévergondés, si ce n'est léger. Avec mon Zamgrund, nous avons passé quarante saisons à nous faire la cour. Ce n'est qu'à la cinquantième que nous nous sommes mariés. Il était même question que nous demandions un nainfant au seigneur Aradin. Un gros gaillard qui aurait perpétué nos noms sur le champ de bataille et inscrit la peur chez nos ennemis… »

Le Gottal plongea dans le silence. Angrad comprit assez vite que ce Zamgrund était mort. Norri avait dû prêter le serment des tueurs après la perte de son compagnon. Personne ne brisa le lourd silence et le Gottal se remit en marche.

« Assez parlé, gronda Norri. Nos maisons chanteront et danseront ce soir. Par les runes, j'espère que nos lames le feront aussi ! »

Le Gottal reprit son avancée dans les profondeurs, s'enfonçant plus avant encore dans les tunnels maudits creusés par l'instrument du Botaan. Au fur et à mesure qu'ils progressaient, une odeur de pourriture se fit de plus en plus prégnante. Plus que jamais, ils pénétraient dans un territoire souillé par les ogres-mages et leurs sbires.

Ces odeurs ne se retrouvaient pas, habituellement, dans les profondeurs. La présence de moisissures supposait que des éléments organiques étaient en cours de digestion par quelques champignons, grouillants ou charognards, cas extrêmement rare dans le Dharkhangron sauvage. La voracité des bêtes du monde souterrain n'était plus à prouver, et bien peu laissaient des restes derrière elles.

Un changement abrupt déforma le boyau devant eux. Si l'avancée du Gottal avait été rectiligne jusqu'à maintenant, le tunnel commença à se tortiller à travers plusieurs fines strates variées. Finalement, Angrad ne sut plus reconnaître les parois, tant la géologie du lieu devenait illisible. Le boyau montait et descendait, tournait en spirale, toute cohérence disparue.

Au détour d'un virage, le Gottal se figea. L'odeur de pourriture avait subitement chuté jusqu'à devenir à peine perceptible. Plongés dans l'obscurité, les murs bourdonnaient.

Angrad discernait mal ce qui les attendait, aussi décida-t-il de remonter la colonne, invoquant ses quatre lanternes magiques. Les nains lui laissèrent le passage jusqu'à Kramir et Hodrik, en tête.

La cavité, balayée par la lampe sourde d'Hodrik, était vide. Le patriarche initié envoya ses lanternes spectrales dans le boyau afin d'éclairer plus avant. Elles ne tardèrent pas à dépasser les lueurs de la lampe d'Hodrik et à révéler ce qui se trouvait au-delà.

À environ cent pas devant eux, il y avait d'étranges champignons, en grande quantité. Rocheux, aux formes étranges, ils vibraient sourdement. Pour la première fois depuis qu'ils empruntaient ces boyaux maudits, le sol au pied des champignons était jonché de débris. Angrad éloigna ses lanternes d'une pensée pour mieux englober la scène. Il y avait quelque chose de malsain dans les formes et les volumes au sol. Comme Hodrik faisait mine d'avancer pour examiner l'endroit, Angrad l'arrêta d'un geste preste, lui bloquant le passage.

« Ne voyez-vous pas ? N'entendez-vous pas ? murmura le patriarche initié. »

Hodrik et Kramir se regardèrent, n'osant dévisager leur aîné. Ils tendirent alors l'oreille afin de capter ce son qui leur échappait.

« Hodrik, tu as une vue affûtée, reprit Angrad. Les formes que je vois au sol ne me plaisent guère. Détaille-les de là où tu es. »

Hodrik s'exécuta, puis fit brusquement un pas en arrière, son teint devenant blafard.

« Mais ce sont des cadavres, s'exclama-t-il ! »

Angrad se retourna instinctivement vers les monceaux de roches, y dirigeant ses lanternes. Hodrik pointa du doigt un éboulement rocheux.

« Voyez seigneur, cet amas de roches ressemble à un tas de corps. »

Angrad se concentra sur ce que lui montrait l'éclaireur. Il n'était pas aisé de scruter la zone de si loin. Finalement, sous les champignons, il reconnut les formes d'un bras, d'une main, puis d'un visage terrifié, son expression figée dans le roc. Un champignon avait poussé depuis sa gorge, éclatant son front et son menton.

Les traits équins du malheureux le désignaient comme un centaure, à présent réduit à l'état de substrat nourricier. Le champignon qui lui poussait depuis le ventre était évidemment responsable de sa mort. Mais ce dernier avait un aspect tout à fait minéral qu'il n'était plus possible d'ignorer avec autant de lumières. Paralysé, le pauvre bougre avait été changé en pierre, dévorée de l'intérieur alors que la vie ne l'avait pas totalement quitté.

Angrad cherchait à comprendre pourquoi et comment la transmutation de chair à pierre avait opéré. Qu'allait-il se passer s'ils tentaient la traversée ? Certainement un sort similaire, mais comment ?

Une migraine atroce terrassa en un éclair le patriarche initié. Soudaine, elle lacéra son esprit, dispersant ses pensées. Tombant à genoux sous la fureur de ce choc inattendu, Angrad se saisit la tête à deux mains. Une force invisible l'avait frappé sans qu'il ne puisse en distinguer l'origine.

Une attaque ? Une défense magique ? Un tour des ogres-mages ?

Angrad sentit que ses forces mystiques étaient sapées, aspirées. Quelque chose ou quelqu'un lui ôtait toute l'énergie dont il disposait. Cherchant à résister, il banda toutes ses défenses mentales, mais ne réussit qu'à s'infliger une souffrance plus grande encore.

Puis la migraine s'évapora, aussi soudainement qu'elle était apparue.

Ses oreilles bourdonnaient toujours tandis qu'il cherchait autour de lui l'auteur de cette attaque. Il ne pouvait s'agir que d'un puissant sorcier, et il n'y avait personne d'autre que Gog à moins de cinq cents milles… Angrad percevait des formes floues, le reste du Gottal, se précipitant à son secours. Ils le remirent debout, le soutenant par la taille et les épaules. Le bourdonnement continuait d'assourdir douloureusement Angrad, qui n'entendait rien de ce que les nains disaient.

Finalement, le seigneur du feu put relever ses barrières mentales et focaliser son esprit. Si ses oreilles le faisaient atrocement souffrir, au moins ses yeux étaient-ils parfaitement opérationnels. Sondant les ténèbres, Angrad chercha l'origine de cette attaque.

Malheureusement, les tunnels étaient vides, à l'exception des champignons bourdonnant sur leur festin.

« Vous devez revenir à Dol Rual pour la conjonction, c'est très important. Je pressens, tout comme la reine, que l'alignement sera puissant cette année. »

Les paroles de Dame Bolka résonnèrent dans l'esprit toujours vide d'Angrad.

« Promettez-moi de rejoindre Dol Gromdal si vous ne pouvez nous rejoindre à Dol Rual, c'est important Angrad… »

Angrad avait promis sans trop y penser. Se pourrait-il que la Dame d'Or ait vu juste ? Alors qu'elle et la reine n'avaient jamais beaucoup prêté attention aux aspects ésotériques de la conjonction, se pouvait-il qu'elles aient pris conscience des énergies libérées à ce moment ?

Angrad se maudit, fustigeant son manque de lucidité et son absence d'anticipation. Sa défaite contre Goria ne l'avait pas simplement anéanti, elle l'avait aussi rendu inconscient…

« Hodrik, dans combien de temps aura lieu l'alignement, réussit à articuler Angrad malgré sa mâchoire nouée ?

— seigneur, le dévisagea Hodrik complètement perdu ? Euh, dans une dizaine d'heures maintenant.

— Par les runes, murmura le seigneur du feu, si tôt… »

La conjonction des astres et des plans, qui avait certainement permis l'éveil de Duka, était un évènement cosmique annuel. Si pour la naissance de Duka, l'alignement avait dû libérer de formidables quantités d'énergie, la plupart du temps il n'avait aucun effet particulier dans le monde matériel. Tout au plus, Angrad pouvait se sentir un peu lent ou diminué, toujours durant un laps de temps n'excédant pas un quart d'heure au plus fort de la conjonction.

Parfois, l'alignement déchaînait des pics de puissances incontrôlés. Certains des plus puissants initiés pouvaient en devenir le réceptacle, libérant ces forces chaotiques en divers schémas de niveaux variables. Il était déjà arrivé à Angrad de déchaîner feux et forces, il y a de cela des centaines d'années, assez violemment pour dévaster l'environnement autour de lui.

Pourtant, malgré toutes les mésaventures qu'il avait surmontées durant les mille dernières années, jamais il n'avait subi un tel prélude. Angrad en était maintenant persuadé, la migraine qui avait consumé une partie de ses forces mystiques était un des premiers effets de la conjonction à venir… Plus aucun initié à Dol Rual ne devait pouvoir tracer de schémas à présent. Frémissant à la pensée de voir sa cité privée de ses hermétiques et mystiques, le seigneur du feu supposa que tous les initiés du monde matériel pâtiraient des mêmes effets néfastes de la conjonction.

Il ne lui restait que peu de temps, incapable de prédire quand aurait lieu la prochaine manifestation de l'alignement. Saisissant Kohl par la manche pour se retenir, Angrad essaya de murmurer à travers ses lèvres crispées.

« Kohl, les prémices de l'alignement aspirent mes forces. Je vais partir avant d'en être complètement privé. »

Son interlocuteur tiqua, comme pour répondre, mais Angrad ne lui en laissa pas le loisir. Il n'avait pas assez de temps pour les explications.

« L'ogre-mage sera lui aussi sans force. Traquez-le et tuez-le tant qu'il est faible, vous avez dix heures. La conjonction qui s'annonce va ôter leurs forces à tous les hermétiques et les mystiques. La plupart doivent déjà en être vidés. C'est la première fois qu'un alignement provoque ce genre d'effet. Il n'est pas dit que d'autres manifestations incontrôlées adviennent aussi. Je pars avant de noyer involontairement ces boyaux dans le feu ou l'acide. »

Angrad parlait avec beaucoup de difficultés, butant sur sa langue pâteuse et ses dents serrées. Pourtant, il se lança dans une suite de signe et de prières complexes.

« Puissant Rual, ton serviteur t'implore de laisser venir à lui ton fidèle vassal Armazour, afin qu'il puisse servir tes desseins sur ce plan. Ouvre le pont enjambant l'abîme pour qu'il traverse l'éther interplanaire. »

La prière fut entendue et un cercle apparut dans la paroi rocheuse. Un être gracieux et puissant en sortit, sa peau lisse pareille à du métal liquide ou du granit poli. La créature franchit le passage entre les mondes, traversant la roche comme un miroir d'eau.

« Angrad, vil maraudeur, le vilipenda la créature, comment oses-tu me déranger durant mon bain ! Je venais de trouver un filon d'or où me tremper ! »

Malgré ces paroles acerbes, l'élémentaire affichait un visage franc et sincère, quoique marqué par la fierté et l'arrogance propre aux êtres de son plan.

« Armazour, voici mon frère Kohl, commença Angrad sans préambule. Nous sommes à dix heures de la conjonction et l'alignement m'a déjà vidé d'une partie de mes forces… »

À ces mots, toutes traces de facéties quittèrent le visage de l'élémentaire.

« Vidé ? répondit-il préoccupé. C'est la première fois qu'un alignement te siphonne !

— Et je ne suis certainement pas un cas isolé, murmura Angrad avec de plus en plus de mal… »

D'un revers de main, il balaya ces supputations.

« Je dois partir auprès de mon maître, là où je ne serais une menace pour personne. Ces bizarreries que nous avons rencontrées ainsi que nos découvertes récentes concordent avec une conjonction puissante révélatrice de desseins tordus… J'ai besoin que tu aides mon frère durant mon absence. Je ne devrais pas être parti plus d'une douzaine d'heures. Ils auront besoin de tes précieux services.

— Entendu mon ami, mais en échange, tu devras me faire revenir sur ce plan, m'offrir un présent digne de la tâche que tu me confies, me rembourser ce bain dont tu m'as privé. »

Angrad fut déchiré par une nouvelle manifestation. Quelque chose s'était une fois de plus insinué dans son esprit sans qu'il le remarque. Un vide se formait au centre de son espace mental, aspirant toutes ses forces.

Un sentiment d'urgence lui enserrait la poitrine.

« Je ne serais pas gourmand mon ami, le pressa l'élémentaire, mais je dois l'entendre de ta bouche. Tu dois accepter le marché, murmura Armazour en soutenant le seigneur du feu ! »

Angrad savait que sans marché, Armazour retournerait chez lui, expulsé du plan matériel par la mécanique planaire. Il lui fallait accepter sans négocier.

« J'accepte, réussit-il à murmurer dans un souffle.

— Bien, alors rend-toi vite auprès de Dolgrim, je m'occuperais de tes affaires ici. Pars, tant que tu en as la force, l'encouragea l'élémentaire ! »

Angrad se releva, en appela au plus puissant de ses schémas mystiques. Gardé à l'abri comme ultime échappatoire, le seigneur du feu déverrouilla la lourde porte de son coffre-fort mental afin d'en déchaîner les énergies mal maîtrisées. Ultime recours, non sans danger, il n'hésita pourtant pas à invoquer cette puissante magie. Ses doigts commencèrent à tracer un schéma horriblement complexe, dessinant un diagramme sur neuf niveaux reliés entre eux par des arabesques runiques.

« Puissant Rual, incanta Angrad, je t'implore une fois encore de jeter sur l'abîme le pont entre les plans. Par ton œil ceignant mon front, mène-moi jusqu'à la maison de ton nainfant resté de pierre, Dolgrim ! »

Alors que ses yeux se faisaient vitreux, le seigneur du feu aperçut la lourde porte runique se matérialiser dans le mur devant lui. Le loquet massif se déverrouilla dans un cliquettement sourd qui couvrit tout autre bruit. S'ouvrant en grand, la porte dimensionnelle déversa la lumière éblouissante du plan astral. Angrad, rassemblant ses dernières forces mentales, banda une ultime fois sa volonté pour traverser le portail qui s'effondra derrière lui.

Puis ce fut le silence

Chapitre 5 : Urkungor — les grottes du Botaan

Dharkhangron sauvage, Karak Naar, toujours trop proche d'Ogri Kadrin

Vingt-septième jour du troisième mois de Rual

Une demi-journée avant la dernière Lune d'Automne

Les nains, après avoir pacifié la montagne jusqu'à la crête de Trud, entreprirent leur devoir sacré envers le Primordial Rual : purifier son corps. Cette Tâche revenait au peuple de Duka tout entier. Ungdrin Ankor, la grande route souterraine du royaume, serait l'artère par laquelle les nains purgeraient le corps de Rual des bêtes qui l'infestaient : les formiens et leurs nids, les vases informes et les grands dévoreurs des profondeurs.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

Le Gottal resta hébété un moment, tandis que le portail et ses flots de lumières aveuglantes se refermaient sur le seigneur Angrad. Kohl se lissa nerveusement les moustaches, clignant des yeux pour les réhabituer à la quasi-obscurité. Cette reconnaissance tournait de plus en plus au désastre. Ils n'avaient pourtant pas rencontré beaucoup d'obstacles, mais leurs implications tordaient la réalité du patriarche. Des alliés faits prisonniers, l'invasion du Dharkhangron par un ennemi, et maintenant son frère qui se repliait en sûreté face à un mal frappant les mystiques.

Si Kohl appréciait de dénouer intrigues politiques et jeux de pouvoir, il n'appréciait pas les situations bloquées ou illisibles. Il était grand temps de simplifier cet imbroglio, par l'épée si nécessaire. Les mystiques et les initiés avaient le don de tout complexifier. Kohl restait persuadé qu'il fallait la mentalité simple d'un guerrier pour aller à l'essentiel.

Si son frère avait été contraint à la retraite par quelque trouble mystique, il n'était pas parti sans laisser un « ami » derrière lui. Kohl n'aimait pas commercer avec les extérieurs, mais Angrad avait visiblement fortement usé de son pouvoir pour amener cet Armazour au service du Gottal. L'élémentaire mercenaire serait payé et Kohl entendait bien lui faire mériter son salaire.

Le patriarche détailla le nouveau venu, jaugeant l'individu. L'élémentaire était grand comme un giganthrope, mesurant deux fois la taille d'un nain. À la réflexion, ce géant avait au moins belle figure, toute de roche et de métal. Sa peau lisse semblait faite de métal liquide froid d'où saillaient plusieurs parties rocheuses. Il avait fière allure, portant une lourde ceinture de cuir, ornée de pierreries, sur laquelle était accrochée une large lame recourbée aux proportions excessives.

Kohl tiqua en apercevant la lame : l'arme d'un guerrier était souvent à l'image de son propriétaire.

Les lames immaculées et serties de pierreries identifiaient souvent des non-combattants affichant ostensiblement leur rang et leur appartenance à une caste guerrière, démontrant leurs faibles compétences martiales et un criant besoin de reconnaissance.

Les armes mal entretenues, rouillées, tachées ou même tordues, soulignaient les traits brouillons et irrespectueux de leurs porteurs. Ce type d'arme pouvait, certes, être quelquefois brandi par de terribles guerriers solitaires, mais ces trublions étaient incapables de tenir une formation. Kohl rejetait habituellement cette catégorie de mercenaire et n'adressait même pas un regard à la première.

Venaient ensuite les porteurs d'armes disproportionnées. Kohl avait souvent vu ce type d'équipement à la ceinture de guerriers cherchant à se rassurer ou à impressionner l'adversaire. Ces armes démonstratives séduisaient facilement courtisans et marchands, mais se révélaient trop souvent inutiles sur un champ de bataille. Difficiles à manier, trop encombrantes pour s'insérer dans une formation tactique, ces armes convenaient plutôt à des techniques de combat individuel, qui pouvaient, certes, être utiles, mais le patriarche préférait de loin les tactiques collectives.

De même, ces armes révélaient l'égoïsme de leurs porteurs : trop imbus d'eux-mêmes, jamais de bon secours sur le champ de bataille. Kohl tempérait toutefois son jugement, connaissant personnellement une exception à ce stéréotype. Peu de guerriers avaient l'habileté et la maîtrise nécessaire au maniement de ces armes complexes. Quand Kohl souhaitait engager de tels guerriers, il les éprouvait toujours personnellement dans une arène, évaluant leurs capacités martiales.

Kohl préférait les armes de guerre. Sobres, impeccablement entretenues, quoique marquées par de nombreux combats, voilà à quoi ressemblaient les lames des mercenaires qu'il engageait. Nul besoin de fioritures pour attirer l'attention, un vrai guerrier souhaitant passer inaperçu. L'entretien devait être parfait pour ne jamais laisser pénétrer la corrosion.

Un combattant endurci usait plutôt d'une arme proportionnée à son bras, maîtrisant ses assauts, frappant avec habileté pour blesser, désarmer ou manœuvrer. Kohl recrutait ce type de mercenaire, auxiliaires de ses Gottal.

Le type d'arme était, lui aussi, révélateur. Les armes courtes allant souvent de pair avec de larges boucliers pour les combattants de première ligne. Les longues armes d'hast, rarement basiques, désignaient les lanciers, spécialistes pour tenir l'ennemi à l'écart, réceptionner sa charge, ou bien encore faire tomber l'adversaire. La diversité des armes de guerre était représentative des multiples aptitudes pouvant être combinées dans une formation tactique.

Scrutant la lame dans le fourreau de l'élémentaire, le patriarche découvrait une arme à la poignée incrustée de pierreries, disproportionnée par rapport à son porteur. Le fourreau d'or était impeccablement nettoyé et les stries qui le parcouraient en tout sens prouvaient son usage défensif ancien.

La créature n'était vêtue que d'une jupette de combat en bronze, tandis que quelques pièces d'armures s'accrochaient çà et là sur un baudrier de cuir. Ce dernier, en peau tannée et teinte à la mode des seigneurs des plaines, était bien graissé, détail improbable au vu du plan d'origine de l'élémentaire, Rual ne tolérant rien d'autre que le minéral chez lui. Pour entretenir tous ses cuirs, le guerrier de pierre devait quitter souvent son foyer. Kohl en déduisit que son frère faisait très souvent appel à cette créature.

De ce guerrier de pierre émanait une grande assurance, frisant l'arrogance. Les sentiments de la créature apparaissaient très clairement sur son visage de métal fondu : Kohl y lut l'agacement pimenté d'une pointe d'espièglerie.

Alors que le patriarche jaugeait le nouveau venu depuis quelque temps, celui-ci commença à tourner sur lui-même, avec les pas assurés d'un bretteur, afin que l'assistance puisse le mirer sous tous les angles.

« Sa Seigneurie est-elle satisfaite de sa dernière acquisition, questionna l'élémentaire sur un ton moqueur ? Je puis lui assurer qu'elle ne sera pas déçue par la puissance de mes pouvoirs. »

Balayant la mauvaise plaisanterie d'un revers de la main, Kohl s'avança à sa rencontre, sa main droite fermée sur le manche de son épée, l'autre posée sur la hanche.

« Je suis Kohl, Gouverneur des Grands Halls, Gardien des Serments et patriarche de ma lignée, le toisa-t-il. À qui ai-je l'honneur ? »

L'élémentaire se mit dans une position miroir à celle de Kohl et déclama d'un ton égal :

« Je suis Armazour, Guerrier des sept, maître de la roche et grand orfèvre, vassal de mon seigneur Rual. »

Même si cette solennité feinte déplut à Kohl, il se garda bien de le montrer. Son frère avait mis à son service cet étonnant guerrier et le patriarche souhaitait faire en sorte que cette créature se tienne à son serment.

« Mon frère t'a mis à mon service, m'aideras-tu ? s'enquit Kohl.

— Oui, mais pas de gaîté de cœur, s'insurgea Armazour. J'ai l'habitude de plus de courtoisie et de respect. Je ne suis pas un esclave que l'on achète au marché !

— Les nains rejettent l'esclavage, répondit Kohl, d'un ton égal. Mon frère et toi avez passé un marché. J'entends que tu respectes tes engagements. »

L'élémentaire ricana à ces paroles. Le Gottal, derrière Kohl, montra des signes de crispation face à l'attitude du nouveau venu. Son arrogance commençait à faire fulminer les moins patients d'entre eux.

« N'ai aucune crainte, Kohl, Gardien des Serments. Ma présence dans votre monde n'est soutenue que par le pouvoir d'Angrad. Il existe des Lois auxquelles lui et moi devons nous plier pour rassembler ce qui a été séparé par les Quatre au début des temps. Ainsi t'apporterais-je mon aide, ma grande sagesse et mes lumières. Rien de plus ! Mais rien de moins… Même si je ne prends pas particulièrement plaisir à votre compagnie, je me plierai au pacte qui me lie au seigneur des feux Souterrains. Alors, dis-moi, Kohl des neuf lignées, de quelle aide as-tu besoin ? »

Cette tirade n'eut pour effet que d'exaspérer un peu plus le Gottal, mais Kohl les pondéra d'un geste, comprenant qu'il avait à faire à une créature de parole.

« Quels sont ces champignons, questionna le patriarche, radouci, en désignant les trouvailles de son frère, cent pas plus loin ? »

Armazour se tourna vers l'amas fongique dorénavant plongé dans la pénombre. En recentrant la conversation sur un danger potentiel et proche, Kohl avait détourné ses Throndi de l'attitude irrespectueuse du nouveau venu. Le patriarche avait moins besoin, présentement, d'une bande de nains cherchant à laver un affront, que d'un élémentaire arrogant et chicaneur aux compétences utiles.

Le guerrier de pierre observa quelques instants le tunnel en aval, puis s'exclama :

« Mais qu'est ce que ces cristaux font ici ?! Quel perfide les a laissés prospérer dans ces cavernes ?! »

Kohl regarda son interlocuteur, attendant la suite. Comme elle tardait à venir, il l'invita d'un geste de la main à continuer.

« Il va vous falloir parler, mon cher, le taquina l'élémentaire, je ne puis répondre aux questions muettes… »

Kohl haussa les épaules. Ce personnage condescendant commençait à lui être de plus en plus antipathique. Quelle idée Angrad avait-il eu de lui adjoindre un auxiliaire si revêche… Prenant une légère inspiration et essayant de garder un ton égal, il gronda :

« Continuez. »

L'élémentaire se tut un instant en secouant la tête. Kohl sentit la colère lui chatouiller les moustaches, mais son interlocuteur reprit la parole en se frappant le front.

« Je comprends mieux, vous n'êtes pas initié ! Moi qui pensais que les premiers-nés de Duka étaient tous des mystiques ou des hermétiques. »

Kohl dut montrer des signes évidents d'animosité face à ce qu'il considérait comme une insulte, car l'être de pierre s'assit en tailleur et commença à s'exprimer d'une voix posée.

« seigneur Kohl, demandez-moi de vous expliquer pourquoi je ne peux répondre qu'aux questions orales… »

L'agitation du patriarche se calma quelque peu devant le changement de ton de son contradicteur et la marque de respect clairement entendue sur le mot « seigneur ». Ramenant la discipline dans le Gottal d'un long regard appuyé, Kohl se retourna vers l'élémentaire et le questionna :

« Expliquez-moi ce que vous avez en tête. »

Visiblement soulagé, l'être minéral lui répondit :

« Il ne m'est pas permis de faire ce que bon me semble dans ce plan. Voyez-vous, les Primordiaux ont cru bon de séparer les plans en neuf créations distinctes. Voyez cela comme neuf salles hétérogènes. Toutes obéissent à des règles distinctes et fonctionnent de manières différentes. Imaginez que chacune des salles tourne par un système d'engrenage qui lui est propre, que la température n'y varie jamais et qu'il n'y a qu'une seule couleur présente. Il en va de même pour ce qui y vit. Les créatures y ont même couleur et température, elles tournent avec leur salle. Si ces créatures devaient en changer, elles évolueraient alors dans un environnement de couleurs différentes, baignant dans un climat plus chaud ou plus froid avec une rotation contrariée. Me permettez-vous de faire usage de mes pouvoirs pour illustrer mon propos ? »

Kohl, initialement rebuté par cette conversation hermétique, commençait à y voir plus clair. L'élémentaire accordait beaucoup d'importance à la parole et le patriarche également. Le verbe étant toujours emporté par le vent, Kohl préférait les mots gravés dans la pierre. Mais dans ces mystiques circonstances, la parole donnée avait, semble-t-il, plus grande valeur. Ce point-là l'intriguait particulièrement.

« Usez de tout moyen réversible pour expliciter vos propos, relança Kohl. Ne touchez ni moi ni les miens.

— Je vois que vous commencez à saisir les mécaniques sous-jacentes, sourit Armazour. Bien, voyez ce diagramme que je trace ici. »

Pointant son doigt sur la paroi du tunnel, l'élémentaire commença à y tracer des symboles. La roche se déforma sous son doigt, tandis que sa surface miroitait comme un liquide. La main de l'être de pierre accéléra et finalement un schéma apparut sur le mur. Il y avait maintenant neuf cercles distincts, composés de diverses coupes minérales polies et brillantes sous l'éclairage des lanternes.

Elles étaient toutes animées d'un sens giratoire et d'une vitesse propre. Kohl cligna des yeux, impressionné par ce que cet être avait pu faire avec un mur de roche. Il imaginait déjà ce qu'il serait possible de réaliser avec une telle maîtrise sur la pierre. Voyant de quoi l'élémentaire était capable, il comprenait mieux la facilité avec laquelle Grondinar avait pu façonner si rapidement et habilement les grands halls de Dol Rual.

« Voyez seigneur : ici sont représentés les Neuf Plans. Entre eux, la trame astrale. »

En disant ces mots, un maillage semblable à un tricot apparut partout sur le mur.

« Pourquoi la trame se trouve-t-elle sur les disques, questionna Kohl ?

— Finement observé, répondit Armazour. Dolgrim et Angrad pensent que la trame astrale est la toile sur laquelle sont brodées toutes choses, les quatre Primordiaux étant les brodeurs. Je ne suis qu'un modeste apprenti, mais j'ai la chance d'avoir étudié auprès des meilleurs maîtres en la matière. Angrad m'enseigne, en contrepartie de mon concours dans ses aventures. Il est des choses qui lui sont inaccessibles, mais que ma nature me permet, comme façonner cette paroi rocheuse. »

Kohl hocha la tête. Cette créature était donc davantage, pour son frère, qu'un simple serviteur : plutôt un mercenaire régulier et de confiance.

Le patriarche changea d'attitude et de posture, ce qui eut un impact instantané sur le Gottal. Ses braves fulminaient d'être si souvent arrêtés dans leur quête et les provocations de l'élémentaire les poussaient dans leurs retranchements. Même si cela déplaisait à Kohl, qui ne voulait pas souffrir plus de retard encore, il fallait bien appréhender ce nouveau venu. Après tout, si Angrad avait cru bon de lui confier ce dévoué mercenaire, c'est qu'il saurait se rendre utile. Autant savoir au plus vite comment.

Et puis, pour la première fois depuis de nombreux siècles, Kohl commençait à percer l'hermétisme qui entourait les jeteurs de sorts.

« Allez droit au but, ami d'Angrad, déclara-t-il. Nous sommes en retard. »

Armazour fit la moue, apparemment déçu d'écourter une explication qu'il était visiblement fier de présenter.

« Très bien. Voici qu'apparaît un personnage sur ce plan, il est fait de la même manière que lui. Maintenant, si je le déplace dans un autre, sa nature diffère ainsi que son sens giratoire et sa vitesse. Sa seule présence impacte le plan dans lequel il se trouve, c'est pourquoi seuls certains pouvoirs peuvent faire transiter des êtres d'un plan à l'autre. Voyez, comme je le schématise ici, l'être, entouré d'une bulle, reste relié à son plan par un fil. C'est le sortilège. Il me permet d'être ici tout en me reliant à mon plan originel. Le sortilège contrôle aussi ce que je puis faire dans votre monde, ce qui sort de ma bulle et qui pourra par là même modifier votre réalité. Par exemple, cette façade que je façonne par mon pouvoir ne restera pas indéfiniment ainsi. Elle reprendra sa forme originelle dès que je cesserais d'y user de mes pouvoirs. Ma présence à vos côtés est, elle aussi, limitée. La puissance d'Angrad me permettra de vous accompagner une douzaine d'heures. Passé ce délai, l'énergie qui maintient le sort sera trop faible, puis rompue. Le fil qui me relie à mon monde me ramènera alors chez moi, et je pourrais profiter de mon bain si l'or n'a pas trop refroidi. »

Kohl écouta la longue explication d'Armazour sans en comprendre parfaitement les tenants et aboutissants. Au moins saisissait-il la raison des ordres vocaux, la parole permettant de commander à cet être ce qu'il devait faire sortir de sa bulle. Ayant assez perdu de temps, le patriarche voulut avancer.

« Comment passe-t-on, malgré les champignons ? continua Kohl.

— Le plus sage serait de ne pas traverser ce tunnel, conseilla l'élémentaire. Les champignons vous immobiliseront, puis vous pétrifieront et enfin se nourriront de votre statue. Grâce à elle, ils se reproduiront bien plus vite que sur mon plan. Il est probable que le tunnel soit infesté sur une grande étendue, car je ne vois que des petits. Il doit y en avoir un plus gros que les autres, le premier à avoir été amené ici.

— Et dans combien de temps vont-ils repartir, s'impatientait Kohl, qui, saisissant que ces champignons venaient du plan de Rual, postulait que l'énergie qui les avait amenés devait finir par se dissiper ?

— Je crains, vu l'étendue qu'ils recouvrent, qu'ils ne repartent pas, répondit Armazour d'un ton contrit. »

Kohl fronça les sourcils. S'ils ne repartaient pas, à quoi servait ce beau discours que l'élémentaire venait de lui servir sur la limitation temporelle de son service ? Le patriarche le dévisageait. Celui-ci lui rendit son regard puis commença à grimacer comme pour montrer qu'il était muet. Kohl soupira de nouveau.

« Pourquoi ne repartiront-ils pas ?

— Quelque chose ou quelqu'un a bafoué l'ordre cosmique en implantant dans votre monde des créatures de Rual. Elles ne sont pas chez elles, perturbant votre plan.

— Comment les détruit-on, s'inquiéta Kohl ?

— Difficilement, soupira le guerrier de pierre ! Elles sont très résistantes, mais supportent mal les vibrations. Certains initiés connaissent les bons schémas qui pourraient les faire résonner pour les blesser, voir les détruire. Un mystique pourrait user de son pouvoir pour les renvoyer dans leur monde d'origine, mais j'ai peur de ne pas pouvoir vous aider à faire cela…

— Comment peux-tu nous aider alors ? s'impatienta Kohl.

— Nous pouvons les contourner. Je peux user de mon pouvoir pour créer un tunnel parallèle à celui-ci. Par contre, une fois que nous l'aurons franchi, il disparaîtra…

— Faites-le, ordonna le patriarche à présent à bout de patience ! »

Armazour posa la main sur la paroi qu'il avait animée par magie. Une cavité commença à gonfler à la place, et rapidement un boyau s'y forma.

L'élémentaire avança dans cette cavité nouvelle, faisant reculer le fond au fur et à mesure qu'il marchait. Kohl lui emboîta le pas, suivi de près par le Gottal, qui progressait en file indienne dans le boyau étroit. Le patriarche n'aima pas que lui et ses guerriers soient prisonniers d'une magie et d'un être dont il ignorait tout. Seuls quatre d'entre eux furent témoin de cette étrange magie : Kohl et Gofnyr à l'avant garde ainsi que Hodrik et Gulnyr à l'arrière-garde. Ces Throndi sursautèrent en voyant ces bizarreries hermétiques alors que le centre du Gottal, privé de visibilité, ne put rien constater.

Finalement, Kohl vit l'élémentaire les faire déboucher dans un boyau très similaire à celui aux champignons. En tendant l'oreille, il perçut le bourdonnement derrière eux. Ils avaient donc passé l'obstacle et reprirent leur progression. Si jamais le Gottal devait réemprunter le tunnel aux fongiques de Rual pour sortir, il lui faudrait trouver une autre solution.

Kohl se rappela que, alertés par les rapports envoyés, de possibles renforts remonteraient leur piste. Il fallait les prévenir du danger et de l'impossibilité de le contourner. Se tournant vers Kramir, Kohl l'interrogea du regard en pointant les champignons du doigt.

« J'ai gravé la rune de danger à bonne distance, seigneur, répondit ce dernier. Par contre, je n'ai rien gravé sur notre moyen de le contourner. J'espère que ceux qui nous suivront seront vigilants.

— La vigilance ne leur sauvera pas la vie, intervint Armazour. Seigneur Kohl, je puis rebrousser chemin et graver les symboles qu'il faut pour interdire le passage à vos gens. N'ayez crainte, je vous rattraperais sans peine. Montrez-moi juste à quoi ressemblent vos marques. »

Sur une affirmation grommelée du patriarche, Kramir traça les runes pour l'élémentaire qui plongea dans la roche après que Kohl lui en ait donné oralement l'ordre. Reprenant la tête du Gottal, il laissa l'arrière-garde à Hodrik et Norri pour s'enfoncer plus avant dans les grottes du Botaan.

« La créature s'est montrée utile seigneur, commenta Kramir depuis le centre du Gottal.

— Oui, mais appelez-le par son nom. Il doit être traité comme un ami de mon frère, répondit Kohl.

— Ce sera fait seigneur, répondirent en cœur Gofnyr et Gulnyr. Mais nous lui fracasserons le crâne s'il nous prend encore une fois de haut ! »

Les deux aciers s'étaient exprimés à l'unisson, ricanant de cette synchronisation.

« Seigneur, continua Kramir, si l'élémentaire a pu nous renseigner sur les champignons, peut-être le pourra-t-il aussi sur ce qui a creusé ces galeries ? »

Kramir ne perdait pas le nord et Kohl trouvait reposant de ne pas avoir à penser à tout. Ses guerriers avaient depuis longtemps pris l'habitude de l'informer et de le conseiller sur leurs domaines d'expertise.

Bien sûr, tous n'avaient pas ce privilège et le patriarche réprimait sévèrement les insolents. Maintenant que sa maison avait grandi et que son fils en avait pris la direction, il choisissait ses compagnons de Gottal scrupuleusement, afin de pouvoir prendre ce genre de liberté. Ses nains ne l'aborderaient jamais de cette manière hors de l'intimité du Gottal, mais tant qu'ils étaient entre eux, Kohl goûtait cette joviale convivialité.

« Excellente remarque Kramir. Je le questionnerais à son retour. »

Quelques instants plus tard, l'élémentaire ressortit très naturellement de la paroi murale. Apparemment, il possédait la faculté de nager à travers les roches à la manière d'un poisson dans l'eau. Kohl devint pensif, appréciant les impacts offensifs de ce pouvoir ainsi que les facilités permises aux éclaireurs. Il était possible, aussi, de mener des expéditions de sabotages en contournant facilement les défenses ennemies.

Kohl craignait de voir la plus inexpugnable des forteresses transformées en gruyère : l'ennemi pouvait lui aussi user de passe-muraille. Il lui faudrait en discuter avec Grondinar, mais aussi avec son fils Helkraal, dont la passion pour la castellologie6 était dévorante. Si le fils, génial, comprenait aisément les enjeux liés à cette faculté, le pouvoir du père l'aiderait à trouver une parade.

Kohl était très impressionné par les travaux du jeune Helkraal, qui avait si savamment fortifié la porte principale de Dol Rual. Là où il y avait jadis une gigantesque ouverture, se dressait maintenant une immense porte ouvragée d'une solidité à toute épreuve.

Le plus impressionnant était la forteresse qui s'étendait derrière la porte, logeant toute la maisonnée de Trud. Kohl et ses émissaires transmettaient, aussi souvent que possible, les rapports de batailles observées, afin que le jeune maître architecte réfléchisse à des parades aux différents stratagèmes utilisés pendant les sièges.

En réfléchissant, Kohl en venait à repenser au tunnel qu'ils parcouraient. Si le Botaan avait trouvé un moyen de creuser si vite à travers le Dharkhangron, étendant ainsi leur territoire, pouvaient-ils aussi percer les frontières de l'Ankor Dawi ? Soucieux, il se tourna vers Armazour.

« Maître Armazour, qu'est-ce qui a creusé ces tunnels, l'interrogea-t-il ? »

Armazour dut percevoir l'anxiété dans la voix du patriarche, car il se mit à la tâche sans commentaires. Il posa de nouveau sa main sur la paroi, se fondant à moitié en elle. Le Gottal continua son avancée, ne craignant pas pour la sûreté d'un être capable de fuir à travers la roche.

Kohl devait approcher de la sortie du tunnel, car il cessait de tournoyer en tout sens pour reprendre un développement rectiligne à peu près horizontal.

« Méfiez-vous messire : c'est un grand mangeur de pierre qui a creusé ces tunnels, s'exclama l'élémentaire en jaillissant de la paroi devant Kohl !

— Maître Armazour, voici Kramir, maître bâtisseur, commença le patriarche. Répondez à ses questions. Il enquêtait avec Angrad. Hodrik, Norri, surveillez nos arrières. Gottal derrière moi. Armazour, à côté de Kramir »

Kohl reporta son attention vers l'aval du tunnel. Il était près de déboucher dans une très grande cavité, comme le suggérait l'écho grandissant de leurs pas. Déjà, le patriarche entendait résonner des bruits au loin et l'air affluait, chargé d'humidité et d'odeurs nauséabondes.

Quelque chose d'organique flottait dans l'air, remplaçant les composantes minérales du boyau, preuve de la mainmise des sbires du Botaan dans cette partie du Dharkhangron. Au centre du Gottal, seule la discussion de Kramir et de l'élémentaire résonnait dans le boyau, tous les autres nains étant plongés dans le silence.

« C'est une créature longiligne, comme un vers, mais beaucoup plus grande, expliqua le guerrier de pierre. Le tunnel que nous traversons correspond au passage de sa gueule. En une bouchée, il pourrait engloutir tout votre groupe.

Cette créature vient bien de votre monde, car elle se nourrit d'éléments organiques. Pourtant, elle avale aussi la roche et les minéraux, ce qui vient renforcer sa carapace extérieure. Elle a besoin d'une grande quantité de nourriture pour survivre, son appétit étant proportionnel à sa taille.

Les pierres m'ont révélé que la créature doit faire ma taille au diamètre de sa gueule et s'étend sur dix fois cette longueur. Ce sont des mastodontes, capables de résister à un effondrement de galerie dans les profondeurs, et dont les mâchoires peuvent broyer continuellement la roche pour s'y frayer un passage.

Habituellement, ces créatures creusent des tunnels puis se nourrissent de ce qui les habite. Vous devriez donc finir par tomber sur sa tanière.

— Et comment peut-on l'abattre, questionna Kramir, la gorge sèche ?

— Difficilement à vrai dire, maître nain, rétorqua l'élémentaire. Au moins cette créature n'est-elle pas désynchronisée avec ce plan, au contraire des champignons que nous avons croisés précédemment. Il faudra frapper juste, fort et longtemps.

Les conditions d'engagement seront décisives pour le déroulement du combat. Pris par surprise, vous serez avalés puis digérés. Si le combat se déroule dans un tunnel, il sera clairement en votre défaveur. À quatre contre un avec vos armes d'hast, la bête vous gobera tout de même un par un.

Le combat doit se dérouler dans un large espace où votre surnombre pourra être exploité. Et même dans ce cas, la bête aura le temps de gober plusieurs d'entre vous. »

Kohl n'avait pas perdu une miette de la conversation. Cet Armazour se révélait être un combattant avisé, si ce n'était de valeur. Ce dernier point serait éclairci plus tard, l'épée à la main. Le Gottal n'avait pas encore rencontré la créature, alors qu'il traversait sa tanière depuis plus de douze heures et le patriarche craignait de la trouver au bout du tunnel.

Angrad avait vu juste, prédisant que Gog et ses sbires s'assuraient du concours d'autres alliés inattendus. Kohl voulait en trouver une preuve tangible, préférant se présenter au conseil avec des faits plutôt qu'avec des hypothèses. Il y avait ici matière à faire fléchir les plus prudents et les plus récalcitrants afin de lancer rapidement les hostilités contre le Botaan. Le royaume de Gog devenait une menace directe sur l'Ankor Dawi : les nains devaient y réagir promptement.

Kohl rêvait de déchaîner les foudres du conseil, mais il lui fallait pour cela ressortir du Dharkhangron en un seul morceau. Le patriarche, sûr de sa force, ne la surestimait pas pour autant. Ce grand mange pierre ressemblait à la description des monstres que Trud était parti détruire dans les profondeurs de Dol Rual.

C'était durant le Premier Âge et Trud, bien que soutenu par les soins prodigués par Dame Bolka, avait failli y laisser la vie. Prudent, Kohl accéléra tout de même le mouvement pour sortir au plus vite du tunnel dans la grande cavité en face d'eux.

« Armazour, éclaireur, cent pas, ordonna Kohl. Prévenez-nous de tout danger. Gottal, avance rapide. »

L'Extérieur7 plongea dans la roche tandis que le Gottal accéléra la cadence pour sortir du boyau. Il devenait évident au patriarche que la bête avait creusé sous le commandement d'un ogre-mage. Comment expliquer sinon la rectitude des tunnels ? Le passage tortueux, emprunté trois heures auparavant, était bien singulier par rapport aux autres constructions exigées à la créature par ses maîtres.

Ils avaient relâché leur contrôle un instant, la laissant reprendre une progression plus instinctive. Les escalades auxquelles ils s'étaient adonnés par moment les auraient laissées dans une position de faiblesse bien opportune pour la créature. Ainsi suspendus, entravés dans leurs mouvements, incapables de se battre correctement, ils auraient été des proies faciles pour ce prédateur des profondeurs.

Les tunnels rectilignes ne procuraient pas un territoire de chasse avantageux à la bête, c'est pourquoi ils devaient certainement servir les desseins des maîtres ogre-mage.

Pendant une heure, chargés lourdement, prêts au combat, les nains continuèrent leur trotte sans faiblir. S'ils n'étaient pas reconnus pour leurs prouesses de sprinter, les nains étaient d'endurants coureurs de fond. En cas de besoin, le Gottal pouvait maintenir une marche soutenue des jours durant.

Finalement, la galerie déboucha sur une large faille, presque aussi vaste que les grands halls de Dol Rual. Toute comparaison s'arrêtait là. Une odeur pestilentielle assaillit le Gottal alors qu'il sortait du tunnel. Face à eux, au plus bas de la faille souterraine, s'étendait un dépotoir puant. Entre les restes de cadavres, à moitié dévorés, et les déjections puantes, il y avait là un pot-pourri d'immondices atroces.

La plupart des nains frisèrent des moustaches quand le parfum infâme leur monta au nez. Kohl fit un geste afin que chacun se presse de sortir pour commencer l'escalade d'une pente à moins de vingt pas. Filant vers les hauteurs, il s'agissait du chemin emprunté par le Vongal. Les marques récentes dans la pierre indiquaient le grand nombre de créatures, de cages et d'esclaves enchaînés ayant grimpé ces hauteurs.

Tandis qu'il lançait ses Throndi à l'assaut de la pente, Kohl surveillait le dépotoir. Cette fosse puante semblait mouvante par endroit, et il savait quelles créatures immondes pouvaient ramper dans ces profondeurs.

Sans ralentir, ne comptant plus sur l'effet de surprise, le Gottal s'engagea dans un long escalier, grossièrement taillé dans la pierre, qui montait vers les hauteurs de la gigantesque cavité. Elle résonnait déjà de bruits indescriptibles dont l'écho franchissait le gouffre, et de vagues lueurs filtraient depuis les hauteurs. Excédés par un si long trajet jalonné de trop nombreuses complications, Kohl et ses Throndi avaient soif d'action.

Elle permettrait de chambouler un échiquier trop embrouillé, provoquant les acteurs restés dans l'ombre. Si le patriarche aimait décrypter les luttes de pouvoir, jaugeant des menaces sur son peuple, il n'aimait pas quand celles-ci se montraient trop obscures. Kohl apportait la lumière par le fer ! Une action brutale du Gottal, la destruction de l'avant-poste sur ces hauteurs, forcerait leurs adversaires à se découvrir.

Derrière eux, la fosse remuait, comme si quelques créatures mal définies s'en extirpaient, moitié rampantes, moitié coulantes, pour les rejoindre. Ne leur accordant pas plus d'un regard, Kohl mena le Gottal au pas de charge dans l'escalier abrupt. Bientôt, ils laissèrent les profondeurs immondes et leurs abjects habitants pour grimper l'escalier. Il serpentait sur un tiers de mille de haut, suivant une corniche étroite grimpant à quatre-vingts degrés.

À son sommet, le patriarche discernait une palissade de bois surplombant l'aplomb rocheux, le tout éclairé par des torches : un camp fortifié ennemi à assaillir. La perspective d'un combat libéra la fureur du Gottal : après tant de jours à remonter une piste dans l'incertitude, l'acier allait parler.

D'un mouvement né de l'habitude, le Gottal s'encorda sans s'arrêter, Gofnyr et Kramir prenant la direction de l'ascension. Les deux combattants des tunnels, vétérans de la guerre contre les vases, dirigeaient sans un mot leurs compagnons. Rapidement, sur une large saillie rocheuse à peine taillée, Kramir accrocha et sécurisa tous les bardages avec l'aide d'Armazour. En passant à leur côté, Kohl fut intercepté par l'élémentaire qui avait devancé le Gottal.

« Faites attention, l'avertit-il, c'est confus là-haut. J'y ai vu de nombreux giganthropes qui ne sont pas de vos amis. Une vraie horde bestiale, au moins une trentaine de spécimens, gardant des créatures en cage.

— Avec des plumes noires, questionna Kohl alors qu'il se débarrassait de son fardeau ?

— Euh, oui. Comment le savez-vous, répondit Armazour intrigué ?

— Ouvrez les cages pendant l'engagement, ordonna Kohl avant de se déharnacher. En attendant, faites diversion. »

Armazour hocha la tête, plongeant dans la roche. Déjà le Gottal devançait le patriarche d'une centaine de pas. La soif de combat renouvelait leur force. Hodrik et Norri avaient doublé Kohl dans la cordée, Kramir sanglant son bardage.

« Les visqueux vont-ils monter ? demanda le patriarche à son Throndi.

— Non, seigneur, pas si haut, lui répondit Kramir. Si je les compare à ceux qui infestaient nos mines.

— Très bien, répondit Kohl en reprenant l'ascension. Veille à la sécurité du matériel puis rejoins-nous. Fais vite si tu veux noircir ta hallebarde. »

Partageant le sourire impitoyable de son compagnon, Kohl s'engagea dans la cordée. Il dut escalader en force afin de rejoindre le reste du Gottal.

Tous savaient que leur position était périlleuse, qu'ainsi encordés ils étaient incapables de résister à des jets de pierre répétés. Tous craignaient une attaque, quand des cris et des hurlements se répercutèrent jusqu'à eux depuis le promontoire. Il y avait là-haut une grande agitation qui n'augurait rien de bon.

Gofnyr, bondissant, tel un chamois, de marche en marche, montait la corde pour assurer la progression de tous, redoublant d'efforts suite à cette alarme. La chance sourit aux nains, car rien ne vint entraver leur ascension, ni jet de roche ni chute de pierres. Finalement, le valeureux guerrier mit le pied devant la porte de bois et y arrima la corde. Tandis que le Gottal rejoignait le premier de cordée, l'excitation montait parmi les Throndi.

Finalement Kohl les rejoignit. Gofnyr se tourna vers son patriarche, empoignant sa main gantée pour le hisser à son niveau. Un large sourire aux lèvres, il lui annonça :

« La porte n'est pas fermée, et l'élémentaire fait tourner bourrique le Vongal. Il apparaît d'un côté de la grotte puis de l'autre en passant par les parois. Ces pauvres idiots ne comprennent pas ce qui leur arrive. Plusieurs d'entre eux ont déjà laissé cours à leurs fureurs, mais n'ont fait que griffer le flanc de la montagne.

— Qu'attendons-nous alors, se gaussa Kohl ?

— Vos ordres, seigneur, répondit le maître de la bousculade !

— À mon signal, franchissez la porte. Formation large sur Gulnyr. Laissons l'élémentaire démontrer ses talents. »

Kohl dégaina son épée Baraz Zagaz, murmurant à l'entêtée qu'elle s'abreuverait bientôt de sang noir. La lame gronda d'excitation et de colère, exhortant son porteur à se jeter dans la bataille.

En souriant, le Gardien des Serments fracassa la porte d'un violent coup d'épée.

« Dawi, hurla-t-il ! Vorkhul Drengi ! »

Le cri de guerre avait été lancé. Drengi, les nains combattraient pour tuer !

Les Throndi de Kohl chargèrent les quelques créatures errant près de la porte. Dans un élan de fureur, Gofnyr percuta un troll qu'il renversa avant même que ce dernier ne se rende compte de sa présence. Une fois au sol, les hallebardes de Finarin et Durbar l'éventrèrent, arrachant un râle d'agonie à la bête.

Kohl, qui avançait avec Gulnyr vers le centre de l'avant-poste, interpella ses Throndi :

« Brûlez-le ! »

Hodrik avait grimpé dans la tour de guet jouxtant la porte. Ses traits partirent vers la fosse à feux à droite, provoquant des grognements de douleurs.

« Cinq Grunti éparpillés à vingt pas, éructa le nain, vingt au fond du bastion à trente de plus, ils poursuivent Armazour ! »

Kohl et Gulnyr chargèrent alors un groupe de trois créatures à gauche de la porte : un troll féroce, au collier de crânes impressionnant, entouré de deux ogres serviles. Tandis que Gulnyr commençait à porter le fer contre un des ogres, Kohl trucida le sien promptement. L'ouvrant du ventre au menton dans un mouvement fluide, Kohl laissa Baraz Zagaz se couvrir de sang noir avant d'engager le troll.

Les Hurlements de Norri lui indiquèrent que le tueur s'était jeté dans la mêlée et Kohl espéra qu'il ne prendrait pas de risques inutiles. Il fallait pourtant éliminer les cinq créatures rapidement pour faire face à la horde qui ne poursuivrait pas Armazour indéfiniment.

Gofnyr chargea de nouveau, fixant le dernier des cinq monstres. Kohl n'entendit ni Finarin ni Durbar, mais le rugissement de Kramir l'informa que le bâtisseur avait rejoint le combat.

Le troll vétéran hurla de rage en se jetant sur Kohl. Il lui assena un déluge de crocs et de griffes, ses forces décuplées par la fureur, mais aucune des frappes franchirent le rempart de fer du patriarche. Seul Gulnyr était capable d'opposer une même défense d'acier.

Laissant glisser Baraz Zagaz du sommet de son bouclier, Kohl entama une série de frappes d'estoc dévastatrices qui percèrent profondément le troll vétéran. Un coup vint lui découper un genou et un deuxième lui perça l'entrejambe, traversant ses boyaux jusqu'à l'estomac. Un fluide noir gluant et une avalanche de viscères acides se déversèrent du troll alors que Kohl ouvrait le cœur de l'ogre de Gulnyr. Tandis que le troll vétéran s'effondrait, le patriarche lui décolla la tête d'un large coup de taille, concluant l'enchaînement.

« Du feu ici, cria Gulnyr alors qu'il quittait son patriarche pour tenir le centre du bastion.

— Le Vongal nous a repérés, hurla Hodrik depuis la tour.

— Gulnyr Gottalrink ! imposa Kohl. »

Ce faisant, le patriarche fit un rapide tour d'horizon. Le Gottal combattait sur un vaste espace dégagé. Le promontoire rocheux sur lequel était juché l'avant-poste était cerné par une palissade de bois au sud et à l'est et un flanc rocheux au nord et à l'ouest. Deux grandes portes de troncs d'arbres en barraient les entrées, celles par laquelle le Gottal avait pénétré la place forte au sud, et une autre en face perçant la paroi rocheuse nord.

Deux gigantesques torches enflammées encadraient chacune des portes, éclairant toute la scène. Une vingtaine de guerriers du Botaan poursuivaient Armazour au fond du bastion, tentant de le cueillir quand il émergeait de la roche. La plupart d'entre eux étaient en rage, provoqués par le guerrier de pierre et ses sales tours. Si ces monstres n'avaient pas encore fait attention aux nains, l'arrière-garde venait tout juste de les repérer.

Quelques cages à esclaves étaient entassées le long de la paroi rocheuse entre le Gottal et le Vongal, mais elles semblaient vides. La majorité se trouvait de l'autre côté : entassée le long de la palissade est, mais l'obscurité régnante empêchait Kohl d'y voir clair. Entre lui et les cages, la fosse à feu exhalait un panache de chaleur bloquant sa vision thermographique8.

Passant devant la fosse, Kohl vit Norri et Kramir se replier vers la tour de guet avec des torches, amenant avec eux de quoi achever les trolls.

Les hurlements, à l'arrière-garde du Vongal, attirèrent l'attention du patriarche. Malheureusement, ces monstres ne réagirent pas à leur manière désordonnée habituelle. Aboyant des cris d'alarme, les géants des grottes avertissaient leurs chefs plutôt que de charger le Gottal. Le patriarche profita de ce répit pour se positionner à deux pas de Gulnyr qui ordonnait au Gottal de converger sur sa position. Kohl vit que son Throndi se préparait à encaisser une charge, mais ils eurent à parer tout autre chose.

Plutôt qu'un déluge de massues, Kohl et Gulnyr eurent à encaisser une pluie de rochers. L'arrière-garde n'avait pas reçu d'ordre et semblait pourtant suivre une stratégie de combat usuelle. Cela ne plut pas du tout au patriarche. Si ce Vongal usait de tactique, alors le troll vétéran qu'il venait de débiter en morceau ne serait pas seul.

Une dizaine de roches vinrent s'écraser sur les deux nains, se fracassant sur leurs boucliers et leurs armures. Le choc violent n'eut pas raison d'eux grâce à leur position défensive, fruit de nombreux siècles à affronter des géants. Néanmoins, ils souffriraient tous deux affreusement après le combat et seraient sûrement couverts d'ecchymoses.

Après que la pluie de rochers eut atteint Kohl et Gulnyr, deux horribles voix parfaitement synchrones éructèrent dans le funeste langage des Vongal :

« Mage dire pas manger esclaves, mais barbus pas esclaves ! Mangez vermine, bon manger venir à nous ! Grosses dents, caler dents creuses… Dévorez barbes ! »

Un terrible ettin bicéphale venait de détourner le Vongal des diversions d'Armazour. Désignant les nains, il invitait la horde à se repaître de leurs chairs. Kohl lut la faim dans le regard de la plupart des monstres qui le chargèrent alors. Sachant ce qui arriverait à quiconque tomberait au sol, Kohl promit à sa lame d'être sans pitié.

Le choc de la charge du Vongal fut d'une violence extrême, envoyant Gulnyr voler au loin. Kohl n'eut pas le temps de se soucier de son Throndi, car quatre monstres tentaient de le bousculer et de le saisir.

Tout à fait maître de son cercle défensif, Kohl résista à tous ces assauts infructueux. Priant Duka d'assurer un meilleur destin à Gulnyr que nourriture pour troll, le patriarche rendit les coups.

La danse macabre commença.

Deux coups puissants et précis frappèrent un géant des collines qui avait tenté de renverser Kohl qui lui coupa les cuisses : un flot de sang se répandit alors que le malheureux tombait en arrière. Deux ogres le rattrapèrent dans son dernier souffle, croquant le mourant à belles dents. La faim et le sang rendaient ces monstres frénétiques. Si Kohl pouvait alors plus facilement les découper, il craignit que ses Throndi ne soient submergés par le nombre puis dévorés. Il était indispensable qu'aucun monstre ne dépasse la position de Kohl pour prendre le Gottal à revers. Espérant qu'il tiendrait leur ligne, Kohl termina ses sinistres moulinets en tailladant profondément deux autres géants.

Un cri de Gulnyr perça la mêlée, laissant entendre que le protecteur était toujours en vie, malgré la douleur qui le ravageait. Ordonnant la formation d'un mur de boucliers, Kohl surprit des mouvements de hallebarde non loin de lui.

Un géant des grottes, aux nombreuses scarifications rituelles, remplaça le cadavre au contact de Kohl, lui infligeant un violent coup de masse qui lui vrilla le crâne. Un second coup frappa le patriarche de côté, lui mâchant la jambe. Ce Vongal n'était décidément pas une horde ordinaire, car bien peu de ces monstres pouvaient se targuer de n'avoir jamais blessé le patriarche. Focalisant ses frappes sur le nouveau venu, et déchaînant toute la fureur de son épée, Kohl lui ôta la vie en trois frappes.

Une fois de plus, malgré deux adversaires tués, les anthropophages du Vongal se jetèrent sur lui.

Les attaques des deux géants flanquant Kohl ne parvinrent pas, cette fois, à le blesser, mais l'un des orges qui avait dévoré son premier adversaire avança pour lui assener un déluge de coups. Les muscles bandés par l'effort et renforcés par sa fureur, le monstre frappa si fort sur le bouclier du patriarche qu'il sentit le coup lui remonter dans le bras en déchirant les muscles.

Harassé par un déluge incessant de puissants coups de massue, Kohl contrôla sa colère afin de ne pas perdre son sang-froid. Profitant de ce que ce nouvel assaillant escaladait un cadavre pour l'atteindre, le patriarche lui porta un coup perfide à l'intérieur de la cuisse. Baraz Zagaz trouva la grosse veine dans la jambe et la déchira. Un coup de poignet de Kohl suffit à dégager sa lame tout en ouvrant la plaie plus grand encore. La vie de l'ogre furieux s'écoula aussi vite que son sang noir fuitait de sa blessure, ses yeux se faisant vitreux.

Les deux géants encadrant Kohl cherchaient désespérément à le renverser ou à le blesser, tout comme l'ogre furieux chercha une dernière fois à le frapper, mais rien ne passa la défense de fer du patriarche. Laissant les saignements abondants achever son adversaire, Kohl s'occupa enfin des deux géants par des coups aussi violents que précis. Reculant d'un pas, le patriarche rejoignit la ligne des défenseurs.

Le Gottal n'était pas en bon état, mais Kohl fut satisfait de voir plus de sang noir que de sang nain sur ses Throndi. Gulnyr avait repris le centre de la formation, soutenu par les hallebardes de Durbar et Finarin. Gofnyr assurait difficilement l'aile droite de la formation, Kramir derrière lui. Norri se trouvait juste derrière son patriarche, prêt à combler l'espace entre ce dernier et la fosse à feu.

Kohl espérait qu'Armazour avait pu ouvrir les cages des prisonniers, car la horde restait tout de même largement supérieure en nombre et s'apprêtait à charger une seconde fois. Il restait encore une grosse douzaine de monstres, restés en retrait, principalement des vétérans. Plus au fait de leur allonge, Kohl redoutait que ces guerriers aguerris l'utilisent pour se tenir hors de portée du Gottal.

Tout à coup, alors que Kohl allait forcer ses Throndi à la charge, un cri résonna dans toute la caverne. Il était émis avec une telle rage, une haine si profonde, que la horde retint sa charge en l'entendant. Kohl n'en profita pas, interloqué par ce qu'il venait d'entendre, croyant bien reconnaître la voix qui venait de rugir.

« Par les feux d'Ajax et pour les Mères, je laverais mes plaies dans vos entrailles, hurla une voix tonitruante ! »

Un rire dément et carnassier suivit la tirade hurlée. D'autres rugissements se joignirent à lui et le fracas du fer retentit plus loin dans la caverne. Un second front venait de s'ouvrir, soulageant le Gottal de la charge des sbires du Botaan.

Décidant de pousser son avantage, Kohl ordonna la charge en se précipitant en avant. En face d'eux, les barbares ogres, peu habitués à être chargés, ne le réceptionnèrent pas comme il le fallait, si bien que le Gottal réussit à faire trois victimes dans leurs rangs sur cette passe d'armes. Le patriarche cherchait dans la mêlée le nouveau front, inquiet d'avoir reconnu la voix rugissante.

Armazour se matérialisa dans son dos, fusant depuis le sol rocheux.

« Les esclaves sont libérés, seigneur, rapporta-t-il à Kohl. J'ai pu rendre leurs armes à certains. »

Kohl chercha à interroger plus avant l'élémentaire, mais les vétérans du Vongal ne lui en laissèrent pas le loisir. Le dernier barbare se jetait sur lui, aidé d'un troll et d'un géant qui manœuvrèrent pour lui faire baisser la garde. Les masses de deux bêtes cabossèrent suffisamment le patriarche pour laisser la place à la lame immonde de l'ogre. Elle lui mordit la chair, arrachant un grognement de douloureuse surprise à Kohl.

Ripostant, Kohl infligea un déluge de coup qui taillada son bourreau du poignet à la poitrine, transformant son corps en lambeaux de chairs sanguinolentes.

Une fois cet ennemi abattu, Kohl remarqua un chemin vers le chef ettin, visiblement débordé par les évènements. Remontant la mêlée, il chercha à se porter à son encontre lorsqu'un rugissement retentit de nouveau.

« Écarte-toi, nain ! Celui-ci est pour moi. Par le feu et les Mères, je réclame ses têtes en réparation des tortures qu'il m'a infligées. »

Kohl tourna la tête vers celui qui l'avait interpellé : un grand guerrier giganthrope, couvert de blessures, brandissant une longue épée de fer sombre. Immédiatement, le patriarche reconnut ce sinistre individu.

« Zurtur Lame-Noire, rugit Kohl !

— Lui-même, longue barbe ! L'apostropha le géant de feu. Laisse-moi occire cette bête et planter ses têtes sur des piques. Si les Mères m'offrent la victoire, je te raconterais une histoire.

— Jure-le, maudit rejeton de Goria, répliqua Kohl plein de défiance.

— Par ma Lame-Noire et le sang de mes ancêtres, je ne porterais pas mon épée contre toi aujourd'hui, rampant sous la montagne. Attaque-moi et je t'embrocherais. »

Kohl recula d'un pas, rejoignant le Gottal. Une vengeance devait être assouvie : c'était là une chose que les nains respectaient. Lame-Noire chargea le chef ettin, suivi par deux autres géants mercenaires. Le patriarche garda la scène en ligne de vue, reportant principalement son attention sur le reste du Vongal. Le combat était loin d'être terminé et ses Throndi avaient besoin de lui.

« seigneur, se plaignit Armazour dans le dos du patriarche, laissez-moi me battre à vos côtés !

— Accordé, répondit Kohl, trop occupé à retenir les dents d'un troll qui claquaient bien trop près de son visage. »

La longue lame du guerrier de pierre vint alors frapper le troll de côté, se fichant un instant dans ses côtes. Soulagé par cet assaut sur son terrible adversaire, Kohl put planter Baraz Zagaz dans la chair de la bête. Le patriarche entendit derrière lui les hallebardes cisailler les chairs tandis que les trois aciers frappaient de taille et d'estoc. Hodrik avait finalement troqué son arbalète contre son bouclier, car Kohl l'entendit charger.

Tandis que le Gottal maintenait la pression de ce côté-ci du champ de bataille, plusieurs esclaves se jetèrent dans la mêlée. Certains avaient rejoint le combat quand leur cage avait été ouverte, et plusieurs fiers guerriers centaures chargèrent le Vongal malgré leurs blessures et leurs armes de fortune.

Kohl observa Lame-Noire. Celui-ci avait saisi son épée à deux mains, par la lame, la faisait rougeoyer comme en proie à une intense chaleur. Une lueur mauvaise traversa son regard alors que la lame passait du noir au rouge.

Quatre géants protégeaient le chef mercenaire. Le Patriarche ne reconnut pas cette ethnie, mais sut du premier coup d'œil qu'ils n'étaient pas géants de feu. En effet, ils se battaient avec des lames recourbées et des boucliers ronds inconnus de Kohl. Un casque pointu les coiffait, mais aucune armure ne les habillait. Ils formaient un carré défensif autour de leur chef, maniant l'épée pour dévier les coups.

« Fiers guerriers des Mères, protégez mes flancs, ordonna Zurtur. »

À présent couvert par ses guerriers, Lame-Noire avança d'un pas lent et menaçant vers le chef ettin. Ce dernier lui tint tête, jouant de son épée large et de sa massue.

« Tu vas regretter tes tortures, chien ! cracha Lame-Noire. Ne crains rien, bête immonde, je t'offrirais une mort de guerrier et tes maîtres sauront qui t'a ôté la vie.

— Pas peur de Zurtur réprouvé, rétorque l'ettin dans un sourire rageur. Moi grosse récompense quand traîner cadavre toi Goria. »

Hurlant tous deux, ils se jetèrent l'un sur l'autre dans un fracas de métal et de bois. Le duel commença et les acolytes de Zurtur en éloignèrent le Vongal.

Une partie avait fui devant la tournure que prenaient les évènements. Les lâches avaient ouvert la porte de la paroi rocheuse nord pour fuir au travers. Il ne restait plus, en état de se battre, que deux trolls et un géant caverneux. Ces trois monstres cherchaient une issue pour fuir eux aussi, mais Kohl ne leur en laissa pas la possibilité. Chargeant en tête, le Gottal percuta le reste du Vongal. Les malheureux se défendirent avec l'énergie du désespoir, blessant les nains, mais la seconde vague de coups leur fut fatale. Kohl appliqua toute sa maîtrise du combat pour les occire aussi vite que possible. Il ne restait, de la horde, que des corps jonchant sol. Les mourants furent promptement achevés et brûlés par le Gottal.

Le duel continuait entre les deux géants qui s'étaient déjà porté de violentes blessures. Si Lame-Noire usait de son arme dévastatrice avec force et vigueur, l'ettin était moins lourdaud que sa condition ne le laissait prévoir. Ses coups ambidextres étaient précis et puissants.

Zurtur esquiva, d'un pas en arrière, un coup d'estoc, alors qu'il armait un ample coup de taille. Décrivant un large arc de cercle, il vint se planter dans la massue de l'ettin. L'arme de bois était noircie et couverte d'entailles.

Les deux opposants se livrèrent à un concours de force pour se désarmer. Cette fois, la supériorité martiale du géant de feu lui donna l'avantage. D'une feinte calculée, il effectua un mouvement du poignet et délogea sa lame. Aussitôt, il lança le poids de son corps en avant. Assurant sa prise sur la garde et sur le fort de son épée, il la planta dans le corps de l'ettin, le perçant de part en part. Dans un sursaut, le chef du Vongal tenta de blesser mortellement son ennemi, mais Zurtur frappa le coude du mourant qui lâcha son glaive.

Alors que la vie quittait l'ettin, son sang noir jaillissant de sa poitrine, Zurtur ramassa le glaive du supplicié. L'ettin émit des gargouillis immondes tandis que Lame-Noire s'attelait à lentement découper la première de ses deux têtes. Finalement, le chef mercenaire coupa la seconde tête, arrachant un dernier râle d'agonie à son bourreau. Parsemé d'anciennes et de nouvelles blessures, couvert de son sang autant que de celui de son ennemi, Zurtur Lame-Noire cria vengeance, brandissant ses deux trophées.

Puis il s'effondra.

Après que le Gottal eut consciencieusement achevé les mourants vint le moment de s'occuper des blessés. Les quatre acolytes de Lame-Noire brancardèrent leur chef dans un recoin du bastion. L'un d'eux commença une prière, faisant clairement appel à la mystique pour refermer les chairs de son maître. Kohl tiqua devant cette pratique que l'on ne connaissait pas aux sbires de Goria. Il se promit d'en toucher deux mots avec Zurtur le maudit, à son réveil. Les géants de feux étaient des êtres violents, mais ils respectaient leurs paroles.

Kohl ne savait s'il devait se réjouir de la situation. Zurtur était un éminent capitaine du Botaan avec qui il avait croisé le fer il y a trois cents ans. À l'époque, le jeune Zurtur dirigeait les groupes de raid de Lok Zorn afin de ravitailler la capitale des ogres-mages. Le trouver, maintenant, enfermé dans leurs geôles, indiquait que Gog s'était lassé de lui. Le patriarche ne savait pas s'il tenait là un moyen d'achever Lame-Noire, Gog l'inconstant pouvant le reprendre à son service, ou bien de le détourner du Botaan.

Le Gottal s'était replié au pied de la tour de guet, à la limite de la fosse à feu. Norri était conscient, mais salement amoché. Finarin, Kramir et Durbar étaient légèrement blessés par de nombreuses contusions, étendues, mais sans gravité. Gulnyr était couvert de sang et Gofnyr pansait ses blessures. Malgré plaies, bosses et hématomes gigantesques, le vieux protecteur se vantait auprès de son frère d'avoir retenu une quinzaine de ces monstres et d'en avoir occis trois. Les pots de baumes étaient sortis et Gofnyr en étalait généreusement sur les ecchymoses de son frère de moule. Hodrik montait la garde du haut de la tour, son arbalète rechargée.

Un troisième groupe s'était formé, en bien plus piteux état que les deux premiers. Il était composé de Tengus et Kohl pensait y reconnaître les malheureux rescapés du charnier. Tous avaient subi supplices et tortures, encore inscrites dans leurs chairs. Ils étaient exténués, blessés, terrorisés. Pourtant, quelques centaures avaient eu le courage de prendre les armes, ils avaient participé à la bataille malgré leur état. Ces malheureux avaient payé leur bravoure de leur vie et Kohl se jura d'accorder de dignes funérailles à ces valeureux.

Rejoignant le Gottal, le patriarche les félicita pour leur vaillance et leur discipline.

Déjà, deux Tengus se dirigeaient vers lui. Malgré leurs traits tirés, ils essayaient de reprendre le maintien aristocratique, si particulier à leur peuple. Leur plaisant plumage noir était sale, ébouriffé, froissé. S'ils avaient réussi à esquiver les frappes aux visages afin de ne pas laisser leurs becs être fêlés, leurs pattes fragiles portaient nettement les marques de chaînes. Leur longue marche les avait fortement diminués et le traitement offert par leur bourreau rendu méconnaissable.

« Monseigneur Kohl, quelle joie de vous voir, commença l'un ! Nous nous croyions perdus à jamais. Allez-vous pouvoir nous sortir de cet horrible caveau ?

— Nous avons tout perdu dans cette expédition, se plaignit le second. Il ne reste plus rien de nos provisions ni de notre chargement. Quant à nos gens, seule la poignée que vous voyez ici n'a pas été emmenée ou dévorée. »

Les deux marchands étaient dans un état de nerf préoccupant pour leur santé : rien d'étonnant vu ce qu'ils avaient subi. Kohl voulait les rabrouer, leur rappelant qu'ils avaient pris un risque inconsidéré en longeant de si près le Botaan, mais cela n'aurait servi qu'à accabler encore un peu plus les survivants. Les malheureux devaient être ménagés pour l'instant : Kohl les interrogerait plus tard pour essayer de percer les desseins des ogres-mages dans le Dharkhangron.

« Préparez-vous à partir, lança le patriarche aux deux aristocrates. »

Les Tengus, exténués, s'en retournèrent vers les leurs, les exhortant à fouiller les décombres afin de se préparer à une longue marche.

Armazour avait rejoint le Gottal, riant de bon cœur avec Gofnyr et Gulnyr. Quand le patriarche les rejoignit près de la fosse à feu, les deux aciers et le guerrier de pierre bavardaient. Ils étaient tous trois plongés dans une discussion de combattants, chacun vantant un de ses exploits personnels.

Norri, dont le bras gauche était soutenu par une attelle, traînait des corps de troll tandis que Durbar les brûlait avec application à l'aide d'une torche. Du haut du promontoire, le berserker jeta le cadavre dans la fosse grouillante, en contrebas. Les sbires du Botaan devaient se débarrasser de leurs déchets et des restes de leurs repas immondes de cette manière. Kramir et Finarin avaient improvisé un brancard, traînant d'autres corps vers la fosse à feux.

Gofnyr interpella son ami, combattant des tunnels, au passage.

« Tu nourris les vases maintenant ? se moqua-t-il. Es-tu sûr que ce soit sage ? questionna-t-il en reprenant son sérieux.

— Non, répondit Kramir, mais nous ne pourrons jamais incinérer autant de corps. Je préfère les jeter dans la fosse aux vases pour qu'elles digèrent ce festin. Avec un peu de chance, elles ne broncheront pas quand nous repartirons. »

Kohl, qui avait suivi la conversation, regarda les deux frères acier.

« Aidez-les, leur demanda-t-il. Armazour, aidez-moi. Durbar, pars refermer la porte du fond. Verrouille-la. »

Tous s'exécutèrent, laissant à Hodrik la surveillance du promontoire.

Kohl laissa à ses Throndi le soin d'évacuer les corps des sbires du Botaan. Lui, secondé d'Armazour, partit en quête des corps des centaures. Les restes des braves étaient mêlés à ceux de leurs bourreaux, et le patriarche ne permettrait pas qu'ils restent ainsi. Déplaçant les corps équins, ramassant les différents morceaux des cadavres les plus mutilés, ils les ramenèrent auprès de la fosse à feu, les alignant en prévision d'un bûcher.

Une fois cette funeste besogne achevée, Kohl se tourna vers l'élémentaire.

« Beau travail, le complimenta-t-il. J'ai encore besoin de vous. Remontez le boyau des fuyards. Vous avez une heure. N'engagez pas le combat. Observez et revenez faire votre rapport. »

Après un salut outrancier, Armazour se fondit dans la roche et disparut de nouveau.

Kohl s'en retourna vers la fosse à feu, observant l'avancée du Gottal.

Durbar revenait, après avoir barricadé la porte. Barré par une grande poutre, l'étain l'avait renforcé de contreforts avec de grandes sections de rondins. Il avait désossé plusieurs cages d'esclaves pour récupérer ce précieux matériel.

Gulnyr, Gofnyr et Finarin déblayaient les corps des sbires du Botaan, les précipitants dans le ventre des vases voraces un tiers de mille plus bas. Ils portaient tous une torche, vérifiant que chaque cadavre de troll ait bien été incendié.

Norri, de sa main libre, débitait du petit bois des cages, l'entassant en prévision du bûcher funéraire.

Kramir remontait le matériel laissé derrière par le Gottal, utilisant corde et poulie pour gagner du temps. Pendant ce temps, Hodrik surveillait les profondeurs, guettant le mouvement des vases. Il avait fait tomber trois torches dont une ne s'était pas éteinte. Visiblement horrifié, il expliquait à haute voix ce qu'il observait.

« C'est très bizarre, commentait l'éclaireur, j'ai l'impression que toute la fosse est homogène. S'il y avait plusieurs vases, je les verrais se rapprocher des corps. Mais là, à chaque chute, les cadavres coulent dans un liquide sombre et épais qui n'éclabousse presque pas. Il mousse abondamment.

— Ce doit être une vase Titan, lui répondit Kramir, mi-rassurée, mi-angoissé. Ces vases sont capables de tout dévorer, y compris leurs congénères. Elles dissolvent même les terribles vases carnivores. Notre chance, c'est qu'elles ne bougent presque pas à cause de leur taille. Par contre, elle pourrait facilement boucher le tunnel par lequel nous sommes venus, coupant toute retraite. Espérons que les ogres-mages n'ont pas trouvé le moyen de les contrôler. »

Kohl aurait aimé questionner son frère Angrad sur la vase Titan, ce dernier étant le plus à même d'expliquer pourquoi le Botaan l'avait installée au pied d'un de leur bastion et par quels moyens ils pourraient la contrôler… Il faudrait patienter encore une dizaine d'heures avant que le patriarche initié ne rejoigne le Gottal. Kohl comptait bien mettre ce temps à profit pour pousser son avantage. Avant cela, il fallait laisser le Gottal se reposer et panser ses plaies, lui irait entendre l'histoire de Lame-Noire.

Kohl repensa aux paroles du chef ettin, avant qu'il ne périsse de la main de Zurtur. Il avait appelé ce dernier « réprouvé ». Ainsi donc, le fameux Lame-Noire était lui aussi persona non grata à Goria, sa cité natale.

Voilà qui réduisait considérablement son espérance de vie dans tout Dol Urk. Sa tête devait être mise à prix dans toutes les places fortes esclavagistes de la région. Goria le traquerait comme tous les réprouvés désignés par la couronne. Si le Botaan l'avait gardé en sûreté un temps, ce temps était maintenant révolu…

Le soudard fuyait les étendues de Dol Urk et Dol Vongal, certain qu'il ne trouverait plus refuge dans aucune de ces cités. Si la tête de Zurtur était mise à prix, nombreux seraient ses ex-compagnons à le prendre en chasse.

Kohl observa les curieux nouveaux amis de Lame-Noire, incapable de deviner leur filiation.

Ils avaient un visage sombre, presque d'ébène, sous leurs amples coiffes de tissu clair. Ne portant pas d'armure, à peine un casque de cuir, ils s'habillaient dans de longs manteaux cintrés, du même tissu. Les jambes puissantes, nues à mi-cuisse, se chaussaient dans des sandales de cuir raffinées. Ces géants se protégeaient derrière un bouclier rond, étonnement large, recouvert de bronze. Armés de longues lances, ils portaient également un cimeterre de bronze à la ceinture.

Ces géants étaient inconnus de Kohl. Il avait pourtant croisé nombre de leurs congénères durant ses aventures. Tendant l'oreille, le patriarche chercha à discerner le dialecte qu'ils employaient.

« Ça ne sert à rien, longue barbe, murmura Zurtur ! Leur langage t'est inconnu, sauf si tu as descendu la Tarim au-delà de la mer de sable… »

Lame-Noire, qui avait repris conscience, toisait le patriarche. Il grimaçait de douleur, ses blessures récentes se superposant à de plus anciennes. Claudiquant jusqu'à la fosse à feu, il réussit tout de même à s'asseoir auprès des siens, face au patriarche.

« As-tu sécurisé le périmètre, le questionna Zurtur ? »

Kohl ne répondit rien à cette provocation. Lame-Noire était certes un soudard de la pire espèce, mais c'était aussi un excellent guerrier et un fin stratège. Il avait bien évidemment été briefé par ses sbires à son réveil et connaissait parfaitement la situation.

Loin de se dégonfler, l'ancien capitaine du Botaan continua.

« Il vaudrait mieux, demi-portion, car cet avant poste n'est séparé de son bastion, en surface, que par demi-journée de marche. Il y a une grosse garnison là-haut, avec un Utman à sa tête.

— Quoi, combien ? interrogea le patriarche.

— Et toi, combien payeras-tu ces informations, longue barbe ? rétorqua le mercenaire.

— Rien, répondit le patriarche. Tes geôliers ne sont pas loin, gronda-t-il, pour rappeler à cet ennemi sa situation précaire… »

Lame-Noire réfléchit quelques instants, puis répondit au nain.

« Il doit y avoir là-haut une trentaine de guerriers : trolls, cyclopes et géants débiles. Des groupes de raids doivent transiter par le bastion, au vu des nombreux baraquements vides. De nombreux esclaves élèvent du bétail dans toute la vallée, pour leurs maîtres. Nous avons peu de temps pour nous replier, une journée suffira au bastion pour descendre reprendre son avant-poste…

— Porte et goulot, répliqua Kohl. La position est fortifiée. As-tu abandonné la stratégie ? le railla-t-il.

— Perdue dans ta barbe, avec les restes de tes précédents repas, persifla Lame-Noire. Ils auront un bélier, le surnombre et d'autres passages vers les profondeurs. S'ils veulent nous débusquer, ils chercheront à nous prendre à revers. »

En se retournant, Kohl échangea quelques gestes avec Hodrik pour que celui-ci cherche les accès secondaires évoqués par le renégat.

Pendant que Kohl extorquait des informations à l'ancien capitaine ennemi, le Gottal avait fini de monter le bûcher funéraire pour les braves centaures. Alors que les nains se dirigeaient vers les corps des malheureux, les quatre compagnons de Lame-Noire les doublèrent, se saisissant des corps. Sans un mot, ils les portèrent cérémonieusement sur le bûcher.

En titubant, Lame-Noire clopina jusqu'à la fosse à feu. Y pénétrant, il ramassa de grandes poutres de cages, dévorées par les flammes, les ramenant au pied du bûcher. Il s'appuyait sur sa longue lame en guise de canne, laissant rougeoyer celle-ci. Kohl fit un pas en arrière, sa main droite sur la poignée de Baraz Zagaz, prêt à parer toute traîtrise de l'ancien capitaine.

Les deux pieds dans les braises, Zurtur alimenta le bûcher jusqu'à ce qu'il s'embrase comme un feu de joie. Tandis qu'il rejoignait les corps des centaures dans la fournaise, Kohl entendit le soudard prier.

« Au revoir, guerriers, prononça Zurtur dans le jargon des centaures. Chevauchez sur les plaines immenses de l'au-delà. Rejoignez vos petits et vos épouses qui vous ont précédés. Votre mort, les armes à la main, ultime bravade, sera contée dans toutes les plaines. »

Les quatre Orientaux rejoignirent leur chef, insensibles à la chaleur des flammes. Ainsi donc, ils étaient cousins des géants de feu ! Zurtur, dont la noire épée rougeoyait en proie à la chaleur du brasier, reprit d'un ton solennel.

« J'ai peu connu ces trois braves, n'ayant eu l'honneur de chevaucher avec eux que depuis quelques semaines, là où les sables disparaissent au pied des collines noires. Lui s'appelait Wakiu crin fringant, énonça le géant en désignant l'un des corps. Il était rapide comme les flots et aussi impétueux. Une insulte que je lui fis me coûta cette estafilade, continua Zurtur en désigna une de ses cicatrices. Son coup était puissant et son geste précis. C'était un bon combattant.

Aujourd'hui je l'ai vu mourir, luttant contre les ennemis de son peuple. Puisse la grande harde céleste lui faire une place en son sein. Je ne connais pas le nom des deux autres valeureux, mais je les ai vus aujourd'hui prendre les armes avec Wakiu. Même si leurs corps saignaient encore des blessures infligées pas leurs ennemis, leur courage n'a pas flanché. Sûrs de mourir, ils ont chargés et péris en guerriers. Wakiu parlera pour eux dans l'au-delà. Que la grande harde céleste les accueille elle aussi.

Je suis Zurtur Lame-Noire, leur compagnon d'armes, et je jure par mes mères que je dis vrai ! Que les contradicteurs s'avancent et m'affrontent ! »

Kohl suivait le rituel avec attention. Il n'avait jamais vu de rite funéraire centaure. Zurtur l'avait conduit avec une grande solennité. Le mercenaire semblait touché par la mort de ses compagnons de caravane, ce qui questionnait le patriarche. Jamais encore un géant de feu n'avait fait montre de faiblesse devant lui ni même démontré quelque considération que ce soit envers les petits peuples.

Si le rituel avait été solennel, le passage dans le feu provenait sûrement de rites géants de feu. Ainsi, Zurtur avait singé autant que possible les coutumes mortuaires des centaures. La dernière phrase était rituelle, mais le défi avait sonné dans la voix de Lame-Noire, sûrement bien plus fort que celui-ci ne l'aurait voulu.

Encore très faible, Zurtur Lame-Noire s'effondra dans les flammes. Deux de ses mercenaires l'en sortirent, l'installant en face des nains. Les deux autres accompagnaient les dépouilles qui se consumaient sur le bûcher. Zurtur devait être au plus mal, pour faire montre d'autant de faiblesse devant ses ennemis nains.

Kohl décida qu'il était temps que la discussion promise ait lieu. Armazour n'était pas encore revenu, mais ne devrait plus tarder. Parti depuis une heure, il avait sûrement déjà atteint le bastion et peut-être même cartographié. Comme il n'avait pas reparu, Kohl en déduisit qu'aucune menace ne se rapprochait d'eux, il n'entreprendrait rien avant d'avoir reçu le rapport de son éclaireur.

Alors que Zurtur reprenait des couleurs, le patriarche se décida à lui réclamer sa promesse.

« Tu me dois une histoire, lui rappela Kohl, parle Lame-Noire.

— Quand attends-tu ton éclaireur, rétorqua l'ancien capitaine, le guerrier de pierre ?

— Une heure, l'informa Kohl, peu enclin à vouloir discuter d'Armazour et ses pouvoirs avec un ennemi.

— Bien, de toute façon je prie les Mères pour que les sbires de Gog ne descendent pas nous déloger. Reprendre les armes maintenant me serait fatal, et je n'ai pas prévu de mourir tout de suite.

— Des projets d'avenir ? se moqua le patriarche.

— Rien qui ne te concerne, longue barbe, gronda Zurtur ! Quoique je doive passer par tes terres pour rejoindre Stygia !

— Jamais sans sauf-conduit, trancha Kohl. Aucun premier né ne t'en donnera.

— Toi peut-être, contre une autre histoire, lança Lame-Noire, tout à fait sérieux.

— Raconte celle que tu me dois, j'aviserais, répondit Kohl, de plus en plus intrigué par les revirements de ce fils de Goria.

— Artaxercos va nous chercher de l'eau, veux-tu ? demanda Zurtur en se tournant vers un de ses mercenaires. L'histoire est longue et ma gorge sèche. »

Alors que ledit Artaxercos revenait avec de l'eau, Zurtur vida une première cruche d'un trait, la reposant à ses côtés. Fixant les flammes, il commença son histoire.

« J'ai quitté la grande cité de Simur, avec mes quatre compagnons, il y a deux mois. Nous avons été engagés par vos amis Tengus là-bas. Un seigneur caravanier maftet de mes connaissances, Jalfaïa le sage, nous avait chaudement recommandés.

— Attends, le coupa Kohl. Qu'est-ce que Simur et qui sont les Maftets ? questionna le patriarche.

— Une autre histoire, longue barbe, le taquina Zurtur. J'aurais du mal à la conter la gorge sèche, et je ne pense pas que nous en ayons le temps dans ces cavernes. On dit que les litières de tes auberges sont confortables…

— Nous verrons. Continu, exigea Kohl dont l'intérêt avait été piqué. »

Les nains connaissaient mal la géographie de l'extrême orient entre Dol Urk et Dol Vongal. Kohl n'imaginait pas qu'il puisse y exister de cités commerçantes, entourées qu'elles étaient de tant de tyrannies.

Après une longue pause, Zurtur reprit.

« Jalfaïa le sage, disais-je, commerce des coraux, des épices et des teintures contre les étoffes de l'ouest. En plus de ses précieuses denrées, le rusé négociant nous a placés dans la caravane comme escorte. J'imagine qu'il aura tiré un bon prix de cet accord, car il semblait particulièrement content de lui en sortant du bazar. Il connaissait mon besoin impérieux de traverser les épines du nord pour rejoindre Stygia, je ne lui en veux donc pas d'avoir fait un bénéfice sur mon dos.Toujours est-il que nous ne suffisions pas à escorter toute la caravane avec les voyageurs. Et ils étaient nombreux à nous rejoindre, durant nos différentes escales dans les cités côtières. »

Laissant Kohl dans le vague sur ces cités côtières, Zurtur but de nouveau en jaugeant l'intérêt de son interlocuteur sur ses informations. Kohl ne dut rien montrer de ses motivations, car Lame-Noire attaqua le patriarche sous un autre angle.

« J'ai cru comprendre que la plupart de ces voyageurs cherchaient à passer d'une des cinq grandes régions à l'autre. Les Tengus leur permettent de passer via tes terres, longue barbe. J'espère que tu n'ignores rien de ce trafic et que tu récupères une partie des juteux profits que se font tes alliés, à moins qu'ils ne commercent dans ton dos… »

Suite aux affirmations de Zurtur, Kohl dévisagea les deux marchands Tengus. Ces derniers, non loin, avaient tout entendu et essayaient de se faire aussi petits que possible. Le patriarche leur signifia d'un geste qu'il écouterait leur histoire détaillée plus tard. Son visage dut trahir quelques crispations, car les deux marchands disparurent dans les enclos tandis que Lame-Noire ricanait.

« Alors tu n'en savais rien, vieil idiot, le railla l'ancien capitaine. Je sais maintenant que mes autres histoires t'intéresseront au plus haut point, Gardien des Serments.

— J'aviserais, lui rétorqua Kohl. »

Kohl ne savait que penser du témoignage de Zurtur, qui noircissait ouvertement la réputation des alliés du patriarche. Tout de même méfiant, il conserva cette information dans un coin de sa mémoire, prévoyant d'interroger longuement les Tengus. D'un geste, il fit signe à Lame-Noire de continuer cette première histoire qu'il lui devait.

« Partie de Simur avec mille deux cents bêtes, la caravane a fait le tour des cités côtières jusqu'à Pharoc, les cités du culte des Quatre. Laissant une grande partie de la caravane remonter plus au nord, nous avons bifurqué en direction des collines noires, à l'extrême est de ce que tu nommes Lok Zorn. »

Kohl tiqua devant l'importance de la caravane. Si sa composition s'avérait exacte, alors il s'agissait ici d'une grande route commerciale prospère entre plusieurs grandes cités. Kohl en apprendrait plus auprès des marchands Tengus, certainement bien informés sur ces cités.

Zurtur continuait son histoire en fixant Kohl des yeux, cherchant à piquer son intérêt. Il avait réussi au-delà de ses espérances, mais le patriarche refusait de le lui montrer.

« Quelques voyageurs se joignirent à nous pour atteindre d'autres régions du monde. Un voyageur particulier arriva au dernier moment, alors que nous allions quitter Pharoc. Énigmatique : je n'ai jamais vu son visage ni aucune partie de sa peau. Il se cachait dans des habits orientaux de caravaniers et une grande abondance de voiles. Le bougre ne posait pas de problème et il possédait assez de nacre pour payer trois fois son voyage, aussi m'en suis-je vite désintéressé.

Nous avons donc pris plein ouest en suivant les étoiles, mettant le cap vers les collines noires. J'ai préféré laisser la Tarim au sud et continuer à cheminer par les plateaux. Le fleuve est encore calme aux frontières du désert, mais cela ne dure pas et ses berges deviennent rapidement impraticables.

Nous n'étions plus qu'une centaine avec deux fois plus de bêtes de somme pour transporter denrées et vivres. Vos amis emplumés étaient complètement perdus, à se demander s'ils ne faisaient pas le trajet pour la première fois. Mais heureusement pour eux, je connais quelque peu la région, aussi les ai-je guidés pour une rallonge misérable sur mes émoluments.

La caravane avançait raisonnablement à travers les collines noires. Le soir, je laissais le soin à mes braves de monter la garde, partageant le repas des marchands et des voyageurs. L'étranger ne nous a jamais rejoints. Il montait sa tente à l'écart, y disparaissant dès la halte pour n'en ressortir qu'au départ. Il était très secret et ne demandait jamais d'aide ou de vivres. Ses deux bêtes de sommes transportaient son matériel, jamais il ne nous mit en retard.

J'ai bien tenté de questionner les caravaniers à son sujet, mais les Tengus semblaient tout ignorer de lui, sa nacre détournant leur curiosité. Nous avons essuyé quelques attaques sur la route, quelques bandes de pillards et de jeunes guerriers en quête de gloire et de richesses. J'ai décimé les uns et corrigé les autres, rien de sérieux. J'ai bien dû fendre en deux un jeune présomptueux, mais au moins se souviendra-t-on dans les tentes qu'il est mort de la main de Zurtur Lame-Noire. »

Zurtur fit une pause, buvant de grandes gorgées d'eau, tentant de jouer sur sa narration. Kohl signifia son impatience en lissant ses moustaches. Peiné de ne pas réussir ses effets, grimaçant alors qu'il se cherchait une position plus confortable pour ses blessures, Lame-Noire reprit le cours de son récit.

« Nous avons dépassé les collines noires, nous aventurant toujours plus à l'ouest, à travers des terres inhospitalières. Comme je redoutais des attaques de groupe de raid, ou bien de hordes sauvages, j'ai conduit la caravane jusqu'au rassemblement des hardes centaures de Equylitenn. Je savais que certains clans remontaient à l'ouest l'hiver, et que je pouvais négocier une escorte. Là, j'ai pu convaincre un clan de centaures, qui souhaitait cheminer vers l'ouest, de faire route commune avec la caravane.

Nos animaux de bâts devaient servir à transporter une partie de leurs effets en échange de leur protection. Nous avons partagé un même campement depuis notre départ. Fort de cent guerriers supplémentaires et ne voulant pas subir les assauts incessants des pillards plus au nord, nous avons longé la Tarim. Je pensais décourager les raids du Botaan par notre nombre, mais je me trompais… »

Les traits de Zurtur se firent plus durs, et son regard lointains.

« Ils nous sont tombés dessus sans crier gare. En y repensant, le piège devait avoir été tendu de longue date, car nos éclaireurs n'ont rien vu venir. Nous avons fait fuir une meute de loups et accélérer le convoi pour qu'elle ne revienne pas nous mordre les mollets. Mais en remontant entre les arbres, la caravane s'est fait surprendre.

J'assurais l'arrière-garde avec quelques braves centaures, parant au retour des loups. Le cor a retenti, les rochers ont commencé à pleuvoir. J'ai hurlé à la colonne de sortir de l'embuscade pour gagner les hauteurs. Avec l'arrière-garde, je chargeais nos assaillants qui sortaient de derrière les arbres, taillant en pièces ces difformes des cavernes. Quand nous les chargeâmes, ils prirent aussitôt la fuite. Leur couardise est légendaire, mais je compris à leur mouvement qu'il ne s'agissait que d'une diversion. Je remontais donc vers la crête avec mes braves. Mais il était déjà trop tard. »

Zurtur fit de nouveau une pause, inspirant profondément avant de poursuivre.

« La crête était couverte de sang ! Des ettins, des trolls et des géants dégénérés, encerclaient la caravane. Il y avait même quelques enfants de la mère du feu. Quelque chose clochait et je compris vite qu'ils ne faisaient que tenir un périmètre, frappant quiconque s'approchait du cordon.

Au milieu des centaures et des caravaniers, une seule bête se livrait à un carnage sans nom. Tu le connais, Kohl, car c'est un autre de tes bons amis. Il utilisait ses terribles pouvoirs pour semer la mort dans nos rangs, comme la lave dissout les gravillons sur sa route. Gog ! Gog était là.

C'est lui qui a massacré femmes et enfants sous le regard impuissant des pères. C'est lui qui s'est repu de la chair encore palpitante de mes infortunés compagnons. C'est lui qui usa de maléfices monstrueux pour nous utiliser comme des marionnettes, forçant la fille à éviscérer le père pour lui servir à manger ses entrailles fraîches !

Les survivants du carnage servirent de bêtes de somme pour emporter la cargaison. Gog devisait, avec ses mercenaires géants, de la fortune qu'ils tireraient de ce conséquent butin. En m'apercevant, ce monstre m'exprima à quel point il était désolé de devoir se priver de mes services, maintenant que ma tête valait plus cher détachée de mes épaules. Il ne s'attendait pas à me trouver là et je ne fus pour lui qu'une agréable prise secondaire.

Il me confia aux bons soins de sa troupe qui me tortura continuellement, me rendant trop faible pour m'échapper. Voilà toute l'attention qu'il me porta, délaissant les survivants aux bons soins de ses sbires. Car nous n'étions rien pour lui, à peine un divertissement ! Le massacre de la crête n'était qu'un passe-temps ! »

Les yeux de Zurtur flamboyaient maintenant. De colère, de mépris, d'indignation, de rage… Malgré lui, et malgré ses blessures au thorax qui se rouvraient sous la pression des hurlements, Lame-Noire se mit à rugir.

« Car Gog n'était venu que pour une chose, Kohl ! Comprends-tu ? L'étranger ! Il voulait l'étranger ! Il nous a massacrés pour mieux l'atteindre ! Entends-tu, barbu stupide ? »

Complètement hors de lui, Zurtur s'était levé, éructant ses paroles, les crachant à pleins poumons. Kohl n'eut pas un mouvement de recul, même si son inquiétude grandissait. Il n'en laissa rien paraître, si bien qu'aucun membre du Gottal ne chargea l'insultant mercenaire. Pourtant, tous s'étaient levés. Les Tengus, quant à eux, muets depuis le début du récit, sombrèrent en pleurs catatoniques, certains se recroquevillant sur eux même en sanglotant.

Zurtur saignait abondamment, et son sang bouillonnait hors de ses veines. Ses yeux étaient presque révulsés, quasiment sortis de leurs orbites.

« Il savait ! Il savait tout ! Notre itinéraire, nos divagations, notre nombre : tout ! C'est comme si l'ogre-mage avait espionné chacune de nos haltes, chacune de nos marches ! Il avait prévu que nous nous jetterions dans son piège ! C'est à peine s'il a dû en écarter les mâchoires ! Par toutes les lames jamais forgées, nous n'étions que le vaisseau lui amenant son précieux chargement ! Il a brûlé ce navire, longue barbe ! Une fois sa cargaison en vue, il nous a soumis à sa magie de mort et torturés en riant ! »

Haletant, alors qu'il crachait ses dernières forces, au bord de la folie, le terrible guerrier du feu pleurait des larmes de sang. La démence le disputant à la haine, il continua avec le peu de force que sa gorge parvenait encore à rugir.

« Mais le pire… Entends-tu, stupide nain, le pire dans tout cela, c'est l'étranger ! Il savait, le maudit… Il savait que Gog le voulait ! Il nous a regardés périr sans broncher ! Ce damné sorcier n'a rien subi des pouvoirs de Gog, caché derrière ses propres barrières ! J'ai vu des torrents de flammes se disperser sur un orbe invisible qui l'entourait.

Et lorsque le massacre s'est calmé, qu'il pataugeait jusqu'aux genoux dans nos tripes, il a rejoint Gog sans un mot. L'immonde charogne putride s'en est allée simplement dans la chaise à porteurs de Gog ! Même cette racaille d'ogre-mage parut étonnée ! Te rends-tu compte, nain, pourquoi nous avons été massacrés et torturés ? POUR UNE MACABRE MASCARADE ! UN JEU DE DUPE ! UNE MAUVAISE PIÈCE OÙ NOUS AVONS JOUÉ LES CADAVRES ! »

Zurtur vociféra ces dernières paroles comme un dément, gesticulant comme un fou furieux. Ses dernières forces envolées, il s'effondra, inconscient. Ses compagnons le rattrapèrent, resserrèrent ses bandages puis l'allongèrent sur une paillasse de fortune. Plongés dans un mur de mutisme, ils s'occupèrent de leur chef.

Il ne restait, du terrible Zurtur Lame-Noire, qu'une dépouille ensanglantée, respirant à peine. Son âme torturée hantait un corps d'où ne sortait qu'un maigre souffle de vie. Plus qu'aucune lame n'avait pu le faire, cette épreuve l'avait blessé au plus profond de son âme. Kohl n'avait jamais vu une crise de démence de cette ampleur. Dans le plus fort des combats, il arrivait que des guerriers flanchent, fuient ou se fassent dessus. Mais Zurtur avait passé un stade, et Duka seule savait s'il ne retrouverait jamais la paix.

De cette histoire, qu'il faudrait étayer avec d'autres témoignages, Kohl conclut qu'il lui faudrait en apprendre plus sur les péripéties du renégat. En cet instant, son destin dépendait complètement du bon vouloir du Patriarche. Si loin à l'ouest, il revenait au nain de l'accueillir ou de le renvoyer dans les bras de ses poursuivants.

Lame-Noire ne pouvait l'ignorer quand il avait quitté les riches cités inconnues de l'orient. Avait-il parié que Kohl le recevrait pour écouter son histoire ? À quel point voulait-il rejoindre Stygia, et dans quelles fins ? Le destin de cet ennemi devenait, à la lumière des agissements de Gog, un atout majeur.

Après tout, Zurtur connaissait le Botaan dans ses moindres recoins. Goria avait été son foyer, si bien qu'il connaissait aussi cette maudite cité. Gorgrond devait lui être familier tout autant, si l'on en croyait les rumeurs de services qu'il aurait rendus aux Utman. Ses basses besognes avaient dû le mener à l'extrême sud-est, dans les lointaines cités esclavagistes des plateaux désolés. Le potentiel stratégique de ce renégat apparaissait aussi sûrement qu'un filon de mitral dans l'esprit de Kohl, et les clercs sauraient s'assurer de la véracité de ses propos.

Alors que les sbires de Lame-Noire s'occupaient de leur capitaine, Kohl voulut se tourner vers les marchands Tengus. Armazour fit alors son apparition, se dirigeant vers le patriarche d'un pas pressant. Kohl se rassit, bourrant sa pipe de tabac bleu. À sa vue, l'élémentaire se passa brièvement la langue sur les lèvres. Il sortit d'une besace une pipe en étain finement ouvragée.

« Du bois pour le tabac, commenta Kohl. Meilleur goût.

— Dûment noté, seigneur Kohl. En attendant, puis-je, s'il vous plaît, prendre un peu de votre herbe bleue ? »

La voix chevrotante d'Armazour trahissait son désir et Kohl se rendit compte qu'en cet instant, il aurait pu lui demander bien des services. Mais le patriarche se refusait à profiter des vices de ses alliés, n'ayant pourtant aucun scrupule avec ceux de ses ennemis. Lui tendant la blague à tabac, il commença à tirer sur sa pipe.

L'élémentaire bourra fébrilement sa pipe de la précieuse herbe, sortit un curieux ustensile ouvragé, duquel il fit facilement jaillir des étincelles. Kohl regarda l'instrument, bien plus efficace que son briquet de silex. Armazour remarqua son intérêt, tirant une grande bouffée de fumée.

« Qu'il est doux de savourer les plaisirs du plan matériel, soupira le guerrier de pierre ! Voyez-vous, mon cher Kohl, le monde de notre seigneur Rual est empli de splendeurs, certes, mais il y manque ce genre de délices, dit-il en désignant sa pipe. »

Armazour fit une pause, tirant doucement sur sa pipe, puis aspirant avidement la fumée délicieuse. En le regardant fumer et en observant sa posture, Kohl se rendit compte du nanesque de son interlocuteur.

L'élémentaire tenait sa pipe comme l'aurait fait Angrad, coincé au coin de sa bouche, calée entre deux molaires. Cette dernière, toute courbée, était semblable aux pipes à capuchons que les mineurs de Tarak et Grondinar utilisaient au travail. Cette façon de fumer était naine. Kohl avait vu le plaisir des herbes bleues se répandre parmi les peuples aux longues vies.

À Stygia, on fumait un tabac brun avec des pipes de terre cuite, droites, que l'on collait sur ses incisives. Les centaures, eux, utilisaient de longs calumets en bois creux pour fumer toutes sortes d'herbes variées, voire dangereuses. Le petit peuple des plaines aspirait de grandes quantités de fumée en collant leur bouche sur une ouverture creusée loin du foyer.

L'élémentaire avait dû passer un certain temps avec Angrad, jusqu'à adopter ses codes. Sa posture, sa façon de s'asseoir, son langage corporel trahissait sa proximité avec son invocateur.

Pendant le monologue d'Armazour, Kohl avait dessiné, à l'aide d'un copeau de bois, dans le sable et la suie de la fosse à feu. Il avait reproduit le plan simplifié de leur pérégrination dans le Dharkhangron, plaçant divers petits pions en os sur cette carte de fortune. Il avait, ainsi, placé ennemis, alliés, dangers et autres éléments importants de leur voyage. Attirant l'attention de l'élémentaire d'un geste, il l'invita à faire son rapport.

« Les nouvelles sont mitigées, seigneur Kohl, commença le guerrier de pierre. Il n'y a plus grand monde à la surface. Quelques esclaves, éleveurs de chèvres et de chamois, qui cultivent aussi de maigres potagers. Un vieux cyclope tyrannise la douzaine de géants des collines et de trolls de la garnison. Les fuyards n'étaient que trois et j'ai réussi à les devancer. Un est mort sous les coups du cyclope, en punition de leur fuite, les deux autres ont rejoint la garnison. Par contre, un courrier est parti avec une créature volante. Le vieux tyran a gravé deux sigles sur une pierre, les a mis dans une sacoche ventrale, puis a confié le tout à une créature bizarre,sûrement le maître des bêtes. »

Prenant une tige, dans le petit bois à porter, Armazour commença à tracer lui aussi une carte.

« Le bastion s'étend dans une vallée entre deux cols. Chaque col est barré d'une porte avec baraquement. Dans la vallée, on trouve plusieurs autres constructions, des baraquements, une grande étable et des cases pour les esclaves. Une tour à flanc de montagne domine le bastion et permet d'observer les deux cols. »

Prenant une pause pour tirer avidement sur sa pipe, Armazour continua son rapport entre deux ronds de fumée.

« Le camp abritait une troupe bien supérieure en nombre, il y a peu, car j'ai vu les restes d'un campement et des carcasses dévorées ici et là, commenta-t-il, en traçant dans les cendres. La cohorte qui est partie devait compter entre trente et quarante géants en tout genre. Il n'y a plus beaucoup de prisonniers à délivrer, malheureusement. À part des éleveurs et des jardiniers, les captifs ont tous été abattus. Des bouchers consciencieux les ont découpés en quartiers. La garnison affamée suçait les carcasses, le convoi ayant dû emporter la viande. Ils dorment dans les baraquements adossés aux deux portes.

D'après ce que j'ai vu, nous devrions pouvoir aller débusquer le cyclope et ses troupes en trois heures. Le chef vit dans la tour en surplomb. Le camp possède encore des vivres, pour les peuples civilisés, dans un bâtiment adossé à un baraquement vide. Contrairement aux pauvres bougres que nous avons trouvés ici, les esclaves en surface sont alertes et en relative bonne forme. Leur journée de travail doit être éreintante sous la coupe du cyclope, mais je n'ai vu nulle trace de plaies ou blessures. »

Si les troupes et l'agencement du bastion ne choquèrent pas Kohl, la mention du messager le fit tiquer. Ainsi donc, Gog avait créé un service postal entre ses avant-postes. Nouvelle inquiétante, car cela signifiait que la tyrannie du Botaan se dotait de structures la rendant plus organisée et réactive. Kohl se demanda si les créatures décrites par Armazour étaient les mêmes que celles traquées par la Kvinn Damnir.

Après avoir entendu le rapport de son éclaireur, Kohl rassembla le Gottal autour de lui.

« Nous montons éliminer la garnison. Récupérez les vivres, je tuerais l'Utman. Armazour, capturez le maître des bêtes. À quoi ressemble-t-il ?

Armazour prit le temps de tirer une dernière fois sur sa pipe ouvragée, émettant quelques vapeurs bleues en réfléchissant.

« Je n'ai jamais croisé ceux de son peuple lors de mes aventures avec Angrad. Néanmoins, j'ai des détails intéressants. Le cyclope était défiant quand il a confié le message à ce curieux personnage, et je ne saurais définir quels sont leurs rapports. L'antre des bêtes est situé dans une caverne, à l'écart du camp, sur le flanc de montagne opposé à la tour, et personne ne semble l'approcher. »

Tirant avidement sur sa pipe, pressentant qu'ils se mettraient en route une fois son rapport terminé, Armazour commença à décrire le maître des bêtes.

« Une tête, deux bras, deux jambes, un tronc, sourit le guerrier de pierre. Couvert de poils, il avance sur deux jambes avec une démarche très penchée vers l'avant. Sa tête est allongée par un museau. Sa physionomie rappelle le loup, mais son poil est marron, tacheté de jaune. Il s'habille de lourdes fourrures. Je ne pense pas que son peuple soit montagnard.

— Et quelle langue parle-t-il ? questionna Kohl.

— Je ne l'ai entendu que grogner ou japper. S'il s'agit d'un langage, je n'en ai pas la clef. »

Kohl éteignit sa pipe puis gratta les restes calcinés, les jetant dans le feu.

« En avant, décida-t-il laconiquement. »

Traversant la porte barrée par Durbar, le Gottal se mit en marche en direction du bastion. Laissant les blessés derrière eux, les nains marchèrent silencieusement vers leur prochain combat. Sur une suggestion de Durbar, Armazour se proposa de leur faciliter la progression, créant un tunnel d'accès qui surprendrait leurs adversaires. Kramir indiqua à l'élémentaire comment construire des marches régulières selon une pente constante de trente degrés.

L'ascension fut grandement facilitée par les pouvoirs de l'élémentaire. Kohl comprenait l'attachement de son frère pour ce mercenaire, au vu de tous les services qu'il pouvait fournir. Mais pour le patriarche, chaque peuple devait façonner son propre destin. Les êtres comme Armazour ne devaient pas trop interférer avec les nains, sous peine de voir le peuple de Duka devenir dépendant des vassaux de Rual. Même s'ils étaient issus du même primordial, à chacun son royaume dans son plan respectif.

Pourtant, Kohl accepta une dernière requête de ses Throndi. Grâce aux pouvoirs d'Armazour, ils pourraient déboucher directement dans la tour de l'Utman. Si Kohl réussissait à le tuer rapidement, le reste de la garnison fuirait. De plus, le patriarche ne souhaitait pas prendre d'assaut une porte fortifiée, fût-elle un Elgraz.

Le Gottal parcourut donc la montagne de l'intérieur, dans une bulle déplacée par la volonté de l'élémentaire. Kramir et Gofnyr, les deux vétérans de la campagne contre les vases, savaient que l'air devenait toxique dans les tunnels clos, aussi se reconnectaient-ils de temps à autre avec le tunnel principal.

Juste avant de quitter définitivement le tunnel creusé par le Botaan, la clarté envahit le boyau. L'écho des clameurs des ennemis en surface se répercutait jusqu'au Gottal et Kohl évalua qu'ils n'étaient plus qu'à une centaine de pas du bastion.

Les grognements qu'il entendait lui indiquaient que la résistance s'organisait. Le grand cyclope, seigneur du bastion, imposait son autorité, sur la garnison, avec brutalité et sauvagerie. Alors que le Gottal bifurquait dans le passage généré par Armazour, Kohl agrippa le manche de Baraz Zagaz fermement. La lame avait entendu la voix du parjure.

« j'ai soif de son sang, Kohl ! »

Kohl ferma à demi les yeux, focalisant sa volonté. Baraz Zagaz pouvait être calme, rarement sage, aussi tentait-elle parfois de lui forcer la main en le jetant dans des combats idiots. « Son heure viendra selon mes conditions, rétorqua le Patriarche. Agissons sûrement, lame de Tarak. Il faut abattre l'Utman rapidement, mais prudemment. » Kohl se renfrogna : il n'était pas bon de discuter avec sa lame. Par deux fois déjà, il avait dû partir en quête pour assouvir une promesse de mort faite à Baraz Zagaz.

Kohl savait que certains patriarches s'étaient défaits de leur artefact après le Premier Âge. Angrad, par exemple, avait confié Az Zharr à Bazguk. Trud le puissant avait confié son Marteau Grund Thrung à son fils Falthaï. Le Gardien des Serments, quant à lui, considérait son arme comme trop liée à sa Tâche, et trop dangereuse. Un jour viendrait où il la confierait à Kilond, mais Kohl n'était pas pressé de voir ce jour arriver.

« Ton frère m'a fait ainsi pour que je tienne tes serments, susurra Baraz Zagaz en évoquant l'image de Tarak, et que par ton bras je pourfende les parjures. »

« Ton impétuosité va nous faire perdre, répondit Kohl. Il est parfois nécessaire de retenir son coup. »

« Tu parles comme un lâche ! insinua l'épée. »

« Esprit sot confondant courage et impulsivité. Ne me provoque pas, assena Kohl, sinon je tuerais le parjure à coup de marteau, et tu ne boiras pas son sang… »

Intimidée par le regain d'assurance de son porteur, l'épée se replia dans son mutisme. Kohl soupira, enfin vainqueur de ce bras de fer. Il ne comprenait toujours pas pourquoi Tarak avait éveillé leurs armes au Premier Âge ni pourquoi il avait fondu Baraz Zagaz si impulsive.

Cette lame devait traverser les siècles. Elle irait à Kilond, qui la donnerait à son fils, et ainsi de suite, tant que sa lignée perdurerait. Kohl aurait préféré porter à son côté la tempérance, une lame capable de conseiller ses descendants. Ainsi s'était-il promis de brandir Baraz Zagaz jusqu'à son assagissement. Sinon, elle serait ensevelie avec lui, scellée à jamais dans son tombeau. Il ne lui était pas agréable d'évoquer sa mort, surtout avant un combat. Aussi repoussa-t-il cette idée au loin, fixant le brêlage de Gulnyr devant lui.

Bientôt, à l'obscurité complète, succéda la lumière. Armazour avait fait déboucher le tunnel dans une grande pièce fermée. Il y régnait un grand désordre, de nombreux objets jonchant le sol çà et là. Le capharnaüm devint visible alors que les yeux de Kohl se réhabituaient à la lumière. Quelqu'un avait fourragé dans les grands coffres d'osiers, renversés aux alentours. Ce contenu, répandu à terre, avait été fouillé. La pièce était inoccupée et les grandes portes à double battant verrouillées de l'intérieur.

Par les interstices, entre les gros troncs qui formaient les murs mal jointés de l'édifice, la rumeur d'une violente agitation filtrait. Un escalier, taillé dans la roche puis gauchement maçonné, menait à l'étage. À travers les fentes du plancher de rondin, on distinguait une forme massive. Les bruits de fouille, d'objets jetés au loin ou hâtivement fourrés dans un sac, prouvaient que le pillage continuait à l'étage de la tour.

Kohl, s'approchant du pied de l'escalier, imposa, d'un geste, le silence au Gottal. Guettant les bruits venant de l'étage, il écoutait le pillard grognant et soufflant. Un coffre fut renversé violemment, son contenu étalé au sol. Kohl pouvait suivre les mouvements de l'individu à travers les rainures du plancher. Ses énormes pieds dispersaient bronzes et breloques qui roulaient, en tintant, sur le sol.

Le pillard gronda quelques mots que Kohl ne saisit pas, mais que Baraz Zagaz elle, entendit. Instantanément, la lame vibra dans son fourreau.

« c'est lui, confirma la lame à son porteur ! »

D'un geste silencieux, le patriarche indiqua à ses Throndi et à son auxiliaire de poursuivre leur mission. Doucement, il dégaina Baraz Zagaz. « Allons lui rappeler ses serments, murmura placidement Kohl. »

Longeant le mur extérieur de l'escalier, il commença son ascension, tandis que le Gottal tenta discrètement d'ôter la poutre de bois qui barrait la double porte. Un fort grincement s'en échappa tout de même alors qu'ils finissaient d'ouvrir les battants. La réponse du pillard ne se fit pas attendre.

« Qui va là ? tonna sa voix, accompagnée du grincement métallique d'une lame dégainée. J'avais ordonné que personne ne quitte son poste, maudits soudards ! »

La voix grave, pleine d'assurance, avait éclaté, telle une avalanche.

« Utman cycladien, rétorqua calmement Kohl. Je viens pour vous tuer. »

Le patriarche positionna son bouclier au-dessus de sa tête, armant son arme à l'épaule. D'un pas mesuré, assurant ses appuis, il continua l'ascension de l'escalier aux maçonneries brouillonnes. À l'étage, l'Utman fulminait.

« Vil vermisseau, tes bonnes manières vont te causer une mort rapide. Donne-moi ton nom, avant que je ne te décapite.

— Kohl, Gardien des Serments. »

Il y eut un silence.

Des grincements de pieds indiquèrent au patriarche que son ennemi se positionnait, assurant ses appuis. Kohl continua d'avancer, collé au mur, où la roche lui assurait une progression hors des marches branlantes.

« Je viens vous les rappeler, continua le patriarche.

— Quelle impudence ! Tu oses pénétrer ma demeure, sans mon accord, pour m'insulter, tonna le cyclope. Je ne vois pas de quels serments tu parles, Kohl gardien de rien du tout. Monte si tu l'oses ! »

L'Utman le provoquait. Il était certain qu'il abattrait son arme sur quiconque franchirait l'étage. Kohl n'avait d'autre choix que de s'exposer, sans riposter, à cette première attaque. Plutôt que de courir et risquer d'atteindre l'étage en fâcheuse posture, Kohl choisit d'encaisser le coup.

Alors qu'il montait prudemment les marches, son bouclier en position, il capta un éclair métallique sur sa gauche. Le bouclier s'interposa entre sa tête et l'arme, mais sa parade fut vaine. Kohl, projeté par une force formidable, s'écrasa contre le mur derrière lui et s'effondra.

En un instant, le patriarche se redressa, mais subit une nouvelle attaque. La lame de son ennemi mordit profondément sa chair au défaut de l'armure entre l'épaule et le coude. Il fallait sortir de l'impasse, car l'Utman lui assenerait certainement de nouveau un coup fabuleux comme celui qui l'avait fait tomber.

S'élançant vers son assaillant, Kohl serra les dents dans l'attente d'un coup opportuniste. Mais il ne vint pas, et il put souffler. Raffermissant la prise sur son bouclier, le patriarche put enfin observer son adversaire.

C'était bien un Utman, comme le prouvaient les scarifications rituelles de son visage. Le vieux cyclope ne laissa pas le temps à Kohl de le dévisager plus longuement. Roulant les épaules en arrière, sans le lâcher de son unique œil, il armait déjà le prochain coup. La lame passa derrière son dos pour porter un coup vertical brutal, dans le but évident de coucher le nain une fois encore.

Cette fois, plus alerte que dans l'escalier, Kohl réussit à dévier la frappe d'un long pas chassé en inclinant son bouclier. Si le choc le fit trembler, la lame déviée vint briser poteries et bibelots jonchant le sol, les faisant voler en tout sens.

Kohl eut le loisir d'observer l'équipement de son adversaire. Il portait des protège-tibias de bronze surmontant des sandales et un pagne de cuir. Ses avant-bras étaient aussi équipés de brassards de bronze. Plus étrange, son torse était protégé par une cuirasse de fer martelé, typique de Stygia. Le casque, lui aussi, était stygien.

Le chef cyclope arma une fois de plus son arme, mais porta, cette fois, un coup subtil, quoiqu'animé d'une grande force. Partant d'une torsade des poignets puis des coudes, l'Utman assena coup sur coup trois frappes tournoyantes. Si la première franchit le bouclier de Kohl pour lui mordre la chair, les deux autres rebondirent dessus.

Baraz Zagaz trépignait dans la main de Kohl, tandis que son porteur saignait des assauts de l'ennemi.

« Réplique, l'implora-t-elle ! »

Mais Kohl resta sourd à ses appels. Il lui fallait étudier son adversaire pour le combattre efficacement. Il avait, en face de lui, un Utman, pas un vulgaire chef de bande. Ces puissants chefs de guerre accumulaient des décennies de combats, ce qui en faisait de redoutables guerriers.

Le patriarche savait qu'il lui faudrait viser les cuisses, seule vulnérabilité de l'armure de son ennemi, et ce dernier saurait parer toute attaque dirigée vers ce point faible. L'occasion se présenta toutefois à la fin de l'enchaînement de son adversaire.

Kohl fit un pas en avant, dépliant son bras pour lancer sa lame en arc de cercle vers son adversaire. Plutôt que de se hasarder en un déluge de coup, il choisit de se focaliser sur une frappe unique. Il réussit à porter ce coup décisif, première blessure qu'il infligea à l'Utman. La plaie fut profonde et entama le muscle. Le patriarche avait porté un coup puissant et précis, fruit d'un siècle d'entraînements et de pratique. Par une torsion de son avant-bras, en fin de frappe, alors que la lame mordait encore la chair, il en fit jaillir un flot de sang.

C'est alors que Baraz Zagaz libéra sa fureur. Mordant une chair parjure, elle aspira plus de sang pour rappeler aux cyclopes qu'ils avaient juré ne plus s'en prendre aux alliés du peuple de Duka. Le flot ne se tarirait pas et l'Utman ne pourrait panser cette blessure qu'une fois Kohl défait.

Face à cet adversaire qui lui résistait, malgré les coups dévastateurs qu'il lui portait, le chef de guerre cyclope fit un large pas en arrière pour se désengager en armant sa riposte. Kohl utilisa cette ouverture pour retenir son adversaire. Taillant sa jambe par l'arrière, le patriarche limita la retraite de l'Utman à un simple pas en arrière.

Furieux de se retrouver piégé ainsi, le chef de guerre abattit son arme sur Kohl. Déséquilibrée par sa manœuvre manquée, trop près de son ennemi, la terrible attaque manqua de peu. La lourde lame de l'Utman fendit le plancher avant de ressortir prestement, prête à dévier les coups adverses.

Repositionné grâce à ce répit, Kohl engagea son adversaire, genoux fléchis, appuis forts, bouclier en avant et lame prête à frapper. Baraz Zagaz flottait devant ses yeux, cherchant la faille.

La cuisse d'appui du cyclope devint une cible de choix. Par un pas en avant, Kohl se propulsa tout en conservant sa position basse. Le fouillis jonchant le sol sapa une partie de ses appuis, son pied avant écrasant une poterie. Le patriarche fut déstabilisé, mais pas suffisamment pour manquer sa cible. Une fois de plus, le coup d'estoc dévia au dernier moment, labourant la chair de l'Utman. Baraz Zagaz rugit de nouveau, saignant abondamment ce malfaisant adversaire. Les deux jambes du chef de guerre ruisselaient.

Gravement blessé, l'Utman ne s'en laissa pas conter. Utilisant le levier de la longue poignée de son arme, il lança un moulinet puissant. Kohl tenta de parer, mais la poterie le gêna. Le coup fut fort, éclatant la chair de la jambe du patriarche à travers son armure. Si un membre de sa maison avait subi cette attaque, il aurait été broyé.

Kohl, premier-né du peuple de Duka, était fait des roches les plus dures. Sa transmutation vers la chair lui avait laissé une robustesse sans pareil. Ainsi, la blessure infligée par le cyclope était importante, mais en rien insurmontable. Néanmoins, après la prise de l'avant-poste et les précédentes blessures infligées par l'Utman, la robustesse légendaire de Kohl était mise à mal. Blessé gravement, il ne pourrait encaisser plus d'une autre touche dévastatrice. Heureusement, la poterie avait volé en éclat sous la force du choc, libérant la jambe du patriarche.

Ripostant d'un coup de taille malgré sa cuisse en lambeaux, Kohl larda la cuisse du cyclope jusqu'à l'os, sectionnant la veine principale. Le destin souriait à Kohl, alignant le bras du patriarche avec la position de son ennemi. Baraz Zagaz déchira l'artère qui nourrissait de vie la jambe de l'Utman. Le précieux liquide carmin jaillit avec toute la force du chef de guerre, baignant son bourreau dans ces flots. L'œil du cyclope devint vitreux tandis qu'il prononçait une dernière malédiction à son exécuteur.

« Maudits soient tous les tiens et stériles les ventres de vos femmes… »

Dans un dernier râle d'agonie, l'Utman s'écroula sur le sol. Son sang coulait toujours à grands flots, ruisselant par les lumières9 du plancher.

« Maudits soient les tiens pour la parole reprise, tu ne séviras plus, Unbaraki, triompha Baraz Zagaz ».

La lame avait retrouvé un calme olympien, laissant Kohl à ses blessures. Gravement atteint, celui-ci pourrait tout de même tenir quelque temps avant de devoir recevoir des soins. Ce duel avec l'Utman, en plus de ses précédentes blessures, le laissait dans un état pitoyable.

Se rapprochant du corps du cyclope, le patriarche arma un large coup de taille afin de détacher la tête du torse. Il dut s'y reprendre par trois fois tant le cou du chef de guerre était épais et musculeux. Dès qu'il eut fini, le patriarche saisit le trophée par la pointe du casque et s'avança vers le balcon.

Depuis cette large plateforme, l'Utman pouvait observer les cols qui barraient l'accès à la vallée et surveiller tout le bastion. Surplombant la vallée, le camp s'étendait d'est en ouest, avec en son centre la fortification protégeant l'accès vers les profondeurs. Ne voyant ni le Gottal ni ses adversaires, Kohl commença à rugir tout en brandissant la tête tranchée du chef de Guerre.

« Vorkhul Drengi ! Vengryn ! »

Kohl scanda ce cri de guerre par trois fois, sachant qu'il serait forcément entendu. Brandissant la tête de son chef, il espérait démoraliser la garnison.

Les réactions, dans les rangs ennemis, ne tardèrent pas. Depuis la passe sud où résidaient les bêtes et leurs maîtres, une volée s'élança dans les airs. Sur l'une d'elles, une silhouette à califourchon chevauchait en tête. Kohl jura, voyant cet auxiliaire du Botaan lui échapper. L'escadrille plongeait vers le sud à travers le col, fuyant dans le lointain.

Le Vongal s'enfuyait lui aussi, lancé dans une course effrénée vers l'ouest. Deux d'entre eux, restés à la traîne, furent rattrapés par le Gottal et mis en pièce, tandis que les carreaux d'Hodrik volaient sur les fuyards.

Un détail, cependant, inquiéta Kohl. Il n'avait vu que deux des trois armes d'hast…

Chapitre 6 : Dol Gromdal — tempête astrale

Dol Gromdal, quelque part dans le plan astral

Dernier jour du troisième mois de la saison de Rual

Quelques heures avant la dernière lune d'automne

Dolgrim et Draskar, les deux Puînés minéraux, sont les immortels qui veilleront sur le peuple de Duka jusqu'à la fin des Âges. Quelque part dans l'éther du plan astral, ils ont construit une retraite, un artefact planaire, ouvert uniquement aux lignées. Depuis cette mythique cité magique, ils surveillent les Neuf Plans et veillent sur le peuple de Duka.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

La porte claqua derrière Angrad puis disparut dans le mur ciselé. Les dalles de Dol Gromdal soutenaient ses pieds tandis que le monde lui échappait, flou et inconsistant. Habituellement, il était aussi simple, pour le patriarche initié, de franchir cette porte astrale que de passer les grands ponts de Dol Rual.

Cette fois pourtant, malgré la puissance du sortilège invoqué, Angrad avait été secoué. Son passage, pourtant très bref à travers la trame astrale, avait été éprouvant. Maintenir sa concentration pour réaliser un schéma aussi complexe était ardu, d'autant plus dans son état d'agitation mentale.

Une fois libérée, c'est la puissance même du sortilège qui permettait la traversée sans encombre de l'abîme entre les plans, mais cette fois rien ne fut normal. Angrad dut se focaliser sur l'image de Dol Gromdal pour arriver à bon port. Malgré la puissance de l'initié et le déchaînement de pouvoir, cela ne lui suffit pas à remonter le fil de la trame astrale jusqu'à la forteresse de son maître. Toute sa concentration fut requise pour se mouvoir le long du fil alors qu'un siphon tentait de l'aspirer dans l'abîme.

Grâce à la pierre-esprit de Rual, le patriarche initié pouvait pénétrer l'artefact planaire créé par Dolgrim, mais elle lui conférait aussi des sens inaccessibles aux autres mortels. Son esprit, à travers la pierre, avait capté des formes et des impressions que sa volonté avait balayées dans un recoin de son esprit pour maintenir sa concentration. Grâce à un effort de volonté qui lui coûta, Angrad s'était extirpé de la trame astrale pour franchir la porte de Dol Gromdal.

Le flou se dissipait lentement, alors qu'Angrad tentait de réunir ses forces restantes. Il se sentait vidé, tari. Son esprit embrumé était stressé, noué. Il chercha ses schémas hermétiques, mais ne put découvrir qu'un vide, à l'exception de débris d'incantations et de schémas brisés. Son esprit avait été soufflé, balayé par un vent puissant et destructeur. Il ne restait sur son chemin que ravage, et de son passage que l'écho d'un martèlement hurlant.

Angrad fut abasourdi de l'état de délabrement de son univers mental, lui qui avait si consciencieusement entraîné son esprit des siècles durant. Le voilà qui revenait dans la demeure de son maître, aussi confus qu'aux premières années de son apprentissage, comme si l'on avait balayé mille ans de pratique d'un simple souffle. Déstabilisé par ce constat honteux, le patriarche initié sonda de nouveau son univers mental. Cette fois, il ne chercha rien en particulier, seulement à visiter ce paysage qu'il avait peuplé et construit de longues années durant.

L'esprit d'Angrad était pareil à une cavité souterraine. Coiffé de roche volcanique, s'étendait dessous un grand Khaz baigné de lave. Angrad le contempla avec application, soucieux d'évaluer les dégâts.

La forteresse, à flanc de montagne, forte de murs solides et de portes massives, n'avait subi aucun dommage. C'était ici qu'il déposait tous ses souvenirs, ses émotions et ses projets concernant ses nainfants, sa lignée, sa maisonnée. La forteresse s'étendait au fil des siècles. C'est ici que sa créativité et sa fantaisie s'exprimaient, puisqu'il les avait bannis des deux autres parties de son esprit.

Une des trois faces de la caverne était couverte d'alcôves et de pans de murs sculptés. C'était ainsi qu'Angrad avait discipliné son esprit durant son initiation hermétique. Chaque alcôve contenait un schéma, et chaque bribe de savoir était gravée sur une stèle. Regroupées, elles constituaient son grimoire, dont une copie exacte ornait un mur dans la demeure de Dolgrim. Ce pan de mur était ravagé, les schémas soufflés et démembrés, certains manquant peut-être. Angrad avait déjà constaté ce carnage, aussi ne s'attarda-t-il pas et passa au dernier pan de mur.

Celui-ci aussi avait subi les affres de la tempête mentale, mais les dégâts étaient mineurs. Angrad savait que les schémas mystiques provenaient moins de l'étude des plans et de leurs interactions que de la compréhension des grands desseins divins. Les schémas étaient ici en tout sens, mais au moins n'était-il que mélangé, non réduit en lambeaux. Au centre, le temple avait tenu. Le pilier de Rual qui en abritait l'entrée n'avait en rien souffert, et l'intérieur était en parfait état.

Si le temple était encore vide, c'est que le culte autour des ancêtres, Duka et Rual, était encore en construction. Il s'étofferait au fur et à mesure que Volgit et Bolka cerneraient les schémas divins et le Chemin Doré du peuple de Duka.

D'un dernier coup d'œil, Angrad, qui avait pris de la hauteur, contempla le lac de lave. Il baignait toujours le Khaz de sa douce et chaleureuse lumière. Miroitaient en surface les Vrais Noms des feux des Profondeurs. C'étaient les cadeaux d'Ajax à Angrad, seul savoir que le patriarche initié ne transmettrait jamais. Le lac de lave était comme un miroir, Angrad d'un côté et Ajax de l'autre.

Le primordial avait, en quelque sorte, une clef pour entrer dans l'esprit d'Angrad, y déposant un savoir précieux tenu en lieu sûr. Ajax était pour Angrad un vieil ami.

Le patriarche initié était soucieux, car pour la première fois, quelque chose s'était invité dans son esprit sans qu'il en accorde le passage. Il interrogea le miroir de magma en fusion, mais n'y découvrit que la placide confiance du Primordial. Toujours soucieux, mais rassuré, Angrad quitta son univers intérieur pour rouvrir les yeux.

Cette introspection n'avait pas duré une seconde, pourtant Angrad sortit du flou instantanément, comme si cet examen mental avait dissipé les brumes qui l'envahissaient.

Il ressentait un grand vide. Toutes ses forces, aussi bien mystiques qu'hermétiques, lui avaient été arrachées par le siphon. Az Zharr lui manqua alors terriblement. Il était rare qu'Angrad se retrouve sans pouvoir, un tel vide mental le laissait sans défense. Le patriarche initié balaya ce sentiment d'un revers de la main. Il se trouvait après tout dans la plus inexpugnable des forteresses, l'artefact le plus puissant jamais créé dans les Neuf Plans : Dol Gromdal.

Le demi-plan de Dolgrim, îlot flottant dans la trame astrale, était la demeure du Puîné. Il y régnait en maître, ajustant ses lois à volonté. Cocon de pouvoir, refuge pour les premiers-nés, seules les pierres-esprits permettaient d'en franchir les portes inviolables. Ici, Angrad ne craignait aucun ennemi.

La familiarité du lieu calma le patriarche initié, quoiqu'il sentait que quelque chose clochait, comme si un élément allochtone10 venait perturber l'artefact. Angrad commença à reprendre ses marques dans la demeure qui avait vu naître ses pouvoirs.

Le plafond, de glace volcanique vert émeraude, dissipait les remous du siphon qui s'écrasait sur lui depuis l'éther. Angrad ne perçut pas même une vibration dans la colossale couche translucide éclatante, d'où filtrait l'intense lumière baignant l'astral. Les gravures et runes insérées dans la roche cristalline faisaient naître des motifs complexes sur les dalles et les murs de quartzites. Ces sceaux de protection tenaient bon : le plafond ne réagissait pas au siphon.

Alors que la coupole rayonnait de lumière, les murs de l'artefact en absorbaient toute la substance. Ils ne renvoyaient aucune clarté, mais irradiaient une forte chaleur. Angrad, comme tous ceux de son peuple, en percevait les limites ainsi que les déformations. Dolgrim avait apposé des runes çà et là sur les parois afin d'isoler son demi-plan de l'éther astral. Angrad soupçonnait fortement qu'il s'agissait du Vrai Nom de Dol Gromdal. Rien d'autre, pensait le patriarche initié, ne permettait à la forteresse planaire de conserver son intégrité en défiant la tempête mystérieuse qui lui avait si aisément tout arraché.

Angrad se fit la réflexion que ce grand vide bien qu'il le laissa démunit, lui apportait une sérénité qu'il ne savait expliquer. Il avait les idées claires, se sentait calme et concentré. N'ayant rien remarqué d'anormal sur le plafond et les murs, le patriarche initié inspecta le sol.

Les dalles ondulaient à ses pieds. Le marbre noir les composant transportait, par ses veines d'or, quelques pouvoirs inaccessibles à Angrad. Il était issu de mines du plan de l'ombre, et le maçon, Draskar, restait toujours très énigmatique sur son foyer. Angrad connaissait quelque peu le minéral. Après tout, il était un des seuls auxquels l'assassin adressait la parole. La reine Volgit, la douce Dame Bolka et maître Dolgrim étaient les seuls autres interlocuteurs connus de l'énigmatique nain d'obsidienne.

Le contact des dalles sombres, veinées de lumière dorée, procurait à Angrad un sentiment de sécurité. À travers le dôme, il percevait la tempête dantesque qui secouait la trame astrale et les courants cosmiques du siphon. L'impression étrange qui l'avait traversé à son arrivée à Dol Gromdal et cet élément allochtone qui le travaillait tant étaient sûrement liés à la tempête qui sévissait, projetant ses lumières et ses ombres par le plafond de verre.

Le patriarche initié restait bouche bée. Jamais encore il n'avait assisté à un tel déchaînement cosmique. Ce devait être à ça que ressemblait le monde, alors que les Neuf Plans n'étaient pas séparés et que les quatre Primordiaux se les disputaient.

Finalement, Angrad tiqua : il n'avait aucun appui. Certes, ses pieds touchaient le sol, mais ils ne supportaient pas son poids. Le maître avait-il décidé de supprimer la force qui maintenait toutes choses au sol une fois encore ? Il est vrai que Dol Gromdal, foyer d'un être immortel et minéral, ne s'encombrait pas toujours des lois naturelles permettant aux êtres de chair de survivre. Armazour, son bon ami, aurait aimé cet endroit, mais le patriarche initié savait que la forteresse des premiers-nés lui serait à jamais fermée.

Finalement, le patriarche initié découvrit une large main sur son torse. Apparemment, une statue d'obsidienne l'avait retenu quand il avait été propulsé dans l'artefact et que ses forces l'avaient abandonnée.

« As-tu recouvré tes esprits, petit frère ? »

Angrad sursauta.

De nouveau sur pied, alors que son sang lui fouettait les tempes et lui rougissait le visage, le patriarche initié dévisagea Draskar. Absolument immobile, comme seules les roches peuvent l'être, son aîné semblait fixer un point éloigné devant lui. Pourtant, Angrad ne s'y trompa pas, sachant que les yeux de saphir de Draskar pouvaient voir bien plus qu'il le laissait paraître.

Angrad devait être rouge jusqu'aux oreilles, car son aîné le rassura.

« N'éprouve aucune honte, Angrad, le rassura-t-il. Rares sont ceux qui peuvent supporter l'arrachement de leurs matrices. Même moi, j'ai peiné à quitter le plan des ombres. »

Abasourdi par ce qu'il venait d'entendre, le seigneur du feu reprit contenance. Jamais encore il n'avait entendu Draskar avouer une faiblesse. Mieux, il lui avait adressé deux phrases consécutives, pour s'enquérir de son bien être puis le rassurer. Non seulement c'était inédit, mais cela eut pour effet d'inquiéter davantage Angrad. Cette sollicitude chez Draskar indiquait que la situation était dramatique, si ce n'est cataclysmique.

« Est-ce le moment redouté ? murmura Angrad.

— Non, trancha le nain d'obsidienne »

Draskar n'ajouta rien, restant toujours immobile. Quiconque l'aurait vu, pour la première fois, en cet instant, l'aurait confondu avec une statue. Même ses paroles semblaient soufflées depuis un autre que lui, car ses lèvres ne bougeaient jamais.

Le nain d'obsidienne était un être bien singulier. Membre des deuxièmes nés avec Volgit, Bolka et Dolgrim, Duka l'avait façonné puis animé avec la puissance de Rual. Dolgrim fut animé le premier, Draskar le second. Comme ce dernier, il avait choisi de conserver sa forme minérale plutôt que de transmuter vers la chair.

Duka aimait à décrire le filon d'obsidienne dans lequel elle sculpta et cisela le maître des ombres : le plus sombre qu'elle eut trouvé, mais qui recelait une veine d'or en son sein. La grand-mère, dont la vision avait façonné le peuple nain au Premier Âge, confia une Tâche à chacun de ses enfants.

C'est pour Draskar, et Draskar seulement qu'elle enchâssa, dans la sculpture qui allait devenir son corps, deux saphirs étoilés : comme les yeux que Rual donna à la Duka minérale. Par ses yeux, elle demanda à Rual d'accorder à un de ses nainfants le don de prescience. Puis elle coula et forgea l'habit d'adamentium sur la statue, y ceignant la tiare où reposait la pierre-esprit.

Draskar était relativement fin pour un nain. S'il mesurait cinq coudées de haut, comme tous ses frères et sœurs, sa corpulence était fluette. Cependant, une lourde armure d'adamentium, miné de mitrale, le recouvrait, contrecarrant l'aspect chétif du personnage. Il n'avait aucune pilosité faciale qui eut pu lui donner des traits masculins. Ses longs cheveux d'ébène, façonnés, tenus par six fines nattes, ne lui donnaient pas non plus une physionomie féminine. Peut-être que le regard invariablement sévère et sombre de Draskar, ou encore les drôles de marques triangulaires qui remontaient de son menton autour de sa bouche soulignaient son apparence androgyne.

Ce qui caractérisait principalement le nain d'obsidienne, c'était son aspect irrémédiablement étranger. Quelque chose d'indéfinissable, dans ses yeux ou dans son expression, le classait comme extérieur, allochtone et irrémédiablement apatride.

Duka l'avait modelé de la sorte, pressentant sûrement son choix de demeurer minéral. Cela renforçait l'impression que Draskar laissait derrière lui : étranger en son domaine et à son peuple. Pourtant, la grand-mère démentait ces impressions : son nainfant avait insisté pour rester de pierre et ainsi veiller à jamais sur les nains. Il serait celui vers qui l'on se tourne en dernier, en de funestes temps pour tous les vivants.

Les pensées d'Angrad tournaient ainsi autour de son aîné alors qu'il le dévisageait.

Tenant sa tiare à la main, Draskar se tenait naturellement dans une posture intimidante, renforcée par sa lourde armure stylisée qu'il ne quittait jamais.

Finalement, un voile d'ombre le recouvrit et il disparut à la vue du seigneur du feu. Draskar, ce dangereux adelphe11 aîné, était l'un des plus terribles assassins des Neuf Plans. Son corps minéral supportait toutes les privations et il était capable de rester totalement immobile des jours durant. Entretenant une relation particulière avec les ombres, Draskar pouvait, à tout instant, les utiliser pour se déplacer d'un point à un autre. D'ailleurs, le seigneur du feu ne l'avait jamais vu marcher.

Voilà bien longtemps que le nain d'obsidienne ne reparaissait plus à Dol Rual, même s'il était impossible de savoir s'il ne veillait pas depuis les ombres. Les plus sombres rumeurs étaient murmurées au coin du feu au sujet de cet énigmatique ancêtre. Les morts inexpliquées lui étaient attribuées, et certains nains, souhaitant nuire à d'autres, lui murmuraient des prières dans les ombres.

Une des nièces d'Angrad, Glorideth, avait même créé un culte autour de son oncle Draskar. Elle et ses acolytes, les Rualundi, protégeaient la lumière du Primordial Rual. Si elles étaient toutes de vaillantes combattantes au service de Glorideth, des rumeurs circulaient sur l'existence, en leur sein, d'un culte secret voué à la prophétie de Draskar.

Le sol continuait de résonner doucement, les murs d'irradier une douce chaleur et le plafond inondait le domaine de Dolgrim d'une quiétude émeraude aux ombres persistantes. Pourtant, en cet instant, Angrad ne ressentit pas l'apaisement que lui procurait d'habitude cet endroit.

Il y avait l'impression qu'une épaisse tension environnait l'assassin. Les ombres, reflétées par les schémas et runes du plafond, laissaient une impression sinistre, ne présageant rien de bon. Elles se mouvaient brusquement, tremblaient, parfois même clignotaient, alors que les clartés du plan astral étaient, d'ordinaire, uniformes et stables. On eût dit qu'entre deux apparitions, certaines avaient subtilement changé.

Fixant quelques instants les murs, le seigneur du feu observait des fluctuations dans le champ de chaleur. Indubitablement, les parois encaissaient des coups, ondulant sous des charges de pouvoirs.

Par ses bottes, Angrad sentait le sol en proie aux rugissements d'une tempête qui faisait trembler les dalles. Les vibrations qui remontaient dans ses jambes étaient amoindries par la maçonnerie mystique de l'artefact planaire, mais pas suffisamment pour qu'elles lui soient imperceptibles. Pour la première fois depuis ses longues années d'études auprès de son maître, il sentait que la forteresse n'était pas aussi impénétrable qu'il l'avait jugé.

Puis une lumière intense balaya les ombres, cédant abruptement la place à l'obscurité. Une fraction de seconde suffit pour que la clarté revienne, telle une vague déferlante. Angrad scruta le plafond, par delà les méandres inextinguibles qui venaient d'éclipser la brillance naturelle du plan astral. Sans pouvoir se retenir, incapable de détacher ses yeux de la beauté terrible du paysage, il se sentit happé par la tornade astrale.

Des vagues gigantesques de noirceurs le disputaient aux éclairs blancs qui déchiraient la trame. Les vagues déferlaient en tout sens, livrées au chaos d'une tornade dantesque. Puis il y eut de nouveau cette lumière intense, comme si une lanterne cosmique se rapprochait. L'éblouissante lueur, vaste comme un monde, corps incroyable et immense, inonda la trame. Angrad la sentit se tordre par endroit, se racornir, comme irradiée par une chaleur formidable.

Puis l'obscurité s'abattit de nouveau brusquement. Angrad la pressentit, voyant un front d'onde noire dévorer toute lumière sur son passage, puis repartir. Le seigneur du feu eut l'impression qu'une pieuvre aux dimensions extravagantes, à la noirceur impossible, se débattait dans la tempête de mana12.

Ce spectacle était inédit dans les anales de Dol Gromdal. Angrad commença à se mouvoir, sans réfléchir, ses pas ayant dépassé sa pensée. Ou bien était-elle si inconsciente qu'elle avait commandé à ses jambes sans qu'il s'en rende compte ? Il courait à présent. Ses bottes métalliques claquaient sur les dalles de marbre, déchirant le silence des salles alentour.

Il lui fallait rejoindre l'observatoire.

Alors que Dol Gromdal était encore qu'un terrain vierge flottant dans l'éther, Dolgrim avait construit, en face de la Brèche, une salle toute en verre volcanique blanc, poli et translucide, afin d'observer le plan astral. C'est là qu'Angrad trouverait son maître, et peut-être des réponses à ses questions.

Le patriarche initié traversa la grande salle de réception où la table de granit occupait l'espace central. Les sièges avaient été rangés, la pièce semblant en ordre. Mais il découvrit que les quatre murs étaient recouverts d'une fine écriture. Diagrammes, notes, schémas, matrices, équations, tout était mélangé.

Le patriarche initié reconnut le style si caractéristique de son maître Dolgrim. Les survolant seulement, il put constater que les notes et la calligraphie trahissaient l'état nerveux dans lequel était l'auteur pendant leur écriture. Tout ceci devrait être copié et analysé ou déchiffré.

D'un geste né de l'habitude, Angrad convoqua un schéma simpliste qui ne lui avait pas été arraché. Un petit burin et un petit ciseau à pierre apparurent dans les airs au-dessus d'une pile de plaques vierges. Alors qu'il sortait de la salle de réception, les outils s'activaient déjà pour commencer le long et fastidieux travail de copie.

Reprenant sa course, le patriarche initié tourna vers la salle d'étude jouxtant la bibliothèque. Un désordre inhabituel y régnait. Tables et pupitres étaient surchargés de plaques gravées, amoncelées en tout sens, tandis que les étagères avaient été fiévreusement vidées. Les bibliothécaires spectraux étaient à leurs tâches de nettoyage et de rangement, imperturbables. Angrad en aperçut tout de même un vaciller un instant, puis reprendre consistance l'instant d'après. Ces constructions de force télékinétique étaient elles aussi affectées par la tempête, malgré les sceaux et couches protectrices de Dol Gromdal.

Des lumières dansantes s'extirpaient de la porte de l'observatoire, baignant la bibliothèque d'une atmosphère plus ésotérique encore qu'à l'accoutumée. Une ombre épiait discrètement au pied de la porte, cachée par les colonnes proches : Draskar. Il scrutait quelque chose par delà l'ouverture, quelque chose au-delà de l'observatoire. Comme attiré par une force malsaine et fascinante, Angrad doubla son aîné et passa le porche.

Un sentiment de terreur s'empara de lui à la seconde même où les lumières l'engloutirent. Un cri, terrible et hystérique, lui échappa alors que son esprit tentait d'échapper à la vision fantastique et intolérable au-delà de l'observatoire.

Du chaos discordant qui balayait le plafond émeraude de l'entrée, il ne restait que de pitoyables fragments. Car là, devant lui, une tornade cosmique de mana déchirait la trame astrale. C'était un spectacle de destruction si absolu, si total, que le patriarche initié se sentit défaillir. Partout où se portait sa vision, l'apocalyptique tempête tailladait le plan, aspirant l'esprit du patriarche initié dans cette scène formidable. Un sursaut de volonté lui permit de ne pas défaillir, bien qu'il soit toujours assailli par la vision cauchemardesque.

C'est alors que, touché par son maître, Angrad eut un regain d'assurance. Le calme de Dolgrim tranchait avec la fébrilité dans lequel il était plus tôt, lorsqu'il avait pris des notes avant la conjonction.

Sans un mot, Dolgrim, le Gardien des Mystères, retourna à sa contemplation, des dizaines de tablettes flottant devant lui avec autant de ciseaux marquant et dessinant ses observations. L'esprit clair, à nouveau serein, Angrad retourna lui aussi au spectacle qui bouillonnait au-delà de la paroi de verre volcanique. Il ne put s'empêcher de reculer alors que la brutalité du panorama torturé le frappa à nouveau. Bandant sa volonté, il résista à la terreur que lui inspiraient ces images, puis commença à en étudier les motifs.

Une fois encore, le cœur du patriarche initié fit un bon dans sa poitrine. Jamais encore la Brèche ne lui était apparue aussi clairement. La déchirure était à l'horizon de l'observatoire et aucun remous ne s'en approchait. On eût dit qu'elle se trouvait dans l'œil du cyclone qui secouait si radicalement le reste du plan.

L'observatoire avait été placé de manière à mener l'étude de cette anomalie planaire, aussi Angrad s'attendait-il à seulement la discerner. Et pourtant, jamais elle ne s'était si nettement dessinée dans la trame. Tandis que le patriarche initié l'observait, il ne pouvait plus la décrire, dorénavant, que comme une déchirure. Autour de la Brèche, la Barrière était simplifiée. Angrad savait que le plan astral ne pouvait être décrit comme le plan matériel, que perspective et distance étaient ici sans fondements. Cependant, son esprit, si clair, percevait ce que jamais encore il n'avait vu.

La Barrière.

Tortueuse construction aux multiples dimensions. Labyrinthe planaire brodé dans la trame astrale. Angrad sentit les plans des quatre Primordiaux qui s'entrelaçaient pour la former. Mais il ne la discernait nettement qu'autour de la Brèche.

La déchirure partait se perdre dans la trame astrale, dans un au-delà étranger. Les fils des quatre Primordiaux étaient sectionnés, tranchés, et une plaie plongeait à travers la Barrière jusque dans l'inconnu.

Angrad finit par discerner comme un fil, torsade teintée des quatre Primordiaux, qui suturait la plaie. Ainsi donc, ils connaissaient l'existence de la Brèche et l'avaient circoncise, mais pas refermée.

Était-ce par choix ? Où cela leur était-il impossible ?

En cet instant, plus qu'en aucun autre, Angrad appréhenda pleinement l'obsession des deux minéraux. Avaient-ils découvert là où finissait le potentat absolu des Primordiaux ? Il était déroutant de constater les limites d'Êtres, qui, jusqu'à présent, apparaissaient omniprésents, omniscients, tout puissants.

Voilà donc à quoi Dolgrim et Draskar avaient dédié leurs existences et toute leur énergie. La tâche était insurmontable à des mortels et démesurée pour des immortels, quelle que soit leur sagesse ou leur intelligence. Angrad, devant ce gouffre insondable, comprenait mieux ce qui avait tenu Dolgrim et Draskar à l'écart tout au long du Premier Âge. Dans les mystères de la Brèche et de la Barrière se trouvait les énigmes du Dehors et du Dedans, de la finitude des Primordiaux, certainement aussi les clefs de la prophétie du maître des ombres.

La Brèche était un point net à l'horizon, mais tout le reste était noyé dans une gigantesque tempête. Autour de l'œil du cyclone s'élevaient des vagues monstrueuses qui tourbillonnaient, envahissant le plan tout entier. Elles déferlaient, furieuses, dans l'éther, propageant de terribles ondes de choc, transformant l'espace entre deux vagues en un chaos bouillonnant.

Angrad se fit la réflexion que la Brèche pulsait, se dilatant puis se contractant. Cela pouvait se comparer à des battements de cœur, mais le patriarche initié estima qu'une autre analogie conviendrait mieux. Il voyait plutôt des chocs répétés, comme si de terribles coups étaient portés depuis le Dehors.

Écarquillant les yeux, Angrad eut la vision d'une porte fortifiée, barrée, que des assaillants tentaient d'enfoncer à coups de bélier. Se pourrait-il que la prophétie de Draskar soit sur le point d'advenir ? Est-ce qu'un ennemi cosmique allait enfoncer la Barrière, la déchirer depuis la Brèche et tout engloutir ? À cette idée, Angrad perdit les maigres couleurs qui lui restaient. Il lui semblait que la porte était assez solide pour retenir les assauts de ces sinistres envahisseurs. Ou bien était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Son esprit n'avait pourtant jamais été aussi clair.

Le cycle de dilatation – rétractation semblait stable, ce qui atténua les craintes du seigneur du feu pour un temps… Après tout, Draskar n'avait-il pas dit que le moment n'était pas encore venu ?

Néanmoins, les appréhensions d'Angrad furent ravivées quand il s'intéressa à l'œil du cyclone. Entre Dol Gromdal et la Brèche, à l'horizon, il y avait une zone que l'on aurait pu qualifier de conique, mais les lois géométriques ne s'appliquaient pas dans l'étendue astrale.

Quand le regard d'Angrad s'éloignait de la Brèche, le paysage perdait en netteté. Cependant, il repéra un artefact en bordure du chaos. C'était une forme que l'on discernait difficilement. Il se fit la réflexion qu'il ne percevait pas l'objet, que c'était plutôt l'absence d'éther qui l'avait frappé. Il n'y avait rien à cet endroit. Le chaos du maelstrom glissait sur l'artefact sans l'atteindre et aucune des brillances du plan astral ne le révélait.

Le patriarche initié ne pouvait comparer cet écho qu'à un trou aspirant les alentours, sans pour autant que ce siphon ne fût troublé par le cyclone qui secouait ce plan d'existence. Le trou aussi semblait déformer l'espace autour de lui, grandissant en excroissances désordonnées, puis rapetissant de même. Il s'étirait, se contractait, prenant parfois des formes invraisemblables. Toujours, il resta unique. Angrad chercha si d'autres artefacts étaient présents, ou si celui qu'il observait avait essaimé, mais il n'en découvrit aucun autre.

Le patriarche initié avait du mal à voir dans ce chaos bouillonnant. Le maelstrom qui secouait la toile avait des dimensions cosmiques, sa fureur n'avait dû être égalée que dans les temps anciens d'avant le Premier Âge, alors que les Primordiaux s'entrechoquaient en quête d'équilibre.

Autour de la Brèche, un cyclone sidéral balaya la trame astrale. Ses grands bras naissaient telles de terribles vagues célestes qui dévastaient ensuite l'éther, tournoyant jusqu'au néant. Entre chaque vague, la trame volait en lambeaux. Des irruptions de mana dévastatrices bouillonnaient entre chaque passage. Elles explosaient dans les remous entre deux tsunamis astraux.

Les tsunamis répétés venaient étouffer toute brillance dans leurs flots vengeurs, capturant toute lumière au fond de leurs flots tumultueux. Puis les éclairs venaient déchirer l'obscurité, éructés par des explosions, comme si les fils de la trame déchirée se changeaient en zébrures aveuglantes.

La puissance du phénomène, son étendue, sa durée, tout cela provoquait chez Angrad une terreur sourde. Cette fureur décuplée avait hébété le patriarche initié, maintenant assailli de mille questions. Le plan astral allait-il s'effondrer sur lui-même ? La trame astrale des autres plans allait-elle s'étioler ? Quelles conséquences ce cataclysme entraînerait-il dans les autres plans ?

Le temps semblait tourner en boucle, répétant sans cesse cet instant, prisonnier des terribles spirales qui le dévorait. Dolgrim sortit de son mutisme pour répondre aux questions muettes de son apprenti.

« Voilà bien plusieurs mois que les signes précurseurs étaient annoncés, indiqua le maître des runes. Des remous dans l'éther, principalement. Je spéculerais même que cela fait des années que cet épisode se prépare. Je n'ai cessé d'y être aveugle que trop tard. C'est à peine si j'ai pu ancrer de nouveau Dol Gromdal. Les desseins divins étaient brouillés, obscurcis durant les dernières révélations. Je sentais, plus que je ne percevais, le funeste présage. Les six ombres étaient troubles, le bosquet déformé. Même les quatre piliers — Rual, Ajax, Celene et Ulmo — semblaient miroiter. Un voile furtif commençait à les recouvrir et une brume diffuse les occultait petit à petit. Cela allait de pair avec les troubles dans l'éther, dans le plan astral principalement. Le plan des ombres doit être, plus que les autres, le théâtre d'un déluge symétrique à celui-ci.

— C'est exact, confirma Draskar. »

Le maître des ombres avait finalement pénétré l'observatoire. Dans ses yeux, on pouvait lire une haine mêlée de terreur.

« Voilà bien des cycles que je pressens ces grands tourments, continua l'assassin. Depuis que nous avons démasqué le funeste présage, j'ai acquis la conviction qu'il est la clef de ma prophétie. Je l'ai traqué sur les Neuf Plans, j'ai suivi sa piste partout, toujours il m'échappait. Je puis te confirmer nos pires craintes, Dolgrim. Le funeste présage n'est que chaos. »

Une terrible série d'éclairs ravagea l'éther, dispersant le chaos bouillonnant. Une vague cosmique vint l'engloutir, plongeant le plan dans une semi-obscurité oppressante.

« Je l'ai perdu, Dolgrim, annonça Draskar. »

Sa voix résonnait dans la sphère de Mizpal Rhun Gorak. Les runes étincelaient de pouvoir sous les assauts de la tempête. La glace volcanique vibrait à chaque fracassement de vague.

« Je n'ai jamais perdu la trace de quiconque ni de quoi que ce soit, gronda l'assassin. Mais cette chose persiste à m'échapper. »

Les accents rageurs, dans la voix du maître des ombres, firent écho aux grondements de la tempête. Dolgrim reprit la parole, plus posément que son frère. Et pourtant, Angrad y surprit malaise et crainte.

« Tout comme il m'échappe, mon adelphe. Longtemps, je l'ai cherché dans l'éther et dans les schémas divins. Il manifeste sa présence. Mais toujours, il reste hors de portée, hors de ma compréhension. Si j'ai pu relier les six ombres aux cultes des géants, si j'ai pu imputer la griffe qui rampe hors du bosquet au culte de la bête, je ne trouve aucune correspondance pour le funeste présage. Il n'est rien, lié à rien. Est-ce seulement un élément du Dedans, ou bien est-ce un artefact du Dehors ? »

Angrad était pendu aux lèvres de ses deux aînés, fasciné et horrifié par les sinistres conclusions des deux minéraux, perdus dans leurs raisonnements.

« Et le voilà ! s'exclama Dolgrim. Enfin il apparaît, aux frontières de la Brèche, comme nous le redoutions. Depuis des mois, il se solidifie. Ses contours sont maintenant nets, son existence tangible. Les remous se sont changés en vagues furieuses alors qu'il montrait des signes d'activités. Les choses bougent au-delà. Il faut espérer le maintien du statu quo après cet épisode. Peut-être même un renforcement des axiomatiques.13

— Ce serait donc la guerre éternelle du Dehors qui créerait le maelstrom, se risqua Angrad ?

— Pas uniquement, répondit Dolgrim. Clairement, ce qui agit au-dehors a des répercussions sur notre versant du grand abîme. Comme je le disais, voilà des mois que la Brèche est aussi tangible. Son cycle de croissance/décroissance doit être le fruit du conflit de l'autre côté, créant des perturbations cycliques dans l'éther de notre côté.

Cela a commencé avec des remous, qui se sont amplifiés en vagues. Les fronts d'onde se répercutent dans la toile, secouant la trame. Les oscillations sont allées croissantes en amplitudes. Pourtant, si le plan astral était secoué par une houle terriblement forte, ce n'était rien de comparable à ce qui suivit… »

Un lourd silence suivit l'épilogue du Gardien des Mystères. Seules les profondes respirations rapides d'Angrad ponctuaient le mutisme absolu des deux minéraux.

À l'extérieur de l'observatoire, la tempête semblait forcir. Angrad fixa son attention par delà l'épaisse couche de roche translucide. Le rythme s'accélérait. La fréquence qui secouait la Brèche se raccourcissait. Bientôt, plusieurs vagues issues du cyclone fusionnèrent en un front dévastateur, plus violent encore que les précédents. L'obscurité qui suivit augmenta encore d'une intensité, jusqu'à étouffer, un court instant, toute lumière, à l'exception de celle de la Brèche. Une brillance malsaine, alien, s'en échappait.

« Cela fait quatre jours, n'est-ce pas mon adelphe ? »

Le murmure de Draskar avait déchiré l'obscurité muette, alors qu'un déferlement d'éclairs envahissait l'horizon. Comme s'ils répondaient à l'obscurité, ils déchaînèrent une puissance comparable à la vague qui les avait engloutis. Rageurs, ils ressortaient du tumulte des flots obscurs, déchirant l'éther. La violence de la réaction fut telle qu'une vague disparut alors tout à fait, dispersée par le fourmillement électrique.

Angrad fut ébloui par la brusque irruption de lumière qui vint frapper l'observatoire. Il peinait à retrouver la vue, tandis que l'échange entre les deux minéraux reprenait.

« Voilà quatre jours maintenant que les ombres sont balayées par les effets de cette tempête, affirma Draskar. Durant les prémices, alors que je traquais le funeste présage, le plan des ombres était agité. Le flou vaporeux semblait balayé par quelques vents éthérés. Ils soufflaient librement dans la brume, l'animant de ses desseins. Cependant, ils butaient contre les Lieux.

Je suis passé par l'ombre de Stygia durant mes investigations. Habituellement, le reflet de la cité est tangible. Les seigneurs de cornes l'habitent depuis le Premier Âge et nombreux sont les évènements qui s'y sont déroulés. Depuis la fondation du temple des mères, on peut même discerner dans les brumes obscures les pierres du temple et le bastion de la lignée de fer. D'ailleurs les six ombres y ont un reflet, veillant sur la lignée d'Amul.

Les agents des mères sur le plan, le peuple des ténèbres a pris résidence dans l'ombre de Stygia. Je m'attendais à pouvoir solliciter une entrevue avec le maître des carnages Govron. Mais la cité était assiégée.

Les vents d'éther poussaient les brumes obscures au gré des leurs insaisissables desseins, mais buttaient sur les rémanences du plan matériel. Le vent claquait sur les fortifications de la cité. Par endroit, certains pans de mur étaient enfoncés, écroulés. Des formes rôdaient dans la tempête, toujours hors de vue.

J'ai pénétré la cité pour n'y trouver que des ruines. Le clan de Govron n'était plus là. J'ai trouvé des traces de batailles, mais aucun ne reste tangible. Le bastion d'Amul et le temple des mères n'ont pas été touchés, trônant dans la cité et défiant l'agresseur. L'un et l'autre étaient figés, défendus par de puissantes matrices. Je crois que le culte a réagi depuis le plan matériel, sans savoir que les troubles qu'ils ressentaient ne venaient pas de leur plan. »

Après une courte pose et une éclipse, Draskar reprit.

« Quelle que soit la force qui agite l'astral, mon frère, elle n'est pas notre amie. »

Un éclair glacé traversa les os d'Angrad, soudain assailli par le sous-entendu de son aîné.

« Qu'en est-il de Dol Rual, souffla le patriarche initié ?

— Je me suis rendu sur les pentes de la montagne, où les tempêtes étaient plus fortes encore, lui raconta Draskar. J'y ai dissipé quelques apparitions qui tentèrent de m'atteindre.

Je ne puis dire ce qui tenta de s'en prendre à moi, car seuls des tentacules d'ombres m'assaillaient, puis plus rien. L'extérieur de la montagne a subi le même sort que Stygia. Les reflets de ce qui y fût érigé sont retombés dans la brume. Mais notre demeure est à l'abri. Les vents viennent s'écraser sur la montagne immuable, se dissipant à son contact.

— C'est l'œuvre de Volgit, reprit Dolgrim. Dès mes premiers soupçons, je l'ai averti. Elle devait réunir le culte des ancêtres autour de Duka dans le grand temple quand s'annoncerait la conjonction. Je pense que la reine a fait en sorte de sanctifier notre foyer.

Elle aura pu, sur mon conseil, réunir le clergé en avance et disposer de leur soutien pour protéger l'Ankor Dawi. Il y a quatre jours, quand la tempête s'est levée dans le plan astral, je l'ai enjoint à se préparer aux répercussions que cela pourrait créer sur le plan matériel. Actuellement, Duka, Volgit, Bolka et tous les mystiques doivent être réunis dans le grand hall des ancêtres autour du corps de Rual, afin d'éclaircir les mystères des desseins divins.

— Et nous, nous sommes prisonniers de Dol Gromdal, coupa Draskar.

— En effet, mais la forteresse tiendra bon, répondit Dolgrim confiant. Voilà plusieurs semaines que toutes mes forces sont dirigées à l'ancrer et la renforcer.

— Je fais de même pour son ombre, commenta l'assassin, elle doit aussi se prémunir des brumes de mon plan. Pour l'instant, ton montage tient bon. Elle reste insaisissable et hors de portée à qui ne brandit pas les pierres de Rual. Cette fois, je n'étais pas le seul à la chercher. Les formes dans les brumes aussi le faisaient.

— Attendez, les coupa Angrad, je pensais que Dol Gromdal était une création planaire. N'avez-vous pas utilisé vos plus puissants schémas d'invocation pour créer ce demi-plan ?

— C'est exact, mon cher apprenti, le reprit Dolgrim. Mais resté à l'état de schéma, aussi puissant soit-il, il aurait fini absorbé par l'éther. Ce qui est invoqué est par nature instable. Quand le pouvoir qui soutient l'invocation faiblit, alors elle est révoquée.

— Maître, n'existe-t-il pas certains rituels permettant de fixer le schéma dans l'éther, laissant ainsi les énergies du plan astral le nourrir perpétuellement ? Relança Angrad.

— C'est vrai petit frère, continua Draskar, mais alors ta matrice ne reste qu'une invocation, un tracé complexe dans l'éther, susceptible d'être effacé. En construisant Dol Gromdal, nous avions prévu que des tempêtes de mana pourraient advenir. D'ailleurs, la première que nous avons subie nous a beaucoup appris. Elle déchira en lambeaux nos schémas les mieux ancrés dans la trame astrale. Dol Gromdal fut dévasté. Heureusement, l'artefact fut réparé et les précieux savoirs qu'il protégeait, conservés. Nous avons fortifié Dol Gromdal. Mais surtout, nous avons utilisé le pouvoir des Noms et des Lieux. »

Interloqué, Angrad restait pendu aux lèvres de ses aînés. Jamais encore il n'avait été initié aux secrets des Noms et des Lieux. Seul Ajax lui avait enseigné quelques bribes de ce savoir. Grâce au Primordial, il était maintenant en possession des Noms véritables des feux dont il était le seigneur et maître. Ainsi donc, Dol Gromdal était plus qu'un demi-plan. Dolgrim compléta les explications de Draskar, pour son élève.

« Te souviens-tu, Angrad, de ce que je t'ai appris sur les plans matériel, éthéré et de l'ombre ?

— Je le pense, répondit ce dernier. Le plan matériel est premier, il est peuplé de créatures et de lieux. Les deux autres plans en sont des reflets déformés. Chaque plan à son propre prisme.

Le plan éthéré est le plan des esprits, là où séjournent les consciences. Les têtes pensantes du monde matériel créent des échos dans le monde des esprits. Ces échos peuvent devenir maintes choses, jusqu'à s'agglomérer en entités qui peuplent le plan éthéré. À leur tour, ces êtres créent des impacts sur le monde matériel, chacun nourrissant l'autre. Les Noms sont liés aux esprits et au plan éthéré, ils donnent forme, figent la psyché, façonnent les êtres.

— Ton souvenir est exact Angrad, professa Dolgrim, mais nos connaissances évoluent et le pouvoir des Noms est plus complexe et étendu que cela.

— Que sais-tu du plan de l'ombre ? questionna Draskar.

— Bien peu de choses, mon aîné. Mes leçons m'ont rarement portée de ce côté-ci du miroir.

— Alors tu devras t'y rendre un jour prochain pour compléter ta formation. Nous irons en chasse affronter les dangers dans les brumes. »

Le regard dur de Draskar révéla un rictus carnassier que son visage ne pouvait former. La haine tenace, qui l'envahissait continuellement depuis le Premier Âge, devenait palpable, les ombres derrière lui trahissant ses sombres sentiments. Angrad frissonna, pressentant que cette leçon aurait l'aspect d'une traque infernale. Sentant le malaise de son élève, Dolgrim continua ses explications.

« Tes connaissances actuelles ne te permettraient pas de réellement cerner le processus qui nous a permis d'ancrer Dol Gromdal. Mais tu dois pouvoir conjecturer les conséquences si je te dis que, grâce au pouvoir des Noms et des Lieux, j'ai pu faire naître le halo de la forteresse dans le plan éthéré, et Draskar son reflet dans le plan des ombres.

Nous avons alors cimenté l'artefact, lui donnant consistance. Il nous a, bien sûr, fallu reproduire Dol Gromdal dans ces deux plans à l'aide des mêmes schémas utilisés dans le plan astral. Le halo et le reflet ont été les deux graines qui ont permis l'ascension de Dol Gromdal en un artefact planaire complet. Bien sûr, il nous aura encore fallu l'ancrer dans ses deux plans d'existence. »

Angrad restait stupéfait devant le tour de force qu'avaient réalisé les deux minéraux. Grâce à leur génie et à leur maîtrise hermétique et mystique, ils avaient fait naître une création complète. Seuls les quatre Primordiaux en avaient été capables jusqu'à ce jour.

Un frisson parcourut le patriarche initié. Était-il salutaire que d'autres qu'eux en soient capables ? Balayant cette pensée, des craintes plus immédiates vinrent le troubler.

« Mais, si Dol Gromdal est devenu une création complète, alors il en existe aussi une partie dans le plan matériel !

— Finement observé, sourit Dolgrim. Il existe effectivement une facette de la forteresse planaire dans le plan matériel, mais comme pour les deux autres, nous avons pris grand soin de la camoufler. Draskar est toujours à la recherche de quelques perfectionnements, même s'il a déjà très largement protégé toutes les facettes de Dol Gromdal.

Ces trois plans ont une relation de bon sens avec la géométrie, même si le plan de l'ombre prend beaucoup de liberté avec ces lois. Le plan astral lui, n'y est pas soumis à la manière dont nous pouvons le comprendre. Je continue d'y travailler sans pour autant réussir à conjecturer quoi que ce soit qui puisse être étayé par des observations. »

La tempête secoua une fois encore la forteresse, comme si elle cherchait à décharger sa fureur destructrice sur l'artefact. Dolgrim sembla absent un long moment, tandis qu'il guettait, Angrad ne savait quoi, dans l'éther. Finalement, il murmura, pour lui-même.

« Nous avons fini à temps, mais si la tempête n'atteint pas encore Dol Gromdal, nul doute qu'elle aura reflué sur les câbles qui nous ancrent… »

Angrad, qui avait surpris les réflexions de son professeur, continua ses supputations en intégrant ses craintes.

« Je conçois que vous ayez réussi ce tour de force, rétorqua-t-il à ses aînés. Mais quoi qu'il en soit, ancrer le demi-plan n'importe où se fait à l'aide de schémas. Invariablement, vous devez puiser l'énergie pour les maintenir dans la trame astrale. Ne craignez-vous pas que la tempête ne les balaye également ? »

Dolgrim soupesa cette réflexion, avant de répondre à Angrad.

« C'est un risque en effet. Jamais encore nous n'avons fait face à une telle force destructrice. J'ai tenté d'en anticiper le pic pour sauvegarder Dol Gromdal. Les schémas s'alimentent de la trame astrale, y puisant le mana, mais ils sont figés dans d'autres plans d'existence. Le maelstrom déchire le plan astral, et cette débauche de puissance pourrait dissiper mes sortilèges, mais les autres plans semblent mieux réagir à cette tempête. J'y ai renforcé les attaches de Dol Gromdal, avant que la tempête ne grossisse. J'ai bon espoir que mes schémas tiennent bon.

— Et ce n'est pas la seule tempête de mana que nous ayons eu à braver depuis que nous avons complété l'artefact planaire, continua Draskar. La première eut lieu durant la première guerre contre les cyclopes. Il y en a eu d'autres depuis, nous avons appris à y faire face. En déchiffrant les desseins divins, nous anticipons les impacts qu'ils ont sur les Neuf Plans. La première tempête n'était pas due à votre mouvement contre les cyclopes, il y avait autre chose.

— J'affirmerais pour ma part, énonça Dolgrim, qu'elle fut provoquée par le changement de nature d'une des six ombres. Les desseins divins et les Neuf Plans sont, non seulement imbriqués, mais possèdent aussi des boucles de rétroactions.

— Qu'en est-il des autres peuples ? s'inquiéta Angrad. Comment se fait-il que je n'en aie entendu parler nulle part durant mes pérégrinations ? D'habitude, les cultes que je rencontre discourent des volontés supérieures, tandis que les hermétiques s'en désintéressent pour se concentrer sur l'étude des lois de l'univers.

— C'est notre nature à la fois d'hermétique et de mystique qui nous a permis cette compréhension, répondit Draskar. Les uns et les autres n'ont accès qu'à une seule face de la pièce. Nous sommes les trois seuls ici, au moins au sein du peuple nain, à pouvoir percer entièrement la complexité façonnée par les quatre Primordiaux.

— Volgit et Bolka ne peuvent donc explorer les Neuf Plans ? voulut confirmer Angrad.

— Elles sont puissantes et sages, expliqua Dolgrim, et leurs pouvoirs leur permettraient de voyager vers d'autres plans. Mais elles sont mystiques et tentent de déchiffrer les desseins divins. Elles ne sont pas initiées à l'hermétisme, peut-être même ne le peuvent-elles pas. Il leur manquera donc une clef de lecture.

— Et le peuple des forêts alors ? Eux aussi possèdent une source de pouvoir différente de l'initiation et de la mystique, objecta le patriarche initié.

— C'est exact, mais jusqu'à présent, ces schémas relevaient plus de la mystique que d'une troisième clef inconnue.

— Ceux des bosquets aussi ont ressenti la tempête, prévint Draskar. Ils ne peuvent pourtant pas voyager d'un plan à l'autre comme nous le faisons. Leur puissance est ancrée dans le seul plan matériel, avec des échos dans le plan éthéré principalement.

— Ce qui confirme mes soupçons sur la nature mystique et non hermétique de leurs pouvoirs, nota Dolgrim. Plus important encore, puisque tu les as espionnés juste avant de me rejoindre : ont-ils eux aussi subi l'absorption ?

— Oui. Je n'ai pu infiltrer le cœur du bosquet, mais les druides, des trois premiers cercles au moins, ont subi les effets du siphon. Je pense qu'ils n'avaient rien anticipé. Mais je ne me suis pas attardé, ayant moi même quasiment plus assez de force pour te rejoindre.

— Comment ça ? tiqua Angrad. De quoi parlez-vous maintenant ? »

Dolgrim détacha ses yeux du maelstrom pour la première fois depuis le début de leur conversation. Les éclairs terribles zébraient le ciel tandis que les ronflements des vagues vibraient jusque dans la paroi rocheuse. Angrad priait pour qu'elle ne se fissure pas, car alors ils seraient projetés dans l'éther et dispersés. Reportant son attention sur son maître, celui-ci le scrutait de ses yeux d'opale polie.

« Qu'as-tu senti alors que tu te téléportais à Dol Gromdal ? l'interrogea-t-il.

— Je ne me sentais pas très bien, j'ai rapidement invoqué mon ami Armazour du plan de la terre. Je lui ai demandé d'assister Kohl, puis j'ai ouvert la porte entre les mondes pour vous rejoindre. »

Draskar et Dolgrim, impassibles, semblaient détailler leur cadet, comme pour le jauger. Ce fut très désagréable à Angrad, surtout qu'il n'avait pas l'habitude de se laisser inspecter de la sorte.

« Tu es devenu très puissant, Angrad, murmura Draskar. Je vois que tes pouvoirs ont grandi autant que ton érudition. La plupart des elfes que j'ai croisés n'arrivaient même plus à se dissimuler dans leurs précieux bois quand je suis parti. Même moi, il s'en est fallu de peu pour que mes forces me soient enlevées avant de partir. Je n'ai pu faire qu'un bref passage dans les plans éthérés puis dans ceux de l'ombre avant de franchir, exsangue, la porte de Dol Gromdal.

— Que voulez-vous dire ? s'inquiéta Angrad. Je pensais que mes forces m'avaient été ôtées alors que j'ouvrais un portail vers l'astral. J'ai bien ressenti le siphon, avant de partir, mais il n'avait aspiré que certains schémas. Le siphon a-t-il donc été si général ?

— Mais oui mon perspicace élève, le complimenta Dolgrim. Tes forces sont grandes ainsi que ton pouvoir. Cela explique certainement pourquoi tu as pu déployer tant de schémas avant qu'ils ne te soient tous arrachés. »

Cette fois, ce fut au tour d'Angrad de dévisager ses deux aînés. Ainsi, eux aussi avaient vu leur force leur être retirée. Pourtant, ils étaient parmi les êtres les plus puissants des Neuf Plans. Dolgrim devait lire dans ses pensées, car il continua :

« Tu es loin d'être le seul à te retrouver ainsi vide de tout pouvoir. Je pense que tous les initiés du plan matériel en ont ressenti les effets. D'une manière ou d'une autre, il nous aura pris toutes nos facultés.

— Qui ça, il ? demanda Angrad agité. »

Dolgrim retourna à sa contemplation. La tempête, au-dehors, persistait à remuer ciel et terre, mixant l'éther. Scrutant l'astral en fusion, le doyen des nains initiés répondit, sa voix laissant percer ses craintes.

« Le funeste présage bien sûr. »

Comme répondant à son nom, l'excroissance de néant sembla enfler. L'espace, d'où ne ressortait aucun rayonnement, se dilata, se goinfrant de tout ce qui l'entourait. Vagues obscures et éclairs éblouissants furent aspirés par le trou béant.

C'est alors qu'Angrad, aiguillé par les paroles de Dolgrim, remarqua un schéma répétitif dans les mouvements chaotiques de l'astral. Le cyclone, centré sur la Brèche, émettait de si puissantes embardées, que les fronts d'onde venaient tout balayer sur leur passage. Ces vagues imprimaient une direction générale à la trame astrale, dont les mailles déchirées jaillissaient en éclairs vengeurs. Ces éruptions étaient erratiques, imprévisibles et aux directions désordonnées. Pourtant, jamais elles ne se dirigeaient vers la Brèche.

Aussi inconcevable qu'Angrad puisse juger ses observations, il ne pouvait les nier. Le pattern qu'il avait surpris faisait état d'un courant totalement contradictoire, qui, lui, filait en direction de la Brèche ! L'œil du cyclone devait être un endroit suffisamment épargné par le maelstrom pour permettre à une quantité importante d'énergie de remonter à contre-courant.

Ce n'était pas la Brèche l'épicentre de ce phénomène, mais le trou béant.

Ce trou dans la trame du plan astral était l'origine du siphon. C'est lui qui provoquait cette aspiration de pouvoir.

La violence qui animait la tempête devenait compréhensible. Elle était le fruit des forces qui la stimulaient : opposées, déchaînées et aux proportions sidérales. L'aspiration du siphon devint rapidement manifeste, et un embryon de cyclone inverse commença à prendre forme.

« Nous y sommes, à présent, frémit Dolgrim. Nous allons atteindre le pic. »

Draskar grommela d'inaudibles propos tandis qu'un grondement sourd commença à secouer la forteresse. Cette fois, l'observatoire trembla et des fissures apparurent sur ses surfaces extérieures. Le plan tout entier était secoué par l'apparition du second cyclone.

« Il vaudrait mieux que tu abandonnes ta défroque mortelle, Angrad, conseilla Draskar. Tes flammes ne nous brûleront pas, mais elles pourraient supporter un passage prolongé dans l'éther, contrairement à ton corps de chair. Espérons que cette précaution sera inutile, je n'ai pas envie de nager dans cette tempête…

— Il n'est rien que je ne veuille cacher à Ajax en cet instant, murmura Dolgrim énigmatique… »

Le Gardien des Mystères reporta son attention sur le cataclysme planaire qui se déroulait sous ses yeux. Plus que jamais, les burins gravaient frénétiquement, dans la roche, les pensées du vieux mage.

Sans même réfléchir, Angrad se projeta dans son espace intérieur. Le temps sembla ralentir autour de lui, tout comme les sons devenaient lents et lointains. Il se matérialisa au bord du lac de lave, dans les profondeurs de son esprit. Là, il se mira dans les ondes rougeoyantes, en appelant au Primordial. Le patriarche initié pria alors la Flamme de lui laisser prendre son enveloppe élémentaire.

Son reflet se métamorphosa lentement, le feu venant peu à peu lécher les traits de son visage, pour finalement le recouvrir totalement. Ajax ne pouvait le transmuter vers son corps minéral, mais le seigneur du feu pouvait se changer en flammes grâce aux pouvoirs des Noms.

Revenant dans l'observatoire en réintégrant son enveloppe charnelle, Angrad prononça les mots mêlés. Instantanément, son corps tout entier s'embrasa, emplissant la sphère de verre d'une vive lumière. Les flammes se racornirent alors pour dévoiler un corps semblable à un magma rougeoyant, laissant filer çà et là des langues de feu.

« Les deux siphons ont maintenant une égale puissance, s'exclama Dolgrim ! »

Une lumière éblouissante balaya l'éther, tandis que les tsunamis de mana déchiraient la trame, se percutant en de gigantesques explosions astrales. Les deux cyclones se frottaient l'un contre l'autre, se déstabilisant en dispersant leurs énergies. Les frottements nourrissaient le cataclysme tandis que le maelstrom se disloquait. Les éclairs n'étaient maintenant que des jaillissements informes de puissances déchaînées. Toute cohérence était dilapidée et engloutie par les vagues chaotiques.

Pourtant, au centre de cet ouragan de folie, le trou béant dans la réalité aspirait toujours plus de mana. Le siphon gagna horriblement en force, imprimant une furie démente aux cyclones. Le chaos, exalté par la cacophonie du trou se goinfrant tant et plus, se renforçait sous les yeux médusés et impuissants d'Angrad. Le comble de l'horreur advint alors que du néant semblait poindre une forme difforme.

La progéniture du Chaos s'éveillait depuis le siphon cosmique.

Angrad constata, du coin de l'œil, que Draskar était tendu vers cet œuf. Sa haine irradiait par tous les angles de son être. Il était entièrement dirigé vers le funeste présage, et Angrad se demanda si, en cet instant, son aîné n'allait pas commettre l'irréparable.

« Tu ne peux l'atteindre maintenant, cria Dolgrim, qui devait avoir perçu la même chose qu'Angrad. Le maelstrom faiblit, il va bientôt s'effondrer sur lui-même. Si tu veux tenter ta chance, tu dois guetter le moment propice. Tu n'auras qu'une seule chance ! »

Alors que le maître d'Angrad prononçait ces paroles, les deux cyclones ne purent s'entrechoquer davantage et fusionnèrent. Les forces contraires dissipèrent les deux formations en une immense conflagration, livrant, pendant une seconde infime, le plan astral au chaos. Dol Gromdal fut secoué et les fissures éclatèrent, abattant les protections de la forteresse.

Angrad fut éjecté, projeté à travers la bibliothèque, alors qu'une force immense le frappait de plein fouet. Le patriarche initié rebondit contre les massives parois de pierre, son corps de flamme soufflé par les dernières tourmentes du maelstrom mourant. Son corps se brisa sous l'impact. Les décharges de mana ravagèrent son enveloppe physique et l'éther soufflé dans son esprit le disloqua.

Perdant toute force vitales, Angrad, patriarche initié et seigneur du feu, sombra dans le néant.

Une lumière vive l'éveilla.

Aveugle, sourd, muet, il était totalement coupé du monde. Même son univers intérieur lui était inaccessible, noyé dans une brillance rassurante. Sa conscience sembla émerger d'un sommeil millénaire. Tentant de rassembler ses esprits, son Nom s'imposa. Il était Angrad, seigneur du feu, père et patriarche de sa maison.

Une voix résonna dans le lointain.

« Accepte ces saphirs, puissant Rual, pour remplacer ceux qui furent pris ».

Cette voix familière était calme, réconfortante. Pourtant, Angrad ne savait confusément pas à qui elle appartenait ni comment elle lui parvenait. Alors qu'il se questionnait, le flou éblouissant s'estompa, révélant un paysage brumeux en teinte de blanc et de gris. Il y avait une mare et des murs, indistincts. Puis la voix reprit, toujours lointaine.

« Accepte ces rubis, puissant Rual, pour remplacer ceux qui furent pris ».

Un léger bourdonnement se fit alors entendre. Le son revenait. Puis des clapotis, qui résonnaient dans la blancheur de la grande salle. Angrad vit des bulles visqueuses se former à la surface du lac, puis éclater. Il entendait maintenant un bouillonnement léger et omniprésent.

« Accepte ces émeraudes, puissant Rual, pour remplacer celles qui furent prises ».

Une puissante émanation de souffre monta aux narines du patriarche initié. C'était une odeur forte, entêtante. Puis vint le chaud, qui saisit Angrad à la gorge. Cela aurait dû l'alarmer, mais il n'en fut rien. Au contraire, elle lui rappelait des souvenirs lointains, presque effacés, mais heureux.

« Accepte ces diamants, puissant Rual, pour faire circuler la vie de nouveau dans ce corps que tu créas ».

Une douce chaleur inonda le seigneur du feu. Il sentit quelque chose battre à ses tempes. Se contemplant, il vit émerger de ses membres des vapeurs colorées qui occupaient l'espace. Il serra et desserra le poing, fasciné par le mouvement de ses doigts. Il déplia ensuite ses jambes, se leva, émerveillé de pouvoir bouger. Il était donc différent des pierres alentour ?

« Accepte ces jaspes, puissant Rual, pour dissiper la confusion du brillant esprit que tu ciselas ».

Petit à petit, le brouillard qui avait envahi la caverne s'éclaircissait. Les couleurs revinrent, tout d'abord pastelles, puis les ombres et enfin les reflets rougeoyants du lac de lave. La caverne se combla de formes devenues distinctes : constructions de roches dans les parois, forteresse d'acier et de diorite noir et blanc, lac de magma iridescent.

Des diagrammes scintillants apparurent dans les alcôves de la caverne et autour de la bâtisse circulaire aux piliers chatoyants d'une lueur blanche revigorante. Baignés dans cette étrange lumière, les souvenirs lui revinrent. Angrad, nainfant de Duka, sculpté dans la montagne. Animé puis transmuté en chair. Destiné à transmettre la vie. Père de Bazguk et Gilaed. Mari de Volgit, mais aimant Bolka. Ami d'Armazour. Élève de Dolgrim. Héraut d'Ajax, créature de Rual. Frère de Kohl.

« Accepte cette offrande, puissant Rual, car c'est par ces pierres que tu nous as façonnés. Qu'elles permettent à ta créature de vivre de nouveau ».

Cette fois, Angrad se réveilla. Il était étendu au sol, les dalles de marbre noir irisées fendues dans son dos. Ouvrant les yeux, il contempla les visages soucieux de Draskar et de Dolgrim.

Son dos l'élança, et il ne put étouffer un grognement de douleur.

« Il est en vie, loué soit Rual ! s'exclama Dolgrim. »

Draskar s'écarta pour laisser son cadet respirer tandis que le maître d'Angrad soupirait de soulagement.

Le patriarche initié se redressa, palpant ses mains et ses membres. Il se souvenait de la bulle de roche translucide fendue, de son implosion, et de la souffrance ultime qui l'avait balayée.

Tout était envolé. Il sentait même ses forces, restaurées, au fond de lui. La conjonction avait dû se produire, car il sentait sa puissance mystique renouvelée. Inspectant rapidement son corps, il s'aperçut que plus aucune fracture, blessure, ni brûlure ne subsistait de sa tragique exposition au maelstrom effondré. Il se releva complètement, cherchant une éventuelle douleur qui pourrait expliquer son état, mais rien ne vint. Il était en pleine forme, ressourcé, plein d'énergie.

À contrario, en observant ses aînés, il était évident qu'eux n'avaient pas subi le même sort. Le corps minéral de Dolgrim était couvert d'impacts et de fissures, flou et clignotant par moments. Angrad s'aperçut que les membres inférieurs de son maître passaient au travers des gravats de la bibliothèque détruite.

Draskar, quant à lui, était environné d'un profond voile d'ombre, sans doute pour camoufler ses blessures.

Confus de voir ses aînés en si piteux état et sachant que ses forces avaient été restaurées, Angrad s'approcha de son maître pour lui venir en aide. Devant cette sollicitude manifeste, Dolgrim refusa d'un geste, hochant négativement la tête, avant de prendre la parole.

« Nous allons bien, Angrad, déclara-t-il. Nous sommes en vie, et le siphon disparu n'aspire plus nos énergies. Tu vas avoir fort à faire, alors conserve ta puissance. Draskar et moi allons rester quelque temps à Dol Gromdal pour nous remettre et remettre en état l'artefact. Mes pouvoirs seront amplement suffisants pour cette tâche, soit sans crainte. Ce ne sera pas forcement vrai pour toi.

— Que s'est-il passé ? s'enquit Angrad. J'ai vu la roche glace se fendre, il y a eu une explosion puis un grand vide.

— Le pic de destruction du maelstrom a finalement eu raison des défenses de Dol Gromdal, expliqua le maître des runes. Heureusement, la résistance de la pierre a encaissé le plus gros de la dévastation. Pourtant, une fissure a fini par craquer juste en face de toi, Angrad. Les bribes de forces qui émanaient des cyclones effondrés t'ont frappé. J'étais trop occupé à me protéger pour faire quoi que ce soit, j'en suis navré. Draskar, lui, a plongé au cœur de l'effondrement quand la fissure s'est ouverte. D'ailleurs comment se fait-il que tu sois encore en un seul morceau, Draskar ? La résurrection d'Angrad à nécessiter que je réassemble son corps.

— Quoi ? S'exclama le patriarche initié, je suis mort ?

— Oui, mais j'ai pu pallier ce désagrément, le rassura Dolgrim. La conjonction était synchronisée avec la tempête astrale. Dès que le calme est revenu, instantanément après l'effondrement des cyclones, mes pouvoirs ont été restaurés.

J'ai donc pu récupérer l'énergie nécessaire à ta résurrection. J'ai accumulé de nombreux trésors en prévision de ce genre de cas. Duka n'a pas prévu de priver son jeune peuple de ses patriarches si tôt. Et puis, étant resté minéral, je sais très exactement quelles pierres furent utilisées pour nous donner corps. Mais pour toi, Draskar, je n'aurais jamais pu retrouver cette roche si rare, surtout dans le plan de l'ombre. Tu aurais pu être dissout dans l'éther !

— Le temps pressait, et je ne risquais rien des rafales de mana, tempêta le maître des ombres. »

Angrad dévisageait son aîné, lisant en lui une profonde agitation. Draskar était pourtant impénétrable, ne laissant rien filtrer de ce qui l'habitait. Depuis longtemps, il ne portait plus sa pierre-esprit. Dolgrim assurait qu'il valait mieux ne pas être précipité dans les abîmes de tourment habitant les pensées de l'assassin.

Lui, et lui seul, avait contemplé la vision prophétique de l'irruption. Un futur possible, dans lequel la Brèche serait ouverte, laissant libre cours aux êtres de Dehors d'envahir le monde des Quatre. Cette vision d'apocalypse, Draskar l'avait enfoui au plus profond de son cœur. Il ne se coiffait plus du diadème orné de la pierre de Rual. Il protégeait les autres nains de cette terrible vision, mais elle empoisonnait son cœur.

En cet instant, Draskar était submergé de haine. Les ombres dansantes qui surgissaient autour de lui étaient pareilles à des poignards acérés lacérant l'espace. En cet instant, si Draskar avait laissé libre cours à ses sombres sentiments, Angrad et Dolgrim auraient dû s'en remettre à des actions extrêmes pour stopper l'assassin.

Heureusement, le maître des ombres ravala ce venin. L'amertume de son affliction disparut en un instant, tandis qu'il refermait la porte de son cœur. C'est d'une voix parfaitement maîtrisée qu'il reprit ses explications.

« Quand les cyclones se sont annihilés, leurs yeux ont conservé une certaine stabilité. Peu de perturbations traversaient cet espace. Je pense que c'est pour cela que le funeste présage a décidé de muer à cet endroit. »

Soucieux, Dolgrim s'inquiéta, et les ciseaux à pierre reprirent leurs gravures sur les marbres :

« Muté dis-tu ?

— Le funeste présage s'est matérialisé, annonça Draskar. Il a drainé des quantités extraordinaires de puissance, même si le maelstrom en dissipait la plupart. Jusqu'à présent, dans nos observations, il n'était qu'une possibilité, une probabilité. Des évènements ont dû le cristalliser. L'alignement planaire, la conjonction et la tempête astrale pourraient être l'aboutissement d'une série d'évènements s'enchaînant depuis le Premier Âge, voir l'Âge primordial.

— C'est pourquoi les remous ont été si présents, et la conjonction si forte, s'exclama Dolgrim. Comment ai-je pu me laisser aveugler de la sorte ? souffla-t-il. Il est évident à présent que tout ceci n'est qu'une étape, un des points culminants des méandres de notre histoire. Mais cette mue était-elle l'élément central de cette apothéose ? Se peut-il que d'autres éléments s'imbriquent hors de nos perceptions ?

— Tu vas chercher trop loin, le réprimanda Draskar. Le funeste présage s'est cristallisé. Je ressens, au plus profond de moi, qu'il est lié à l'irruption. C'est une des clefs de ma vision, j'en suis certain. Que peut-il y avoir de plus central que le cataclysme qui bouleversera notre plan ?

— C'est bien l'hypothèse que la sagesse commande, rétorqua le Gardien des Mystères. C'est pourquoi je la garde à l'esprit, au premier plan. Rappelle-toi tout de même que l'irruption n'est qu'un futur possible, et que nombreuses sont les formes qu'elle pourrait prendre. Quoi qu'il en soit, tu vas partir sur les traces de cette mue. Autant que j'explore les autres possibilités. Je n'ai pas tes talents pour voyager à travers les plans ni ta pugnacité pour traquer tes proies. L'étude est mon domaine, ainsi que l'expérimentation. »

Angrad regardait ses deux aînés se disputer comme un vieux couple, absorbé par des difficultés qui dépassaient le patriarche initié. Draskar se murait dans le mutisme, tandis que Dolgrim parcourait sa bibliothèque pour évaluer les dégâts.

Un certain malaise poussa Angrad à tenter de calmer la situation.

« Avez-vous une piste à suivre ? questionna le patriarche initié.

— Non, souffla Draskar… »

Le maître des ombres avait poussé ce mot du bout des lèvres, tentant de retenir sa frustration. Dolgrim tiqua, butant lui aussi sur la réponse de son adelphe sans trop la comprendre.

« La cristallisation n'a laissé aucune trace perceptible dans l'éther ? s'étonna-t-il. Voyons, cela sous-entendrait que plusieurs lois planaires aient été ignorées durant le processus.

— C'est pourtant le cas, ragea Draskar. Dans le siphon, il n'était pas accessible à cause des forces dissipées. Ce n'est qu'au moment de l'effondrement, quand le maelstrom explosa, qu'une fenêtre de tir s'ouvrit. »

La rage déformait le visage pourtant inexpressif du maître des ombres.

« Je n'ai observé le maelstrom, les cyclones et la tempête que pour guetter ce moment. Et il est venu, exactement quand je l'ai pressenti. Une fraction de seconde, un instant de bascule. J'ai réussi à me glisser par la trame jusqu'à ce monstre. Mais alors que je l'atteignais pour déverser sur lui ma puissance destructrice, plus rien…

— Plus rien ? questionnait Dolgrim interloqué… Décris-moi tes autres perceptions, impressions et sensations.

— Cette chose était au cœur du siphon qui perçait l'astral, reprit l'assassin. Un trou dans l'existence, car rien n'en ressortait. Je pensais le siphon refermé, car il n'y avait plus de vide dans mon champ de perception. Pourtant, dès que j'ai émergé sur la mue, c'est comme si le vide était là de nouveau, repartant l'instant d'après. Quand mon champ de perception redevint complet, il manquait le funeste présage.

— Comme si un mécanisme de défense l'avait protégé, supputa le maître des runes. Peux-tu décrire aussi précisément que possible la cristallisation du funeste présage ?

— C'était un globe luminescent multicolore, décrivit Draskar. Sa forme n'était pas figée, il se mouvait sans cesse, comme en proie à des forces intérieures qui le déformaient. Il était très semblable à un imbroglio de matrices mêlées, comme si la cristallisation l'avait composé d'éther. Il avait une nature indubitablement astrale… Je me suis alors concentré sur cette chose. Il me fallait m'imprégner de sa signature astrale, de sa forme et de son essence, afin de la traquer et de la détruire. Mais je n'ai rencontré que l'éther, aussi informe et quelconque que la trame astrale… »

Dolgrim eut un temps d'arrêt suite à cette révélation, et Draskar lui communiqua son impuissance par quelques gestes de la main. Tandis que les trois enfants de Duka se perdaient en projection, les serviteurs éthérés de l'artefact continuaient leurs besognes éternelles.

Les plaques de marbres résonnaient tandis que des scribes invisibles recopiaient les tablettes fracassées, que des maçons spectraux reconstruisaient la bibliothèque et que des serviteurs éthérés rangeaient et nettoyaient le désastre provoqué par le maelstrom.

Angrad s'étonna d'un retour si rapide à la réalité, car, au-delà des protections vacillantes de la forteresse, l'espace astral n'était plus secoué que par quelques soubresauts. Les mailles entrelacées — qui formaient la trame du monde — se reformaient doucement, comme tissées par un lissier14 céleste reprenant sa longue besogne après un désastre sur son ouvrage.

Le calme était revenu, il ne restait aucune trace du terrible maelstrom qui avait déchiré la trame. S'il ne l'avait pas vu et subi dans sa chair, Angrad aurait pu douter qu'il eût même existé.

Bien sûr les dégâts étaient considérables, mais le patriarche initié voyait s'étendre, devant lui, un paysage de fils prismatiques se renouant, devant un horizon formé par un métier à tisser cosmique invisible et besogneux.

Finalement, Angrad assimila les propos de ses aînés.

« Mais alors, si vous n'avez perçu que la trame, comment le traquerez-vous à travers elle ? demanda-t-il troublé. »

Draskar pesta tandis que Dolgrim acquiesça de la tête. Laissant le maître des ombres contenir son courroux, Angrad et son maître continuèrent leurs conjectures.

« C'est effectivement le problème, mon très cher élève, exposa doctement le gardien. La trame astrale est imperméable à l'analyse, car elle est neutre, indistincte. Elle n'est constituée que de possibilités, de ce que nous en faisons grâce à nos schémas.

Comme tu le sais, c'est le schéma utilisé qui transforme les énergies éthérées et forme le sortilège. Le schéma fait appel à ce que nous comprenons des lois qui régissent les Neuf Plans. Ces mêmes énergies trahissent aussi les volontés divines quand on analyse les actions de leurs vaisseaux, les mystiques qui les servent.

Tout cela laisse une trace dans l'astral. Mais l'astral est homogène. Comme il est uniforme, tu ne pourrais y discerner que ce qui lui est exogène.

— Mais, si Draskar n'a perçu que la signature astrale en analysant le funeste présage, appréhenda Angrad, il ne pourra pas le distinguer du reste de la trame !

— Précisément. Mais l'inverse est aussi vrai, conclut Dolgrim. »

Draskar intervint alors, toujours agité.

« Il est insaisissable sur le plan astral. À moins qu'il ne puisse modifier sa signature, je pourrais facilement le traquer s'il sort de son trou. Mais comment puis-je surveiller les Neuf Plans en même temps ? Et comment être sûr que sa mue astrale ne changera pas encore, cette fois plus insidieusement ? Je n'avais qu'une occasion de le détruire dans l'œuf, mais il m'a glissé entre les doigts…

— La conjonction éclaire les desseins divins, mon ami, murmura Dolgrim. Il est temps de nous pencher sur la mystique et d'analyser les tracés de l'alignement. »

Suivant Dolgrim et Draskar, Angrad sortit de la bibliothèque pour retourner dans le salon. Ici aussi, malgré un mobilier rare et solide, la tempête avait laissé ses marques.

Tout avait volé jusque sur le mur du fond, la table centrale était largement fissurée en son milieu. Sans y prêter attention, les deux minéraux se glissèrent par une ouverture habituellement barrée d'une lourde porte. Celle-ci gisait quelques pas plus loin, soufflée par les bourrasques qui s'étaient infiltrées dans la forteresse.

Le couloir, habituellement baigné des lueurs rougeoyantes de torches éternelles, était maintenant plongé dans l'obscurité. Ainsi, les vents de mana n'avaient pas uniquement plié la porte avant de l'arracher de ses gonds, ils avaient aussi soufflé ces lanternes, dissipant la magie qui les allumaient.

Sans un regard, pressé par quelques minuteries inaudibles, les deux aînés se pressèrent jusqu'à une salle circulaire nocturne. Angrad les suivit, consterné par l'étendue des dommages répandus dans tout Dol Gromdal.

Heureusement que les deux minéraux n'avaient que faiblement meublé leur sanctuaire. Ici, il n'y avait ni cuisine, ni lit, ni point d'eau, ses occupants n'en ayant nul besoin. Aucune vaisselle n'avait volé en tout sens, aucun drap n'était déchiré. Dolgrim et Draskar avaient choisi de demeurer de pierre, leur demeure leur était donc semblable. Tout n'était que roche et métal.

Angrad se fit la réflexion que, pour cette raison aussi, ses deux aînés resteraient à jamais des étrangers. Pas uniquement pour le peuple de Duka, où ils seraient des Karugromthi. Mais ils resteraient à jamais à part, ne partageant aucun repas, aucune couche avec les leurs. Fumer une pipe en compagnie d'amis leur était impossible, de même que de profiter de la chaleur d'un feu. Ils ressentaient tous deux la chaleur bien sûr, mais n'en avaient nul besoin et n'en tiraient nul plaisir. Tout au plus s'agissait-il d'une distraction pour leurs cerveaux de jaspe.

La vie sur le plan matériel ne convenait pas à ces deux êtres, que leur nature élémentaire prédisposait plutôt au plan de Rual. Mais cette porte-là aussi leur était close. Même si tous les nains vénéraient le Primordial de la pierre, ils ne faisaient pas de lui leur maître. Il était le créateur, mais c'était bien la Vision de Duka qui devait être poursuivie, et non celle de Rual. D'ailleurs, Rual avait désigné Volgit pour régner sur les nains, et non lui-même.

Dolgrim et Draskar étaient donc inféodés à leur sœur. Pour l'instant, la reine ne requerrait que rarement les services de ses aînés. Elle pouvait converser avec eux à tout moment grâce à son marteau de commandement. Elle ne devait pas s'en priver, car Angrad surprenait, dans les rares discussions qu'il entretenait avec son épouse et son maître, des réflexions identiques. Volgit n'exhibait pas son pouvoir, s'en servant avec discernement et mêtis15.

Rual, lui, n'en usait pas ainsi. Angrad avait pu en parler longuement avec son ami et garde du corps : Armazour. L'ordre strict régnait dans le plan de la Terre. Rual avait créé une place pour chaque chose, des règles s'imposaient dans son domaine en un système qui englobait le tout pour le rendre cohérent.

Dès lors que le patriarche initié s'était assuré les services d'Armazour en perçant à jour son nom véritable, il l'avait par là même désynchronisé d'avec le système du Primordial. Si cela ne causait que peu de désagrément pour l'instant, Angrad et son compagnon élémentaire présageaient que le Primordial pourrait un jour casser leur binôme et ramener sa créature dans le rang.

Draskar et Dolgrim étaient minéraux, mais ils étaient aussi des nains. Ainsi n'avaient-ils pas leur place dans le domaine de Rual. Ils s'y rendaient de temps à autre, surtout son maître qui lui faisait état de ses expériences. Mais ils n'y étaient jamais reçus que comme des visiteurs, parfois inopportuns. Apatrides sur le plan de leur peuple, géologiquement allogènes sur le plan le plus en rapport avec leur nature, ils étaient condamnés à n'être que des étrangers partout où ils iraient, contraints à la solitude.

Si Angrad regrettait parfois son enveloppe minérale, si pratique et résistante, la vue de ses aînés lui rappelait à quoi cela les condamnait. Ce destin n'était pas enviable, surtout qu'ils ne pouvaient pas nainfanter. Devenir père était certainement la plus belle chose qui lui soit arrivée.

Les nainfants étaient fragiles pendant une vingtaine d'années, leur métabolisme nécessitant du temps afin d'atteindre la résistance de ceux nés du métal. La chair étant soumise à la maladie, autant que l'acier à la rouille, les nainfants étaient couvés avec beaucoup d'amour et d'attention.

Angrad avait harcelé soignants et apothicaires au moindre rhume de ses deux trésors. Bolka, la douce mère, avait passé plus de temps à rassurer le père qu'à soigner les nainfants. Quand l'acier rouille, seule la refonte permet d'en éliminer toutes les traces de corrosion. Bolka expliquait que la chair pouvait absorber et dissoudre sa propre rouille, dès lors qu'on l'aidait à le faire. C'était cela, la résilience de la chair.

Si le corps est blessé, il se répare seul. Pour cela, il lui fallait du temps de repos pour se reconstituer et de la nourriture pour s'alimenter. C'est pourquoi les corps de chair étaient destinés au monde matériel.

Angrad sortit de son introspection, tentant de chasser l'image de Bolka de son esprit, car elle n'était pas sa femme. Il n'aimait pas la douceur et la tendresse qui l'envahissaient quand il pensait à elle. Il était marié à la reine, avec qui il avait eu des nainfants. Ces nainfants étaient les successeurs incontestés de sa lignée. Ces élans pour une autre femme, matriarche qui plus est, étaient tout à fait déplacés.

Soupirant de son peu de discernement et de maîtrise sur ses émotions, il observa ses aînés qui s'affairaient dans la pièce maintenant baignée de lumière.

La grande salle circulaire était un sanctuaire dans lequel Dolgrim, parfois Draskar, tentait de percer les secrets des desseins divins. Angrad n'y était pas revenu depuis qu'il avait quitté l'étude de son maître il y a bientôt un millénaire.

Quand Volgit fut couronnée et qu'elle prit cinq époux, le patriarche initié dut rester auprès d'elle pour faire naître les héritiers. Angrad fut le premier à partager la couche de la reine, et elle donna naissance aux jumeaux deux ans plus tard. Comme Volgit avait d'autres devoirs et que d'autres lignées devaient être fondées, elle confia les nainfants aux bons soins d'Angrad et de sa maison.

Face à ces deux minuscules créatures délicates, le cœur du patriarche initié fondit. Pendant vingt ans, toute sa maison fut aux petits soins de Gilaed et Bazguk. Il y eut bientôt d'autres nouveau-nés parmi les gens de sa maison, qui rejoignirent ses nainfants au centre de son hall souterrain.

Vingt ans durant, Angrad cessa totalement de s'intéresser à la mystique et aux sciences hermétiques, n'ayant d'yeux que pour ses nainfants. Bien sûr, les autres bébés nains devinrent leurs compagnons de jeu, et Angrad finit par monter des spectacles pyrotechniques pour une ribambelle de nainfants médusés. Az Zharr, sa hache redoutable, fit office de hochet pour son fils Bazguk qui en hérita alors. La hache artefact était une terrible combattante, mais qui approuvait avant tout le contrôle. Angrad l'avait mise dans les mains de son fils pour qu'elle le protège.

Le temps passa, les nainfants grandirent, il devenait moins important de les divertir que de les instruire. Gilaed et Bazguk révélèrent très vite leur appétence pour les métiers de la forge et de la construction, aussi Angrad les plaça-t-il parmi ses gens, pour qu'ils apprennent par la pratique, forgeant leurs propres expériences.

Ni elle ni lui, ne montrèrent de prédispositions à l'initiation, non plus que d'intérêt pour le maniement des armes. Le patriarche initié obligea pourtant ses nainfants à suivre des cours avec les maîtres d'armes de leurs cousins, afin de les éveiller aux dangers du combat. Si Gilaed le prit de bonne grâce, ce ne fut pas le cas de son frère. Mais bientôt, entraîné par ses cousins Thorval et Kilond, Bazguk se hissa au niveau d'un guerrier passable. Cependant, sa maîtrise de la stratégie et de la tactique le plaçait plutôt derrière les lignes de bouclier qu'au cœur de la mêlée.

Puis Gilaed et Aradin furent promis, et avec Bazguk et Helkraal, ils formèrent un quatuor inséparable. Travaillant sans relâche à de nouveaux défis, ils accumulèrent ouvrages et constructions partout dans Dol Rual.

Angrad se rendit compte, alors, que ses frêles petits bouts avaient grandi, qu'ils forgeaient maintenant leurs propres destins. Le patriarche initié en conçut beaucoup de peine, car vingt ans furent un temps trop court pour profiter de la félicité de leur petite nainfance. Passant de moins en moins de temps dans son Khaz auprès de sa maisonnée, il errait dans les profondes fournaises du centre de la Terre pour chasser son amertume, son esprit toujours torturé par le destin de Harag Karag.

Finalement, Bolka le ramena auprès des siens, prétextant que le patriarche du feu devait activement participer à la fondation du culte des ancêtres. Angrad, puissant mystique, participa à l'édification du culte nain et à la formation de ses membres.

Les mères cherchaient à percer les desseins divins, mais se concentraient exclusivement sur le peuple de Duka et sa destinée. Angrad avait été instruit afin de saisir des schémas bien plus vastes, aussi prit-il ses distances avec le temple tandis qu'il croissait en nombre et en puissance.

Dorénavant libre de son destin, il se concentra sur son obsession de détruire Goria et bannir la dynastie Sumendi de Harag Karag, obsession qui le fit errer pendant cinq cents ans…

Mais voilà que son passé de savant occulte refaisait surface, le rattrapant aussi sûrement qu'il avait franchi les portes de Dol Gromdal. Si lui n'avait pas continué ses recherches mystiques pendant toutes ces années, il n'en était pas de même pour son maître.

Angrad se souvenait d'une petite salle couverte de fresques. Dolgrim gravait, sur un pan de mur qu'il générait pour l'occasion, diagrammes et formules issues de la conjonction. Au cours de l'alignement cosmique, il figeait, dans le marbre, ses observations, mesures et bribes de compréhension des desseins divins.

À chaque nouvelle conjonction, Dolgrim perfectionnait ses théories puis élaborait de nouveaux instruments. Il rajoutait aussi un nouveau mur, agrandissant la pièce par magie. Angrad n'était pas revenu dans cette salle depuis l'annonce de la naissance de ses nainfants. Bloqué sur le seuil, le patriarche initié contemplait la vaste salle occupée par une étrange machine.

Dolgrim se trouvait à quelques pas de l'entrée, sur une légère marche cerclée d'or. Il commandait, par télékinésie, la machine gigantesque qui remplissait la pièce. Autour d'elle, quatre piliers venaient soutenir l'édifice. Par leur style et les inscriptions marquées, Angrad conclut vite qu'ils représentaient les quatre Primordiaux Ulmo, Celene, Ajax et Rual.

Par une architecture arrondie, les piliers soutenaient une vaste voûte en forme de dôme. Ce dernier était rempli de cadrans de cuivre représentant étoiles et constellations, aiguillés par de curieux mécanismes. Le patriarche initié crut reconnaître la patte de son beau-fils, Aradin, dans les engrenages et les contrepoids qui animaient l'ensemble. La lente dérive des constellations suivait un cycle ésotérique inconnu d'Angrad. Cessant d'observer le plafond pour s'intéresser aux murs, il y redécouvrit des éléments connus.

Fidèle à la construction première, le granit rose accueillait de grandes fresques sur lesquelles étaient figés les diagrammes et les formules du maître des lieux conjonction après conjonction. Angrad remonta dans le passé en parcourant les fresques qu'il avait aidé à graver au temps où il étudiait ici. Mais en suivant le mur, le patriarche initié se rendit compte que tout se complexifiait. Les fresques devenaient plus fournies, puis plus grandes. Des tables de mesure s'intercalaient bientôt entre les calculs, jusqu'à la représentation des outils qui avaient été utilisés pour l'étude.

Médusé, Angrad parcourut mille ans de recherche cosmique. En explorant les conjonctions passées, il vit de nouvelles machines, toujours plus complexes, accumulant toujours plus de données qui rallongeaient d'autant les nouvelles fresques. Des cartes apparaissaient aussi, décrivant les Neuf Plans, la géographie du plan matériel, jusqu'à ses reflets dans les deux plans miroirs. En se penchant sur les détails, Angrad finit même par discerner comme des pions pointés sur les cartes.

Sur le sol, dallé suivant des formes géométriques circulaires et complexes, le patriarche initié remarqua des symboles et des runes gravés dans des cercles d'argent. Se déplaçant instantanément grâce à ses pouvoirs, Draskar interchangeait des symboles. Il semblait chercher à produire une lueur particulière, car les glyphes rayonnaient.

À chaque changement de place, elles émettaient un rayonnement subtilement différent. L'œil aiguisé du maître des ombres devait en mesurer les différences, car il s'affairait à modifier la disposition des dalles depuis qu'il était entré dans la pièce.

En se rapprochant, Angrad remarqua que les bords en arabesque de certains volumes ressemblaient à certaines chaînes de montagnes. Tournant autour de la grande salle, le patriarche initié inspecta les dalles en détail. Il découvrit une carte du monde émergé, centré sur Dol Rual. L'échelle n'était pas conforme aux distances, ce qui avait ralenti sa compréhension. Mais maintenant qu'il en avait fait le tour, elle lui apparut simplement.

En périphérie, une fois les mystérieuses proportions éclipsées, Angrad retrouva les cinq grandes étendues de terres séparées par les chaînes de montagnes de Dol Rual.

Dol Goruz, les grandes plaines des seigneurs des cornes. On pouvait y voir trôner Stygia au centre de l'océan de verdure de Gazan Gnol. Plusieurs pions y étaient disposés, sûrement le culte des mères et la lignée d'Amul.

Au sud de ce territoire, par delà la chaîne de Karak Yar, des dalles d'opale formaient Dol Thingaz, le domaine des forêts. Plusieurs éléments fantomatiques semblaient flotter au-dessus de ces dalles, mais une brume, verdie par les reflets d'opale, en émanait. Seule Karag Zan, la montagne rouge au pied de l'océan, perçait la brume fièrement.

Angrad se dirigea vers le nord de la carte, au-delà de la chaîne nord de Karak Wyr, abordant les côtes gelées de Dol Naggrund. Le domaine désolé semblait vierge de toute indication. Seuls quelques éléments géographiques étaient représentés par des bords de dalles sculptés. Deux pions renversés roulaient sur ces dalles, mais une force invisible les retenait dans la désolation glacée. Angrad déambulait pas à pas le long du mur, continuant son exploration et passant le deuxième bras de Karak Wyr.

Il arrivait maintenant à Dol Vongal, le domaine des hordes. La carte topographique ressortait ici nettement, surtout les collines et hauts plateaux du Lok Zorn. Les terres arides de Gazan Vongal étaient plus brouillonnes. De nombreux pions grouillaient autour de Karak Vlag, la montagne solitaire. Les deux minéraux avaient dû représenter les innombrables groupes de pillards bestiaux qui sévissaient dans les basses terres.

Enfin, le patriarche initié enjamba les montagnes de Karak Naar qui traversaient plein est en délimitant la frontière nord de Dol Urk : le domaine des ennemis. Ces vastes étendues de terre étaient pleines de menaces, car on y trouvait le Botaan, Gorgrond et bien sûr Goria. Pourtant, ce n'est pas ce qui attira le patriarche initié. Un focus inattendu était porté sur une cité inconnue de lui.

Dolgrim et Draskar s'affairaient. Angrad dut, à de nombreuses reprises, se coller au mur pour les laisser manœuvrer les mécaniques baroques de la pièce. C'était en s'écartant que le patriarche initié avait remarqué que les dalles à l'extrême sud-est de Dol Urk étaient neuves, alors que les autres étaient patinées.

Les plateaux brûlés de Grimaz Ghal n'étaient pas vides, comme il le supposait. Au contraire, deux cités avaient été implantées, chacune avec une dalle nouvelle. Une griffe stylisée était gravée sur les pourtours de la dalle, tandis que les runes Kazak Urk et Kazad Vongal étaient inscrites en leur centre.

Draskar avait apparemment terminé son jeu de lumière. Il se coordonnait avec Dolgrim afin de régler la dérive des constellations au plafond. Angrad en profita pour avancer vers le centre de la pièce en parcourant Dol Urk. Goria était marqué, mais apparemment avec moins de soin que les autres cités ennemies.

Le patriarche initié sentit l'amertume lui serrer le cœur, car cela devait signifier que l'horrible cité des géants de feux n'avait que peu d'importance dans les grands desseins divins. Gorgrond, le bastion des cyclopes, était presque autant indistinct, à ceci près qu'il partageait une frontière avec Dol Thingaz. Le Botaan, lui, brillait par son importance. Ses dimensions dépassaient très largement son emprise territoriale réelle. Les pions y fourmillaient et de nombreuses gravures, inconnues d'Angrad, y étaient insérées.

Moins que le Botaan, mais hors proportions aussi, le pic du tonnerre de Karak Dron était clairement visible. La demeure des grands aigles et des oiseaux-tonnerres montrait ici son importance, du moins aux yeux de Dolgrim.

Le centre de la pièce était dallé en anneaux concentriques. Angrad remarqua tout de suite qu'elles représentaient l'Ankor Dawi, le royaume nain, et que celui-ci était représenté trois fois. Le plus central était extrêmement détaillé. Le second était plus brouillon, tandis que le troisième ne laissait paraître que quelques détails.

Le patriarche initié continua d'examiner la salle, estimant que son maître l'appellerait quand il aurait besoin de lui. Il finit par s'intéresser à la construction la plus alambiquée, la plus complexe, mais surtout la plus imposante de la salle. C'était la machine étrange qui l'avait frappé, au seuil de la pièce.

C'était un imbroglio de sphères tournant les unes autour des autres, fixées sur des cercles de métal. Un complexe système d'axes, de biellettes et de rotules permettait à la sculpture d'acier de faire évoluer sa forme au gré des poids et contrepoids qui la faisaient dériver.

Le jeu de couleur reprit quand Dolgrim et Draskar incantèrent des glyphes inconnus du seigneur du feu. Il s'agissait de schémas, mais Angrad se douta qu'ils représentaient autre chose. Au centre d'un glyphe que son maître traça, il reconnut parfaitement la rune Thingaz : la forêt. Au même moment, Draskar se coordonnait avec le gardien du savoir et parcourait Dol Thingaz en réglant l'angle des dalles circulaires qu'il avait interchangées précédemment.

Les sphères de la sculpture d'acier, au centre de la pièce, rayonnaient-elles aussi de couleurs iridescentes. Angrad comprit que les sphères les plus imposantes devaient être les Neuf Plans, car toutes étaient parfaitement alignées. Les cercles soutenant les sphères des quatre plans élémentaires étaient fixés dans les quatre piliers plutôt qu'au sol, ce qui les reliait chacune à leur élément, d'autres sphères complétaient les plans d'existence. Si Angrad crut reconnaître Dol Gromdal, les autres éléments lui étaient impénétrables.

Au pied de la machinerie, à l'intérieur du disque qui la soutenait, se trouvaient douze statuettes de mitrales. Angrad les reconnut aux runes qui les ornaient ainsi qu'aux tiares et diadèmes sculptés à leurs têtes. Il y avait, au pied de la machine, Duka, la Grand-mère, puis les quatre seconds nés de la pierre et enfin les sept, les troisièmes nés dont Angrad faisait partie.

Le patriarche initié se pencha pour toucher sa statuette. Tandis qu'il s'approchait, tendant sa main vers l'effigie, une décharge de chaleur en sortit et frappa son index. Une déferlante d'images incohérentes traversa pêle-mêle l'esprit d'Angrad. Des scènes de batailles, de deuils, de disputes assombrirent ses pensées. Dans le même temps, des visions bienheureuses le réjouirent alors qu'il déambulait dans son Khaz avec ses nainfants, contemplant leurs nouvelles constructions. Alors qu'un torrent d'images l'envahissait, le patriarche initié fut pris de vertiges et tituba en arrière.

Ce furent les paroles de son maître qui le ramenèrent dans la grande salle.

« J'ai beaucoup perfectionné notre oracle avec l'astrolabe planaire, la carte des Lieux et les pions des nommés, devisa-t-il tout en continuant ses manipulations. Évidemment, nous sommes loin d'un système fiable et précis, mais nous progressons. Comme tu as été retenu longtemps à l'écart de l'étude, il est inutile de t'assommer avec la complexité de l'artefact qui se trouve devant toi. Il accumule bien trop de puissance pour être utilisé à la légère. »

Angrad se recula sur ces conseils, recentrant son esprit sur le moment présent. Les images tourbillonnaient toujours dans sa tête, mais il les repoussa d'un effort de volonté. Reportant son attention sur son maître, il vit que celui-ci, toujours synchronisé avec Draskar, continuait de prendre de nombreuses notes en manipulant la machine.

« Tu viens de décharger l'oracle accumulé sur ta personne, mon cher élève, le gronda-t-il légèrement. J'aurais dû te prévenir plus tôt, mais notre temps était compté. Vois-tu, la conjonction imprègne la machine en continu depuis la fin du dernier alignement.

L'apogée de la concordance planaire est le point culminant d'accumulation de puissance pour notre oracle. C'est à ce moment-là que nous devons faire nos mesures. Dans un instant, la conjonction va se terminer et la machine se déchargera pour reprendre un cycle de charge jusqu'au prochain alignement. C'est à cet instant précis que nous pouvons interroger l'oracle. Il nous éclaire sur les desseins divins.

Habituellement, pour des conjonctions plus usuelles, les mesures que je relève me fournissent du travail pour l'année à venir et je me consacre à l'amélioration de l'oracle. Cette fois, ce sera différent… »

Dolgrim sembla absorbé un instant tandis que son esprit se perdait dans le vague. Draskar n'était plus qu'une ombre mouvante, se dématérialisant en un point pour réapparaître à un autre, actionnant frénétiquement diverses commandes. Ses mains disparaissaient par moment et il sembla, au patriarche initié, que son aîné devait commander la machine par quelques pouvoirs télékinétiques en plus de ses actions physiques.

L'activité des deux aînés devint effervescente, Draskar n'étant plus qu'une ombre vacillante d'un point à l'autre de la pièce et maître Dolgrim une statue éclipsée d'images superposées. Angrad fut désorienté une fois de plus, mais incapable de trouver la source de son malaise. La machine commença à luire de rayonnement multicolore, comme diffractée par un prisme.

Par réflexe, le patriarche initié incanta un puissant schéma de protection, ne souhaitant pas subir de nouvelles mésaventures. Il put constater que ses énergies étaient bel et bien restaurées.

Des rayons furent projetés par la machine un peu partout dans la pièce. Heureusement, ils étaient orientés au hasard, car le seigneur du feu reconnut certains pouvoirs dévastateurs qu'ils contenaient. Ciblé par un rayon couleur or qui fuitait de la machine, Angrad dut le dissiper en catastrophe en lui opposant un puissant schéma d'abjuration.

La plupart des rayons émis étaient bleus, et il vit ses aînés en être frappés, sans conséquence visible. Dolgrim dut tout de même sortir de sa réserve lorsqu'un éclair violet fila vers lui. Dispersant le rayon, le Gardien des Mystères jura dans sa barbe de pierre alors qu'il perdait un temps précieux.

La luminosité de la pièce augmentait au fur et à mesure que la machine étincelait. Elle fut bientôt si forte qu'Angrad en fut ébloui. Il lui était impossible de retrouver la vue tant la clarté aveuglante se répercutait sur les murs.

Entendant ses aînés tempêter contre le temps, Angrad se recroquevilla, offrant ainsi une cible moins évidente aux rayons, qui fusaient sans discontinuer. Alors que la lumière ne pouvait être plus vive, il entendit son maître jurer puis incanter un sortilège inconnu. Ces paroles résonnèrent longuement tandis que Dolgrim déployait un schéma complexe, sa voix se perdant dans les graves. La lumière intense blessait le seigneur du feu.

Puis toutes les lumières disparurent, plongeant la salle dans les ténèbres.

Une lanterne magique apparut après un bref instant de silence. Les burins copieurs s'étaient tus. Angrad secoua la tête, tandis que la blancheur immaculée qui avait brûlé ses yeux se dissipait. Dolgrim et Draskar étaient interdits.

Un claquement sourd déchira le silence et des cliquetis de roue crantée emplirent la salle avec des grincements de cordes sur des poulies. La machine était complètement déchargée. Les anneaux qui la composaient reprirent alors leur lente dérive, les étoiles cuivrées du plafond reprenant leur course.

La conjonction était terminée et l'alignement rompu.

Dolgrim et Draskar poussèrent, à l'unisson, un long soupir. Le maître des runes s'effondra dans un fauteuil spectral qui apparut derrière lui. Draskar, lui, s'appuyait contre le mur, glissant pour finir assis et atone. Si leurs formes minérales permettaient aux aînés d'Angrad d'être étrangers au sommeil, cela ne les protégeait pas de la fatigue. Il leur faudrait un temps de repos pour se remettre de leurs activités endiablées autour de la machine.

Comme Angrad se perdait en contemplation de l'oracle, cherchant à en comprendre les mécanismes, son maître ne lui en laissa aucun loisir.

« Tu n'as pas le temps de cerner l'oracle aujourd'hui, mon cher élève, le pressa-t-il. J'ai peur que tu ne doives te porter au plus vite auprès de Kohl. Je sais que ta mission est importante et notre frère est en danger. Il faut te préparer à retourner auprès de lui. »

Le vieux nain de pierre souffla, puis fit une pause. Il devait recouvrer ses esprits après une épreuve stressante, ce qu'il fit prestement, pourtant encore secoué par la conjonction.

« Nous sommes habités des desseins divins quand nous manipulons l'oracle. Il est si puissant que nous ne pouvons plus naviguer à loisir dans toutes ces visions qui nous submergent. Nous avons créé des récepteurs pour les collecter en partie à notre place. Pour les nainfants de Duka, les tests étaient concluants jusqu'à présent, mais ils ne fonctionnent pour aucun autre nommé. »

Angrad se porta auprès de son maître épuisé, prêt à le convaincre de prendre du repos. Se penchant auprès de lui en prenant sa lourde main rocheuse, il put entendre Dolgrim murmurer.

« J'ai été assailli de visions très nettes, aux probabilités fortes. Elles tournaient autour du Botaan et de son maître terrible. Tu as touché ton effigie, tu dois te plonger dans tes visions… Tu dois réorganiser ton esprit, maintenant que l'alignement est échu… Tes visions te permettront de cerner ce dont tu auras besoin pour faire face aux épreuves à venir. »

Laissant son maître se reposer dans son fauteuil, Angrad bascula en transe afin de retourner dans son royaume intérieur. Au milieu de cet espace, flottant au-dessus du lac de lave, des bulles de mercure enfermant les visions étaient figées dans le vide.

Angrad tourna son attention sur elles, plongeant de l'une à l'autre afin d'en tirer aussi vite que possible les visions nettes que son maître lui avait indiquées. Parmi toutes ces images, la plupart étaient floues, représentant des évènements funestes. Angrad voyait la bataille, la fureur, la discorde. Tentant de se détacher aussi vite que possible des visions trop vaporeuses, il finit par dénicher l'objet de ses investigations.

L'image était très nette, limpide. Kohl brandissait une tête tranchée en hurlant, alors que des flots de sang maculaient son vêtement. Si le sang noir du Botaan souillait sa tenue, l'écarlate trahissait ses propres blessures.

Quittant cet instant, Angrad fila jusqu'au suivant. Le Gottal combattait un groupe d'ennemi giganthrope. Mais il manquait une lance sur les trois. Inquiet, Angrad tourna son attention sur la dernière image qui lui glaça le sang. La hallebarde de Durbar gisait sur le sol, alors qu'un corps de nain reposait sous plusieurs rochers. Le patriarche initié ne pouvait reconnaître le corps, car un bloc encastré dans le sol remplaçait la tête du malheureux.

Fou de colère et déchiré de chagrin, Angrad fut éjecté de ces visions. Il reprit ses esprits alors que sa gorge hurlait.

Son maître, Dolgrim, attira son attention alors que le sang lui remplissait les yeux.

« Ce n'est pas encore arrivé, Angrad. Tu dois dissiper ces émotions qui t'entravent, car elles ne sauveront pas nos gens. Ta mystique seule le peut, seulement si tu retrouves ta lucidité ! »

Angrad respirait bruyamment, en proie à de violents bouillonnements de colère. Son maître avait raison, sa colère ne sauverait pas la vie de l'ingénieur. Il lui fallait recouvrer son calme, un temps du moins, afin de fixer ses schémas. Comme tout un chacun, il était impossible à un mystique ou à un hermétique de maîtriser toute l'étendue de son grimoire. Seuls les instinctifs, imperméables à tout apprentissage, pouvaient faire appel à n'importe laquelle de leurs matrices. Mais pour Angrad, comme pour Dolgrim, leur savoir était trop étendu, et ils ne pouvaient en fixer qu'une partie dans leurs esprits. Les schémas étaient trop complexes pour être utilisés sans contrôle, la moindre erreur d'exécution pouvant ruiner leurs effets ou provoquer quelques catastrophes incontrôlées.

Angrad se prépara alors mentalement à combattre, à rendre force et vigueur aux Throndi de son frère, à leur éviter la mort s'il le pouvait.

Un sentiment d'urgence l'envahit, si bien qu'il se refusa à étudier son grimoire pour l'instant, ce qui lui aurait pris trop de temps.

Alors qu'il allait invoquer le puissant schéma nécessaire au voyage de retour, Angrad se retourna une dernière fois vers son maître. Une interrogation brûlante venait de ressurgir, et Angrad craignait la réponse qu'il conjecturait.

« Maître, murmura-t-il, vous avez parlé d'êtres maîtrisant à la fois le mystique et l'hermétique. Vous avez parlé de nous trois pour notre peuple, mais qui d'autre pourrait nous concurrencer ? La plupart des peuples sont éphémères et ne transmettent que peu leur savoir. Ils n'ont pas la longévité suffisante pour leur permettre l'accès aux schémas les plus complexes, et parmi les longues vies, seuls ceux des bosquets sont vraiment tournés vers les pouvoirs.

Or vous avez dit que la nature de leurs pouvoirs était mystique. Pourtant, je jurerais que quand vous et Draskar avez évoqué le sujet, vous sembliez omettre un nom. Était-ce notre mère Duka ?

— Non, mon rusé apprenti, lui répondit Dolgrim qui avait recouvré, en partie, ses forces. Notre mère, étant le phare qui éclaire notre destin, est toute entière emplie par la mystique. Malheureusement, elle est imperméable à l'hermétisme.

— Mais qui alors, s'enquit le patriarche initié ? »

Ce fut Draskar qui répondit, crachant le nom impie du bout des lèvres :

« Gog ! »

Chapitre 7 : Oksal — le prix de la hache

Bastion du Botaan, dans Karak Naar, à cinquante mille d'Ogri Kadrin

Premier jour du premier mois d'Ulmo

Au premier Âge, les deux premiers mineurs partirent creuser la montagne. Un jour, chacun d'eux découvrit le plus grand pilier de Rual enfoui dans la roche. Le remontant, ils l'excavèrent, transportés par cette découverte, s'en attribuant le mérite. Mais leurs galeries finirent par se rejoindre, et une terrible vendetta commença entre eux, puis leurs deux familles. Chacune avait égal droit sur la découverte, et longtemps leurs disputes ensanglanta les mines. La première reine, Volgit la Matriarche, créa l'Oksal afin de mettre un terme aux vendettas. Depuis, c'est ainsi que sont closes les vendettas au sein du peuple de Duka.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

Kohl avait rengainé Baraz Zagaz, conservant en main son bouclier et son trophée. Blessé, le patriarche préférait faire fuir les sbires du Botaan errant encore dans le bastion plutôt que relancer le combat. Courant aussi vite que lui permettait ses blessures, le patriarche dévala l'escalier de la tour puis le flanc abrupt de la montagne en direction du Gottal.

Ses Throndi se lançaient dans une poursuite désorganisée. S'ils se séparaient trop, ils pourraient tomber dans une embuscade tendue par les fuyards. Si les géants devaient reformer les rangs, ils pourraient faire face aux nains depuis une position préparée, usant de leur allonge ou d'un surnombre de circonstance.

Tandis qu'il courait le long de la pente tel un chamois, Kohl arriva dans la vallée. Ses nains seraient bientôt hors de portée, aussi cria-t-il aussi fort que ses poumons le lui permettaient.

« Dawi ! Got Gromthi ! »

Kohl eut l'impression que ses Throndi ne l'avaient pas entendu, car ils poursuivaient leur charge sans espoir. Gulnyr au moins s'arrêta, répétant l'ordre de son patriarche. De mauvaise grâce, les nains rageurs s'arrêtèrent, firent demi-tour et rejoignirent le protecteur.

Le patriarche avait cessé de courir, voyant le Gottal interrompre sa folle poursuite. Alors que ses Throndi remontaient vers lui en traînant des pieds, Kohl remarqua la hallebarde de Durbar au sol. Cherchant son porteur, il ne le trouva pas, craignant le pire.

Finalement, Kohl découvrit le lieu de l'affrontement où deux trolls gisaient dans une large flaque de sang noir. Déjà, les deux monstres montraient des signes d'activités. Ces horribles rejetons possédaient une force vitale vivace, capable de se régénérer ou même de ressouder des membres sectionnés, tant qu'ils n'avaient pas été frappés par le feu ou l'acide. Kohl lâcha son trophée pour dégainer Baraz Zagaz et découper les membres des deux trolls.

Les monstres reprirent conscience sans bras ni jambes, mais leurs mâchoires claquèrent, révélant leur faim dévorante. Leur terrible vitalité avait un prix : ils étaient continuellement affamés. Retournant les deux pauvres bougres sur le dos par une série de coups de pied, Kohl laissa les monstres impuissants glapir des propos incohérents.

Usant du noir parlé des sbires du Botaan, le patriarche commença à interroger les deux monstres.

« Vous n'êtes plus que des trolls tronc. Je vous laisse ici. Les ogres-mages seront contents. Vous leur servirez de composants. Répondez à mes questions, et vous aurez une mort de guerrier. »

Les deux bêtes hurlèrent leur faim et leur frustration, incapables de bouger. L'un essaya bien de mordre Kohl, mais ainsi placé sur le dos, ne pouvant que se tortiller, il put à peine se tourner vers son interlocuteur. Kohl se désintéressa des deux prisonniers en voyant son Gottal le rejoindre. Il manquait bien Durbar parmi ses troupes.

Marqués par le chagrin, la colère et la consternation, ses Throndi se rangèrent en rang devant leur patriarche, la tête basse. Kohl, qui se tourna alors vers la plus longue barbe de son Gottal, dévisagea son guerrier protecteur.

« Où est-il, interrogea Kohl d'une voie enrouée ?

— Sous ce tas de pierres, répondit Gulnyr en essayant de reprendre contenance devant son seigneur.

— Comment ? continua Kohl solennel.

— Un tir groupé de géants, souffla Gulnyr qui retenait bruyamment ses larmes.

— Raconte-moi, l'enjoignit le patriarche, suivant la tradition.

— Le Vongal protégeait la porte, mais la majorité de la garnison était composée de géants des collines très spéciaux. Les cinq trolls se massaient devant l'accès aux profondeurs, les géants étaient sur un promontoire cinquante pas plus loin. En sortant de la tour, nous avons commencé une progression au pas de course afin de les contraindre au combat. »

Gulnyr enrageait entre deux sanglots qu'il ne parvenait plus à retenir. Il était Gottalrink en l'absence de son patriarche, et le vieux défenseur était un nain prudent. En tant que protecteur, il préférait les tactiques pondérées minimisant les mauvais coups plutôt que les charges.

Cette fois, quelque chose avait mal tourné.

« Ces monstres sont habituellement gourds et patauds. Ils ne font mouche qu'une fois sur cinq, au mieux. J'aurais dû prévoir que ce serait différent. Le tas de rochers démesurés à leurs pieds, la position apprêtée sur laquelle ils se préparaient, leur manque de nervosité avant l'engagement, mon aveuglement nous a coûté Durbar ! »

Le reste du Gottal sanglotait, incapable de retenir cette faiblesse que Kohl leur pardonnait. Il n'était jamais facile de perdre un Grumgi, encore moins un partenaire de Gottal, d'autant que ceux-là faisaient équipe depuis plus de deux cents ans. Prenant son Throndi par l'épaule, le patriarche tenta de ramener Gulnyr.

« Raconte-moi sa mort, le pria-t-il.

— Les géants qui nous avaient repérés ont commencé à faire pleuvoir sur nous une véritable pluie de roches. C'étaient des lanceurs expérimentés jetant des pierres bien plus lourdes que leurs congénères. Durbar tenait sa place dans le Gottal, mais plusieurs de ces gros rochers l'ont touché de plein fouet. À sa place, il n'y avait plus qu'un amas de pierres d'où dépassaient à peine ses pieds. Norri est resté derrière pour essayer de le libérer tandis que nous chargions…

— Kazaktragh, Throndi, les apaisa Kohl. Durbar était étain, mort en acier. Nous écrirons Durbar Zagaz et la compterons à Zagazdeg. Je la graverais dans notre Kazakthryng. »

Se tournant vers Norri, Kohl continua cérémonieusement.

« Montre-le-moi. »

Norri se détourna du reste du Gottal, peiné, mais non abattu. Ayant déjà payé le Kazaktragh en se voyant enlever son époux, son cœur s'était endurci du tribut de la bataille. Pourtant, Kohl remarqua une coche de plus sur le manche de sa Az-Drengi. Une mort de plus, le Vengrynkron du tueur ne cessait de se remplir…

Norri rejoignit le tas de roches d'où dépassaient en effet deux bottes métalliques naines. Levant les rochers un à un, le berserker fit émerger les restes disloqués de Durbar. Kohl se rapprocha en ravalant toute la peine que la perte d'un Throndi charriait en lui. Dévasté, mais brave, le patriarche contempla dans tous les détails les restes de son précieux étain.

La tête de Durbar avait été enfoncée par une roche de plusieurs dizaines de kilos. Ses autres membres atteints étaient eux aussi disloqués et son torse éventré. Le nain avait été arrêté dans sa course par le projectile qui le toucha au ventre puis les autres l'ensevelirent sous un tas de pierres, lui ôtant la vie. Kohl espérait que la tête avait été touchée en second, car sinon son Throndi aurait dû subir la douleur de ses deux bras et de ses jambes broyés.

« Il n'a eu aucune chance, murmura Norri. Ils l'ont visé spécifiquement pour s'assurer de sa mort. Ils savaient ce qu'ils faisaient et prévoyaient de nous écraser les uns après les autres. Gulnyr fut la seconde cible quand nous avons engagé les trolls, et les géants n'avaient aucune gêne à viser dans la mêlée. Heureusement que vous avez brandi la tête de l'Utman si vite, car ces Thagi ont alors pris leurs jambes à leurs cous pour décamper.

— La mort de Durbar nous les aura révélés, marmonna Kohl. La prochaine fois, nous serons prêts. »

Retenant les émotions qui bouillonnaient en lui, Kohl se tourna le Gottal.

« Emmenez le corps de Durbar pour l'aterrement. Empalez-moi ces deux trolls. »

Tandis que Kramir et Finarin récupéraient autant du corps de leur défunt compagnon dans un grand sac, les aciers suspendirent les trolls troncs sur deux pieux. Les hurlements de ces monstres calmèrent un peu la hargne des nains, mais chacun observait les montagnes alentour, au cas où les géants lanceurs de roche reviendraient vers leurs baraquements.

Une fois les deux malheureux embrochés par les tripes sur un pieu, sachant que leur vitalité maudite les maintiendrait en vie, Kohl commença à les interroger. Les monstres se tordaient de douleur, se répandant en insulte contre les nains. Très vite, le patriarche comprit qu'il n'y avait rien à tirer des deux suppliciés. Au moins serviraient-ils d'avertissement aux sbires de Gog qui les trouveraient : les nains ne tolèreraient pas la présence du Botaan si loin à l'ouest d'Ogri Kadrin.

Gravant une rune, à l'aide d'une lame chauffée, à même leur peau, Kohl marqua son nom sur les deux suppliciés.

Voyant que ses Throndi étaient tous aussi blessés que lui, Kohl décida de ne pas rester plus longtemps dans les parages. Avec un seul arbalétrier, il savait ne pas pouvoir combattre les lanceurs de roches. Dans un terrain découvert où ils pouvaient facilement prendre des hauteurs, ces ennemis seraient redoutables et pourraient lui arracher d'autres de ses précieux Throndi. Il faudrait les combattre dans les souterrains, mais Kohl pensait qu'ils ne s'y engageraient pas.

Ces géants s'étaient battus avec intelligence, en suivant une tactique prédéfinie. Formés pour tenir un rôle de lanceur, ils avaient démontré un entraînement supervisé par des instructeurs compétents. Ceci, ajouté à l'organisation du Vongal affronté dans l'avant poste, démontrait une amélioration alarmante des capacités militaires du Botaan.

Le système de poste était tout aussi préoccupant, car Gog se dotait d'une armée organisée et d'un moyen de la coordonner. Kohl devait avertir le conseil au plus vite, mais seul son frère pouvait y parvenir rapidement. Privé du soutien du patriarche initié, le Gottal devait rejoindre Migdhal Khatûl au plus vite.

Kohl chercha Armazour des yeux, se demandant où était passé son éclaireur depuis la fuite du maître des bêtes. L'élémentaire lui avait toujours fait un rapport une fois sa mission terminée, et il aurait déjà dû revenir faire état de la fuite du postier. Kohl espérait que l'élémentaire se présenterait à lui prochainement, car il souhaitait l'envoyer sur la piste des lanceurs de roche pour les surveiller.

Ne voyant l'élémentaire nulle part, Kohl décida de ne pas traîner sur une position défavorable. Réunissant le Gottal autour de lui, une fois la cache à victuaille découverte et pillée, le patriarche franchit la porte de rondins barrant le chemin des profondeurs.

C'est dans une humeur peiné et morne que le Gottal descendît le boyau entre le bastion et son avant-poste. Kohl et ses Throndi avaient remporté la victoire, mais à un prix trop élevé : un mort et tous les nains incapables de reprendre le combat. Tous devaient faire soigner leurs blessures et passer plusieurs jours dans un hôpital, la marche forcée étant inenvisageable.

Armazour ne revint pas, ce qui inquiétait le patriarche. Le guerrier de pierre avait dû finir son service, mais il n'avait pas pu lui faire un ultime rapport. Êtes-ce ainsi que cela devait se passer ? Armazour savait-il quand la bulle qui le retenait sur le plan matériel éclaterait ? Kohl avait décidément grand besoin de son frère.

Heureusement pour le Gottal, il ne fut pas poursuivi lors de sa retraite. Les deux trolls troncs fichés sur des pieux de chaque côté de l'accès aux profondeurs y était peut-être pour quelque chose. Afin de signer son geste et d'intimider les sbires du Botaan reprenant le Bastion, Kohl avait fiché la tête de l'Utman sur une pique en travers de l'accès vers le Dharkhangron. Ce royaume était celui des nains, et quiconque l'envahirait finirait comme le grand cyclope.

Durant les quelques heures de la descente, Kohl demanda à chacun de ses Throndi de lui rappeler un haut fait de Durbar. Chacun à leur tour, les six nains restants ressassèrent des moments épiques et valeureux vécus avec le défunt, commença ainsi le Durbar Zagaz.

Gulnyr, la plus longue barbe du Gottal après Kohl, rappela à chacun combien Durbar avait été indispensable lors de leur périple dans les froides collines de Wyr Zorn, il y a de cela cent cinquante ans. Pendant l'hiver mordant et humide des collines gelées, Durbar avait été aux petits soins pour l'équipement de tous. Il avait pris grand soin de protéger haches, épées, lances, boucliers, armures et casque des rigueurs de ce froid persistant qui mordait l'acier aussi bien que la chair. Le Gottal, parfaitement équipé, avait facilement vaincu les Vongal de trolls et les lanciers de Minopolis.

Gofnyr, lui, rappela au Gottal que si les scorpions de Stygia avaient pu être mis en branle pendant la bataille des mille reflets, ce ne fut que grâce au concours du zélé étain. Alors que les cordes détendues rendaient les balistes inopérantes, Durbar avait su retravailler le système de ressort à corde afin de le rendre opérationnel. Non seulement l'étain avait permis le déploiement de ces puissantes armes, mais en plus il révolutionna l'ingénierie des balistes stygiennes, qui n'utilisaient dorénavant que ce système de tension.

Norri raconta sobrement un épisode méconnu de la vie de l'étain. Apparemment, Durbar avait participé à une Aimen Thagi avec Norri, son époux et une douzaine de vengeurs. Durbar avait ouvert toutes les portes et fait franchir tous les obstacles aux Aimen Thagi venus porter le fer dans le bastion cyclope de Gorgor. Le taciturne étain, avec sa redoutable rapidité silencieuse, fit pénétrer les vengeurs dans le bastion endormi où ils s'étaient livrés à un carnage sans nom. Durbar avait rougi lui aussi sa hallebarde, faisant honneur à sa maison.

Hodrik, sur une note plus légère, rappela à chacun quel compagnon était Durbar. S'il n'était pas un Grumgi démonstratif, jamais il ne laissait un Throndi dans les ennuis. Citant plusieurs exemples, Hodrik rappela ainsi que l'étain n'était pas le dernier à ramener des chopes, pensant toujours à ses Grumgi quand il passait au comptoir. Discret, Durbar était un ami sincère et serviable, comme il n'en serait plus coulé.

Finarin, très prosaïquement, fit l'inventaire des nombreuses inventions et astuces que l'Endrinkuli apporta au Gottal, insistant sur tout ce qu'il leur apportait au quotidien et combien il serait difficile de s'en passer.

Kramir, le plus proche du défunt, rapporta simplement les gestes habituels de franche camaraderie qu'il entretenait avec Durbar et leur promiscuité fraternelle. Rapidement, le bâtisseur ne put plus continuer le Durbar Zagaz, tant sa voix se mêlait de sanglots.

Alors, contre toute attente, Kohl prit la parole. Il n'était pas bon pour le patriarche de monologuer, mais Durbar méritait qu'il saignât sa gorge pour le Durbar Zagaz.

Le patriarche, malgré sa voix défaillante, commença à raconter comment il avait choisi Durbar à la sortie de son moule. Du cuivre s'était mêlé à son étain, en faisant l'un de premiers nains de bronze. Cette dureté, cette résistance plut à Kohl. Puis il laissa cet étain tracer sa voie dans sa maison. Très vite, il apparut qu'il était différent des autres artisans, moins intéressé par la maîtrise de son art qu'obsédé par l'utilité de leurs créations.

Durbar fut le premier non-acier à rejoindre les Gottal, mettant son obsession à leurs services. Le patriarche put ainsi voir Durbar exprimer son potentiel. Cherchant à toujours mieux équiper les Gottal, préparant le Gotten et déjouant les pièges ennemis, Durbar devint le premier Kazakendrinkuli, le premier ingénieur militaire de la maison de Kohl.

Malgré le sang qui envahissait sa bouche, Kohl continua à vanter les avancées qu'avait permises la curiosité et l'inventivité de Durbar, ainsi que les tactiques ennemies qu'il avait rendues caduques.

Finalement, rendu muet par sa gorge blessée, Kohl se tut, ainsi que ses Throndi. Ils poursuivirent le reste de leur descente dans un mutisme brisé par les cliquetis des armures et les pas des bottes ferrées.

Le Gottal finit par franchir la porte de l'avant-poste après que ses éclaireurs, Norri et Hodrik, les aient annoncés. Zurtur, défiant encore une fois ses blessures, se tenait devant l'entrée, entouré de ses quatre gardes du corps. Fixés dans une position défensive, les cinq géants furent soulagés de voir redescendre les nains plutôt que les sbires de Gog.

Devant la mine défaite du Gottal, Lame-Noire demanda si la garnison était en fuite, puis cessa toute question en voyant la civière transportant les restes du nain manquant. Apparemment, l'ancien capitaine du Botaan savait quand tenir sa langue : une phrase déplacée de sa part aurait signé son arrêt de mort. La plupart des membres du Gottal étaient prêts à lui sauter à la gorge à la moindre occasion.

S'installant autour du feu, sauf Hodrik et Kramir qui se postèrent dans la tour de guet, Kohl et ses Throndi y établirent leurs quartiers, ayant besoin de repos après tant d'efforts, de blessures et de chagrin.

C'est alors qu'une forme apparût dans le feu. Kohl n'eut pas le temps de se lever que déjà elle s'en extrayait en criant.

« Où est Durbar ! s'exclama Angrad les yeux hagards. Dites-moi que je n'arrive pas trop tard… »

Le Gottal fut accablé par cette apparition, lançant des regards noirs au seigneur du feu qui, apparemment, aurait pu sauver leur Grumgi.

Comme Kohl ne pouvait répondre à son frère, Gulnyr s'en chargea.

« Mort, Kazaktragh. »

« Maudits soient le présage et sa tempête, rageait le seigneur du feu ! Par le sang noir de l'ennemi, sans la trame en lambeaux j'aurais pu arriver il y a une heure… »

Le patriarche initié enrageait, maudissant son impuissance dans sa barbe. La chaleur augmenta alors que sa frustration bouillonnait. N'y tenant plus, Angrad courut vers le bord du promontoire et sauta dans le vide.

Incrédule, Kohl se redressa d'un bond, courant vers la corniche. Alors qu'il s'approchait du précipice, le patriarche entendit son frère hurler de rage, flottant à mi-hauteur. Des flammes commençaient à danser autour de lui alors qu'il chutait vers la vase Titan.

« Monseigneur, s'époumona Hodrik, la bête va vous dissoudre en une bouchée. Que faites-vous ? ».

Le reste du Gottal se précipita auprès de son patriarche, stupéfait et incrédule face au geste du seigneur du feu.

Soudain, Angrad se stabilisa à une cinquantaine de pas de la vase Titan qui tenta de se tendre vers lui.

« Quelque chose doit brûler pour m'apaiser, hurla le patriarche initié ! »

Les flammes autour des mains du sorcier se répandirent en une épaisse fumée embrasée qui engloba la vase, la noyant dans un nuage incendiaire. Quelques instants plus tard, alors que le nuage continuait de brûler la créature, Angrad hurla une imprécation. Durant quelques instants de folie, le patriarche initié fit pleuvoir sphère de feu sur sphère de feu.

La vase remuait, tentant de saisir son bourreau tout en essayant de s'en soustraire. Angrad ne lui en laissa pas le loisir, maintenant ses terribles pouvoirs élémentaires pour consumer entièrement la bête. Pendant une minute qui en parut des dizaines, le seigneur du feu échappa à la vase Titan tout en brûlant méticuleusement chacune des parties de son corps qui se racornissait sous ses flammes.

Dans un dernier soubresaut d'agonie, les flammes ôtèrent à la créature ses dernières parcelles de vitalité, et Angrad retomba au sol. Kohl le vit commencer la lente ascension de l'escalier jusqu'au promontoire.

Le patriarche, toujours muet, fit signe au reste du Gottal de se rasseoir pour profiter d'un peu de repos avant de reprendre la route. Angrad finit par émerger de la porte, sa fureur en partie retombée.

« Maudites soient les visions. Quel besoin de me montrer l'inéluctable ? grommelait le seigneur du feu. »

Se rapprochant de son frère, le patriarche initié s'assit près de lui.

« Comment est-il mort, demanda-t-il à Kohl ? »

Le patriarche fit comprendre à son frère d'un signe de la main qu'il était muet. Comme ce dernier ne semblait pas comprendre, Gulnyr se chargea de répondre à la place de son patriarche.

« Écrasé par des rochers. Gog a acquis de nouvelles troupes redoutables.

— Le malheureux, vous avez tué ces choses bien sûr, lui rétorqua Angrad avec un rictus mauvais… »

L'exaspération s'éleva du Gottal…

« Non, seigneur ! gronda Gulnyr en le dévisageant. Ils ont fui et nous ne pouvions les poursuivre.

— Pourquoi mon frère ne parle-t-il pas, questionna le seigneur du feu tout en regardant Kohl ?

— Notre patriarche a terriblement blessé sa gorge en nous racontant les débuts de Durbar Zagaz. Il a parlé bien plus qu'il ne pouvait le supporter pour accompagner son Throndi vers la montagne. J'ai peur pour sa gorge. »

Angrad scruta son frère, puis le reste du Gottal. Avant que les aciers énervés ne se montrent irrespectueux, le patriarche initié reprit.

« Je me rends compte à quel point vous êtes tous profondément blessés, les plaignit Angrad. Je m'en veux de ne pas avoir pu me battre à vos côtés. Malheureusement, un nouvel imprévu s'est rajouté à nos malheurs. Mais passons, mes forces sont renouvelées comme jamais, permettez-moi de me faire pardonner en vous rendant vitalité et vigueur ! »

Touchant Kohl à l'épaule et serrant dans l'autre main le symbole du culte des ancêtres, le seigneur du feu traça des diagrammes horriblement complexes en se lançant dans une longue incantation.

« Duka, permets à ton nainfant d'en appeler sur le plan de la vie, laisse-lui-en user pour soigner tes nainfants blessés. Puisses-tu me laisser passer outre le cycle de la vie et de la mort pour ramener la vitalité à ceux à qui elle fut arrachée. »

Un flot iridescent commença à se former dans la paume du patriarche initié, qui vint emplir Kohl. Il passa ensuite d'un nain à l'autre, et les six Throndi reprirent des couleurs en même temps que leurs forces étaient restaurées. Plusieurs s'exclamèrent quand enfin, le flot de vitalité se tarit, ne laissant que les aciers encore légèrement blessés.

Kohl laissa Angrad ausculter ses Throndi pour finir les soins. Après tout, son frère se rendait utile : le patriarche préférait repartir avec un Gottal en parfaite santé. Une question taraudait pourtant le Gardien des Serments : dans quelle proportion fallait-il porter assistance aux Tengus ? Angrad faisait étalage de puissance alors qu'il y a moins d'une journée, il était à bout de force. Les avait-il toutes recouvrées, voir décuplées ? Cela permettrait-il de porter assistance aux Tengus et à Lame-Noire, ou fallait-il ménager les forces d'Angrad ?

Une fois que ses Throndi furent passés dans les mains du patriarche initié et remis sur pied, ce fut au tour de Kohl de passer l'auscultation. La vitalité du patriarche était aussi légendaire que les blessures qu'il avait subies au cours de ses nombreuses batailles. Bien plus que pour ses Throndi, Angrad devrait user de ses pouvoirs pour soigner Kohl.

« Ta gorge est en mauvais état, mon frère, lui maugréa Angrad. Les meilleurs Valagi de la Dame d'Or pourraient t'aider ou même te guérir. Avant de me dire non quand tu recouvreras la voix, essaye juste d'y penser. Mes forces mystiques ne sont pas illimitées, mais passé la conjonction, je suis de nouveau plein de puissance. Tu vas reprendre vigueur et locution. »

Posant ses mains de chaque côté de la gorge de Kohl, le patriarche initié invoqua son pouvoir en incantant un schéma très complexe.

« Ô Dame d'Or, laisse-moi user du pouvoir que les puissances nous dédient afin de redonner à cette chair sa vigueur héritée de la roche. »

Une douce chaleur ainsi qu'une lumière apaisante se déversèrent dans le patriarche par les paumes de son frère. Aussitôt, Kohl sentit les os fissurés de sa jambe se ressouder, sa gorge se régénérer et ses ecchymoses se résorber. Douleur, fatigue, lassitude, tout avait disparu et Kohl se sentait envahi d'autant de vigueur que lorsqu'il avait quitté Dol Rual. Angrad lui prodigua quelques autres soins mystiques, le rétablissant alors complètement.

« Alors, demanda gravement le seigneur du feu, maintenant que tout le monde est de nouveau sur le pied de guerre, explique-moi donc ce que j'ai manqué. Où est Armazour ? »

Kohl s'aida de ses Throndi pour résumer à son frère les évènements depuis qu'il les avait quittés : comment Armazour leur avait fait esquiver les champignons de pierre, ses découvertes puis leur combat contre un Vongal de vétérans sur le promontoire.

Quand ils abordèrent le passage de Lame-Noire, Angrad s'assombrit, mais Kohl lui fit bien comprendre que cet ennemi était pour l'instant sous sa protection. Laissant Angrad dans le flou quand au traitement réservé à Zurtur, Kohl hésitait encore sur le traitement à apporter à son « prisonnier ».

Plus important, Kohl rapporta succinctement l'histoire que le renégat lui avait transmise. Angrad fut très intéressé par ce passage, mais le patriarche ne put répondre à aucune de ses questions.

« Tu interrogeras le renégat pendant notre voyage, lui confia-t-il. Je le ramène chez nous. Il veut atteindre Stygia. Il payera l'Oksal pour cela.

— Tu fais beaucoup d'honneur à ce maraudeur, ce rejeton de Goria, cracha le seigneur du feu. Cet ennemi est-il digne de payer le prix de la hache pour racheter ses fautes ?

— Je ne sais pas encore, rétorqua Kohl. Il connaît Goria, Gorgrond et le Botaan. Il veut un sauf-conduit. Je veux connaître tout ce qu'il sait. Nous pouvons le contraindre à accepter ce marché. Ses secrets compléteraient grandement nos connaissances de Dol Urk. Savais-tu que des cités prospéraient le long des côtes ?

— J'ai peine à le croire, balaya Angrad d'une moue. Pour moi, c'est la preuve que ce traître est prêt à tout pour sauver sa peau.

— Les Tengus l'ont confirmé, rétorqua Kohl.

— Alors soit ils marchent pour Lame-Noire, soit les territoires orientaux sont plus riches et plus complexes que nous ne le soupçonnions. Je démêlerais le vrai du faux grâce à la mystique. Continue : que s'est-il passé ensuite et quand Durbar est-il mort ? Que je sache s'il était en mon pouvoir de le sauver.

— Comment aurais-tu pu ? l'interrogea Kohl. Il est mort d'une pluie de rochers.

— Maître Dolgrim m'a fait entrevoir des futurs possibles durant l'ultime phase de l'alignement. J'ai vu Durbar mourir, et il m'a dit que je pourrais peut-être le sauver. Depuis combien de temps son corps gît-il sans vie ?

— Cinq heures, répondit laconiquement Kohl, qui avait de plus en plus de mal à contenir ses émotions.

— Par les runes, c'était au plus fort de la tempête ! C'était inévitable, se morfondait Angrad. Pourquoi Dolgrim m'a-t-il laissé entendre que je pourrais faire quoi que ce soit ?

— Ta place est ici et non là-bas.

— Oui, mais Dol Gromdal est en pièce, et Dolgrim et Draskar sont frappés de maux mystiques et blessés. Mon maître m'ayant ramené d'entre les morts, j'étais le seul capable d'agir. »

Le silence s'abattit sur le Gottal à ces mots, tous dévisageaient le patriarche initié. Finalement Kohl brisa le silence.

« Tu as péri ?

— Oui, mais je ne saurais dire combien de temps. La force qui a dévasté Dol Gromdal m'a frappé, me soufflant comme une bougie. Il aura fallu les plus puissants pouvoirs de maître Dolgrim, et des pierres précieuses, comme on en a plus vu depuis le Premier Âge, pour me rappeler à la vie. Il a dû recomposer mon corps minéral, les parties endommagées tout du moins. Aussi, quand le flot d'énergie m'a envahi après le paroxysme de la tempête, lors du rituel de résurrection, j'ai été baigné dans l'éther astral, et complètement rechargé de ces énergies.

— seigneur, supplia Kramir, pouvez-vous nous ramener Durbar ?

— Hélas non, mon cher ami. Dolgrim — et Dolgrim seul — a percé le secret de la vie et de la mort. Jamais encore je n'ai réussi à franchir ce voile durant mes nombreux siècles à ses côtés. Je ne puis qu'arracher in extremis un mourant des griffes de la mort. C'est au moment où la dernière étincelle de vie le quitte que je puis la renouveler et ainsi le garder en vie.

— Kazaktragh, Throndi, murmura Kohl afin de détourner d'Angrad l'amertume de ses nains. Qui vit par la hache meurt par la hache. Cinq nains peuvent exécuter de tels miracles. Vous ne vous battrez pas toujours aux côtés d'Angrad, de la Dame d'Or, de la Reine, de Dolgrim ou de Duka. »

Kohl n'alla pas plus loin, mais tous ses Throndi le comprirent. En citant les plus puissants mages ou prêtres du peuple de Duka, le patriarche leur rappelait le Gnollengrom. Il lui était intolérable que ses Throndi esquissent un soupçon de rancœur à l'encontre d'un Karugromthi.

Si Angrad avait dû quitter le Gottal, il avait de bonnes raisons. La longueur de la barbe représentant la sagesse, aucun de ses Throndi ne pouvait mettre en doute les actions du seigneur du feu. Si son départ avait été précipité et désorganisé, le Gottal n'avait nullement besoin d'être materné par aucun mystique.

Kohl finit de raconter leur périple dans les montagnes du Botaan, depuis la mort de l'Utman jusqu'à leur marche pour revenir au promontoire. Sans chercher à impressionner ses Throndi ou son frère, le patriarche donna tout de même moult détails sur son combat. Il était important que chacun comprenne bien le niveau de menace représenté par un chef de guerre cyclope. Néanmoins, il fut satisfait de l'effet que produisit son récit sur ses Throndi et son frère, qui le regardaient avec des yeux pleins d'un profond respect.

Enfin, Kohl montra le corps broyé de Durbar à Angrad. Celui-ci eut un hoquet de surprise en contemplant les restes du malheureux.

« Nous ne pouvons le transporter ainsi, s'exclama le seigneur du feu, sa chair va pourrir !

— Nous l'aterrerons à Dol Rual, trancha Kohl, inflexible.

— Alors, laisse-moi pétrifier ses chairs. Je sais que nous laissons habituellement le soin à la Montagne de reprendre ce qu'elle a donné, mais je refuse de présenter Durbar, sur nos pentes, réduit à l'état de charogne !

— Accordé, répondit chaleureusement Kohl, remerciant son frère de lui permettre, avec ses Throndi, de mener le rituel d'aterrement avec un corps préservé.

— Je le porterais, se proposa Norri.

— Non, je réclame cet honneur, renchérit Kramir, il était mon frère étain.

— Je ramènerais mon Throndi chez lui, trancha Kohl. »

Pendant ce temps, le seigneur du feu avait aligné les restes de la dépouille de Durbar et commencé ses incantations.

« Rual, permets à ton serviteur de rendre son corps minéral au petit-fils de ta fille. Rends-lui sa forme pure pour qu'il te rejoigne dans la Montagne. »

Laissant se déverser les énergies astrales, le patriarche initié transmutait, par la volonté du Primordial, la chair en pierre. Ce faisant, le corps de Durbar reprit sa forme originelle, débarrassé de toute blessure. Bientôt, son corps ne fut plus que roches, minerai d'étain veiné de cuivre, pareil à une statue.

Précautionneusement, Kramir et Gofnyr commencèrent à l'emballer avec soin, tentant d'en prévenir tout dommage durant le voyage à venir.

Une fois la cérémonie achevée, Kohl se rassit auprès du feu où Finarin avait concocté un rapide repas consistant. Tous mangeaient à belles dents après les épreuves traversées. Curieux, le patriarche voulut savoir celles qui avaient amené son frère par delà le voile de la mort.

« À toi, décida Kohl après avoir bu le cruchon de Bwor que lui avait spécialement préparé Finarin. Que s'est-il passé à Dol Gromdal ?

— Les mystiques et les hermétiques de tout le plan matériel ont été privés de leurs pouvoirs. Les mystiques ont dû recouvrer leurs forces après le passage de l'alignement, mais les hermétiques doivent encore être en état de choc.

J'imagine qu'Armazour a dû être expulsé de notre plan au plus fort de la tempête. J'espère qu'elle aura provoqué le chaos dans le Botaan, sachant les ogres-mages impuissants, mais les survivants ont maintenant tous recouvré leurs forces.

Le plan astral était déchiré par un maelstrom cosmique qui le mit en lambeaux. La brèche est devenue tangible, au-delà de toutes nos conjectures. Le funeste présage s'est révélé être la clef de la prophétie de Draskar qui mettra fin aux Neuf Plans tels que nous les connaissons, son œuf a éclos et a disparu…

— Sinistres nouvelles, commenta Kohl qui, s'il n'était pas initié, connaissait tout de même assez le sujet pour juger de la gravité de ce que lui exposait le seigneur du feu.

— Quoi, c'est tout, s'insurgea Angrad ? Je te parle du développement le plus majeur depuis la naissance de notre mère Duka et tu ne me réponds que ça ?

— Oui, conclut calmement Kohl. Là n'est pas ma tâche. C'est celle de Dolgrim et de Draskar.

— Mais la tâche est titanesque, s'excitait Angrad ! Le funeste présage, œuf de chaos, à disparût dans la nature, Dol Gromdal est dévasté et nos aînés endommagés…

— Ne permets aucune ingérence, le réprimanda Kohl, soucieux que son frère reparte dans quelque folle croisade infructueuse. À chacun sa tâche, comme décidée par Duka et Volgit. C'est l'ordre, la règle. Montre ta loyauté, Angrad. Chacun assure l'avenir de notre peuple. Tu ne saurais être aussi sage que Dolgrim. Moi non plus d'ailleurs. Il demandera de l'aide s'il en a besoin. Je m'attends à voir Draskar plus souvent. Il consulte beaucoup mes cartes, savais-tu ? »

Kohl n'apprécia pas du tout de rappeler à son frère l'ordre et la tâche devant ses Throndi, mais il ne pouvait se permettre de laisser les impulsions d'Angrad l'éloigner une fois de plus. Après tout, Kohl savait avoir beaucoup aidé les deux minéraux grâce aux nombreux rapports qu'il accumulait.

Angrad devait entendre raison et reprendre sa tâche à Dol Rual : initier les nains et gagner la course effrénée lancée entre les hermétiques de tous les peuples. La forge mystique aiderait sûrement bien plus les deux minéraux que les pérégrinations infructueuses du seigneur du feu. Kohl se promit de le rabâcher à son frère, chaque soir s'il le fallait, pour le ramener à la raison.

« Tu as sûrement raison, murmura Angrad. Si Draskar n'est pas de taille à traquer le funeste présage, qui le sera ?

— Nous tous, pointa Kohl. Chacun à sa tâche. Mes rapports, tes recherches. Draskar trouvera dans nos intelligences de quoi le débusquer. Fais ce que ton peuple et ta reine attendent de toi.

— Tu as sûrement raison, mon frère, se rendit Angrad. Si maître Dolgrim doit faire appel à mes services, il le fera. Quand partons-nous ?

— Dès que possible, répondit le patriarche. Assiste les Tengus sans t'épuiser. Le Botaan n'est pas loin…

— N'aie pas d'inquiétude, mon frère, répondit Angrad en souriant. La conjonction a entièrement régénéré ma mystique, de même que ma résurrection dans l'éther a rechargé mon hermétique. Je ne récupère habituellement mes pouvoirs que petit à petit, d'où la nécessité de les économiser. Les prochains jours, je n'aurai pas ces problèmes. »

Cette fois, Angrad débordait de confiance, et Kohl en fut satisfait. Le patriarche n'avait pas pour habitude de dépendre des autres lors de ses missions, et Angrad avait déjà largement fait sa part en remettant le Gottal sur le pied de guerre. Si les Tengus, le maraudeur et ses mercenaires pouvaient les suivre, Kohl avait bon espoir de se sortir de ce guêpier.

Aussitôt leur conversation terminée, Angrad se porta au-devant des Tengus. Laissant Gulnyr organiser le Gottal pour le voyage et Kramir répartir les charges de Durbar, le patriarche alla au-devant de Lame-Noire.

Lui et ses acolytes avaient refermé la porte et entassé, devant, tous les débris qu'ils avaient pu trouver, obstruant complètement le passage.

Assis en cercle autour de Zurtur, les quatre géants et leur chef semblaient plongés en prière. L'un d'entre eux officiait clairement dans une langue inconnue de Kohl, sûrement le dialecte usité dans ces lointaines cités d'orient. Ne souhaitant pas couper la cérémonie et curieux d'en apprendre plus sur la curieuse nouvelle religion de Lame-Noire, le patriarche resta à bonnes distances pour observer la scène.

L'officiant qui guidait la cérémonie se lamentait dans un curieux langage guttural, implorant sa ou ses divinités. Par moment, il lançait une phrase clef que les quatre fidèles répétaient. Tantôt suppliant, tantôt conjurant, l'officiant semblait citer des passages connus par cœur, que les quatre autres géants complétaient dans un rituel bien huilé.

L'eau devait être un des symboles de ce culte, car l'officiant fit bouillir avec ses mains plusieurs cruches d'eau et baigna la tête, le cou et le torse de chacun de ses fidèles. Finalement, ils s'abreuvèrent de cette eau bouillante.

L'effet fut spectaculaire, car Kohl vit alors les blessures des participants se refermer, ainsi que leurs hématomes disparaître. Zurtur nécessita plus de soins, car l'officiant se concentra sur lui un moment. Kohl ne put s'empêcher de faire l'analogie entre lui et Lame-Noire. Plus troublant encore, il constata la réalité des pouvoirs de cette nouvelle religion. Le patriarche n'imaginait pas que quoi que ce soit puisse se passer dans ce domaine sans l'accord d'un des quatre Primordiaux.

Laissant les géants continuer leur cérémonie, Kohl se rapprocha d'Angrad qui avait déjà remis sur pied les quelques Tengus survivants. Déjà, les deux marchands se répandaient en compliments et remerciements, sûrement dans l'espoir de ne pas avoir à payer ce service. Kohl les détrompa directement.

« Racontez-nous votre voyage, ordonna-t-il aux deux nobles.

— Et bien, commença l'un des marchands, moins soucieux de tirer des bénéfices de cette histoire, que de rester en vie, un marchand géant des nuages nous a vendu au prix fort une carte des étendues côtières entre l'embouchure de la Tarim et les plages frontalières des collines noires.

C'était un brigand de la pire espèce, et nous n'aurions jamais fait affaire avec lui si ce n'était cette carte formidable qu'il nous promettait. Contraints et forcés, nous l'avons fait passer du quart nord-est du monde vers le quart sud-ouest par la route d'argent. Une fois loin de vos terres, le fieffé menteur a tenté de nous rouler, mais nous lui avons tout de même arraché notre précieux paiement : la carte.

De retour à notre capitale, nous nous sommes dépêchés d'organiser une expédition commerciale. Après avoir rassemblé toutes nos économies et liquidé toutes nos possessions pour accumuler des ressources, nous avons fait voyage plein est par les collines noires pour rejoindre cet eldorado.

Le terrible géant Huglueï a été plus que raisonnable sur le prix de notre libre passage et nous pûmes traverser les villages sous sa protection sans aucun problème. Continuant plein est, nous étions perdus et sans vivres quand la chance nous sourit. Alors que nous avions malencontreusement quitté les collines noires par erreur et que nous tentions de nous orienter dans la grande plaine des pillards, une harde de centaures nous secourut.

Encore une fois, il nous fallut payer de nos ressources pour obtenir leur aide, mais il valait mieux faire affaire avec eux que de finir tués par des pillards. Contre une partie de nos biens, ils nous escortèrent jusqu'aux berges de la Tarim, là où les collines noires cèdent la place au grand désert de sable.

Nous savions, grâce à la carte, qu'il nous fallait persévérer en descendant le fleuve, car nous tomberions sur un village ou une ville nommée Simur. Quelle ne fut pas notre surprise quand, malgré la faim et deux semaines de trajet, nous arrivâmes dans la cité la plus grande et la plus étendue du monde ! »

Son compagnon, jusque là nerveux, commença à l'interrompre dans le langage piaillant des Tengus.

« Ne lui dis pas tout, s'exclama le marchand réticent dans son langage ! Nous n'avons plus rien, cette histoire est la seule chose qui nous permettrait de sauver ce qui reste de l'expédition.

— Tu préfères rester ici, le réprimanda le beau parleur, hors de la protection des nains, à attendre de ne plus jamais pouvoir espérer de profits de ta vie ?! »

Kohl, qui n'avait rien perdu de l'échange, n'en fit pourtant rien paraître en attendant la suite. Le beau parleur continua son histoire, rabrouant son compatriote.

« Simur est une ville gigantesque, construite toute de pierres et de colonnes au milieu du désert. Si la Tarim est un fleuve impétueux et mortel le long des montagnes, il devient lent et indolent en traversant le désert. Nous avons croisé de nombreuses embarcations le sillonnant, et il devient si large que l'on peine à percevoir l'autre rive.

Au pied du fleuve et tout au long de son lit, de grandes cultures s'étalent à perte de vue aux abords de la cité. De lointains cousins de notre race, les Maftets, y vivent en seigneurs. Leur roi est un puissant être magique, maître de la pluie, qui veille sur les récoltes et les habitants. Si les Maftets habitent les plus grandes maisons, de nombreux peuples y vivent en paix, notamment les géants dariens, suivants du capitaine Zurtur, ou encore de sages créatures mystiques en tout genre.

Si Simur est si grande et magnifique, c'est principalement grâce aux mille temples de la cité. Toutes les divinités y sont priées, même si Celene semble être la déesse tutélaire de la ville. Le fleuve irrigue toute la cité, apportant confort, bien être et fraîcheur. C'est d'ailleurs le fleuve en lui-même qui est le plus prié. Nous avons vu bon nombre de barges envoyées sur ses eaux, chargées d'offrandes précieuses. »

Le Tengu semblait bel et bien possédé par la beauté de la cité des sables, ses yeux pétillants trahissant son admiration.

« Les affaires nous ont permis de visiter la ville durant un mois, racontait le marchand Tengu, mais il nous a ensuite fallu reprendre la route des caravanes. Un de nos interlocuteurs sur place, un puissant marchand de la ville, nous a recommandé une petite équipe de mercenaires dariens pour nous escorter, nous les recommandant chaudement.

Nous avons pris le capitaine Zurtur pour un de leur semblable, seigneur. Il s'habillait comme eux, parlait leur langue, nous ne nous doutions pas qu'il était de vos ennemis, ni un enfant de Goria ou un capitaine du Botaan. Et puis le capitaine Zurtur s'est montré poli et serviable, sans jamais relever le prix de sa protection et faire preuve de déloyauté. »

Kohl dévisagea les deux Tengus, qui malgré leurs soins, faisaient toujours montre de tensions nerveuses et des contrecoups de leur captivité terrible. Jetant un coup d'œil à Angrad qui usait de mystique pour vérifier les dires des marchands, ce dernier lui indiqua de la tête qu'ils disaient leur vérité.

Gulnyr vint faire signe à son patriarche que le Gottal était prêt à se mettre en route, en même temps que la cérémonie des géants Dariens s'achevait, aussi Kohl décida qu'il continuerait cette conversation plus tard.

« En route ! les pressa-t-il tous. »

Le Gottal repartit donc dans les boyaux du Botaan, laissant les caravaniers et leurs mercenaires suivre à l'arrière. Angrad progressait en tête, plein de puissance et débordant de l'envie de s'en servir. Kohl laissa son frère gérer l'avant-garde, sachant que les traîtrises viendraient plutôt de l'arrière.

Pourtant, Lame-Noire se tint tranquille, assurant la sûreté de la fin de colonne. Il fit même parvenir des rapports récurant au patriarche, comme l'aurait fait tout bon capitaine durant une progression très étalée.

Si les Tengus exténués ne retardèrent pas la progression, ces derniers peinaient tout de même à suivre le rythme imposé par le patriarche. Pourtant, ils se reprirent rapidement, dès que les victuailles pillées leur redonnèrent des forces. Se chargeant de leurs propres fardeaux, les caravaniers se reprirent, pourtant toujours angoissés de retomber dans les griffes de leurs anciens ravisseurs.

Lorsque Kohl traversa la zone où sévissaient les champignons de Rual, il ne trouva que les restes pétrifiés de leurs victimes : Angrad avait donc réglé le problème.

Kohl resta attentif au moindre son, sachant que, si la bête qui creusait les tunnels pour Gog venait à les surprendre, il aurait à déplorer la perte de plus d'un Throndi. Heureusement pour le Gottal et le reste de la caravane, il n'en fut rien. Après deux jours à remonter les grottes maudites en épiant le silence, tous sortirent soulagés du Dharkhangron dans la forêt de pins clairsemés.

La tension se relâcha alors, la crainte d'être surpris par le ver mange pierre éloignée. Remontant la piste que le Vongal avait marquée, le Gottal revint sur ses pas.

Le soir venu, pendant que tous se serraient autour du feu pour profiter de sa chaleur, alors que les premières lunes d'hiver charriaient les froideurs saisonnières, Kohl se décida à réinterroger Zurtur Lame-Noire, cette fois assisté par son frère Angrad.

Si le capitaine connaissait le patriarche, il ignorait tout du seigneur du feu et le fit savoir sans préambule.

« Qui est ce noble personnage, demanda-t-il à Kohl tout en désignant son frère ? »

Angrad tiqua, rougissant sous l'affront. Pourtant, Kohl désamorça prestement la situation.

« Mon frère Angrad, seigneur des feux Souterrains, rétorqua-t-il.

— Bizarre, je n'ai jamais entendu parler de lui. Drangdvit et Magrim oui, les autres non. Vous ne vous ressemblez pas du tout.

— Moque-toi vermine, lança Angrad qui voulait apparemment répondre à l'affront. Si tu ne me connais pas, sache que je suis ton fléau et que je détruirais ta précieuse cité !

— Voilà bien deux cents ans que Goria n'est plus ma cité, nain. D'autres que toi se sont chargés de me prendre mon foyer, me contraignant à l'exil. Tu peux détruire Goria si ça te chante, je pourrais même t'y aider si tu le souhaites. Mais je doute que tu y parviennes, Ajax y tient trop…

— Que sais-tu des volontés des Primordiaux, pauvre ignorant ? cracha le seigneur du feu. Seule ta race immonde est responsable du délabrement de Harag Karag !

— Moi je sais que je ne sais rien, nain présomptueux, le rembarra Zurtur. J'ai suffisamment longtemps prié Ajax pour savoir que notre sort l'indiffère. Les prêtres ne réussissent jamais qu'à quémander ses fantaisies. Récemment, il fit don d'assez de lave pour rebâtir Goria et le culte mit immédiatement ce bienfait à profit, mais il est habituellement avare de ses faveurs.

C'est pour cela que je me suis tourné vers les mères. Je sais qu'Ajax n'est pour presque rien dans ma conception, et qu'il nous détourna de notre génitrice pour ses plaisirs égoïstes. »

Angrad restait atterré et blême, et Kohl douta qu'il puisse continuer l'interrogatoire sachant que ses efforts pour détruire la cité n'avaient été perçus que comme un don du Primordial.

Pourtant, se reprenant grâce à un effort de volonté, le seigneur du feu se retourna vers son frère, ses couleurs revenues.

« C'est un point que j'éluciderais avec Ajax lui-même, murmura Angrad à son oreille, concentrons-nous sur ce qui nous intéresse. »

Se retournant vers Lame-Noire, toujours sûr de lui, Kohl reprit ses investigations.

« Pourquoi quitter Simur pour Stygia, demanda le patriarche de but en blanc ?

— Alors tes "alliés" t'ont parlé de Simur la magnifique, rétorqua Lame-Noire ? Effectivement, il en faut beaucoup pour quitter la plus paisible et la plus grandiose des cités. J'avais tout là-bas, la tranquillité, le confort, la reconnaissance, la paix. Mais il me faut rejoindre Stygia. Seuls ses prêtres savent où sont les Mères. Je pourrais rejoindre la consort de Celene dans la cité des nuages, mais elle n'engendra pas ma race.

J'ai appris auprès des Dariens qu'eux aussi étaient les enfants d'Ephereïde quand elle féconda les déserts à la fin des Temps stériles. Eux aussi savent qu'elle nous fut enlevée, retenue prisonnière quelque part. Mes camardes et moi partons en pèlerinage jusqu'à Stygia pour y trouver des réponses… »

Kohl interrogea son frère du regard, ne croyant pas un traître mot de cet ancien capitaine ennemi. Pourtant, plongé dans de grandes réflexions, Angrad semblait assimiler les propos du géant.

« Les six ombres, murmurait ce dernier. Il parle des six ombres…

— Qu'est-ce, le questionna Kohl, qui en entendait parler pour la première fois ?

— Une ancienne découverte de mon maître quant aux desseins divins, lui répondit Angrad. Seuls lui et Draskar explorent tous les chemins, y compris ceux des Primordiaux. Il y a longtemps, ils ont repéré six ombres, leur masquant une partie du Grand Plan.

Évidemment, il y a aussi sur la toile des divinités le bosquet et sa graine : Wakan. Il y a aussi la griffe qui s'en échappe — un culte de la bête inconnu — les quatre Primordiaux et les six ombres. Le funeste présage, comme tu le sais, a disparu… Il nous faudra sûrement monter tous deux à Dol Gromdal si tu veux que nous éclaircissions ce point.

Zurtur est de bonne foi, ses pensées ne trahissent rien d'autre que son désir de réponses. Il est en colère contre les mensonges du culte de la flamme et n'accorde que peu de crédit à Ajax. Il est persuadé que ces "Mères" sont bien les génitrices des peuples géants.

— Bien, répondit Kohl. Ce n'est pas le lieu d'en parler. Nous monterons à Dol Gromdal une fois cette histoire terminée, poursuivons. »

Il se retourna vers Lame-Noire qui se curait ostensiblement le nez, provoquant ses interlocuteurs.

« Vos mess-basses me fatiguent, nains, les fustigea-t-il. Finissons-en ! »

Si la phrase sonnait comme une menace, Kohl y resta insensible. Cet ennemi faisait effectivement défection des rangs ennemis, et il lui fallait récupérer tous les précieux renseignements dans la mémoire du capitaine.

« Oksal, continua laconiquement Kohl.

— C'est une insulte, s'insurgea Lame-Noire ?

— Non, trancha le patriarche. C'est le prix à payer. Le prix de la hache. Tes rancunes attachées payées, tu aurais droit de passage. L'émissaire de Stygia pourrait te recevoir dans mes auberges. Lui dira si tu seras le bienvenu dans sa cité. Quoi qu'il arrive, tu quitteras Dol Rual. Tu iras te faire pendre où tu le voudras.

— Parfait, parfait, s'emballa Zurtur, s'il ne s'agit que d'argent… Combien veux-tu ?

— Tout ce que tu sais, lâcha Kohl. »

Jurant dans sa langue, Zurtur Lame-Noire pesta sur la roublardise des nains, leur orgueil et leur avarice.

« Finissons-en, le poussa Kohl. »

Puis dégainant Baraz Zagaz, le patriarche reprit.

« Ce n'est pas une négociation, murmura-t-il. C'est un ultimatum. Cela se termine maintenant. Paye l'Oksal, rencontre l'émissaire et continue ta route. Sinon, meurs. »

Tenant Baraz Zagaz sur ces genoux, mais restant assis la pipe à la bouche, Kohl toisait son interlocuteur. Celui-ci regarda furtivement sa propre lame, rangée à ses côtés. Kohl savait bien ce qui passait par la tête de Zurtur, car son état de nerf le laissait ouvert comme un livre aux yeux aguerrit du patriarche. En désespoir de cause et en se rendant à l'évidence, Zurtur Lame-Noire finit par céder.

« Va pour ton Oksal, nain !

— Jure-le, le somma Kohl en mettant sa lame en évidence.

— Je jure de monter jusqu'à Dol Rual pour payer l'Oksal. Le paiement sera tout ce que je sais. Et toi, jure moi que si j'obtempère, tu ne me feras aucun mal, tu m'introduiras auprès de l'émissaire de Stygia et tu me laisseras partir où bon me semble.

— Hors de mes frontières, compléta Kohl, je le jure. »

Hochant chacun la tête devant la parole donnée, Kohl et Zurtur voulurent clore la conversation, mais Angrad ne l'entendait pas ainsi.

« Quoi, tu le laisserais rejoindre nos frontières comme cela, mon frère, s'indigna Angrad ?

— Tu mettrais ma parole en doute, nain, grogna Lame-Noire insulté ?

— J'affirme que ce ne sera pas suffisant, s'exclama le seigneur du feu. »

À ces mots, celui-ci se leva, bientôt suivi de Kohl et Zurtur.

« Amène-moi tes officiants, Zurtur le maraudeur, par ces mères que tu vénères, ton pèlerinage passera par Dol Rual ! »

Sans comprendre, Kohl et Zurtur laissèrent le seigneur du feu fondre dans les rangs des géants de Dariens. Allant droit sur l'officiant, alors que Kohl était à peu près sûr qu'Angrad ne l'avait jamais rencontré, il incanta un sortilège, provoquant une incantation en réponse de la part du géant en face.

Aucune boule de feu ne jaillit, mais le nain et le géant commencèrent à se parler, usant chacun d'un langage différent. Kohl aurait juré que les deux interlocuteurs se comprenaient parfaitement. Ils discutèrent d'abord âprement puis plus sereinement, dans une conversation qui s'éternisa.

Croisant le regard interrogatif et nonchalant d'un Zurtur qui se ressayait, Kohl en fit de même.

« Vous allez repartir par votre route souterraine, j'imagine, le questionna le capitaine sur le ton de la conversation ?

— Comment sais-tu ? s'offusqua Kohl, incrédule et affolé que le maraudeur connaissance l'existence de Ungdrin Ankor ?

— Gog a prévenu ses capitaines, avant que je ne quitte ses troupes, il y a bien cent ans, que votre engeance creusait sous la montagne. Depuis, certains cercles bien informés savent que votre peuple perce des routes sous les chaînes de montagnes, pour commercer avec la cité de nuages par exemple.

— Qui d'autre est au courant, l'exhorta Kohl ?

— Toutes les personnes pesant dans la balance de ce côté-ci des montagnes, mon cher. Les Utman ne l'ignorent pas, pas plus que Gog ou Govag… »

Sur ces menaces éclairant d'une nouvelle aura les agissements du Botaan, Kohl se tourna vers son frère qui revenait en compagnie du géant officiant.

« Zurtur, par ma volonté et pour t'éprouver, tu vas partir en quête, annonça Angrad. »

L'officiant darien du répéter la même chose à Zurtur, car ce dernier en fut totalement déboussolé.

« Fixe ces flammes et baigne-toi dedans, qu'Ajax vienne brûler tous tes mensonges, commanda Angrad, doublé par l'officiant. »

Zurtur Lame-Noire, le visage déconfit, obtempéra comme un enfant pris en faute.

Pendant dix longues minutes, Kohl vit son frère participer aux prières que l'officiant de Darien imposait à Lame-Noire, maintenant tout à fait déconfit. Kohl n'en douta plus : Angrad possédait un moyen mystique de comprendre les géants dariens, rendant caduques les centaines d'années que lui-même avait passées à apprendre dialectes et idiomes de par le monde. Abattu de voir l'une de ses fiertés battues en brèche par un simple schéma, Kohl rongea son frein pendant ces dix longues minutes.

Finalement, la prière se termina et Angrad reprit la direction du rituel.

« À présent, moi Angrad, seigneur du feu et patriarche initié, grand prêtre du culte des ancêtres, te condamne toi, Zurtur Lame-Noire, par ma volonté et guidé par ta foi nouvelle à partir en quête !

Tu guideras tes patrons Tengus jusqu'à leur foyer comme convenu, mais n'en tirera nul bénéfice.

Tu marcheras jusqu'à la porte de mon royaume où tu remettras ta Lame-Noire à la garde.

Tu vivras alors dans une grotte sans confort ni chaleur, où tu recevras de quoi manger de la main de tes coreligionnaires ici présents.

Tu resteras ainsi à méditer sur la longue liste de crimes que tu as perpétrés à l'encontre de nombreux peuples.

Tu payeras l'Oksal au peuple de Duka.

Puissent tes coreligionnaires t'aider à te purifier tandis que tu payeras le prix de la Hache ! »

Une vive lumière quitta Angrad, passa par l'aura de l'officiant Darien avant de frapper Zurtur Lame-Noire, complètement hébété et défait. Le prêtre darien continua ses prières dans une langue inconnue, suivit de près par Angrad. Les autres géants se mêlèrent au rituel, désarmant et déshabillant leur capitaine. Par le pouvoir de sa mystique, l'officiant fit jaillir une eau bouillonnante qui frappa à de nombreuses reprises le corps de Zurtur, comme pour le laver de ses fautes.

Kohl voyait ici son ennemi vaincu comme jamais il ne l'aurait été par l'épée. Contrit et résigné, le terrible capitaine rendait les armes devant un prêtre désarmé. Pour la première fois de sa longue existence, le patriarche voyait le triomphe de la foi, victoire totale obtenue par un subordonné bien moins puissant que son terrifiant coreligionnaire.

Le rituel continua toute la nuit pour les cinq géants alors que Zurtur, non seulement défait, mais maintenant pénitent, subissait les contritions que lui imposaient son prêtre. L'ancien capitaine du Botaan était méconnaissable, drapé dans une humilité nouvelle.

Angrad revint alors que le rituel continuait sans lui, un large sourire satisfait lui éclairant le visage.

« Je me doutais bien que la conversion du maraudeur ne pouvait être consommée, s'égayait Angrad : son attitude tranchait avec celle de ses coreligionnaires. Il devra répondre de ses crimes devant son nouveau clergé, et le prêtre Déjomédes a bon espoir que son capitaine passe cette épreuve.

Maintenant je suis persuadé qu'il fera ce que nous attendons de lui, je vais envoyer un message à la Dame d'Or pour qu'elle prenne toutes les dispositions nécessaires. Il payera l'Oksal, tu auras tes informations et je vais pouvoir dialoguer en toute amabilité avec les prêtres de cette religion inconnue.

— Alors, partons, déclara Kohl. Gog sait pour Ungdrin Ankor. Migdhal Khatûl est menacé.

— Très bien, soupira Angrad, pas de repos pour les braves. Mais cette fois, je pourrais bannir ma fatigue et celle de tes Throndi. J'ai quelques autres schémas à l'esprit pour faciliter notre progression. J'avais l'intuition, en parcourant rapidement mes oracles, que nous allions principalement marcher et combattre !

— Bien, lui sourit Kohl, content de voir que son frère se mettait au service du Gottal. Gottal, Got Migdhal Khatûl. »

Laissant derrière eux Tengus et géants, le Gottal s'en alla par les sentiers et les plateaux, alors que les nouvelles lunes d'hiver jetaient leurs yeux glacés sur les contreforts.

Les yeux d'Ulmo, Lhunong et Lhuntuk, comme appelait le peuple de Duka ces deux astres nocturnes, allaient plonger le disque des terres émergées dans le froid. Ces trois prochains mois seraient dominés par une forte chute des températures, même dans les étendues tropicales de Grimaz Thingaz. Si la forêt aride de l'extrême sud du disque ne voyait aucune neige, Ulmo viendrait apposer sa marque sur toute autre terre émergée.

Dans les contreforts de Karak Naar, le givre commençait à figer la flore dans la glace cristalline. Le Gottal traversa des ruisseaux caparaçonnés de couche de glace qui ne fondaient plus sous le regard d'Ajax. La bruyère s'endormait sous les premières couches de neige, laissant son feuillage durci par le gel, blesser quiconque viendrait la réveiller.

Emmitouflés dans leur première fourrure d'hiver, les derniers prédateurs encore éveillés chassaient la nuit durant, se goinfrant jusqu'à l'ultime nuit, où ils iraient rejoindre le repos d'Ulmo. La faune s'enterrait au chaud, cherchant dans le corps de Rual une promiscuité avec Ajax afin de se protéger du manteau d'Ulmo. Seuls les corbeaux, les messagers de Magrim, brisaient le silence, picorant ça et là les premières victimes d'Ulmo. Angrad en profita pour envoyer des messages à Dol Rual afin de prévenir le conseil des derniers évènements et de leurs développements.

Karak Naar commençait à blanchir, révélant des éclats de glace brillante au milieu de la roche sombre des pics. Bientôt, la montagne serait impraticable, révélant la terrible beauté mortelle de la grande chaîne de l'est. Les pics noirs superbes déchireraient le ciel, les pentes blanchies par la neige étincelleraient jusqu'aux glaciers miroitants des vallées.

Nullement gêné par le froid ambiant, le Gottal goûtait au plaisir d'une marche dans la neige, seul dans les paysages montagneux magnifiques, rendus à leur splendeur élémentaire. Escaladant les falaises où les cascades se changeaient peu à peu en sculptures de glace, Kohl et ses Throndi traversèrent les hauts plateaux refroidis et paisibles.

Les tours d'Angrad permirent au Gottal de ne dormir que deux heures la première nuit, profitant du lever de soleils au petit jour. Zonong et Zontuk, les yeux d'Ajax, émergèrent de l'horizon bien tard. La pâle lueur qu'Ulmo leur permettait de lancer sur le paysage de glace éclaira timidement les contreforts. Puis leur audace crut en même temps qu'ils s'élevaient dans le ciel.

Chauffant tant et plus, les deux astres diurnes projetèrent autant de blanches flèches de lumière vers les terres émergées, mais loin de faire flancher la fine couche de givre recouvrant le monde, elle en fit briller l'éclat.

L'aube des premiers soleils d'hiver sur les terres gelées révélait un paysage dont Kohl ne se lassait pas. Alors qu'ils n'avaient parcouru que trois fois leur disque dans leur Zonstrollar, les yeux d'Ajax éclairaient les beautés de ce paysage paisible, endormi sous le givre.

Les pics noirs et les flancs abrupts de Karak Naar ressortaient sur le bleu pastel du ciel d'hiver. Si haut, plus aucun nuage ne dépassait les pics, mettant ainsi à nu le domaine de Celene. Plus bas, la montagne miroitait d'éclats multicolores. La glace, couvrant mousses et lichens, révélait, par les feux d'Ajax, leurs cuivres, leurs verts pâles et leurs reflets dorés.

En surplomb des contreforts où le Gottal arpentait les hauts plateaux enneigés, Kohl goûtait aux beautés des pentes rocheuses retenant les glaciers. Les vertes prairies alpines, nappées de fleurs multicolores, étaient figées par les premiers givres d'hiver. La glace terrible emprisonnant les pétales ne les avait pas encore dévorés, et les éclats ternis des parterres laissaient échapper une dernière fois leurs oriflammes.

Immobiles, à peine battus par les brises du nord, les pins alentour alimentaient le silence des hauts plateaux, aussi imperturbables que les montagnes qui les dominaient.

Les journées de confortable marche forcée se suivirent, ponctuées de haltes durant lesquelles Angrad redonnait vigueur à chacun. Le patriarche initié allégeait aussi le fardeau de tous par quelques sortilèges qui permirent au Gottal de supporter son barda durant les longues heures de marche.

Rapidement, Kohl et les siens finirent par arriver au pied de la porte cachée. Le pierrier s'enfonçait sous la neige jusque dans le lac gelé et la glace fine laissait encore entrevoir les écailles argentées du peuple d'Ulmo, nageant, indifférentes à la froideur frappant les émergés.

Kohl contempla une dernière fois le village lointain, rassemblé et entassé à l'intérieur de sa palissade de tronc, ses nombreuses cheminées fumantes réchauffant la population assoupie. Remontant la pente jusqu'à la grotte, Kohl, son frère et ses Throndi se massèrent silencieusement devant la porte secrète.

Kohl laissa derrière lui les sereines beautés statufiées de Karak Naar pour pénétrer le Dharkhangron. Le patriarche revenait dans son domaine. S'il en goûtait tout autant les splendeurs, il n'oubliait pas que sa terre promise était menacée par d'immondes ennemis. Passant la porte dissimulée derrière Angrad, Kohl laissa derrière lui la légèreté qui l'avait habité durant la traversée du Gazangron.

Fidèle au poste, attisant un petit feu devant un amoncellement de vivres, le guide les attendait dans la salle de garde. Il peignait sa barbe, magnifique, aux poils sombres bombés, veinés de fils blancs argentés : le Grungi l'avait enfin débarrassée de tous les déchets de mine qui s'y trouvaient. Kohl se dit, en la voyant maintenant entretenue, que cette barbe magnifique devait faire bien des jaloux.

Ne posant aucune question, le taciturne Grungi désigna les réserves accumulées dans la pièce pour que le Gottal se réapprovisionne.

« Migdhal Khatûl, le pressa laconiquement le patriarche. Nu ! »

Ouvrant la marche, le guide fit remonter la tour au Gottal puis l'amena dans la froide humidité des grottes de Grit Hirnzilfin.

Ici dans les profondeurs de la terre ni les yeux d'Ulmo ni ceux d'Ajax ne venaient troubler l'état immuable du Dharkhangron. Seul Rual régnait ici, sans partage. Le peuple de Duka revendiquait cet héritage, bien décidé à le façonner.

Dans les méandres des grottes sifflantes, le guide fit prestement descendre le Gottal dans les profondeurs des montagnes, atteignant enfin le grand Ruf sous Karak Dron puis sa citadelle centrale, Migdhal Khatûl !

Kohl fut soulagé de la trouver comme il l'avait laissée, ses grandes torchères illuminant la caverne. Pressant toujours plus son guide à accélérer, malgré la fatigue de ses Throndi, Kohl leur fit franchir les derniers milles en marche plus que soutenue. Pénétrant par la grande porte, le patriarche en appela immédiatement au Thane.

Prestement introduits dans le bastion avec tous les égards dus à leur rang, Kohl et Angrad purent se baigner dans la salle de bains, rejoints quasi immédiatement par le Thane Sourcils d'Argent.

« Au rapport, lui intima Kohl sur un ton trop dur.

— Nous avons fait face à de mauvaises rencontres, ajouta doucement Angrad pour ne pas heurter le gouverneur. Quelles nouvelles de Ungdrin Ankor, Grit Hirnzilfin et Migdhal Khatûl ?

— Aucun problème à signaler, se pressa de répondre le Thane, quelque peu secoué par cette convocation impromptue. J'aurais dès ce soir un rapport du chantier, car j'attends la relève de la garde. Le dernier, datant d'il y a cinq jours, relatait l'extermination des bêtes remontant des profondeurs. Certaines ont pris la fuite, mais plus aucune ne remonte perturber la bonne marche du chantier.

Grit Hirnzilfin se refroidit à cause des vents charriant la froideur extérieure, mais nous n'avons aucun rapport alarmant ou inquiétant. Quelques soldats formiens ont été repérés et les Grungi évitent ces zones en attendant que les dompteurs et les aciers ne chassent les bêtes.

Les cinquante aciers de ma garnison sont en pleine forme. Dix surveillent le chantier de creusement, dix en reviennent, vingt protègent la colonie et dix patrouillent les zones où les formiens ont été repérés.

— Et la population, demande Kohl ?

— Et bien, commença à expliquer le Thane déstabilisé, ils vaquent à leurs occupations.

— Combien d'entre eux pourraient tenir une arme et s'en servir correctement, demanda Angrad ?

— Je dirais la majorité, avança Ulfar Sourcils d'Argent. Tous sont des vétérans des explorations du Dharkhangron sauvage. Il vaut mieux s'y aventurer prêt à rougir sa pioche.

— Les formiens servent-ils au combat, l'interrogea Kohl toujours plus pressant ?

— Difficile d'en juger, seigneur, que craignez-vous exactement, rétorqua le Thane ?

— Une attaque massive du Botaan, lui confia le patriarche.

— Alors il vaut mieux les évacuer, affirma le Thane Ulfar. Je redoute qu'ils soient plus un poids qu'un atout en cas de siège. Ils évacueraient ainsi tout ce qui pourrait nous gêner pendant la défense et mettre en sécurité notre précieux minerai. Nous devrions en conserver tout de même quelques-uns, parmi les mieux dressés bien sûr, pour convoyer des charges lourdes : munitions des armes de siège ainsi que mortier, pierres et gravats nécessaires à la réparation des remparts.

— Très bien, mon cher, le félicita Angrad. Donnez vos ordres sur le champ.

— seigneur, le dévisagea le Thane tout à fait déboussolé, le Botaan dans le Dharkhangron ?

— Oui, conclut Kohl. Faites vite, dit-il en le congédiant. »

Avançant dans le bastion, les deux patriarches entendirent le Thane faire sonner le cor d'alarme puis hurler une série d'ordres concis à ses longues barbes. Bien vite, toute la forteresse fut en ébullition, suivie par la colonie tout entière.

Lavé de la saleté du voyage, délassé par un bain rapide, mais revigorant, Kohl se rhabilla à peine sec avant d'enfiler de nouveau son armure. Alors qu'Angrad peinait à faire de même, plusieurs serviteurs de la forteresse se mirent à son service tandis que son frère sortait observer les préparatifs.

Depuis le haut du bastion, deux nains se relayaient pour faire sonner le grand cor d'alarme. Son son puissant répercuté par l'écho de la caverne, avertiraient bien vite tous les nains de Grit Hirnzilfin. Assourdissant, le puissant cor portait certainement aussi jusqu'au chantier. Kohl espérait que les Ungdrini pourraient faire retraite au sein des remparts avant tout mouvement du Botaan.

Montant sur le rempart surplombant la porte grande ouverte, Kohl observa le long convoi de formiens encadrés de leur dresseur, quittant Migdhal Khatûl pour Migdhal Zhufbar. Les bêtes étaient sommairement chargées, et les précieuses richesses déterrées par les mineurs restaient encore dans les salles inférieures du fort.

Dans l'enceinte de la colonie, Ungdrini, Grungi, Hunki et Hunkeni s'affairaient en tout sens, encombrant la place centrale d'un profond désordre. Devant le chaos provoqué par la cohue et la panique, Kohl commença à crier alentour.

« Dawi, Kazakul !

— Dawi, Kazakul, reprirent en cœur Norri, Gofnyr et Gulnyr, de leurs voix puissantes, au milieu des ors et étains apeurés. »

Satisfait de voir ses Throndi tenter de juguler l'anarchie naissante et de répercuter ses ordres, Kohl continua.

« Ungdrini, Huzhrung An Gronit ! »

Répété en boucle par ses Throndi et les sergents acier du Thane Sourcils d'Argent, l'ordre du patriarche se répandit dans la foule de nains. Réagissant aux injonctions, les artisans bâtisseurs de Ungdrin Ankor commencèrent à rassembler leur matériel. Entassant dans leurs sacs marteaux, ciseaux à pierre, truelles et mortiers, les valeureux Throndi de Grondinar se préparèrent à réparer les fortifications.

« Grungi, Karin Un Grund »

Délaissant leur précieux matériel, l'entassant dans leurs maisons de fortunes le long des remparts, les mineurs en ressortirent avec leurs pioches ou leurs marteaux, ajustant leurs casques de mineurs, ceignant à leurs bras divers objets pour en faire des boucliers de fortune.

« Hunki, Baragi »

Les porteurs en tout genre se débarrassèrent de leurs fardeaux pour grimper avec des armes de fortunes sur les remparts. Se regroupant autour des diverses armes de siège présentes, ils se mirent aux ordres des quelques Baragendrinkuli du Thane Sourcils d'Argent. Sortant munitions, graisse et cordes de rechange, les ingénieurs de siège commençaient à briefer leurs servants inexpérimentés.

« Hunkeni, Grintzhuf ! »

Les nains les plus forts, au harnachement le plus complexe, transportant les charges les plus lourdes, firent le tour de la place. Ramassant roches et pierres sans valeur, ils les chargèrent dans leurs hottes avant de monter sur le rempart. Bien que dénués de compétences martiales, ces gaillards pourraient tout de même faire pleuvoir une avalanche de pierres et de rochers sur les assaillants.

« Kazaki, Rink Okri. »

Partout dans Migdhal Khatûl, les aciers lancèrent des ordres pour rassembler autour d'eux les artisans perdus. Par quelques injonctions lancées d'une voix forte, chacun rassembla une demi-douzaine à une douzaine d'ors et d'étains autour d'eux. Des unités de combat, encadrés par les aciers du Thane Sourcils d'Argent, se mettaient rapidement sur pied.

Ce dernier, voyant que le patriarche organisait sa colonie, commença à superviser la logistique, ses servants et Throndi préparant le bastion central en cas de repli. Le cor d'alarme continuait de sonner sans discontinuer, emplissant la caverne de ses puissantes notes.

Kohl, voyant les nains s'organiser, mais laisser la place et les pourtours du bastion encombrés des chariots à bras et maisonnettes de fortune, comprit qu'il ne fallait pas que le combat perce les remparts. Il fallait tenir le mur et les portes, sans quoi la mêlée ne serait que chaos, avantageant les Vongal du Botaan, dont c'était l'élément naturel.

« Karugromthi, Ogri Thagi ! »

La sentinelle de la torchère proche de Kohl attirait son attention à l'extérieur des remparts. Tendant sa hache en direction du convoi de formiens, il continuait de scruter les étendues de Grit Hirnzilfin.

Kohl se rapprocha du bord du parapet, afin que la torchère dans son dos éclaire les alentours sans brouiller sa vision. Fixant le point désigné par la sentinelle, il remarqua vite un remue-ménage important en limite d'horizon. Indéniablement, il y avait des combats dans le pourtour du Ruf. L'inquiétude montait chez le patriarche, voyant que les combats se déroulaient sur la route menant à Migdhal Zhufbar.

La clameur des combats dut avertir les premiers dresseurs du convoi qui firent demi-tour alors que l'agitation s'intensifiait. Rebroussant chemin en désordre, toute la colonne fut bouleversée. Affolés, les formiens se lancèrent dans un ballet chaotique, ajoutant à la débâcle.

Au loin, les combats se précisaient. Kohl crut reconnaître un géant à deux têtes, et d'autres giganthropes se mouvant dans le noir. Ils bataillaient entre les boyaux contre des adversaires plus petits qu'eux. Plus qu'un combat de choc, les nombreux mouvements dans l'obscurité semblaient plutôt être des escarmouches.

« Ogri Grungi Sjuf, expliqua Kohl aux sentinelles alentour.

— Je ne vois rien, s'exclama une seconde sentinelle armée d'une arbalète lourde.

— Si, là-bas ! désigna la première sentinelle. Il y a au moins une vingtaine de géants !

— Que font-ils sur Ungdrin Ankor ? cracha la seconde sentinelle, affolée.

— Ils nous coupent la retraite, comprit Kohl. C'est un piège. »

Horrifiées, les deux sentinelles en prirent un coup au moral. Pourtant Kohl ne leur laissa pas le temps de réfléchir plus avant aux conséquences. Les aciers obéissez aux ordres, aussi lança-t-il, d'un ton péremptoire.

« Avertissez le convoi. Repli dans le fort. Abandonnez les formiens. »

Tandis que la seconde sentinelle commença à beugler les ordres par-dessus la porte, Kohl se tourna vers la première.

« Faites cesser le cor d'alarme. Les Grungi accourent dans un piège. Ils doivent engager des escarmouches dans les tunnels. »

Courant en direction du bastion, le nain zélé réussit à transmettre rapidement l'ordre du patriarche, car les deux aciers cessèrent de sonner le cor.

Si l'ordre de retraite était bien passé, les dresseurs essayèrent tout de même de ramener leur troupeau à l'abri. Certains, poussés par la soif de richesse, forcèrent les portes avec leurs bêtes. D'autres, terrifiés par l'éventualité de perdre une vie de travail, se rebellèrent contre l'ordre de Kohl. Le Thane Sourcils d'Argent, venu à la porte pour organiser le trafic, fut pris à partie.

Le patriarche, courroucé par cette insubordination, dévala l'escalier pour soutenir le gouverneur Ulfar. Alors qu'il traversait les derniers pas qui le séparaient de lui, Kohl dégaina Baraz Zagaz. Avançant calmement, le patriarche commença à occire les formiens rapatriés dans la forteresse.

Tout d'abord médusés, des dompteurs émirent des protestations véhémentes, certains ayant même l'audace d'avancer sur le patriarche. L'un d'eux fut promptement projeté au sol par Gofnyr, tandis que Norri bourrait de coups de poing un second. Devant cette effusion de violence, les Throndi de Grondinar s'écartèrent, interdits.

« Gog vient pour nous tuer. Tous. Je ne permettrais aucune insubordination. »

Laissant Baraz Zagaz exécuter encore deux formiens devant leurs maîtres furieux, mais contraints, Kohl laissa planer la menace en désignant la foule de son épée.

« Sortez les formiens. À cent pas de la porte. Tuez-les tous. »

Alors que les Throndi de Kohl menaçaient les dompteurs de leurs armes s'ils n'obtempéraient pas, et que Gofnyr tailladait la barbe du nain qui avait osé se rebeller, le gouverneur Ulfar se pencha auprès de Kohl, apeuré.

« Pourquoi cette terrible décision, mon seigneur ? murmura-t-il sur la défensive. Comment puis-je l'expliquer à mes gens ?

— Les Vongal du Botaan nous chargeront, affamés, répondit Kohl, circonspect de devoir s'expliquer. Tuons les formiens à portée de tir. Ce festin désorganisera la charge. Nous abattrons ces monstres pendant leur repas.

— Fine tactique monseigneur, répondit le Thane »

Alors que dompteurs et aciers commençaient à s'invectiver, le gouverneur Ulfar tonna de sa voix forte.

« Dawi ! Les sbires du Botaan viennent se repaître de votre chair. Obéissez au plus fin tacticien du peuple de Duka. Monseigneur Kohl sacrifie vos bêtes afin que les ogres se jettent sur elles, plutôt que sur vous. »

Ulfar n'eut pas plus de succès que Kohl et la situation se tendit encore. Une des sentinelles commença à hurler au-dessus du brouhaha.

« Les Vongal avancent ! Ils sont des centaines ! »

Glacé par cette soudaine nouvelle, le remue-ménage se transforma en pugilat. Les Grungi et Ungdrini, majoritaires dans la forteresse, se jetèrent sur les dresseurs pour les rosser, alors que d'autres menaient les ouvrières formiennes au dehors. Canalisée par les aciers, la petite vingtaine de dresseurs fut vite arrêtée, la plupart étant assommés et meurtris. Un tas de cadavres de formiens se forma à seulement trente pas de la porte tandis que les mineurs et les bâtisseurs, impatients de la refermer, hachaient les bêtes du convoi encore à l'extérieur.

Beaucoup de dresseurs encore hors des murs, voyant le massacre des formiens, s'enfuirent avec leurs bêtes pour se perdre dans Grit Hirnzilfin. Les malheureux seraient traqués par des trolls affamés puis dévorés, corps et bétails. Les rebelles avaient choisi leur destin. Aucun nain digne de sa barbe ne remettait en cause les ordres d'une barbe plus longue, encore moins ceux d'un patriarche. La vingtaine de dresseurs, loin d'être dédommagés pour leur perte, seraient jugés à payer le Bagtal, si ce n'est plus.

Laissant le gouverneur Ulfar disposer des rebelles, Kohl remonta au sommet des remparts où les cris des sentinelles étaient de plus en nerveux. Tandis que ses Throndi prenaient soin d'achever la boucherie avant de rapatrier tout le monde et de refermer les portes, Kohl rejoignit la première sentinelle.

Au loin, alors que les escarmouches continuaient toujours à la périphérie de Grit Hirnzilfin, des Vongal se rapprochaient, à pas lents, de la forteresse. Soudain, un frisson parcourut le patriarche à la vue d'armes de siège. Dans les ombres éclairées par les quelques torches des Vongal, Kohl entraperçut des échelles. Plus loin, en retrait, des formes massives encadraient un arbre : un bélier.

« Ils nous entourent, hurla une sentinelle plus loin. »

Maintenant tout à fait sûr que l'attaque était préparée de longue date, Kohl fit le tour des remparts afin d'évaluer les forces ennemies. Ainsi donc, Gog connaissait non seulement l'existence d'Ungdrin Ankor et de Migdhal Khatûl, mais, en plus, il pouvait facilement y amener ses monstres sans alerter la garnison.

Cette attaque était planifiée de longue date, et Kohl s'était jeté dans le piège.

Après avoir fait le tour des fortifications, le patriarche comptait entre deux cents et trois cents sbires de Gog, réparti en quatre corps, eux-mêmes subdivisés en Vongal. Cette armée était bien trop organisée pour l'anarchie du Botaan. Quel peuple, si fortement organisé, avait discipliné cette horde ?

Poursuivant leur lente marche, les monstres de Gog se révélèrent de plus en plus nombreux. Kohl eut encore une fois un frisson de frayeur, car plusieurs géants traînaient une tour d'assaut. En voyant cet engin à l'ingénierie bien trop complexe pour les troupes de Gog, le patriarche comprit que les mercenaires de Goria ne servaient pas uniquement de gardes du corps à l'ogre-mage. Ces soudards géants de feu avaient réformé son armée, entraîné ses troupes et fourni des armes susceptibles de pénétrer une forteresse naine.

Contre toute attente, les Vongal cessèrent leur avancée à deux cents pas des remparts, en limite de portée des arquepieux. Kohl retint les tirs qui n'auraient fait, à cette distance, que des touches hasardeuses. Un projectile jaillit des sbires de Gog, vola en direction de la porte puis s'écrasa à une vingtaine de pas. Sous le choc, le filet se déchira, libérant son funeste contenu.

Devant la lourde porte de pierre et de métal, alors que le projectile finissait de rouler en répandant son contenu, un tapis de poils s'étala au pied de la forteresse.

Kohl reconnut ce sinistre contenu, mais une voix mielleuse, haut perchée, assourdie par une seconde sortie du tombeau, retentit dans tout Grit Hirnzilfin. Son écho se répercutait partout dans le Ruf, brouillant son origine première. Cette voix charriait une puissance malfaisante, faisant trembler les nains autour de Kohl. S'il ne l'avait encore jamais entendue, le patriarche l'identifia sans difficulté…

Gog !

« J'ai peur que vos amis mineurs ne puissent vous rejoindre, amis nains, commença la voix mielleuse et sépulcrale de l'ogre-mage. Ils ont dû faire un détour par nos estomacs !

Néanmoins, ne voulant pas vous faire insulte, nous vous avons ramené leurs barbes. Je suis un être sensible et plein de compassion, et je sais à quel point vous autres tenez à vos pilosités faciales, aussi les ai-je ramassés pour vous. »

Une longue pause laissa à ces terrifiantes menaces le temps de pénétrer le cœur des nains de Migdhal Khatûl. Malheureusement pour Kohl qui voyait son entourage perdre peu à peu courage, Gog continua consciencieusement son travail de sape.

« Kohl ! Mon cher ami, vous pouvez éviter un terrible massacre à vos gens, il vous suffit de sortir. Mes compagnons sont affamés, mais je le suis plus encore. Si vous vous rendez à moi, je promets de ne faire cuire que vous. Voilà bien longtemps que mon chaudron vous attend… »

Kohl maudit Gog d'ainsi tenter de retourner Migdhal Khatûl contre lui. Mais alors que l'ogre-mage terminait sa dernière phrase, une voix forte et puissante, qui, elle aussi, résonna dans tout Grit Hirnzilfin, le railla.

« Gog, pauvre demi-sorcier, éructait Angrad, avance pour que tous puissent contempler la puissance d'un véritable initié. Je te provoque en duel, couard. »

« Angrad, répondit l'ogre-mage, amusé. C'est inespéré !

Mon chaudron va être un peu petit pour vous deux, mais si je vous hache menu, tout rentrera. Ainsi, j'ai pu prendre, non pas un, mais deux patriarches dans mon piège. C'est un repas trop copieux pour moi seul, mais je saurais faire honneur à vos chairs. Je n'ai plus le cœur à priver mes petits amis du délicieux repas qui les attend. Vous allez tous mourir !

— Pauvre imbécile, mes pouvoirs n'ont jamais été aussi abondants et vivaces, exulta le seigneur du feu. Tu aurais dû me saisir avant la conjonction !

Mais, privé de tes pouvoirs, tu as dû fuir, n'est-ce pas ? J'ai détruit les pitoyables créatures que tu as semées dans le Dharkhangron et mon frère a décapité ton Utman. Nous avons déjà occis une trentaine de tes monstres ces dernières semaines. Ce fut un excellent échauffement, et nous te remercions de nous apporter un peu plus de tes sbires pour nous entraîner ! »

Si les paroles de Gog continuaient de miner le moral des défenseurs, Angrad luttait efficacement en leur insufflant courage et détermination. La plupart des ors et étains sur les remparts se redressèrent, raffermissant leurs prises sur leurs armes.

Les Vongal reprirent alors leur lente avancée, tandis que Gog reprenait ses terribles intimidations.

« Toutes mes créatures, dis-tu, persiflait le puissant Ogre-Mage ? Ça, je ne le crois pas, Angrad, esclave d'Ajax. »

Alors que le ricanement sonore des deux têtes du terrible maître du Botaan emplissait la caverne, des grondements y firent échos.

Le sol trembla, et les murailles vibrèrent.

« Quelque chose creuse, s'écria un Grungi !

— Ça approche, hurla un autre !

— Le sol tremble, jurèrent des Ungdrini ! »

Alors que les Vongal poursuivaient leur lente avancée, un grondement sourd retentit de nouveau. La muraille à droite de Kohl commença à flancher. Devant les yeux incrédules et horrifiés du patriarche, trente coudées de muraille disparurent dans le sol, emportant les nains hurlant qui se massaient sur ces remparts.

Les Vongal chargèrent à ce moment tandis que le patriarche voyait deux gueules ignobles et gigantesques sortir du trou.

Les manges pierres de Gog venaient de percer une brèche.

C'est alors que la bataille pour Migdhal Khatûl s'engagea.

Chapitre 8 : Kazak Khatûl — Premier Sang

Migdhal Khatûl, à l'extrémité d'Ungdrin Ankor, creusement de l'est.

Neuvième jour du premier mois d'Ulmo

Migdhal Khatûl fut la première colonie naine fondée par delà la crête de Trud. Promise à de grands développements et à un avenir radieux, elle fut frappée dans son printemps par les ennemis du peuple de Duka. Pour la première fois de son histoire, le sang des nains recouvrit les murs de son foyer. La perte de Migdhal Khatûl fut le premier sang, le premier Und Kazad Damnaz. Jamais le peuple de Duka n'acceptera de perdre la moindre pierre et chaque Kazad perdu sera reconquit et reconstruit.

Histoire du peuple de Duka à l'attention des jeunes nains.

Angrad contemplait, horrifié, les gueules béantes des deux monstrueux vers colossaux, alors qu'elles avalaient voracement roches et nains. Depuis sa portion de rempart, le seigneur du feu pouvait déchaîner ses pouvoirs sur les deux créatures en contrebas. Kohl, sur l'autre portion de muraille jouxtante celle engloutit par les deux mange pierre, se portait déjà à leur encontre. Croisant son regard, le patriarche intima à Angrad de rester sur les remparts. Gulnyr, à ses côtés, vint au secours du patriarche initié.

« seigneur, les premières vagues ennemies vont nous atteindre bientôt, exposa ce dernier. Nous devons nous y préparer, et vous êtes le mieux placé pour donner du courage aux défenseurs.

— Oui, mais que faire, s'emporta Angrad paniqué ?

— La première vague va chercher à traverser le rempart effondré, expliqua Gulnyr. Les Hunkeni doivent se placer de part et d'autre sur leurs portions afin de lâcher un maximum de rochers sur les assaillants.

En contrebas, les Grungi doivent former un mur large afin de laisser ces monstres entrer par la faille. Le surnombre leur permettra de les tuer sans s'exposer hors des murs.

Mais plus important encore, tous les autres doivent garder leur position. Nous ne savons pas quel autre tour Gog garde en réserve.

— Très bien, murmura Angrad, je vais le faire. »

Jamais encore, le patriarche initié n'avait mené les nains au combat ni même donné autant d'ordres.

Mais Kohl l'avait secondé de Gulnyr pour qu'il puisse tenir ce rôle. Descendu affronter les deux monstres, son frère ne pouvait mener les assiégés.

Tremblant, mais résolu, Angrad rappela son sortilège porte-voix afin que Migdhal Khatûl l'entende.

« Dawi, hurla-t-il en modulant la puissance de son schéma, tenez vos positions !

Hunkeni, préparez-vous. De chaque côté de la brèche, lâchez des rochers sur nos assaillants !

Grungi, formez un mur ! Nous les attendons de pied ferme, et ils mourront par nos pioches et nos maillets !

— Drengi, hurlèrent les nains du fort ! »

Porté par la foi et la vaillance de tous ces artisans, prêts à mourir pour protéger leur foyer, Angrad fut inspiré et tenta de galvaniser les troupes.

« Dawi ! Comment traite-t-on nos ennemis, scanda Angrad ?

— Drengi ! reprirent plus d'une centaine de voix dans tout Migdhal Khatûl.

— Dawi ! Que fait-on à Troll, Grunti, Ogri, continua le seigneur du feu porté par tant de fureur ?

— Drengi, continuèrent de hurler les ouvriers pour se donner courage ! »

Galvanisé, les nains se préparaient à encaisser la première vague d'assaut tandis que Kohl, le Thane Sourcil d'Argent et trois de ses longues barbes s'attaquaient aux deux vers monstrueux. Le combat faisait rage, mais Angrad ne put y porter attention, car déjà les premiers Vongal déferlaient vers les murailles. Armés d'échelles de fortune, les jeunes Grunti avides de gloire et de chair fraîche se lançaient à l'assaut des remparts et de la brèche.

« Ils attaquent par le mur sud, hurla un acier hors de vue d'Angrad.

— Deux groupes foncent sur le mur ouest également, hurla en réponse un autre sergent.

— Ils testent nos défenses avec leurs plus mauvais combattants, murmura Gulnyr tout en scrutant le champ de bataille. Vous devez économiser nos forces, mais surtout nos projectiles. Les grands arquepieux doivent retenir leurs tirs, et les autres doivent absolument faire mouche !

— Dawi, soyez sûr d'embrocher vos ennemis, commanda Angrad. Grands arquepieux, retenez vos tirs, à vos arbalètes !

— Drengi, hurlèrent en cœur les défenseurs de Migdhal Khatûl ! »

Parvenue à moins de cent pas, la première vague reçut des volées de tirs. Les bêtes enragées semblaient insensibles aux épieux de fer fichés dans leurs corps. Leur course amena les premiers Vongal au pied des murailles où ils reçurent un déluge de rochers. Les sergents tentaient de coordonner les Hunkeni paniqués, retenant leurs bras, mais certains lâchèrent leurs projectiles trop tôt.

Tandis que la pluie de pierres s'abattait sur elle, la horde hurlante s'élança à travers la brèche. Angrad fut pris d'un vent de panique lorsqu'il observa le trou creusé par les deux vers géants. Les monstres, Kohl, Ulfar et ses longues barbes avaient disparu.

Le patriarche initié fut vite interrompu par les mouvements en face de lui. Trois échelles massives venaient d'être adossées au mur. Si les nains tentèrent de les repousser, ce fut en vain. Deux géants se lançaient déjà à l'assaut sur chacune, les rendant bien trop lourdes à effondrer, même pour des Hunkeni.

Sans trop réfléchir, Angrad empoigna celle qui se trouvait devant lui. Invoquant le feu d'Ajax, les mains du patriarche initié transmirent une si grande quantité de chaleur à l'échelle que le bois noircit avant de prendre feu. Alors que le géant l'escaladant essaya de se soustraire aux flammes, Angrad se concentra pour rajouter encore de la chaleur. Les flammes léchèrent alors les barreaux. L'instant suivant, dévorée par le feu, elle s'effondra.

Malheureusement, même si les Hunkeni avaient jeté des pierres sur les assaillants, trois géants se dressaient sur le parapet. Leurs masses balayaient les rangs des nains tandis que Gulnyr et les autres aciers les engageaient.

Reportant son attention alentour, impuissant face à la vague de monstruosités affamées qui déferlaient sur Migdhal Khatûl, Angrad priait pour que ses messages aient bien alerté le conseil.

Le rempart sud était aussi pris d'assaut par des échelles, et un groupe de trolls y engageait les nains. Plus grave, un Vongal peuplé d'ogres, de trolls et de géants, mené par deux ettins redoutables, avait percé le mur des Grungi. Si ceux-ci les prenaient en étaux, les monstres faisaient gicler du sang nain par les grands moulinets de leurs armes primitives.

Conscient qu'il lui fallait économiser ses forces, Angrad ne pouvait laisser les mineurs dans la détresse. Usant d'un schéma modérément puissant, le seigneur du feu pointa du doigt le centre du Vongal. Invoquant une fois encore le nom d'Ajax, il fit naître une bille incandescente au bout de son index avant de la projeter au pied des monstres.

Une déflagration s'échappa de la bille au contact du sol, noyant le Vongal dans les flammes. Les deux ogres présents furent soufflés et la chaleur leur ôta la vie. Les trolls, géants et ettins survécurent à l'explosion au prix de graves blessures. Les Grungi, que la première vague avait profondément ébranlés, reprirent courage. Se pressant sur le Vongal, ils continuèrent le travail d'Angrad en abattant pioches et marteaux sur leurs ennemis.

Se penchant pour continuer de frapper le Vongal, Angrad laissa jaillir des flammes de ses mains ouvertes, afin qu'elles baignent les monstres qui se massaient au pied de la brèche. Réitérant l'opération, Angrad maintint les deux ettins dans les flammes alors qu'ils tentaient de se replier. Cette fois brûlés plus que leurs corps ne pouvaient le supporter, ils s'effondrèrent, démoralisant leurs troupes.

Les Grunti assaillant le rempart s'enfuirent, mais les cris de combat continuaient de fuser de toute part. Si les acclamations des Grungi au pied de la brèche étaient des hurlements victorieux, les cris au sud portaient d'autres sentiments. Se frayant un chemin vers la grande tour sud-est derrière lui, Angrad se faufila à travers les défenseurs vers le rempart Sud, Gulnyr sur ses talons.

Hodrik, qui avait abandonné la mise en branle du grand arquepieux de la tour, rapporta au seigneur du feu la situation sur le rempart sud.

« Seigneur ! les Vongal ont réussi à mettre sept échelles tout au long du rempart sud, exposa-t-il calmement malgré les combats alentour. Gofnyr et trois autres longues barbes tiennent les hauteurs de l'Huzhrung, mais l'ennemi ne cesse d'affluer. Les Hunkeni ne tiennent pas face à leurs assauts et ne peuvent plus faire tomber de rochers sur les renforts Grunti !

— Quelle est la situation sur le rempart ouest, s'inquiéta Angrad d'une voix forte pour couvrir la cohue, alors qu'il s'avisait de la masse de monstres à ses pieds ?

— Inconnu seigneur, mais les combats font rage là-bas aussi ! fulminait Hodrik tout aussi fort tandis qu'il s'affairait à recharger son arbalète à répétition.

— Je dois rejoindre la tour sud-ouest ! aboya le seigneur du feu.

— Suivez-moi alors, répondit Gulnyr. »

Traversant les corps à corps en tentant de porter assistance aux nains, le vieux protecteur couvrait le patriarche initié. Les géants prenaient pied sur le rempart, interdisant toute progression. Angrad décida donc de faire usage des mêmes pouvoirs qu'il avait imposés aux échelles.

Sa première cible fut un troll qui avait réussi à prendre pied sur le parapet après que son prédécesseur mort se soit effondré sur les malheureux défenseurs. D'une incantation rapide, Angrad lui envoya une flamme qu'il ne put esquiver. Le malheureux prit feu dans un hurlement strident. Les trolls abhorrent les flammes qui dévorent leur vitalité si vivace, aussi celui-ci tenta-t-il de se jeter en arrière pour s'éteindre. Situé à hauteur du rempart, le malheureux se débattit devant ses camarades qui le poussèrent hors de leur chemin.

En hurlant, le troll vint s'écraser au pied des remparts, alors que Gulnyr libérait les défenseurs en poussant le corps sans vie de l'ogre au-delà du parapet. Précédé de Gulnyr, Angrad progressa d'un tiers du rempart sud jusqu'à se trouver derrière un ettin redoutable.

En hurlant, ce redoutable adversaire martelait de ses deux armes les défenseurs qui tentaient de lui faire face. Plusieurs Hunkeni devaient avoir fuit, ou pire, car le rempart n'était pas aussi plein qu'il ne le devrait.

Sans reprendre son souffle, Angrad passa à des schémas plus puissants sans pour autant épuiser ses ressources. L'ettin avait déjà pris des coups, car ses épaules étaient couvertes de blessures récentes. En appelant une fois encore ses forces hermétiques, Angrad fit naître trois traits de feu de ses mains, ne retenant pas cette fois la puissance qu'Ajax lui avait confiée.

Deux frappèrent l'ettin, le troisième se fichant dans un troll derrière lui. Les deux monstres hurlèrent en subissant cette terrible attaque qui les brûla profondément. Gulnyr en profita pour attaquer l'ettin, suivi des défenseurs qui reprenaient l'avantage. Traversant le corps à corps alors que l'ettin était jeté en arrière, Angrad se pressa de rejoindre la tour sud-ouest.

Enfin arrivé à destination après avoir gravi les marches qui le hissaient à quinze coudées de haut, Angrad constata que le rempart ouest était aussi en proie aux assauts des sbires du Botaan. Ne cherchant pas à analyser la situation plus avant, le patriarche initié exhorta Gulnyr à le protéger de toute attaque.

« Je ne dois pas perdre ma concentration, cria Angrad ! Tant que je serais focalisé, je pourrais maintenir le sortilège. »

Gulnyr aboya des ordres pour que les nains de la tour encadrent le patriarche initié, et bientôt six aciers et Hunki lui firent rempart de leurs corps. Ainsi entouré, Angrad incanta un puissant schéma, sifflant des paroles incompréhensibles aux non-initiés.

Partant des tours jumelles au nord-ouest jusqu'à la tour sud-ouest, puis s'étendant jusqu'à la grande tour sud-est, une traînée de feu jaillit du sol. En un instant, un mur de flammes de dix pieds de haut courant sur deux cents pas noya les assaillants au pied des remparts dans les flammes.

« Par les runes, accusa Gulnyr en voyant la muraille se doubler d'un mur de feu ! »

Reprenant ses esprits, le vieux protecteur tonna de sa voix forte, bientôt repris par les aciers tout au long du rempart.

« Dawi, repoussez ces monstres dans les flammes ! »

La horde hurlante qui assaillait le fort, alors concentrée sur les remparts ouest et sud fut prise de fureur et de panique. Fuyant les remparts ou tentant au contraire de les gravir au plus vite, les sbires du Botaan redoublèrent d'efforts pour pénétrer la colonie.

Plongé dans une semi-conscience, Angrad ne percevait plus que des échos lointains de la bataille. Focalisé sur son mur de flammes, son champ de vision pourtant en surplomb était baigné dans les lueurs rougeoyantes du brasier. Des sons lointains de cris, d'armes, de jappements d'ettins et d'ordres hurlés par les aciers avertissaient Angrad que le combat faisait toujours rage.

Concentré pour maintenir le brasier au pied des murailles, les secondes duraient des heures pour le patriarche initié. Dévoré par l'inquiétude de ne savoir ce que devenait Kohl, bercé par les échos tous azimuts de la bataille, Angrad sombra dans une transe méditative. Pendant une heure, alors que les échos de la bataille résonnaient toujours à ses oreilles, Angrad maintint le précieux mur de feu.

Le seigneur du feu fut finalement interrompu par Gulnyr. Couvert de sang noir, le vieux protecteur vint le prévenir de la retraite générale de la première vague.

« Où est mon frère, s'inquiéta Angrad alors qu'il brisait enfin sa focalisation ?

— Il n'est pas encore remonté, murmura Gulnyr tout aussi inquiet.

— J'avais prévu que cela pourrait arriver, gronda le seigneur du feu. Par l'œil du Primordial qui orne mon front, j'en appelle au Chemin Doré de Duka, psalmodia Angrad. Puisse-t-elle m'éclairer sur le destin de mes proches. »

Rappelant un schéma qu'il avait lancé dès leur arrivée à Migdhal Khatûl, Angrad fit remonter dans son esprit les images de Hodrik, Norri, Gofnyr, Gulnyr et Kohl. Ne voulant pas perdre un compagnon supplémentaire, le seigneur du feu s'était attaché leur Chemin doré pour connaître leur destin à chaque instant de la bataille. Malheureusement, le patriarche initié ne pouvait lier d'autres oracles, Duka seul pouvant ainsi voir le destin de tous ses nainfants.

Hodrik, en parfaite condition physique, était très soucieux. Sur la tour sud-est, il scrutait les lignes ennemies, deux cents pas au-delà.

Norri, gravement blessé, exultait, pris d'une euphorie malsaine. Déambulant sur le rempart sud, il montrait aux défenseurs comment achever les mourants avant de les jeter au pied des murailles

Gofnyr, lui aussi gravement blessé, haranguait des Grungi, son moral gonflé par une première victoire. Au milieu des nains de la brèche, les têtes du chef ettin à la main, il effectuait une danse de la victoire en agitant ces trophées.

Gulnyr, placide, accusait lui aussi quelques blessures. Le vieux protecteur était soucieux, en proie à de nombreux sujets d'inquiétude.

Kohl, blessé bien au-delà du raisonnable, baignait dans l'acide. Il se repliait à reculons dans un boyau obscur, harcelé par des trolls à l'aspect minéral et recouvert d'un ichor sombre rongeant sa chair.

Brisant sa transe, Angrad cria à Gulnyr.

« Kohl est en grand danger !

— Où est-il, le pressa le vieux protecteur ?

— Dans un tunnel, sûrement ceux des vers.

— Très bien, restez au fort seigneur. Si deux patriarches disparaissaient des remparts, les nains de Migdhal Khatûl perdraient tout espoir. Soignez les blessés tandis que nous partons secourir notre patriarche. »

Hochant la tête, Angrad laissa Gulnyr se précipiter vers la brèche, rameutant Norri et Gofnyr. Alors que les trois valeureux disparaissaient par le puits qui avait englouti leur seigneur, Hodrik se porta vers Angrad.

« Seigneur, il y a de nombreux blessés dans nos rangs, l'informa l'éclaireur. Puis-je vous conseiller de donner quelques ordres ? »

Dépassé par le poids qui pesait sur ses épaules, Angrad tenta de faire bonne figure malgré son abattement manifeste.

« Vous vous en sortez très bien, seigneur, le complimenta Hodrik. Les Ungdrini devraient commencer à combler la brèche. Les Hunkeni doivent quant à eux débarrasser les corps de la muraille. Cela gênera les futurs assaillants. Ces monstres mangent n'importe quelle viande fraîche, y compris celle de leurs congénères, leurs cadavres nous procureront peut-être quelque répit. Pendant ce temps, les aciers doivent réunir les blessés et évaluer la gravité de leur état. Les troupes doivent tourner avant la prochaine vague. »

Toujours inquiet, Hodrik retourna à ses observations sur les troupes ennemies. Angrad laissa l'éclaireur, ramenant son sortilège de porte-voix.

« Ungdrini, Huzhrung Nu Gronit. Hunkeni, Hunkenit Urkuzkul. Kazaki, Kron Thragi. »

Rapidement, les aciers déléguèrent la gestion des blessés à quelques vieux mineurs ou bâtisseurs connus pour être à moitié guérisseurs. Même si la plupart des guerriers accusaient de sérieuses blessures, ils restèrent sur les remparts, craignant la seconde vague. Se hissant sur la tour sud-est, Angrad évalua d'un coup d'œil aiguisé la gravité des blessures des aciers alentour.

Laissant infuser sa mystique, Angrad parcourut le rempart sud jusqu'à atteindre la tour sud-ouest, poursuivant son inspection. Se faisant, il tissait un lien mystique entre tous les blessés. Quand il eut grimpé la seconde tour pour évaluer les blessures des défenseurs du rempart ouest, Angrad relâcha un puissant schéma mystique. Un flot de lumière dorée vient s'écouler des mains du patriarche initié tandis qu'il incantait un puissant sortilège de soins.

« Duka, permets à ton fils de soigner ton peuple, psalmodia-t-il. Puisse le flot doré de ta fille Bolka leur rendre toute leur vitalité et poursuivre leur route sur le chemin que tu leur as tracé. »

Saisis par la vie qui jaillissait en eux, la quinzaine d'aciers sur les remparts se redressèrent, abreuvés par cette source vitale. Exultant, la plupart crièrent des vivats en l'honneur du seigneur du feu.

Angrad était loin d'avoir fini. Se tournant vers l'intérieur du fort en rappelant son sortilège porte-voix, il en appela à chaque nain.

« Braves Dawi de Migdhal Khatûl. Loué soit Dame Bolka qui me permet d'user de ses pouvoirs. Je vais faire jaillir les flots dorés de la Dame d'Or. Valagi Langktrommi, veillez à y baigner les blessés, que chacun puisse bénéficier des largesses de notre grande prêtresse ! »

De retour à la tour sud-est, Angrad commença à faire jaillir une fontaine spectrale au milieu des Hunkeni et Grungi gravement blessés à ses pieds. Ces flots dorés immatériels bouillonnèrent parmi les mourants. Instantanément, les malheureux reprirent des couleurs, baignés dans les rivières de vie. Le seigneur du feu laissa la fontaine répandre ses eaux dorées petit à petit, tandis que les vieux Valagi de fortune s'affairaient au milieu des blessés.

Marchant d'un pas pressant au milieu des gravats et des nains massés sur les remparts, plus soucieux de la survie de Kohl que du moral des défenseurs, Angrad descendit dans la brèche. Les Ungdrini travaillaient déjà à remonter la section de rempart écroulée. Se concentrant sur Kohl, le patriarche initié rappela son sortilège de divination.

Kohl continuait sa retraite, maintenant couvert par Gulnyr. Les nains étaient en difficulté, car le patriarche subissait plus que les simples coups de gourdins de trolls de pierre. Frappé par de violentes malédictions qui affaiblissant son corps et son esprit, le patriarche peinait à s'échapper des tourments lancés par un horrible ogre-mage. Heureusement, il n'était plus qu'à une centaine de pas sous la surface.

N'y tenant plus, Angrad sauta dans le puits.

Dévalant la pente creusée par les abominables vers géants, le patriarche initié capta rapidement la présence de nains remontant vers lui. Un longue barbe portait Ulfar Sourcils d'Argent, cherchant à extraire son Thane de ces tunnels. Tous deux empestaient la charogne et l'acide. Se précipitant vers le fort, le Langktrommi dépassa Angrad.

« Un Vongal nous envahit par les tunnels, rapporta-t-il au seigneur du feu. »

Alors que le gouverneur passait devant lui, le patriarche initié usa d'un soin simpliste pour redonner quelques forces au Thane mourant. Laissant le duo d'infortunés guerriers remonter à la surface, le seigneur du feu continua à s'enfoncer dans les profondeurs.

Un instant plus tard, il tomba sur Norri, Gofnyr, Gulnyr et Kohl qui reculaient en ligne en barrant toute la largeur du tunnel. Les quatre aciers faisaient face à un Vongal mené par un terrible ogre-mage. Celui-ci, armé de deux longs pics, frappait par-dessus trois ogres qui harcelaient les nains. Trop loin pour être touché par le Gottal, l'ogre-mage profitait de son allonge renforcée par ses pouvoirs et le terrible sang noirs bouillonnant dans ses veines.

« Duka ! incanta instinctivement Angrad. Que par ma main transite ton fabuleux pouvoir. Guéris ton nainfant de ses blessures et afflictions et redonne-lui sa forme première, quand tu le transmutas en chair au Premier Âge. »

Un puissant flot doré envahit le patriarche, mais même ce schéma de suprême guérison ne lui rendit que la moitié de sa vitalité. Heureusement, le flot balaya aussi les afflictions que l'ogre-mage avait insinuées en Kohl par ses malédictions.

Angrad sentit un changement s'opérer dans les pensées de son frère. Accablé dans sa retraite, son état d'esprit devint plus offensif en reprenant confiance. Sa terrible lame fusa en une série de frappes terribles qui mordirent la chair de ses adversaires, alors qu'il marchait maintenant sur le Vongal. Ses trois Throndi suivirent, malgré les trop nombreuses blessures qui sapaient leurs forces.

Sans perdre un instant, Angrad continua de libérer le flot de vie pour en baigner les quatre guerriers. Tissant entre eux son puissant schéma de soin, il déversa en eux les eaux de la fontaine dorée. L'effet fut spectaculaire, car Kohl et ses guerriers en sortirent entièrement remis.

Voyant son avantage disparaître, l'ogre-mage jura dans son sombre langage. Lançant son Vongal contre les nains, il battit en retraite. En un instant, le puissant guerrier mage du Botaan disparut, hors de portée des déchaînements élémentaires d'Angrad.

« Jusqu'où porte ce tunnel ? demanda le seigneur du feu, affolé par l'ouverture d'un cinquième front.

— Un demi-milluz et plus, répondit Kohl entre deux frappes. Les tunnels débouchent derrière leurs lignes.

— Alors nous pourrions les utiliser pour porter le fer jusque chez eux, espéra Angrad ?

— Non, trancha Kohl, trop dangereux. Nous devons tenir le fort !

— Alors je vais effondrer ces tunnels, proposa Angrad tandis que l'affrontement reprenait de plus belle sous les assauts du Vongal.

— Fait vite, l'exhorta Kohl. »

Appelant le pouvoir de la roche, comme Armazour le lui avait appris, Angrad murmura des grondements minéraux. Seule sa gorge exercée pouvait ainsi déformer des sons, transformant ses borborygmes en une incantation rocheuse. Traçant un complexe dessin de cinq mouvements imbriqués, Angrad aspira l'énergie depuis l'astral pour l'insuffler dans la trame du plan matériel.

Angrad déversa l'éther dans les roches du plafond, les transmutant en une boue épaisse. Celle-ci se détacha pour tomber sur le Vongal. Si les monstres n'en subirent aucun désagrément dans un premier temps, la roche ainsi transmutée créa une fragilité dans le tunnel qui commença à s'effriter. D'autres roches se détachèrent ça et là pour frapper quelques infortunés trolls au-dessous.

Alors que le Vongal se dépêtrait des dix coudées de boue qui venaient de chuter sur lui, le seigneur du feu pressa son frère à la retraite en continuant ses incantations. Appelant le schéma inverse, lui aussi tenu d'Armazour, Angrad usa d'un puissant schéma pour transmuter la boue en pierre.

Les malheureux empêtrés hurlèrent quand elle se solidifia en roche, les emprisonnant dans un tunnel instable. Reculant pour rejoindre la surface, Angrad avait bon espoir que des Grungi avisés sauraient terminer le travail.

Remonté en surface, Angrad constata que, si l'agitation était tombée, une forte tension régnait maintenant dans les rangs des défenseurs. Les nains sur les remparts scrutaient avec inquiétude les alentours du fort. Les Valagi, au chevet de leur chef, affichaient une mine défaite : le Thane Sourcils d'Argent respirait avec beaucoup de difficultés. En observant le malheureux blessé, Angrad prit conscience de l'étendue des blessures du gouverneur à la lumière des braseros de Migdhal Khatûl.

Le Thane, nettoyé au mieux de l'ichor qui le recouvrait encore dans les grottes, était entièrement à vif. Sa peau, dissoute par un acide rongeur de chair, ne couvrait plus qu'une faible partie de son corps, laissant le reste de ses chairs à l'air libre. Si le torse puissant du Thane avait tenu, protégeant ainsi les organes internes, ses jambes et ses bras avaient souffert de l'acide.

Quelques lambeaux de muscles s'accrochaient sur les os encore présents, mais ses mains et ses pieds lui avaient été arrachés.

La tête d'Ulfar était méconnaissable. Nez, oreilles avaient été rongés, tandis que ses yeux n'étaient plus que deux globes vitreux. Toute pilosité faciale avait disparu ainsi qu'une partie de sa langue.

Endeuillés, les Throndi du gouverneur ne savaient que faire. Pourtant, le valeureux Thane tenait à la vie, comme le prouvait le souffle erratique sortant de sa gorge. Sans même réfléchir, Angrad s'agenouilla auprès du mourant avant qu'il ne soit trop tard.

« Douce Dame d'Or, laisse une fois encore ton serviteur en appeler à ton pourvoir, psalmodia le patriarche initié. Ranime la vie qui quitte ce corps. Par la résilience de la chair, régénère-le. »

Tissant son schéma dans les restes du malheureux mourant, Angrad y déversa une fois encore les flots dorés de la vitalité. Usant d'un de ses plus puissants sortilèges mystiques et ne s'économisant plus, le patriarche initié laissa le sortilège reconstituer les chairs du Thane et régénérer ses membres perdus. En moins d'une minute, sous les hoquets de stupeur et les acclamions des nains alentour, Ulfar Sourcils d'Argent sortait du tunnel de la mort.

Le Thane se redressa tandis que ses mains et ses pieds lui étaient rendus, ses yeux redevenus clairs. Sa langue claqua pendant que les poils de sa barbe poussaient pour redonner au gouverneur toute sa stature.

« Je ne saurais vous remercier assez, seigneur Angrad, balbutia Ulfar Sourcils d'Argent en s'inclinant devant le patriarche initié, bientôt suivi des nains alentour.

— Béni soit le seigneur Angrad, rugit un Grungi encore gravement blessé il y a cinq minutes.

— Gnol Karugromthi ! clamèrent une centaine de nains. »

Partout dans le fort, les nains encensaient le seigneur du feu, louant ses stupéfiants pouvoirs. Le moral des troupes en fut gonflé, tant par le bilan de la première vague que des anecdotes glorieuses que chacun raconta à ses voisins. C'est alors que la lourde main gantée de Kohl s'abattit sur l'épaule d'Angrad.

« Tu as fait fort, le félicita son frère. Où en sont tes pouvoirs, rajouta le patriarche avec une touche d'inquiétude ?

— Je n'en ai utilisé qu'une petite partie, lui répondit Angrad. Mais les prochains affrontements m'inquiètent. Gulnyr dit que seuls quelques faibles Vongal ont attaqué pour tester nos défenses. J'ai peur qu'un assaut plus massif ne sape une plus grande partie de mes forces.

— La première vague était une diversion, répondit Kohl. L'attaque principale passait par les tunnels. Les deux vers étaient sous contrôle. Ils m'ont englouti pour me livrer.

— La bête nous a englouti moi et mes nains, confirma Ulfar. Avant que nous ayons pu nous frayer un chemin hors de la bête à coup de hache, elle nous avait déjà emportés au loin. Deux de mes aciers ont fini dévorés pour couvrir ma retraite. Heureusement que le seigneur Kohl a pu occire seul la sienne avant de venir achever la nôtre, sinon je ne serais plus de ce monde.

— Cette première vague a aussi permis à Gog d'évaluer la force de notre dispositif, suggéra Gulnyr. J'ai surpris quelques-uns des sbires observer les combats. Certains ont même gravi des échelles, mais aucun n'a engagé le combat. J'ai peur qu'ils rapportent à leur maître de précieuses informations. La seconde vague sera réfléchie.

— Aux généraux les inquiétudes du commandement, murmura Kohl. Laissons la liesse gagner les défenseurs. Angrad, tu es le héros du jour. Fais le tour des troupes. Gulnyr, rapporte-moi ce que tu as vu. »

Laissant Gulnyr résumer les évènements de surface à Kohl et Ulfar, Angrad entreprit de faire le tour de Migdhal Khatûl. Rapidement, une tasse de Bwor brûlant dans la main, sa pipe de l'autre, le seigneur du feu se mêla à la foule de Grungi et Ungdrini. Le moral était bon, et Angrad reçut de nombreux remerciements. Se massant autour de lui, les défenseurs louèrent ses interventions.

Montant sur les remparts, le seigneur du feu fit le tour de la muraille, s'enquérant de la santé de ses défenseurs. Là encore, des nains enthousiastes louèrent ses pouvoirs, racontant comment le mur de flammes les avait sauvés.

Ravalant ses inquiétudes, Angrad fit de son mieux pour fraterniser avec les défenseurs. Peu habitué aux revues de troupes, mais très à l'aise avec ses Throndi, il les traita comme tel, échangeant quelques mots avec chacun d'entre eux.

Puis vint l'attente.

Aussi sûrement que si les Vongal se massaient au pied des murailles, l'attente commença à miner le moral des défenseurs. Angrad, Kohl et Ulfar passèrent dans les rangs pour réconforter les troupes. Pourtant, malgré son manque d'expérience militaire, le patriarche initié pressentait qu'il se tramait quelque chose. Comme suspendu dans le temps, le silence se fit dans tout le Ruf tandis que les défenseurs attendaient, tendus, la seconde vague.

Finalement, ce fut Hodrik qui brisa le silence.

« Seigneur, il se passe quelque chose, dit-il à Angrad comme celui-ci traversait la tour sud-est.

— Que se passe-t-il ? demanda Angrad, tendu.

— Les Vongal bougent, souffla l'éclaireur. Ils restent dans le pourtour du Ruf, mais je distingue des mouvements de troupes.

— Ils préparent la seconde vague, questionna Angrad, inquiet ?

— c'est fort probable, commença Hodrik. Mais, attendez, s'exclama-t-il stupéfait. Ils éteignent leurs torches ?

— Un déploiement dans le noir, commenta un acier de la tour ? Impossible à coordonner.

— Cela cache quelque chose, murmura Hodrik tandis qu'il tentait de percer les ténèbres. »

Puis revint l'attente.

Ne pouvant percevoir les mouvements ennemis, un souffle d'angoisse serpenta parmi les défenseurs. Chacun, penché du haut des remparts, tentait de percer l'obscurité, retenant son souffle. Tout le Ruf résonnait de bruit lointain, dilué par les échos du Grit Hirnzilfin.

Une fois encore, les cris d'Hodrik percèrent le silence.

« Ils nous bombardent ! »

Un instant plus tard, une trentaine d'énormes rochers vinrent frapper la tour sud-est, les remparts et la forteresse centrale. Plusieurs s'écrasèrent dans la cour, obligeant Angrad à dépenser encore des soins mineurs sous peine de laisser mourir deux Grungi.

« À couvert, hurla le Thane Sourcils d'Argent.

— Où sont leurs armes de siège, tonna une sentinelle ?

— Ils visent nos arquepieux, s'insurgea un maître de baliste.

— Mettez-vous à l'abri, pressa un sergent longue barbe. »

Le fort, en proie aux assauts d'un ennemi sur lequel il ne pouvait répliquer, commença à sombrer dans le chaos. Angrad, impuissant, cherchait désespérément un moyen de redresser la situation.

Heureusement, Kohl, l'esprit clair, demanda à son frère de transmettre ses ordres à tous à l'aide de ses sortilèges.

« Éteignez toutes les lumières. »

Un instant plus tard, les torchères furent coupées et Migdhal Khatûl, imitant le Ruf, sombra dans l'obscurité. Seul continua le martèlement des rochers lancés au hasard sur la colonie.

Puis vinrent les tambours.

Hurlant depuis les profondeurs du Ruf, ils saturèrent tout Grit Hirnzilfin de martèlement dissonant, s'ajoutant au chaos des roches frappant la muraille. Au loin, des grincements, à peine couverts par les tambours de guerre, se déplaçaient dans l'ombre. Des cris et des hurlements de Vongal perçaient les ténèbres, répercutés en échos incessants depuis les lointaines parois du Ruf.

L'ennemi se massait dans l'ombre, cernant Migdhal Khatûl de toute part. Les tambours angoissants frappaient durement les tempes d'Angrad.

« Le premier assaut m'a ôté un tiers de mes forces mystiques, murmura le seigneur du feu à l'attention de son frère. Toutes les forces hermétiques que je réserverais dorénavant nous coûteront des vies naines.

Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre nos gens, sans quoi nous serons submergés. Je vais déchaîner ma puissance. Les ogres-mages devront intervenir sous peine de perdre beaucoup de leurs sbires.

Ce sera à toi de les combattre, Kohl ! Je pourrais te protéger de leur magie de sang et tu n'auras plus qu'à les découper au corps à corps. »

Kohl acquiesça en saisissant Angrad par ses lourdes spalières.

« Je prends le rempart sud, toi le rempart est, proposa le patriarche.

— Oui, et cette fois je veillerais sur toi et tes Throndi, lui promit Angrad.

— Bien, alors Gulnyr prendra le rempart nord et Gofnyr la porte, continua Kohl. Thane Ulfar, prenez le rempart ouest avec vos aciers.

— À vos ordres, seigneur, gronda Sourcils d'Argent en brandissant sa hache et son marteau. Je laverais l'affront de ma barbe dissoute dans un flot de sang noir !

— Laissez-moi incanter des protections magiques avant que nous ne soyons encore séparés, proposa Angrad alentour.

— Fais vite, accepta Kohl. »

Tandis qu'Angrad paraît son frère et les autres commandants de quelques défenses magiques, les tambours oppressants accélérèrent leur rythme dissonant. Alors qu'il finissait ses incantations, Angrad laissa partir Kohl.

« Dawi, Kazak Nu ! rugit le patriarche, bientôt rejoint par tous les nains massés sur les remparts ! »

Angrad suivit Kohl de près pour gravir les larges escaliers de la tour sud-est. En arrivant au sommet, le seigneur du feu put constater les dégâts, dans l'obscurité. L'arquepieux lourd était en miettes. Les nains traînaient les roches le long du parapet pour les renvoyer sur les Vongal, leurs précieuses armes de guerre hors service. Les deux arquepieux plus légers avaient heureusement pu être déplacés, mais la tour était toujours soumise à un bombardement aveugle.

Si les roches frappaient le plus souvent les murs, quelques-unes s'écrasaient sur l'esplanade, interdisant aux nains d'occuper réellement la tour.

Angrad descendit sur le rempart est alors que les sentinelles scrutaient les ténèbres en face d'eux. Les vieux Grungi remplacèrent les aciers sur les parapets. Plus habituées à fouiller le Dharkhangron sauvage sans l'assistance de coûteuses lanternes, ces barbes-graviers arrivaient à percevoir les différences de température de bien plus loin qu'un Khazukan Dawi. Mais même ainsi, les nains ne découvriraient leurs ennemis qu'à une vingtaine de pas, ce qui ne leur laisserait que peu de temps pour se préparer à l'assaut.

Invoquant son pouvoir, Angrad fit une fois de plus appel à Armazour.

« Déjà, s'exclama ce dernier en surgissant du rempart, décidément tu ne peux plus te passer de moi.

— C'est tout à fait vrai mon bon ami, lui répondit le seigneur du feu en souriant. »

Ils échangèrent rapidement une poignée de main avant de procéder à un court rituel, complexe, propre aux habitants du plan de Rual.

« La guerre est à nos portes, alors je t'ai appelé pour noircir ta lame et déchaîner tes sortilèges. Combats à mes côtés et je te ferais forger un plastron dans le métal de ton choix par les meilleurs forgerons de la maison de Tarak.

— Ainsi soit-il, répondit le guerrier de pierre tout en dégainant son cimeterre. Rappelle-toi tout de même que tu me dois toujours un paiement.

— Bien sûr, escroc au cœur de pierre, plaisanta Angrad en tapant sur le bras de son ami.

— Très bien, seigneur du briquet, le railla plaisamment l'élémentaire en retour, dites-moi comment je puis me rendre utile ?

— Comble la brèche de mon rempart, use de tout ton pouvoir s'il le faut, lui répondit Angrad, redevenu sérieux.

— Je vois des tunnels dans le sol, rien ne tiendra par-dessus, souligna Armazour.

— C'est pourquoi tu risques d'utiliser tous tes schémas de création minérale, lui indiqua le patriarche initié. Comble les tunnels sous la muraille en priorité, rehausse le rempart au maximum puis reviens me voir.

— À tes ordres, ironisa le guerrier de pierre avant de disparaître dans la muraille. »

Maintenant qu'il avait rappelé son ami à son service, Angrad prit la place d'un Hunkeni au bord de la muraille. Ce faisant, il se retrouva coude à coude avec un vieux Grungi qui fouillait l'obscurité des yeux. Dès qu'il eut rejoint la ligne des défenseurs, Angrad questionna son voisin.

« Où sont-ils ?

— Plus très loin, Zharr Gromthi, lui répondit le mineur d'une voix nasillarde. L'écho brouille les sons alentour, mais certains bruits ne trompent pas. L'ennemi s'est arrêté à cent pas depuis une minute. Je ne comprends pas leur langue, mais ils reçoivent des ordres de leurs arrières.

— Et ils ne chargent pas, s'interrogea Angrad ? Voilà qui tranche avec leurs habitudes barbares…

— Ip, murmura le longue barbe en calant le morceau de Frongol qu'il mâchonnait dans sa joue. Je n'aime pas que les trolls se préparent, c'est toujours mauvais signe.

— Alors, secouons-les un peu, gronda Angrad en traçant son schéma de lanternes magiques. »

Projetant le sortilège par la trame astrale en face de lui, le seigneur du feu fit apparaître quatre lanternes spectrales au hasard cent pas au-delà des remparts. La ligne de lanterne s'alluma, révélant les troupes du Botaan massées autour d'une tour d'assaut. Les autres brandissaient des échelles.

Alors même que la lumière éblouissait ces monstres, Angrad entendit son frère donner l'ordre de tirer. Les arquepieux s'alignèrent sur la tour tandis que les plus légères frappèrent les troupes au premier rang.

Maintenant sous la menace des lumières, les Vongal rompirent les rangs pour se précipiter en avant, masses et échelles brandies.

Au même moment, des lueurs pourpres malsaines firent briller certaines parties de la muraille. Les ogres-mages avaient prévu de mettre les nains en lumière avec leur odieuse magie de sang, mais Angrad les avait pris de vitesse.

Sans laisser le temps aux troupes massées devant lui de réagir, le seigneur du feu fit bouillonner son poing fermé. Tendant l'index vers la tour de siège, Angrad tira dans ses roues.

La bille incandescente touchant la tour fit jaillir une boule de feu qui souffla les ogres qui la poussaient en avant. Brûlés, la plupart ne se relevèrent pas, à l'exception des barbares. Pris de frénésie, ils abandonnèrent la tour pour se ruer vers les remparts.

La tour, elle, ne subit aucunement les affres du feu. Une rune, située à ses pieds, brilla, aspirant les flammes qui tentaient de morde son bois. Angrad contempla l'œuvre des prêtres de Goria : seule cette congrégation pouvait ainsi user du pouvoir d'Ajax.

Ces équipiers bientôt remplacés par d'autres monstres, la tour de siège continua sa lente progression vers le rempart est.

Si Angrad enrageait de voir Ajax si bien servir ses ennemis, il ne s'avoua pas vaincu pour autant. Suivant le tracé précédent toujours visible dans la trame astrale, il fit jaillir de nouveau un mur de feu au pied des remparts ouest et sud. Au moins pouvait-il offrir cet appui à son frère et au Thane.

La horde hurlante se jeta bientôt sur la muraille est, tentant de percer les maigres fortifications que les Ungdrini avaient montées sur la brèche. Une demi-douzaine de monstres réussirent, semant la pagaille dans les rangs des défenseurs.

Armazour finit sa besogne à ce moment, car des rochers jaillirent des profondeurs pour combler la brèche et remonter le rempart. Certes, cette nouvelle portion de mur n'offrait pas une protection idéale, mais au moins bouchait-elle la faiblesse des fortifications.

Le guerrier de pierre jaillit en même temps que les torchères de Migdhal Khatûl rugirent de nouveau.

« Beau travail, mon ami, le félicita Angrad. Va vite enliser les deux tours qui avancent sur le rempart sud, avec ta technique, le pressa le patriarche initié. Je vais faire de même ici. »

Alors que le combat commençait, entre les premiers trolls surgissant des échelles et les défenseurs, dans un fracas assourdissant, Angrad incanta les schémas de transmutations que son compagnon lui avait enseignés. Plongeant ses doigts auréolés d'énergie dans la trame astrale, le seigneur du feu y déchargea son sortilège.

Autour de la tour de siège et à ses pieds, la roche se ramollit rapidement jusqu'à se changer en boue. Les équipiers tentèrent de la sortir du guêpier, mais elle se retrouva vite embourbée dans dix coudées de boue.

Sans laisser de temps aux sbires du Botaan de récupérer leur bien, Angrad incanta le schéma inverse, scellant la tour de siège dans la pierre.

Un rugissement ramena le seigneur du feu à un danger plus immédiat. Un des ogres barbares survivants finissait de grimper l'échelle pour se jeter sur lui. Deux nains tentèrent de lui faire barrage, mais la frénésie décuplait les forces du monstre. Brandissant sa massue en passant au travers des défenseurs, le barbare frappa Angrad violemment.

Secouant la tête pour retrouver ses esprits, Angrad vit les deux défenseurs projetés en contrebas par la bête enragée. Le rempart est, non protégé par le mur de flammes, se faisait submerger par les troupes d'assaut de Gog. Il pouvait tomber d'un instant à l'autre.

Fort de l'initiative qu'il avait prise durant le combat, Angrad profita d'un moment de répit pour décharger un de ses plus puissants schémas destructeurs. Alors que les flammes dansaient dans ses yeux et malgré la menace de son agresseur, le seigneur du feu tissa dans la trame un schéma à cinq niveaux. Puisant depuis la source flamboyante au tréfonds de son être, il la relia à son schéma puis libéra le sortilège.

Tandis que le barbare, en face de lui, armait son coup pour enfoncer la tête du patriarche initié dans ses spalières, Angrad fit jaillir de sa gorge une gigantesque langue de feu.

Angrad étendit cette source de chaleur, d'un blanc-bleu, tout au long du rempart, embrasant les assaillants qu'elle touchait. Malheureusement, il en fallait plus pour abattre les puissantes troupes d'assaut de Gog. Le barbare, qui avait pourtant encaissé les deux sortilèges, porta un puissant coup de masse qui blessa à nouveau le seigneur du feu.

Le temps n'était plus à l'économie, aussi Angrad amena-t-il, depuis la trame astrale, une sphère de feu incandescente, un autre de ses puissants schémas, et la déposa au pied de son agresseur.

L'ogre terrible essaya de l'esquiver, mais la sphère consuma ses dernières forces, embrasant son cadavre.

La langue de feu dévorante d'Angrad avait permis de nettoyer le rempart des premiers assaillants, mais les suivants se ruaient déjà en lieu et place de leurs défunts prédécesseurs. Angrad vit un troll se jeter sur le rempart, projetant ses griffes sur lui. Heureusement le coup manqua.

Ne laissant pas son adversaire prendre pied au-delà du parapet, Angrad fit rouler sa sphère de feu sur le troll tout en libérant des rayons ardents alentour. La seconde vague d'attaquant devait être composée de Vongal moins expérimenté, car les dommages cumulés de la sphère et du rayon consumèrent considérablement le troll.

Si Angrad avait dû user de trop nombreux schémas à son goût pour repousser le premier assaut, au moins les nains du rempart est reprirent-ils le dessus grâce à cette débauche de sortilèges. Le seigneur du feu invoqua une seconde sphère de feu au pied du rempart, afin qu'avec la première, elles désorganisent les assauts, brûlent les échelles et leurs occupants.

Le combat avait été aussi intense que dévastateur. Laissant les aciers repousser les assaillants du rempart, Angrad se dirigeait vers la tour sud-est quand les rochers recommencèrent à pleuvoir. Les nains, massés au sommet de la tour avec leurs armes de jet et de trait, subirent de plein fouet ce bombardement. Voyant disparaître les défenseurs sous cette avalanche, Angrad accourut auprès des blessés.

À peine eût-il atteint la tour qu'il tomba sur le corps inerte d'Hodrik. Sans chercher à évaluer la situation plus avant, le patriarche initié fit appel à sa mystique. Après une courte prière à Duka en empruntant les pouvoirs de la Dame d'Or, il insuffla dans le corps d'Hodrik un souffle de vitalité qui le fit bouger. Un instant plus tard, l'acier inspirait de nouveau quand Angrad le libéra des rochers.

« Par les premiers-nés toussa l'éclaireur, j'ai cru voir ma mort.

— Pas si je peux l'empêcher, balbutia Angrad en l'aidant à se relever.

— Damnaz, éructa Hodrik en contemplant ses camardes alentour, je suis le seul survivant ? »

Angrad ne prit pas le temps de contempler l'étendue du carnage, car les ordres de Kohl percèrent la mêlée.

« Abandonnez les tours ! Évacuez les blessés dans le bastion. »

Déjà, Hodrik pressait Angrad vers le rempart est, les éjectant tous deux avant qu'une seconde avalanche de roches ne frappe la tour. Si les aciers avaient rejeté les derniers assaillants au-delà des remparts, il ne restait que peu de nains pour encaisser la prochaine vague.

À cent pas des remparts, les Vongal se regroupaient derrière les tours de sièges restants.

La troisième vague allait bientôt déferler sur Migdhal Khatûl.

« Repli dans le bastion, les blessés dans les étages inférieurs. »

Les ordres de Kohl avaient une fois de plus percé la cacophonie de la bataille, repris et répétés par tous les aciers encore valides. Angrad vit un flot de nains blessés se traîner dans le bastion, tandis que les guerriers organisaient la retraite en bon ordre.

Le patriarche initié ne compta pas les soins qu'il distribua durant ces longues minutes, redonnant vigueur aux aciers martelés par les massues et les rochers ennemis. La troisième vague avançait sur Migdhal Khatûl et les premiers Vongal remontaient déjà à l'assaut des remparts.

Sonné, Angrad avança dans un état second jusqu'au bastion. Trop occupé à faire jaillir des fontaines de vie et à tisser des flots de vitalité, le patriarche initié dilapidait sa puissance mystique dans l'espoir de limiter autant que possible les pertes naines.

Gulnyr le rejoignit bientôt et Angrad le remit sur pied tandis que le vieux protecteur le couvrait. Les nains affluaient dans le bastion pendant la retraite générale, et le seigneur du feu vit passer le corps du Thane Sourcils d'Argent, seul mort qui fut rapatrié. Au pied de la porte, le patriarche initié continua de soigner les aciers sur les remparts et dans la cour. Un mur de boucliers géant protégeait le repli des étains et des ors. Armazour bataillait aux côtés de Kohl, jouant de ses pouvoirs pour entraver l'ennemi.

Angrad usa de protections mystiques sur le Thrung, afin que les nains résistent mieux aux assauts des sbires du Botaan. Très lentement, tous reculaient à l'intérieur du bastion de Migdhal Khatûl. Priant Duka de veiller sur son peuple, le patriarche initié laissa la lumière du chemin d'or guider les défenseurs et éconduire les assaillants.

Finalement, les remparts extérieurs furent pris, et Kohl fit entrer le dernier mur de boucliers. Reculant au pas, laissant les lanciers harceler les géants, Kohl tonna à l'attention d'Angrad.

« Mon frère, il me faut un répit. Déchaîne tes pouvoirs. »

Las de ce long combat, frustré de ne pas avoir pu opposer sa puissance aux sorciers du Botaan, Angrad ferma les yeux.

Instantanément, il se retrouva dans son for intérieur, contemplant le lac de lave en son centre. Lévitant au-dessus, le seigneur du feu interpella le Primordial.

« Ainsi tu armes mes ennemis, après Goria, le Botaan ? »

Mais les desseins des Primordiaux sont impénétrables et ils ne répondent pas aux questions : seul le silence répondit à Angrad.

« Très bien Ajax, je vais moi aussi user des pouvoirs que tu m'as accordés ! Est-ce là ton dessein, laisser tes pouvoirs se déchaîner sur mon monde ? »

Le lac de lave resta un miroir scintillant, ne laissant pas même une bulle en crever la surface.

Pointant sa main vers le miroir d'Ajax, Angrad entreprit d'en tirer une incroyable puissance. Le Primordial ne fit rien pour empêcher ou aider le patriarche initié, le laissant seul maître de ce pouvoir.

Alors qu'il revenait à la bataille, Angrad constata que Gulnyr le protégeait toujours, ainsi qu'Armazour. Le mur tentait de reculer en bon ordre malgré la masse d'ennemis qui l'assaillait.

Des chapelets de crânes et des cicatrices rituelles ornaient ces trolls, ogres, ettins et cyclopes. La fine fleur des vétérans du Botaan martelait, en une dernière vague, la résistance naine.

Les yeux pleins de flammes surchauffées, les mains incandescentes, Angrad apella les serviteurs d'Ajax dans la langue des flammes. Traçant dans les airs un sceau complexe qui mêlait sept figures dans la trame astrale, le seigneur du feu ouvrit un passage entre les mondes juste au-dessus des vétérans du Botaan.

Une flopée de météores brûlante vinrent s'abattre sur eux depuis le trou élargi dans le maillage astral. Les monstres hurlèrent tandis qu'une pluie de feu s'abattit sur eux.

Puis la pluie se releva.

Les puissants élémentaires de feu invoqué par Angrad commencèrent à porter la flamme dans le cœur de l'armée ennemie.

Alors que les nains continuaient de se replier et que les portes commençaient à se refermer, Angrad continua à déchaîner son pouvoir. Se focalisant sur la pierre-esprit ornant son front, le patriarche initié fit de nouveau tomber un bombardement d'élémentaire, par le passage entre les plans, avant que la trame astrale ne se referme, en même temps que les portes du bastion.

« Heureusement que tu étais là, le félicita Kohl en se rapprochant d'Angrad. Sans tes soins, nous n'aurions pu faire retraite.

— Oui, Continua Gulnyr pour son patriarche. Même si nous avons pu tenir les remparts si longtemps, il était inévitable que nous les perdions, vu le nombre de nos ennemis. Vos murs de flammes auront forcé d'autres ennemis à intervenir.

— Le Botaan est venu avec des alliés dans le Dharkhangron, s'inquiéta Angrad ?

— Mokvag, cracha Kohl ! Ceignant la couronne de Govag.

— Goria a un nouveau maître et les prêtres de la flamme ont choisi de pactiser avec les ogres-mages, expliqua Gulnyr. Bloqués par les flammes, les Vongal se sont rués sur nos positions nord et sur la porte.

— Mokvag a déployé cent soldats de feu, exposa Kohl. Ils ont assailli l'ouest et le sud. Il fallait alors se replier.

— Je vais demander le compte des valides aux Valagi, seigneurs, proposa Gulnyr en s'esquivant. »

Malgré l'épaisseur de la porte métallique et des parois taillées dans le roc, Angrad entendit les tambours reprendre de plus belle. Mais n'avaient-ils jamais cessé ? La cacophonie des combats finit par devenir si faible qu'elle ne filtra plus jusqu'à Angrad. Les nains, emprisonnés dans leur forteresse, attendaient nerveusement l'ultime assaut. La peur se lisait sur bien des visages ainsi que la lassitude et le chagrin.

Voyant le moral des nains autour de lui s'effondrer, Angrad ne comprenait pas comment son frère pouvait rester aussi inexpressif. Celui-ci capta son regard et sourit.

« Tes messages ont été reçus, murmura Kohl à oreille d'Angrad.

— Et, questionna le patriarche initié sans comprendre ?

— Alors, répondit Kohl, haussant la voix pour être entendu de tous, un Drangthrong arrive ! La reine mène nos aciers à la bataille.

— Mais comment ? bafouilla Angrad incrédule.

— Le charnier, expliqua Kohl. Magrim a prévenu la reine. Elle a ordonné à Drangdvit de marcher sur Migdhal Khatûl. Magrim a pris son envol. Il a repéré des Vongal marchant avec des troupes de Goria. Il les harcèle depuis. Volgit a rejoint le Drangthrong. Bolka l'accompagne avec les Rualundi.

— Mais depuis quand le sais-tu, explosa Angrad ?

— La première vague, répondit Kohl. Volgit m'a parlé par le Rinn Rikkaz. Ils approchent ! »

Médusé de ne pas avoir été prévenu, Angrad regarda Kohl regonfler le moral des défenseurs.

« Dawi, cria-t-il, Drangthrong Katalhüyk Anu ! Rinn Volgit Rink Drangthrong ! »

Tandis que les nains alentour reprenaient couleur et courage, Kohl continua.

« Il faut tenir. Durak Dawi ».

Malheureusement, l'ennemi au-dehors ne souhaitait laisser aucun répit aux défenseurs. Les chocs de jets de roches reprirent, martelant les parois du bastion. Les tambours déments s'étaient rapprochés, leur tintamarre couvrant presque le remue-ménage à l'extérieur.

Presque, car un coup sourd retentit sur la porte.

Un instant plus tard, un autre la fit résonner.

Armazour, parti en éclaireur, revint les prévenir.

« Ils ont amené un bélier !

— Dawi, rugit Kohl alors que les gonds commençaient à bouger sous les impacts, Thrungar ! »

Les coups de bélier continuèrent de résonner dans le bastion, alors que chaque choc déformait un peu plus la porte. Les maçonneries s'effritaient, laissant tomber une pluie de petits débris. Sortant de plus en plus de son logement, la lourde porte métallique ne retiendrait pas indéfiniment les sbires du Botaan.

« Il me faut plus de nains valides, déclara Kohl. Pour tenir, il faut tourner. Rejoins les Valagi, Angrad, soigne autant de combattants que possible.

— D'accord, mais je garde quelques réserves pour Gog et ses disciples, négocia le seigneur du feu.

— Accordé, murmura le patriarche en se plaçant au centre du Thrungar. »

Se faufilant vers l'arrière, entre les défenseurs, après avoir décuplé les forces de Norri et de ses acolytes retenant la porte, Angrad descendit vers les entrepôts. Il rejoignit rapidement les Valagi et le reste des défenseurs.

Angrad fut consterné par le peu de nains qu'il compta alors que Gulnyr prenait les rapports des Valagi barbe-graviers. Se joignant à eux, les infirmiers implorèrent le patriarche initié.

« Seigneur, geignit l'un d'eux, il nous faut un miracle. Un tiers des nains de la colonie a péri et le second tiers est hors combat.

— Le dernier tiers s'en sort à peine mieux, la plupart sont blessés, renchérit un second.

— Le seigneur Angrad nous a permis une retraite en bon ordre, intervint Gulnyr. Sans lui et ses soins massifs, nous accuserions deux tiers de morts au lieu d'un.

— Justement, commença Angrad. Je viens soigner la relève. La reine arrive, déclama-t-il, pour que chaque blessé l'entende. Elle mène un Drangthrong, mais il faut tenir.

— Qui est prêt à coller son bouclier au mien, tonna Gulnyr ? Qui est prêt à planter sa lance dans le cœur des bourreaux de Migdhal Khatûl ?

— Drengi ! hurlèrent une bonne vingtaine de nains parmi les plus gravement touchés. »

Angrad contempla ces nains blessés, parfois au bord de la mort, sur le point de retourner au combat. Si son cœur débordait de fierté devant leur résolution stoïque, il saignait tout autant de les renvoyer vers une mort certaine.

Une fois encore, le patriarche initié fit jaillir la fontaine de vie qui redonna vigueur à ses héroïques défenseurs. Puisant dans ses dernières forces mystiques les plus puissantes, il remit sur pied les nains blessés de Migdhal Khatûl, afin qu'ils meurent pour défendre leur foyer.

Équipés de bric et de broc, les blessés rassemblèrent leurs armes pour remonter au pas cadencé derrière Gulnyr.

Épuisé, meurtri par tant de sang nain versé sur les pierres du Grit Hirnzilfin, Angrad remonta derrière la colonne, pour finalement déboucher dans le bastion où le combat faisait rage.

Le sang dans les veines du patriarche initié ne fit qu'un tour.

Face à lui, engagés dans un féroce corps à corps où ils prenaient l'avantage, les soldats de feu butaient sur le Thrungar. Leurs longues lances d'acier noir posées sur leur loricas16 de plaque frappaient les nains depuis les hauteurs, tandis que leurs grands boucliers cognaient le Thrung.

Derrière eux, prêts à déborder la formation naine en cas d'ouverture, des joueurs d'épées se préparaient au combat.

« Laissez-moi passer, hurla Angrad en fendant la foule des défenseurs. »

De rage, le patriarche initié fit voler trois disques de pierres qui vinrent se fracasser sur trois lanciers de feu.

Trois autres projectiles vinrent blesser trois autres lanciers avant qu'il ne se retrouve derrière Kohl.

Inexpugnable, le patriarche avait dû faire reculer sa ligne à cause des pertes subies au cours de l'affrontement. Des nains blessés traînaient leurs camarades inconscients ou morts tandis que d'autres prenaient leurs places. Sentant son frère dans son dos, Kohl continua d'ordonner le curieux et complexe système de roulement entre les guerriers nains.

Laissant Kohl à la manœuvre, Angrad invoqua un schéma pour châtier ses ennemis.

« Duka, maudit soit le chemin des rejetons de Goria, psalmodia-t-il. Assombris leur destin ! »

Libérant une impulsion grâce à la mystique du peuple nain, Angrad aveugla les géants de feu au contact du Thrung, les blessant au passage.

« Dawi, Drengi, scanda Kohl afin de profiter de la cécité temporaire de ses ennemis. »

Se portant en avant, le patriarche déchaîna Baraz Zagaz en une puissante série de coups meurtriers, achevant par deux lanciers.

« Duka, maudite soit la progéniture de Goria, répéta Angrad. Que leurs destins ne soient que ténèbres !

— Dawi, Vengryn Migdhal Khatûl, exhorta Kohl dans une seconde charge. »

Les nains pressèrent de toute part les géants aveuglés, regagnant le terrain perdu à coup de hache. Le corps à corps continua alors qu'Angrad saisit l'arme d'hast d'un nain défunt, cisaillant les chairs des soldats de feu.

Si les géants perdirent du terrain, ils recouvrèrent vite leurs esprits. Se lançant dans un sauvage corps à corps, un des joueurs d'épée transperça Gulnyr de part en part, l'envoya voler.

Se détournant sans plus faire attention à la formation, Angrad se précipita sur le corps du protecteur. Puisant, une fois encore, dans les pouvoirs de Duka, le patriarche initié y insuffla la vie, l'arrachant des griffes de la mort.

Dans un hoquet sanglant, Gulnyr revint du côté des vivants. Saisissant le poignet du seigneur du feu, le vieux protecteur planta son regard dans le sien.

« Soignez-moi, je dois y retourner, murmura-t-il.

— Tu viens de frôler la mort, l'apostropha Angrad ! Un autre peut prendre ta place.

— Tous ne sont pas maîtres protecteur et Gromtrommi, lui répondit Gulnyr dans un souffle. Thrungar, seigneur. Ils ont besoin de moi. »

Rageant en insufflant des forces dans le corps fendu du protecteur, Angrad referma les blessures de Gulnyr avant de le laisser reprendre sa place en première ligne.

Le combat faisait rage autour d'Angrad. Le Thrung, privé de Gulnyr, avait laissé plusieurs joueurs d'épées semer la mort dans les rangs des défenseurs. Encerclés, les trois géants de feu encaissèrent de nombreuses blessures avant de trépasser. Plusieurs aciers moururent autour du patriarche initié, mais il n'avait plus qu'un seul schéma de souffle de vie.

Dorénavant, il ne soustrairait plus qu'un nain à la mort.

Ce dilemme déchira Angrad alors que les soldats de feu sonnaient la retraite.

Si le repli des troupes de Goria se fit en bon ordre, la situation fut tout à fait différente pour les nains.

En face de la porte, une vingtaine de géants se tenaient sur les remparts, encadrant un ogre-mage. Ces géants des collines disposaient de projectiles disproportionnés et leur confiance placide rappela à Angrad la description que le Gottal avait faite des bourreaux de Durbar.

Au-dessus de la porte, assis sur un tas de corps, un ogre-mage observait la scène. Il était colossal et terrible. Des veines noires parcouraient ses membres d'une blancheur de nacre salie. Son corps, boursouflé et disproportionné, suffisait à occuper le rempart où dix nains s'étaient alignés sous la direction de Gofnyr. Sous cette peau blanchâtre et translucide roulaient des muscles puissants pleins d'un sombre pouvoir.

Chacun pouvait voir les terribles mutilations que la créature, à peine habillée, avait subies, ainsi que les chairs écœurantes, régénérées par une magie maudite. Pourtant, malgré leur teinte blafarde et leur aspect cadavérique, la vie semblait déborder de ces chairs torturées. Têtes réduites, colifichets morbides et autres composants hermétiques ornaient le torse, à la musculature disproportionnée, de la créature.

Une massue cerclée de fer irradiant de pouvoir trônait aux pieds du colosse. Les dimensions de l'arme étaient pareilles à celles de son porteur : démesurées. Une des mains du colosse reposait négligemment sur la poignée de cette masse gigantesque, Angrad jura que le sang noir de la créature, non seulement s'y écoulait, mais encore y circulait.

Une de ses deux têtes mâchonnait distraitement les restes d'un défenseur, pointant son œil unique et malsain en direction des deux patriarches. Son cou était orné de crânes divers dont les orbites rayonnaient d'une lueur immatérielle, aux reflets sanglants. Des scarifications rituelles parsemaient son visage gonflé, témoignant des nombreuses victimes qu'il avait dévorées.

Mais l'autre tête était plus terrifiante encore. Embellie de perles et colliers précieux, le visage magnifique d'une femme, à la beauté sculpturale, se dressait pareil à un crâne planté sur une pique. Déformée par la mort, cette beauté macabre fixait Angrad de ses yeux aveugles, qui pourtant le percèrent jusqu'à l'âme.

Émacié, momifié, ce visage féminin magnifique tranchait avec le second, boursouflé et débordant de vitalité.

La créature s'adressa alors à la foule, reposant son en-cas sur sa large cuisse bouffie.

Sa voix terrible révéla son identité, alors qu'un timbre mielleux et haut perché sortit de la tête boursouflée, assourdi par l'accent sépulcral du cadavre somptueux.

« Kohl, Angrad, quelle joie de vous voir enfin, gloussa Gog ! J'espère que vous avez aimé ma petite fête ? Mes amis et moi sommes enchantés de participer à votre banquet ! »

N'y tenant plus, alors qu'enfin l'ennemi se présentait à sa portée, Angrad libéra un de ses plus puissants sortilèges.

Traçant à toute vitesse un symbole à huit niveaux, tordant ses doigts pour nouer la trame astrale selon sa volonté, le patriarche initié déchargea un flot d'éther jusqu'à Gog. Déformant sa voix pour prononcer l'incantation hachée, il fit jaillir une prison autour de Gog, l'enfermant dans une cage astrale.

« Bravo, Angrad, je suis maintenant ton prisonnier, se moqua le seigneur du Botaan. Et toi le mien ! Maître avalanche, faites votre office. »

Partout sur la muraille, les lanceurs de rochers commencèrent leur bombardement, jetant des tonnes de pierres par l'ouverture béante de la porte arrachée. Angrad, couvert par les protections qu'il avait tissées autour de lui, se concentra, malgré les chocs répétés des projectiles qui l'atteignirent.

Usant d'un nouveau sortilège, il déchira la trame astrale en direction de Gog. Si l'oracle de Dolgrim avait laissé filtrer accidentellement des décharges astrales, le seigneur du feu avait compris comment en écarter les mailles afin de les faire jaillir.

Aussitôt que les doigts crispés du patriarche initié eurent déformé suffisamment la trame, sept rayons vinrent frapper Gog et les créatures alentour.

Le seigneur ogre-mage, frappé par un rayon rouge et un jaune, fut parcouru d'une intense décharge électrique et de flammes qui l'embrasèrent. Malheureusement, ces effets dévastateurs ne firent que des blessures modérées au maître du Botaan.

Maître avalanche par contre, ainsi qu'un autre lanceur de rocher, fut atteint par des rayons bleus qui les pétrifièrent.

Trois autres lanceurs furent touchés par des rayons jaune, vert et indigo. Le premier fut réduit à un tas de cendre, le second mourut en vomissant son sang et le troisième sombra dans la démence.

Si le sortilège d'Angrad désorganisa complètement la ligne des tireurs, les premiers rochers avaient déjà forcé Kohl à sonner la retraite vers les niveaux inférieurs.

« Mon frère, hurla Angrad, Gog est à portée de mains !

— Protégé par ses troupes, répliqua le patriarche. C'est un piège ! »

Tandis que les remparts se remplissaient de nouveaux lanceurs de rochers et que les nains tentaient de se replier en bon ordre, Gog ordonna à une de ses créatures de fendre la foule des défenseurs. La bête, un ogre dément couvert de marques de tortures, dont les bras avaient été arrachés, courut au milieu des nains malgré les nombreux coups qu'il subit.

« Chers Nains, laissez-moi vous présenter la terreur, exulta Gog, depuis sa cage de force. »

À ces mots, la créature martyrisée commença à luire d'une aura malsaine. Les scarifications couvrant son torse et son dos révélèrent un glyphe terrifiant. En la voyant, les nains, paniqués, se ruèrent vers les profondeurs. La retraite fut immédiatement transformée en débâcle sous les ricanements sinistres du maître du Botaan.

Bien que plusieurs rochers vinrent terrasser l'ogre scarifié, le mal était fait. Il ne restait, parmi les défenseurs, que Kohl et Angrad en pleine possession de leurs moyens.

« Il est temps de finir le travail, mes chers petits, dit Gog. Dévorez-les tous et ramenez-moi mes deux barbus ! »

À ces mots, une horde avide de chair fraîche se jeta dans le bastion alors que les nains terrifiés couraient en tout sens. Angrad, impuissant, regarda les fiers défenseurs de Migdhal Khatûl paniquer, tentant de s'échapper vers les niveaux inférieurs. Kohl, imperturbable, reculait pas à pas, laissant Baraz Zagaz inonder de sang noir les dalles du bastion.

Il ne restait plus qu'eux deux.

Se repliant dans son espace intérieur, où il aurait le temps de faire le point, le patriarche initié fit l'inventaire de ses forces et schémas restants.

Survolant rapidement son pan de Khaz hermétique, Angrad évalua ce qui restait de ses trente six schémas. Il pouvait encore lancer huit faibles sortilèges, deux modérés et un puissant. La bataille lui avait déjà coûté les deux tiers de son hermétique.

Se tournant vers son temple intérieur, le seigneur du feu put constater à quel point ses forces mystiques avaient été consommées. De ses quarante schémas divins, il n'en restait que le quart, en majorité des sortilèges de faibles puissances.

Au moins n'avait-il que peu touché aux pouvoirs que lui conféraient Ajax et Duka, ces jokers ne pouvaient être conservés en réserve plus longtemps.

Plongeant son regard dans le lac de lave, le seigneur du feu tenta une fois encore de prédire les intentions du Primordial.

« Puisque tu laisses les soldats de feu insensible à ton pouvoir, je me tournerais donc vers Rual, s'exclama Angrad. »

Comme la fois précédente, il n'obtint aucune réponse.

Usant d'un de ses plus puissants jokers, le patriarche initié rappela sa forme élémentaire originelle, transmutant pour quelques minutes son corps vers la perfection primordiale.

Revenant dans le bastion de Migdhal Khatûl, alors que le combat faisait rage autour de lui, Angrad laissa la puissance divine envahir son corps. Sa peau se changeait en basalte, son sang se changea en lave et ses muscles bouillonnèrent de la fournaise des profondeurs. Chargé par de barbares ogres, leurs assauts éclatèrent sur la peau du patriarche initié, ne lui occasionnant que peu de dommages.

Sans attendre que les sbires de Gog envahissent complètement le bastion, Angrad déchaîna son schéma hermétique le plus puissant. Parfaitement maîtrisé, à contrario du portail vers Dol Gromdal, Angrad tordit aisément la trame astrale en huit imbrications pour en tirer la puissance nécessaire.

Aussi rapidement que s'il devait embraser les deux ogres, le patriarche initié réalisa le tissage complexe du schéma, fruit d'années d'entraînement. Relâchant les fils maillés, il prononça, de sa gorge minérale, l'incantation métallique libérant le sortilège. Projetant le flux astral sur son frère, Angrad contempla les reflets métalliques le recouvrir.

Comme Angrad, Kohl reprenait pour quelques minutes son corps originel de roche, de métal et de cristal.

Ainsi transmutés, les deux patriarches semèrent la mort parmi les troupes du Botaan. Kohl, quasi insensible aux coups que lui portaient les vétérans de Gog, taillait la chair avec une force décuplée par son corps métallique. Angrad, dont le corps surchauffé libérait des jets de vapeur brûlants à chaque coup reçu, embrasait les assaillants autour de lui.

Sachant que la cage retenant Gog ne se maintiendrait plus que quelques instants, le patriarche initié déchaîna des traits de feu sur le maître du Botaan. Évidemment, ils ne seraient pas assez létaux pour terrasser le terrible ogre-mage, mais au moins Angrad pouvait-il continuer de blesser le néfaste sorcier.

Si le seigneur du feu, grâce à l'usage des forces qui lui restaient, permit à la moitié des nains de fuir aux niveaux inférieurs, l'autre moitié subit les assauts brutaux et funestes des hordes de Gog. Angrad ne put sauver Norri, dont le destin fut tragiquement achevé sous les coups de deux trolls furieux.

Finarin, lui aussi, fut arraché au dos de son patriarche par un barbare cyclope, qui, lui saisissant la tête, la broya comme un fruit trop mûr avant de le jeter au loin.

Si Kohl put rageusement châtier le bourreau du cuisinier, Angrad fut impuissant à le sauver.

Il ne pouvait dorénavant plus arracher des griffes de la mort qu'un seul nain, et ce nain serait Kohl.

Dans un chaos indescriptible, Angrad descendit les escaliers menant aux entrepôts sous Migdhal Khatûl aux côtés de Kohl et Gulnyr. Afin de protéger leur retraite, le seigneur du feu noya la salle au-dessus d'eux dans un nuage incendiaire. Si les pertes naines étaient colossales, Angrad comptait bien équilibrer les comptes en déchaînant ses derniers jokers.

Tandis que les sbires du Botaan étouffaient dans un nuage de cendre, fuyant pour sauver leur vie, les défenseurs profitèrent de ce répit pour s'organiser. Les troupes de Goria, insensibles au feu, ne tarderaient pas à descendre l'escalier pour déloger les dernières forces de Migdhal Khatûl.

Au pied de l'escalier, il ne restait plus qu'une vingtaine de nains. Kohl, bouclier en avant, barrait l'accès avec un jeune acier. Gulnyr, aux côtés de son patriarche, couvrait l'autre flanc de la dernière marche. Un autre acier et deux Grungi finissaient de bloquer l'escalier.

Derrière eux, Angrad, armé d'une lance, Kramir et cinq autres survivants brandissaient des armes d'hast au-dessus des casques de la première ligne.

Encore plus loin, Hodrik attendait patiemment, son arbalète chargée dans les mains. Six défenseurs Grungi, Hunkeni et Ungdrini s'affairaient autour de deux arquepieux. Ils avaient apparemment réussi à sauver ces deux balistes légères durant la retraite des remparts et comptaient bien s'en servir.

Deux patriarches, quatre aciers, six Grungi, six Ungdrini, un Hunkeni et deux Hunki, tous blessés, et dix autres défenseurs moribonds en réserve formèrent le dernier Thrungar de Migdhal Khatûl.

Heureusement pour les défenseurs, les géants ne pouvaient descendre que deux par deux.

Avant que les premiers soldats de feu ne se présentent, Angrad eut le temps de sacrifier ses dernières forces mystiques afin de soigner les derniers défenseurs. Les troupes de Goria, disciplinées, mirent beaucoup de temps à les atteindre. Le patriarche initié put restaurer toute la vitalité de la première ligne en prévision du dernier combat.

Restant maintenant en réserve, le seigneur du feu perdit toute notion du temps. Les assauts successifs des géants de feu ainsi que les frappes incessantes qu'il porta sur ces agresseurs, les temps de pauses entre deux phases de combat : tout cela doublé d'une grande fatigue, le plongea dans un état second.

Afin de ronger le moral des défenseurs, les troupes de Goria firent tourner les assaillants, changeant de rythme entre chaque attaque.

Les tambours résonnèrent dans tout Migdhal Khatûl et les nains entendirent les grondements des murailles abattues par Gog et son engeance.

Seuls les rares paroles de Kohl et le rappel du Drangthrong en marche maintinrent le moral des derniers défenseurs. Se trouvant en surnombre, les nains réussirent ainsi à tenir le Thrungar plusieurs heures.

Gog dut s'impatienter, car Angrad entendit les sombres obsécrations d'un ogre-mage invoquant ses terribles forces. Pendant près d'une minute, le sorcier de sang usa de ses pouvoirs pour se transformer en un juggernaut invincible. S'il descendait ainsi, ce serait leur fin.

Mais Angrad lui réservait une mauvaise surprise. Changeant de place avec un des Grungi, le patriarche initié se démunit d'un de ses jokers pour siphonner toute magie autour de lui. Écartant les mailles de la trame astrale, il usa d'un tissage complexe pour se relier à son schéma. Si les quelques sortilèges encore actifs sur lui et alentour furent aspirés, il en serait de même pour les pouvoirs de l'ogre-mage.

Celui-ci, croisement détestable entre troll et ogre, sauta depuis le niveau supérieur pour écharper et dévorer les défenseurs. Malheureusement pour lui, ses maléfices furent siphonnés dès qu'il posa le pied à côté d'Angrad.

Même privé de ses pouvoirs, l'ogre-mage fut un terrible adversaire qui eut le temps de tuer deux nains avant de s'enfuir.

Si les défenseurs n'arrivaient que rarement à achever les monstres qui descendaient à leur rencontre, ils n'avaient jusqu'alors subi aucune perte supplémentaire. Le sortilège d'Angrad leur accorda une heure de répit, mais ne sauva pas les deux malheureux.

Les défenseurs de Migdhal Khatûl, menés par le patriarche Kohl, encaissèrent encore d'autres tentatives pour les déloger. Les tambours s'étaient finalement tus, mais les défenseurs avaient assisté à la destruction de leur bastion. La colonie, construite durant le creusement d'Ungdrin Ankor, avait été mystérieusement abattue par une force invisible.

Il ne restait alors de Migdhal Khatûl que la maigre salle souterraine dans laquelle se terraient ses derniers défenseurs.

Puis les tambours reprirent.

Discordants, emplissant la salle souterraine de martèlement chaotique, Angrad sentit les roches alentour trembler et des gravillons commencèrent à tomber du plafond.

Risquant de finir écrasés et ensevelis, les nains ne tinrent que grâce au seigneur Kohl :

« Dawi, tendez l'oreille, ordonna-t-il. Rinn Khrum. Le Drangthrong engage le combat.

— Gog n'abandonnera pas aussi facilement, répondit Angrad, d'une voix forte et claire. Dawi, tenez bon. Puisse Duka vous donner la force et la vigueur de tenir cet ultime Thrung. »

Ce faisant, le patriarche initié usa de ses derniers schémas hermétiques pour renforcer les défenseurs de Migdhal Khatûl. C'en était fini de ses sortilèges hermétiques et il fallait maintenant tenir et prier pour que les troupes de la reine arrivent à temps.

Les tambours accéléraient leur cadence infernale, si bien que le plafond commença à se décrocher autour de l'escalier.

Reculant précipitamment, les défenseurs ne purent retenir la charge d'un ogre-mage et de ses sbires.

Dépensant ses dernières forces mystiques, Angrad protégea Kohl, puis lui-même, des malédictions que Gog et ses sbires pourraient leur faire subir. Il ne restait plus qu'un seul schéma au seigneur du feu : de quoi sauver son frère des griffes de la mort. Il était maintenant réduit à n'être pas plus efficace qu'un lancier ou un initié débutant.

Un tiers des nains périrent lors de l'effondrement du plafond et un autre tiers après la charge de l'ogre-mage. Son Vongal, affamé, cherchait, depuis les hauteurs, à sauter sur les derniers défenseurs.

Dos au mur, Angrad se retrouva coincé entre Hodrik et Kramir, derrière Kohl et Gulnyr. Les derniers défenseurs tentaient de se masser autour d'eux. Tous cherchaient à tenir tandis que le Gardien des Serments rendait coup pour coup. Angrad continua bien de répandre les flammes, mais ses tours d'apprentis n'avaient pas la puissance ou la portée de ses sortilèges épuisés.

Les tambours du Botaan se mêlèrent aux Khrum des nains dans un tonnerre assourdissant, vaguement familier, porteur des derniers espoirs des défenseurs.

Rageuse, la horde massée autour des nains redoubla de frénésie et de fureur. Gulnyr finit par tomber au pied de Kohl qui lui fit rempart de son corps. Les flammes d'Angrad repoussaient un à un les trolls de passage. Invariablement, d'autres prenaient leurs places, harcelant le patriarche initié maintenant gravement blessé.

L'horizon du seigneur du feu s'emplit de gueules, griffes et massues s'abattant sur le petit groupe de nains, derniers survivants de Migdhal Khatûl.

Puis l'horizon s'éclaircit, comme si la masse d'ennemis diminuait. La horde déchaînée n'était plus que démence affamée, exhortée par l'ogre-mage qui réclamait les têtes des deux patriarches.

Brusquement, sa voix criarde se tut, remplacée par les martèlements du métal sur la chair.

Finalement, émergeant de la masse grouillante d'ennemis, Angrad les vit. Brandissant haut leurs marteaux dans une danse macabre, parant les frappes destinées à une autre, elles fracassaient, avec une impitoyable précision, coude, genou, cheville, bassin et crânes dans leur avancée implacable.

Marchant sereinement à trois de front, vaguement couverte par leurs servants protecteurs ou leurs hallebardiers Langktrommi, le déluge de leurs marteaux jumeaux ouvrait patiemment et inéluctablement un chemin vers les derniers défenseurs de Migdhal Khatûl.

Coiffées de leurs hauts heaumes scintillants, leurs longues tresses filées d'anneaux d'adamentium courraient de chaque côté de leur large poitrine. Recouvertes pour ne laisser que leur visage inexpressif apparent, elles avançaient avec grâce dans leurs lourdes armures de mitral.

Aspergées de quelques gouttes de sang noir, elles broyèrent, dans un silence implacable, les vétérans du Botaan. Dressant fièrement la tête, la figure ciselée de la reine brillait au gré des flammes alentour.

Les Rualundi.

La garde d'élite de la reine, fondée par Glorideth pour veiller sur Rual, sa mère et le trône.

C'était la première fois qu'Angrad les voyait au combat. La reine Volgit avait défendu à sa fille Glorideth et aux Rualundi de faire étalage de leurs compétences martiales. Ces frivolités étaient réservées aux mâles, et sa garde d'élite usait de son temps pour d'autres activités moins puériles.

Les seuls nains mâles acceptés dans l'enceinte de la forteresse des Rualundi, disposée juste sous l'esplanade du trône, étaient leurs consorts. Chacune disposait de deux à trois maris et ils taisaient ce qui se passait dans l'enceinte du Kazad Rinn Kvinn. La plupart du temps, ces maris étaient choisis parmi les guerriers protecteurs ou les hallebardiers ayant prouvé leur valeur.

S'ils suivaient leurs femmes au combat, Angrad put constater leur passivité. Couvrant les bords et les arrières de la formation, ils intervenaient à peine durant l'affrontement. Les Rualundi combattaient avec leurs converses17 dans une fluidité et une coordination mortelle. Les consorts, chargés de lourds sacs à dos, devaient servir de servants ou d'auxiliaires, évitant de parasiter inutilement la danse mortelle de leurs femmes.

Tandis que les Rualundi et Kohl finissaient d'achever les derniers monstres alentour, plusieurs Valagi et prêtresses se portèrent au secours des derniers défenseurs de Migdhal Khatûl. Aciers Langktrommi et consorts sécurisèrent le périmètre tandis qu'une prêtresse laissait jaillir une fontaine de vitalité, restaurant les forces des survivants.

À peine eut-elle fini que la Rualundi au centre de la formation s'adressa respectueusement à Kohl et Angrad, quoique sa voix fut sèche.

« La reine vous attend, patriarches consorts. »

Sans attendre de réponse, comme si aucune autre discussion n'était nécessaire, les trois Rualundi firent demi-tour. Marteau en main, progressant d'un pas sûr, elles repartirent d'où elles étaient venues, rapidement entourées de leurs consorts.

Kohl leur emboîta le pas, bientôt suivi par la prêtresse et les Valagi.

Un Langktrommi à la barbe rousse tâchée de sang noir cria aux rescapés.

« Tout le monde en marche rapide, suivez le rythme. On vous ramène en sécurité derrière le Drangthrong Thrung ! »

Avançant rapidement avec Kohl comme balise, mortifié par les combats et la perte de trop nombreux compagnons, Angrad était secoué. Du Gottal, il ne restait que Gulnyr, Kramir et Hodrik et il avait sauvé in extremis deux d'entre eux des griffes de la mort.

Durbar était mort écrasé par des rochers lors de l'assaut du bastion.

Gofnyr avait péri en défendant la grande porte de Migdhal Khatûl pendant la retraite.

Norri et Finarin avaient été balayés durant le terrifiant assaut du fort.

Bien d'autres s'ajoutaient à la liste.

Le Thane Ulfar Sourcils d'Argent avait péri en défendant le rempart ouest. Ses aciers avaient été dévorés par les vers géants ou les sbires du Botaan.

Sur les cent cinquante nains de la colonie, seulement dix avaient survécu. Il fallait aussi compter les Grungi combattant hors des murs dès le début de la bataille.

Combien de morts ?

Malgré tous ses pouvoirs, Angrad n'avait pu renverser le cours de la bataille. Pire encore, Gog n'avait pas eu à faire étalage de ses pouvoirs pour détruire Migdhal Khatûl.

C'était un désastre complet.

Jamais lui et Kohl n'auraient pu tomber entre les griffes de Gog. En dernier recours, il aurait amené son frère jusqu'à Dol Gromdal, condamnant tous ceux laissés en arrière. Au moins Gog n'avait pas découvert ce pouvoir.

Par contre, il avait assisté à tout ce que le seigneur du feu était capable de faire. Maintenant qu'il connaissait les puissants sortilèges d'Angrad, Gog pourrait chercher des parades.

C'est défait qu'Angrad pénétra le Drangthrong Thrung pour finalement rejoindre la tente d'état-major, installée sur une saillie rocheuse. Il suivit les Rualundi et leur escorte pour traverser les lignes de ravitaillement grouillantes de formiens, dresseurs et Hunkeni. Laissant intendance et dispensaire derrière eux, Angrad et Kohl finirent par gravir la colline avec les trois Rualundi.

Un cordon défensif d'une cinquantaine de Rualundi barrait l'accès à la tente d'état-major. Ainsi, la reine avait-elle amené la totalité de sa garde d'élite avec elle.

Perçant le cordon défensif, les deux patriarches furent introduits sous la tente de commandement.

Autour d'une table de campagne en granit, longue de vingt coudées, quatre naines et nains discutaient. Ils déplaçaient des pions métalliques sur une carte faite de dalles en marbre. Angrad reconnut immédiatement la reine Volgit, son frère Drangdvit et la douce Dame d'Or, Bolka. Par contre, il n'avait encore jamais vu le quatrième nain, un Gromtrommi bedonnant à la barbe longue et blanche.

Quand les deux patriarches entrèrent, les conversations se turent.

Drangdvit, toujours très démonstratif, serra fort Kohl puis Angrad dans ses bras puissants. Sa mine réjouie tranchait avec l'air grave de la reine et avec l'air peiné de Dame Bolka.

« Louées soient les puissances, vous êtes saufs, gronda Drangdvit, de sa voix claironnante. À voir l'état de Migdhal Khatûl quand nous sommes arrivés, je craignais le pire. J'aurais détesté inscrire vos noms sur le Bar Damnaz Kron.

— Tu auras à en écrire, rétorqua Kohl, en posant sa main sur son épaule. Pardonnez cette interruption, ma reine, continua-t-il en observant la carte.

— Nous sommes tous soulagés de vous voir sains et saufs, consorts, dit la reine Volgit de sa voix blanche. Malheureusement, la bataille n'est pas encore terminée. »

Comme pour souligner ce dernier propos, une Rualundi annonça à haute voix l'approche d'un nouveau venu.

« Doki Gottal Gromtrommi Grundisson au rapport. »

Un svelte Gnutrommi, en gambison, se présenta, essoufflé, devant l'état-major. Il portait le pantalon renforcé de cuir des Kazhunki, son bouclier rond attaché dans le dos. Désarmées, sa lance et sa hache devaient être restées sur la selle de son chamois, car seuls les nains des lignées et la maison de la reine pouvaient porter une arme en sa présence.

Sans laisser le temps au jeune nain de reprendre son souffle, la reine commença à l'interroger.

« Où est votre Gottal ?

— En poursuite lente à l'est de Grit Hirnzilfin, répondit le Gnutrommi, apparemment habitué à ce traitement.

— Vos ordres, continua la reine ?

— Mettre la pression sur les Vongal du Botaan pendant leur retraite. Avance lente.

— Des engagements ?

— Plus depuis la fuite du corps principal. »

La reine réfléchit aux informations que lui apportait le jeune messager. Suivant une mécanique bien huilée, le Gromtrommi bedonnant tendit une flasque au Gnutrommi, qui but abondamment. De l'autre côté, Dame Bolka fit disparaître sa fatigue à l'aide d'un faible schéma mystique.

Brandissant son marteau de commandement, la reine Volgit s'adressa aux symboles nains ornant le fer.

« Gromtrommi Grundisson, arrêtez tous vos Gottal. Cessez la poursuite et revenez vers le Drangthrong. Le Botaan vous attire peut-être dans un piège. Prenez votre temps et engagez les groupes qui pourraient surgir du Grit Hirnzilfin sans dévier de votre route. Là encore, pas de poursuite. »

Posant son artefact sur la table, la reine se tourna ver le Gnutrommi maintenant débordant d'énergie.

« Avec tout le Gnollengrom dont vous saurez user, rappelez mes ordres à votre Gromtrommi, si, lui venant des envies belliqueuses, il ne les respectait pas.

— Bien, majesté. »

Sur un geste de la reine, le Gnutrommi fit demi-tour. Angrad, fourbu par les épreuves de la journée, s'était assis dans un des six fauteuils de grès disposés sous la tente. Dame Bolka lui jeta un regard peiné, mais Angrad était trop fourbu pour aller à sa rencontre. Si elle souhaitait apparemment le réconforter, elle n'en fit rien.

Autour de la table, Kohl réfléchissait en se lissant les moustaches, les yeux rivés sur la carte tactique. Drangdvit tournait en rond en jouant nerveusement avec sa hache, jetant des coups d'œil intempestifs au-delà de la tente d'état-major. Le vieux Gromtrommi, lui, attendait placidement l'attention de la reine, habitué à évoluer au milieu de plus longues barbes que lui. Angrad se dit qu'il devait être un conseiller militaire ou un général.

« Gromtrommi Garagrim, continuez vos explications, je vous prie, lui demanda la reine en sortant de son mutisme.

— Si plusieurs Vongal ont bien fui par les boyaux épars de Grit Hirnzilfin, ce sera une longue marche pour tous les exterminer, commença le vieux Throndi de Kohl. Avec Migdhal Khatûl rayé de la carte, il n'y a plus de point central fortifié nécessaire au repos des aciers et à l'entreposage du ravitaillement. Cette chasse me paraît risquée.

— J'appuie mon Throndi, intervint Kohl, arrachant un haussement de sourcil à la reine. Il faut des Grungi de Migdhal Khatûl. Eux seuls pourront mener la chasse. Il faut connaître ces boyaux. Grit Hirnzilfin est un labyrinthe.

— C'est un travail pour mes Aimen Thagi, exulta Drangdvit.

— Ce ne sera donc pas un mouvement de cette bataille, coupa la reine en ramenant un peu d'ordre autour de la table. Les Vongal sont en fuite, et nous n'avons ni le temps ni les moyens de les poursuivre. Nous ne savons pas par où Gog va passer pour quitter le Dharkhangron ni même s'il compte le quitter.

— Ils ne peuvent pas s'en tirer comme ça, gronda Drangdvit en serrant un peu plus le manche de sa Az-Drengi.

— Non, acquiesça Volgit. Le conseil devra discuter de la stratégie pour lutter contre le Botaan. Il ne sera plus jamais question de neutralité avec Gog et ses sbires.

— Mokvag fuit par le sud, s'interrogea Kohl en désignant des pions de pierre rouge ?

— Oui, confirma la reine. Il semble que l'alliance entre Gog et Mokvag ait ses limites. À l'arrivée du Drangthrong, les deux armées ont réagi différemment. Gog a décampé rapidement, laissant ses troupes désorganisées fuirent en tout sens. Nous avons exterminé une bonne partie de ces monstres lors du premier choc, mais rapidement seuls les Kazhunki ont pu les poursuivre.

Mokvag ou ses généraux ont organisé une retraite en bon ordre et ils nous opposent une ligne de défense. Voilà deux semaines que Magrim patrouille Lok Zorn et Gori Zorn par les airs. Il n'a finalement repéré des mouvements qu'il y a trois jours, dans les contreforts sud de Karak Naar. S'il n'a pas engagé le combat, obéissant à mes ordres, il pille tout de même tous les convois de ravitaillement serpentant sur nos montagnes.

Mokvag nous attaqué, aussi nous nous défendrons jusqu'à annihiler sa petite armée. Goria doit savoir que toute provocation ou destruction entraînera une réponse disproportionnée. »

Angrad, peiné du bellicisme général autour de la tente d'état major, essaya de ne rien faire paraître de sa désapprobation. Dame Bolka et la reine s'en aperçut et la Dame d'Or vola au secours du seigneur du feu.

« Est-il bien sage de continuer la bataille si loin de l'Ankor Dawi, soupesa Dame Bolka ?

— Évidemment, rugit Drangdvit. La destruction de notre avant-poste est le plus gros grief jamais noté dans le Damnaz Kron. Nous ne pouvons tolérer qu'il ne soit pas vengé sur le champ.

— À quel prix, gémit Angrad ? Déjà cent cinquante nains gisent dans tout le Grit Hirnzilfin. La plupart des corps sont en lambeaux et beaucoup ne pourront pas être aterrés sur les pentes de Dol Rual ! »

Alors que Drangdvit allait répondre à Angrad, le visage écarlate, la reine Volgit coupa court à la dispute. Laissant quelques instants la conversation en suspend pour calmer les esprits, elle finit par reprendre d'une voix blanche.

« À cause de tout ce que tu décris, Angrad, il est primordial que Vengryn lave Damnaz. Mais je ne sacrifierais pas inutilement le sang de notre peuple dans une bataille mal préparée. »

Son ton s'était adouci alors qu'elle regardait Angrad. Le patriarche initié crut y surprendre un soupçon de tendresse, mais son implacable visage de marbre vint rapidement bannir toute émotion de ses traits.

« Voilà une semaine, une seconde expédition a quitté Dol Rual. À l'heure qu'il est, elle a débouché sur les pentes face à Gori Zorn, usant de la porte secrète de Migdhal Zhufbar. Elle convoie assez de ravitaillement pour que le Drangthrong opère durant toute la saison froide. »

Angrad, comme la plupart des naines et nains autour de la table, laissa échapper un hoquet de stupeur. Ni lui ni Kohl apparemment, n'avait eu connaissance de cette porte secrète. Seul Drangdvit ne fut pas surpris alors qu'un large sourire carnassier soulignait son impeccable moustache montante.

« Bolka, ma chère sœur, peux-tu observer Mokvag et ses troupes, s'il te plaît, susurra la reine en reprenant la parole. Je veux savoir s'ils ont atteint leurs boyaux de sorties hors de Grit Hirnzilfin.

— Bien sûr Volgit, répondit la grande prêtresse en installant diverses pierres autour d'une gravure du nouveau roi de Goria. Par les pierres et leurs pouvoirs, Duka ma mère, laisse-moi voir l'ennemi de notre peuple. »

Angrad regarda la Dame d'Or se lancer dans l'art complexe de la divination.

« Mokvag ceigne bien la couronne d'acier noire de Goria, commenta Dame Bolka en fixant intensément la gravure. Par les runes, ce qu'il est jeune ! Il se tient à l'entrée d'un boyau avec ses généraux. Ils ont de nombreux blessés et débattent de qui évacuer en premier : les valides ou les autres.

— Bien, reprit la reine de sa voix blanche. Drangdvit, tu vas prendre la tête de tes Throndi et attaquer Mokvag. La moitié des Rualundi t'accompagnera. Bolka, suis les troupes et veille sur mes précieuses guerrières et mon consort. Le reste du Drangthrong couvrira vos arrières.

Rualundi, tonna la reine en s'adressant à ses Kvinn, rapportez-moi la couronne de Goria ! »

Drangdvit exultait en descendant du promontoire, claironnant à ses aciers les ordres de la reine. Les Rualundi, parfaitement silencieuses, se scindèrent en trois groupes dans un ordre impeccable. Vingt-cinq reformèrent le cordon défensif autour de la tente d'état-major. Vingt regroupèrent leurs consorts et serviteurs pour suivre le Throng de Drangdvit. Les cinq restantes encadrèrent la Dame d'Or, laissant leurs consorts et serviteurs assister la grande prêtresse et les converses Valagi choisies pour l'assister.

Les Khrum rageurs du Vengryn Throng battaient au pas de course que le patriarche vengeur imposait à ses Throndi. Loin du calme affiché des troupes de Kohl ou de la placidité silencieuse des Rualundi, le Vengryn Throng hurlait et chantait en cadence, vociférant le seul mot d'ordre : Drengi.

Alors que le calme revenait, au fur et à mesure que Drangdvit et ses troupes s'éloignaient, la reine fit signe à Kohl et Angrad de la rejoindre. Peu habitué à ces traitements, Angrad mit du temps à aller près de la reine.

« J'ai besoin de conseils, commença la reine. J'ai un Drangthrong que je peux éventuellement scinder en deux Throng, mais quatre problèmes à affronter.

Gog a fui, mais nous savons d'expérience que des Vongal tendront des embuscades tout au long du trajet jusqu'au Botaan. L'ogre-mage a réfléchi son assaut et construit un chemin jusqu'ici. Sa fuite masque très certainement une ruse, car il aura prévu son voyage de retour.

Des Vongal se sont éparpillés dans tout Grit Hirnzilfin, et peut-être au-delà. Si nous disposons de Grungi dans ces boyaux, ils ne sont ni coordonnés, ni coordonnables. Les Vongal alentour font peser une menace sur tout train logistique nécessaire à l'avancée du Drangthrong. Ungdrin Ankor jusqu'à Migdhal Zhufbar n'est plus en sûreté.

Un de nos ennemis peut être frappé, mais à quel point ? Je veux la tête de Mokvag. Les prêtres du feu et les aristocrates de Goria devront réfléchir à deux fois avant de s'opposer de nouveau à nous. Des troupes de soutien remontent vers Mokvag depuis Vorn Drakk. Puis-je attaquer Mokvag sachant le Botaan susceptible de me prendre en tenaille ?

Enfin, l'armée cyclope des Utman se trouve toujours entre Maraz Ruvalk et Karak Grunti. Si nos alliés Orrud Gronti les surveillent, ils ont perdu la trace des cohortes cyclopes quand elles ont pris la direction de Gorgor. Seule la maison de Trud protège l'Ankor Dawi, et nous ne pouvons nous permettre de voir tomber Kazad Orrud Gronti, sous peine de perdre le seul lien commercial qu'il nous reste.

— Quand est-il de Dol Goruz, s'inquiéta Kohl ?

— Varfgor et Izril Gronti surveillent les abords de la montagne pour nous. La cité de Khutoan nous a envoyé un émissaire pour nous acheter des armes. Ils marchent sur Sagonate après que ces derniers les aient trahis. Nos éclaireurs ont vu les phalanges Tuskgor franchir Zhuf Agril vers le nord.

— Nous ne sommes pas à l'abri d'une traîtrise, commenta Kohl. Les petits peuples sont inconstants.

— Et Trud saura les briser s'ils pénètrent Karak Wyr, coupa la reine. Ces petits peuples des plaines sont redoutables sur leur sol, mais inadaptés dans nos montagnes.

— Nous n'avons pas de quoi engager le Botaan, articula Angrad, prenant la parole pour la première fois.

— Et pourquoi donc, lui répondit la reine Volgit d'un ton tranchant ?

— En plus de Gog, je n'ai vu que trois ogres-mages et quelques vétérans, précisa le patriarche initié.

— Eh bien, l'aiguillonna Volgit ?

— Où sont ses Utman, répondit Angrad ? Kohl en a certes tué un, mais où sont les autres ? Ogri Kadrin regorge de monstres et d'abominations. Il manquait les druides des marais du Smurglyn, les trolls féroces des clans du Nord, les sorcières des bois aux trolls, entre autres. Le Botaan recèle bien d'autres sombres pouvoirs, même si Gog est la première de ces calamités.

— Gog n'a pas encore réussi à fédérer toutes les forces du Botaan, considéra Kohl.

— Et une attaque du Drangthrong pourrait les fédérer derrière lui, déduisit la reine.

— Il faudra tuer Gog, insista Angrad. Le conseil devra discuter de cette option.

— Nous verrons durant le conseil ce que le conseil doit discuter Angrad, le sermonna la reine Volgit.

— Ma reine, reprit Kohl pour apaiser la conversation, n'engageons pas le Botaan. Concentrons-nous sur Gori Zorn. Détruisons l'armée de Mokvag et ses renforts. Les seigneurs des portes pourraient changer d'avis. Nous pourrions regagner Urbar Gor.

— Et emporter du grain avec le Drangthrong et les deux convois de ravitaillement, conclut la reine, toujours d'une voix blanche. Mais Mokvag va perdre son armée à cause du franchissement de Grit Hirnzilfin. Comment va-t-on faire pour ne pas subir une contre-attaque du Botaan dans cette même fâcheuse posture ?

— Grungi, proposa le patriarche. Les mineurs de Grit Hirnzilfin. Ils connaissent ces boyaux. Rassemblez-les. Qu'ils rejoignent le Drangthrong. Ils guideront les Gottal vers les pentes sud de Karak Naar.

— Angrad, ton avis, demanda la reine en se tournant vers lui. »

Le patriarche initié fut quelque peu déboussolé. Jamais encore, pas même durant un conseil, la reine n'avait sollicité son avis.

« Je me fie à Kohl en la matière ! finit-il par répondre, n'ayant pas d'avis sur la question. Et puis, reprit-il, les colons seront plus en sécurité dans le Drangthrong qu'éparpillés dans le Dharkhangron.

— Ils étaient en sûreté à Dol Rual, le rabroua la reine. Ils ont choisi une vie d'aventure dans le Dharkhangron sauvage, ils en assument aujourd'hui les conséquences. Je vais faire sonner les cors de rassemblement de l'armée dans tout Grit Hirnzilfin. Viendront ceux qui le décident, car je ne forcerais personne. »

Angrad et Kohl laissèrent le dernier mot à la reine, respectant ainsi le Gnollengrom. Tandis que Volgit transmettait ses ordres, Angrad se demanda si elle avait sollicité son avis pour mieux l'humilier, ou si elle désapprouvait le choix des colons.

Donnant les ordres aux différents Langktrommi du second Throng, les Kazak Goruz résonnèrent bientôt dans tout Grit Hirnzilfin. Pendant ce temps, l'offensive sur les troupes de Goria faisait rage. Si les charges incessantes de Drangdvit avaient cadencé les premiers assauts, la pression implacable des Rualundi prenait dorénavant le relais.

Angrad sortit de la tente d'état-major pour rejoindre l'infirmerie de campagne, mais infirmiers, prêtres et Valagi pliaient déjà leurs dispensaires. Dresseurs et Hunki chargeaient les formiens avec le ravitaillement tandis que les serviteurs des Rualundi remballaient la tente d'état-major.

Le convoi suivit le Drangthrong, s'extrayant de Grit Hirnzilfin pour Gori Zorn.

Il fallut bien une heure, malgré la redoutable efficacité des nains, pour remettre en branle le convoi. Pendant ce temps, les cors de guerre résonnèrent dans tout le Ruf.

Le pari de Kohl finit par payer. Le temps que le convoi se mette en branle, une cinquantaine de Grungi avaient rejoint le Drangthrong. Si Angrad ne les connaissait pas, eux le reconnurent. Rapidement, le patriarche initié devint le point de ralliement des barbes-graviers émergeant de tout Grit Hirnzilfin. La plupart redécouvrirent le Ruf amputé de Migdhal Khatûl. À de nombreuses reprises, Angrad dut raconter la perte de la colonie ainsi que la geste de ses défenseurs. Nombreux furent ceux à se lamenter de la perte d'un proche, d'un Grumgi ou d'un Throndi.

Quand Kohl rejoignit son frère au milieu des Grungi endeuillés, un vieux mineur à la barbe grise élimée s'adressa au patriarche.

« Nous vous aiderons, seigneur Kohl, commença ce dernier. Le seigneur Angrad nous a conté Migdhal Khatûl Rikkazen. Vengryn Damnaz ! Ceux qui nous ont pris notre foyer doivent périr. Nous vous aiderons à traverser vers Gori Zorn, puis à pourchasser les monstres qui ont abattu notre cité.

— Dawr Dawi, Vengryn Damnaz, répondit Kohl. Le premier sang a été versé. Rinn Volgit Und Goria Hoggron. Mokvag est mort.

— Comment, bondit Angrad, ragaillardi ?

— Rualundi. Magrim a bloqué leur fuite. Il plongeait sur eux en sortie du Dharkhangron. Mokvag était coincé. Les Rualundi ont remonté sa colonne au marteau. Capturé, Drangdvit l'a abattu. La reine s'est fait remettre la couronne de Goria.

— Mais alors, pourquoi sortir vers Gori Zorn, questionna le vieux barbe-gravier ?

— Les renforts, expliqua Kohl. Goria envoie plusieurs de ses cohortes. Il faut déployer le Drangthrong.

— seigneur Kohl, seigneur Angrad, cria une voix lointaine. La reine vous invite à la rejoindre. »

Le vieux Garagrim accourut, encombré par son embonpoint, mais nullement essoufflé. Rejoignant les Grungi, le vieil acier les salua avant de clamer alentour.

« Grungi, nous avons fort à faire, tonna-t-il ! Des soldats de feu accourent vers nous et des Vongal errent dans nos galeries. Mais comme l'a signifié la reine, nous écraserons nos ennemis les uns après les autres. Plus vite nous vaincrons les cohortes de Goria, plus vite le patriarche Drangdvit pourra revenir s'adonner au Khulghur au Grit Hirnzilfin. Pour cela, il aura besoin de nos vaillants mineurs et combattants des tunnels. Alors Dawi, vous sentez-vous l'âme chasseresse ou vengeresse ? »

Voyant que le vieux général avait si simplement et rapidement captivé son auditoire, Angrad laissa les Grungi entre ses mains. Marchant côte à côte, les deux patriarches se mirent en route.

La bataille de Migdhal Khatûl était terminée. Si les ennemis du peuple de Duka étaient vaincus ou en déroute, cela lui avait coûté son avant-poste.

Rasé jusqu'aux fondations, il ne protégeait plus cette portion d'Ungdrin Ankor, perdu pour au moins un Âge.

« Merci mon frère. »

Angrad se tourna vers Kohl, surpris.

« Sans toi, Gog m'aurait aussi enlevé Hodrik et Gulnyr, continua le patriarche. Kramir aussi aurait sûrement succombé. C'était un piège à mon intention. Sans toi, Migdhal Khatûl n'aurait pas tenu aussi longtemps.

— Tu le penses vraiment, s'étonna le patriarche initié ?

— Évidemment. J'ai, pour ma part, pourfendu une quinzaine de monstres. Toi, tu as blessé la moitié de l'armée ennemie et occis un quart ! »

Kohl souriait à pleines dents, ses pommettes saillant de chaque côté de ses moustaches tombantes. Angrad était très touché, alors que Kohl le serrait contre lui, le tenant par la spalière.

« Oui, mais cette bataille est un fiasco, balbutia Angrad. Nous devons avertir le conseil de ce que nous avons vu et rencontré. Le Botaan a pris pied dans le Dharkhangron et a ravagé une partie de notre territoire.

— Le conseil, c'est le conseil, rétorqua Kohl. J'ai faim. Voilà bien douze heures que je n'ai pas mangé. Passons par l'intendance. »

Ce faisant, alors qu'ils marchaient sans se presser, Kohl sortit sa pipe pour la bourrer généreusement de tabac bleu. Angrad en fit de même et bientôt un nuage de fumée pastel s'éleva du duo.

« Il faut savoir profiter de ces moments, conseilla Kohl.

— Lesquels, questionna Angrad, détendu par ses premières bouffées de tabac ?

— Après la bataille. Le Throng déborde toujours d'activité. Les aciers jouent aux dés. Certains déplorent la mort d'un ami et pleurent. D'autres comptent leurs prouesses guerrières et rient. Le feu chante sous les marmites. Les Hunkeni veillent au stock en prélevant leurs parts. Les gardes patrouillent entre les Gottal. Quelques bagarres éclatent à l'intendance. Les Valagi du dispensaire pestent sur les blessés présomptueux.

Tu sais, reprit Kohl après un instant de pause, nous leur devons bien ça.

— À qui, répondit Angrad ?

— Nos morts. Qu'ils ne l'aient pas été en vain. La vie continue. »

Déambulant côte à côte entre les cercles de nains, les deux patriarches s'en furent vers l'intendance. Se tenant chacun par l'épaule, armure contre armure, les deux frères marchèrent vers la vie.

Épilogue : Karugromthi Throng - conseil

Une semaine avait passé depuis la mort de Mokvag et la chute de Migdhal Khatûl. Les renforts de Goria n'avaient finalement pas engagé le Drangthrong. Une partie s'était réfugiée à Urbar Gor tandis que les autres s'étaient retranchés à Vorn Drakk. Les sbires du Botaan infestaient les profondeurs, mais aucun Vongal n'avait plus été repéré depuis que la Drangthrong avait quitté Grit Hirnzilfin. Par contre, le bastion de l'Utman avait été renforcé et sa garnison remplacée par de dangereux vétérans. Son avant-poste dans le Dharkhangron avait sûrement dû, lui aussi, être réinvesti par les troupes de Gog.

Le Drangthrong, à présent ravitaillé, assiégeait Urbar Gor. Les nains maintenaient la pression sur les seigneurs des portes sans trop entraver leur commerce. La reine avait ordonné aux Gromtrommi de filtrer tout le trafic vers la cité aux douze portes. Marchands et voyageurs étaient interceptés puis invités dans le camp des assiégeants. Les nains Urbari venus avec le second convoi leur troquaient le butin de la dernière bataille et des denrées de Dol Rual contre toute provision, tissu et autres produits du Gazangron.

La manœuvre était brutale, mais Volgit voulait impressionner les seigneurs des portes. Afin de les ramener dans le giron de Dol Rual, la reine comptait utiliser la diplomatie, l'intimidation ainsi que des pressions commerciales. Elle n'était pas encore prête à utiliser la force, certains seigneurs des portes étant encore favorables à Dol Rual plutôt qu'à Goria.

Quoi qu'il arrive, les soldats de feu ne devaient pas sortir vivants d'Urbar Gor. Il faudrait qu'un consort, ferme, mais fin négociateur, s'occupe de cette délicate mission. Volgit pensait confier cette tâche à Kohl.

Évidemment, il faudrait intensifier la campagne de Khulghur à l'est de Migdhal Zhufbar et renforcer la garnison du fort. Drangdvit était tout désigné pour cette mission, mais il faudrait s'assurer qu'il parte sans son fils. Belurt était toujours sans nainfants, et aucune lignée ne serait mise en danger sous le règne de Volgit.

Les Aimen Thagi iraient chasser les Vongal aux alentours de Grit Hirnzilfin, et un patriarche ne serait pas de trop pour assurer la cohésion des troupes sur place. Drangdvit n'était pas qualifié pour mener bataille avec coordination et finesse, mais il s'agissait là d'un Khulghur à vaste échelle, sans soutien logistique et hors de l'Ankor Dawi. Dans ces conditions, Drangdvit et ses Aimen Thagi feraient un excellent travail. Dorénavant, Bolka offrirait, en dernière extrémité, une porte de sortie au patriarche et à ses chasseurs longues barbes, au cas ou Gog tendrait d'autres pièges.

Cette éventualité n'effrayait pas trop Volgit. Gog n'avait pas reparu et l'on murmurait que de grands troubles avaient secoué le Botaan dernièrement. Il n'en restait pas moins que l'ogre-mage, à présent la plus grande calamité de Dol Urk, devait être arrêté.

Les sbires du Botaan n'avaient plus été vus à l'ouest de Ogri Kadrin depuis la bataille de Migdhal Khatûl. Il y avait forcément une raison à cette inactivité, et Volgit réfléchissait aux moyens à sa disposition pour en apprendre plus. La dernière fois que le Botaan mijotait ainsi dans ses frontières, les nains avaient perdu leur avant-poste.

Un autre sujet inquiétait la reine. Les cohortes cyclopes avaient disparu vers Gorgor, mais les éclaireurs surveillant la citadelle maudite n'en avait pas vu trace. L'armée cyclope avait aussi conservé une étonnante cohérence. Voilà bien plusieurs siècles que les Utman n'avaient pu réunir une si grande armée. En plus d'avoir mené campagne et combat, ils avaient réussi à conserver leurs cohortes pour leur prochaine bataille. Où allait-elle se dérouler ?

Là encore, la reine savait exactement à qui confier la mission. Magrim, et les yeux perçants de son griffon Bec étoilé, pourraient parcourir Karak Orrud puis Karak Grunti à la recherche des cohortes. Avec un minimum de risque, Magrim et son aile pourraient couvrir rapidement une distance formidable, repérer l'ennemi puis envoyer un rapport.

Si Volgit ne craignait pas pour Magrim et ses chevaucheurs, il n'en était pas de même pour Kazad Orrud : la cité alliée. Capitale des géants des nuages du royaume sud, la cité s'étendait entre les deux plus hauts pics au sud de Dol Rual. Si la fertile vallée entre ces pentes était difficilement accessible, les cyclopes n'auraient, cependant, aucun mal à y pénétrer. Natifs des montagnes, ils étaient habitués à combattre sur un tel terrain, aucune véritable fortification ne leur ferait obstacle.

Kazad Orrud revêtait une importance stratégique. Non seulement elle offrait un royaume tampon entre les nains et les cyclopes, mais c'était aussi le seul comptoir d'où le peuple de Duka pouvait exporter son artisanat vers la cité volante des seigneurs du ciel. L'île flottante de Celene abritait une vaste population de ses créatures. Si les nains refusaient de vendre leur acier aux puissants géants des tempêtes, ils n'hésitaient pas à commercer leurs bijoux et pierres précieuses. Tous ces échanges transitaient par Kazad Orrud : la reine ne laisserait pas les cyclopes prendre la cité.

Pour la première fois depuis un Âge, Volgit songeait à déplacer Trud et son Throng hors de l'Ankor Dawi. En le positionnant, avec une bonne moitié de son armée, à Ungor Barak Izril et même plus avant dans Ungdrin Ankor, Trud pourrait soutenir rapidement les guerriers de Celene.

À présent, il fallait que le conseil prenne les bonnes décisions. Volgit avait pour habitude de ne rien laisser au hasard.

Tout ceci avait déjà été discuté avec Bolka. La grande prêtresse jouissait, non seulement d'une grande sagesse, mais encore pouvait-elle, mieux que la reine, interroger les méandres du Chemin Doré. Usant de ses pouvoirs, Bolka se plongeait dans de longues retraites divinatoires. Tentant de cerner les ombres au bord du Chemin Doré du peuple de Duka, la grande prêtresse anticipait les obstacles des plans de Volgit. La reine, succédant à Duka, traçait dorénavant le destin de son peuple. Elle prenait cette Tâche avec toute la rigueur et le sérieux requis.

Malheureusement, la dernière conjonction avait été catastrophique. Le Chemin Doré brillait à peine dans les ténèbres et les ombres sur son chemin s'y étaient repliées. Même Bolka n'arrivait plus à faire reculer l'obscurité. Privée de l'assistance de la mystique, Volgit s'était concentrée sur les cartes et la géopolitique.

Quatre jours durant, entourée des sept filles des lignées et des Rualundi, la reine avait forgé son avis sur ce qu'il convenait de faire. Ce faisant, Volgit espérait redonner de la brillance au Chemin Doré. Les débats furent longs, mais finalement toutes se rallièrent à la vision de la reine. Volgit envoya alors les filles et les belles filles entretenir les patriarches des éventuelles actions qu'ils pourraient mener, sous-entendant bien sûr que celles que leur destinait la reine étaient les meilleurs choix.

Volgit sondait ainsi ses consorts, cherchant à les convaincre. Il n'était pas rare que les naines des lignées lui fassent part des réflexions des patriarches. Volgit préparait alors des contre-arguments ou revoyait ses avis à la lumière de ces nouveaux éléments.

Une fois encore, toutes sortes de récriminations plus ou moins pertinentes lui étaient parvenues, et elle avait pris soin de se préparer à de tels arguments.

Si elle savait à quelle tâche mettre quatre de ses consorts, elle ne savait que faire d'Angrad.

Le seigneur du feu était le plus grand échec de la reine. Durant le Premier Âge, elle en avait fait un de ses consorts, jugeant que ses talents de sorcier en feraient un patriarche combattant. Mais voilà un Âge qu'Angrad se révélait être le plus mauvais guerrier des sept patriarches. En fait, les arts mystiques et hermétiques se révélaient, de siècle en siècle, être bien plus des domaines de recherche que d'action. De tous les patriarches, Angrad était celui qui étudiait le plus.

Le patriarche initié aurait dû aller à Bolka.

Comme Tarak et Grondinar, le seigneur du feu passait beaucoup de temps à imaginer et concevoir. Leurs nainfants, Bazguk et Gilaed, étaient d'ailleurs très proches d'Aradin, Helkraal, Noratia et Orifra. À eux six, ils développaient des trésors d'ingéniosité, dépassant de loin les plus folles espérances de la reine. Angrad, si savant, devait encourager la nouvelle génération à surpasser les premiers-nés, tout comme Tarak et Grondinar.

Au lieu de cela, le seigneur du feu s'était enfermé dans une spirale de haine, l'éloignant de Dol Rual. Pour des considérations guerrières finalement inadaptées à son caractère, Angrad avait cristallisé tous ses maux autour de Goria, laissant sa nostalgie du Harag Karag originel alimenter ses sombres sentiments. Ce lent poison avait infusé dans son cœur et Volgit l'en blâmait. Comment un esprit aussi fort, aussi discipliné, s'était-il laissé aspirer dans cette spirale infernale ?

La reine était très déçue du comportement d'Angrad, surtout de son manque de maîtrise, et ne faisait rien pour le cacher. Volgit, parangon d'intégrité et de franchise, ne pouvait en aucune manière faire preuve de duplicité ou d'hypocrisie. Heureusement, étant naturellement froides et distantes, réfléchies et réservées, les intentions de la reine étaient illisibles. Malheureusement, la déception qu'Angrad avait fait naître en elle était si intense qu'elle se lisait dans le moindre de ses regards.

Volgit ne vivait pas spécialement mal cette relation conflictuelle avec son consort. Elle ne tirerait pas Angrad de ce mauvais pas, autant le laisser s'éloigner d'elle pour qu'il se rapproche de Bolka. La grande prêtresse avait bon espoir de pouvoir le sortir de sa spirale négative, et la reine connaissait les trésors de psychologie et de patience de la Dame d'Or.

La reine avait pu parler d'Angrad avec Kohl lors d'un dîner avant le conseil. Selon le patriarche, il était important que le seigneur du feu demeure quelque temps à Dol Rual. Il avait grand espoir qu'il réussirait à accélérer les recherches dans la forge mystique, maintenant que Noratia et Orifra avaient réussi à capturer un schéma dans une malachite. Plus encore, Kohl croyait son frère capable d'intéresser Dolgrim à cette science nouvelle.

Volgit avait conclu, après cette longue discussion, qu'Angrad devait, non seulement rester à Dol Rual, mais en plus y être tenu occupé. Les projets impliquant le Khaz Zharr ne manquant pas, la reine n'aurait aucune difficulté à tenir Angrad loin de toutes pensées pour Goria. Rajoutez à cela les recherches dans la forge mystique et les tâches que Bolka lui réservait, les prochaines années du patriarche initié seraient bien chargées.

Si Volgit s'inquiétait des tâches à attribuer aux patriarches guerriers, la situation était à l'extrême opposé pour les deux patriarches artisans. Eux croulaient sous les travaux à réaliser. L'interruption du creusement d'Ungdrin Ankor allait néanmoins réduire le champ de possible, mais Tarak et Grondinar venaient toujours aux conseils avec plusieurs nouveaux ouvrages titanesques à présenter. Sans redouter les folles idées des deux artisans, Volgit se préparait à user de son rang pour trancher toute décision.

Évidemment, elle essayait, avant chaque conseil, de découvrir ce que Tarak et Grondinar comptaient proposer, mais les deux artisans étaient invariablement muets sur ce sujet. S'ils s'en ouvraient à leurs filles et leurs fils, ces derniers gardaient précieusement le secret.

C'est entre détermination et appréhension que Volgit pénétra dans la salle du conseil.

Creusée dans les hauteurs du Rinn Khaz, éloignée des grands axes pour plus de discrétion, cette salle circulaire se trouvait au centre de la bibliothèque royale. Relativement petite, la salle du conseil tranchait avec les dimensions grandioses des autres parties du Rinn Khaz. Pourtant, elle était décorée et embellie avec soin, rejoignant le style grandiloquent marquant le palais royal.

Les murs, épais de vingt coudées, avaient été travaillés avec soin, et les dalles de roches polies dissimulaient de nombreuses runes gravées. Ne disposant que d'une seule entrée barrée par une porte massive, les conduits d'airs avaient été sécurisés avec le plus grand soin. De tout Dol Rual, la salle du conseil était sûrement l'endroit où se concentraient le plus de runes. Volgit prévoyait de nombreuses améliorations grâce à la forge mystique.

En plus de l'attention portée à la sûreté et à la beauté du lieu, la reine avait veillé à rendre cette salle particulièrement confortable, largement éclairée par des lanternes magiques. Plusieurs poêles à roche-feu, installés dans les murs, réchauffaient la pièce. La grande table centrale était gravée d'une carte très précise du disque émergé, entourée de douze fauteuils de roches polies. Chacun avait été travaillé durant de longues années afin d'épouser très exactement les formes de chacun des premiers nés puis agrémentés de fourrures selon leurs goûts.

Tandis que deux Rualundi fermaient la grande porte derrière Volgit, la reine put se féliciter de voir le conseil presque au complet.

Tarak et Grondinar, dans leurs fauteuils respectifs, discutaient à voix basse. Comme à leur habitude, les deux patriarches artisans discutaient des travaux de Dol Rual, d'Ungdrin Ankor ou des ouvrages réalisés par leurs nainfants. Les sièges des deux artisans étaient de toute beauté. Sobre dans leurs formes, chacun démontrait à sa manière la maîtrise de son créateur.

Le siège d'acier de Tarak était coloré par des procédés connus uniquement à Khaz Grungraz et des verts et ors le disputaient aux reflets bleutés. Entièrement polie, chaque surface était pareille à un miroir déformant coloré. Fondu d'un bloc, Tarak l'avait ensuite patiemment formé, marqué, ciselé. Plusieurs pierres discrètes étaient enchâssées çà et là, sur des boutons retenant une toile d'acier filé. Cette toile en elle-même était un chef-d'œuvre d'ingénierie, avec plus de cinquante fils métalliques tressés pour former l'assise. Par-dessus, le patriarche forgeron avait commandé une fine couverture molletonnée de fourrures et de plumes.

Grondinar, lui, s'était aussi confectionné un siège aux formes sobres, mais à la finesse digne d'un souverain. D'un simple bloc de grès carré, le patriarche tailleur de pierre avait sorti une assise parfaitement adaptée à son dos. Des coussins de fourrures bourrés de plumes y étaient déposés, mais c'était sur les extérieurs du siège que l'œuvre d'art se magnifiait. Usant de roches cristallines polies multicolores, Grondinar avait composé un décor magnifique en marqueterie. Tout autour de son assise, le patriarche tailleur de pierre avait représenté les plus grandes splendeurs de l'intérieur de la montagne, depuis la plus grande cascade de lave tombant de Talag Khaz jusqu'à la salle du trône et finalement le cœur de la Montagne : le pilier de Rual.

Draskar, parfaitement immobile, se fondait dans son siège d'onyx. Très dissemblable des deux précédents sièges, ce bloc de ténèbres semblait aspirer les lumières alentour. Silencieux, dissimulés par les ombres environnantes, seuls les yeux brillants de l'assassin perçaient l'obscurité. Habituellement absent, tout comme Dolgrim, Volgit était satisfaite que son invitation ait reçu réponse. En même temps, elle soupçonnait que les deux minéraux avaient eux aussi des plans, ce qui ne lui plaisait guère. La reine espérait qu'ils n'amenaient pas avec eux quelque problème insoluble.

Dolgrim, lévitant au-dessus de son large tabouret de glace volcanique, discutait gaiement avec Angrad et Kohl. Le Gardien des Mystères observait une clef de malachite tandis qu'Angrad lui expliquait la fonction de ce nouveau système de serrure magique.

Ce dernier, installé dans une bombe de pouzzolane à peine taillée qui lui servait de siège, semblait autant enthousiaste que son maître. Un large sourire aux lèvres, il vantait à son aîné l'inventivité de sa nièce et de sa belle-fille. Volgit, sans se départir de sa glaciale impassibilité, sourit intérieurement. Ainsi, Kohl avait bel et bien réussi à pousser son frère vers la forge mystique.

Le patriarche lui, restait silencieux. Installé dans son fauteuil de marbre chauffé, recouvert de peaux de chèvres des montagnes, Kohl semblait distant. Mais Volgit connaissait son consort. Passif, Kohl suivait toutes les discussions des membres du conseil sans en perdre un mot. C'était entre autres pour cela que Volgit débriefait les conseils avec lui.

À ses côtés, Trud, tout à fait passif, s'affalait dans son siège de granit poli. L'artisan avait parfaitement réussi à faire ressortir les mica, quartz et feldspath étincelants de la roche, et leurs couleurs miroitaient sous l'éclairage des lanternes mystiques. Une partie de la peau vieillissante d'un béhémoth ornait son fauteuil, relique du Premier Âge. Trud, habitué à patrouiller l'intérieur des frontières de Dol Rual et des monts alentour, ne s'intéressait que rarement aux conseils. La plupart des décisions ne le concernaient nullement, mais il était toujours présent à la demande de Volgit.

Ensuite venait Magrim, assis dans sa demi-lune de basalte. Elle disparaissait sous plusieurs couches de fourrures, fruit des nombreuses chasses du patriarche chevaucheur. Quoique d'un tempérament très différent, il était plongé dans une grande conversation avec son voisin Drangdvit. Évidemment, leurs discussions tournaient autour de Kazak Migdhal Khatûl. Il était rare de voir ces deux consorts accordés sur un sujet, et Volgit espéra que cela ne l'empêcherait pas de convaincre le conseil de ses vues.

Drangdvit, ne tenant pas en place dans son siège de Pyrite, exultait des premiers résultats des Khulghur. Aucune fourrure ni aucun polissage n'avait été réalisé sur son siège, car le patriarche vengeur bannissait le confort érodant sa combativité. Parlant fort, comme à son habitude, il dérangeait passablement sa voisine.

Bolka, installée dans son trône d'or aux formes exquises, attendait, agacée, que le conseil commence. Cette dernière n'appréciait pas particulièrement Drangdvit qui le lui rendait bien. La reine avait placé sa sœur à son côté, car personne d'autre qu'elle ne savait si bien le réduire au silence.

C'est d'ailleurs elle qui suspendit toutes les conversations. Tandis que Volgit ordonnait aux Rualundi en faction de refermer les portes, la grande prêtresse prit la parole.

« Voici la reine, le conseil peut commencer. »

Tandis que tous se turent, Volgit rejoignit son trône surélevé. Forgés dans un bloc de fer météoritique, plusieurs blocs de vaséites et de chalcopyrites avaient été incrustés par les artisans. Une couche d'électrum recouvrait les accoudoirs, tandis qu'un alliage plus doux recouvrait l'assise. Volgit prisait la douceur des peaux de lapins, aussi des artisans avaient-ils confectionné une doublure pour le confort de la reine. Si Volgit aimait les bruns, ses filles l'avaient convaincue que des fourrures blanches souligneraient mieux Sa Majesté. Tandis qu'elle prenait place, les pierres et aimants du trône lui procurèrent ce sentiment de bien-être et de lucidité qu'elle prisait.

Jetant un coup d'œil à sa droite, Volgit contempla le siège très simple de Duka, vide. Voilà bien deux cents ans que la mère de tous les nains n'assistait plus aux conseils. De plus en plus, son corps reprenait les aspects minéraux de son enveloppe élémentaire originelle. Son cœur battait plus lentement, son sang devenait plus solide et sa peau se durcissait. Maintenant que ses jambes étaient presque redevenues de granit, elle ne ressortait plus de Valag Khaz. Prise en charge par des Valagi spécialisés, Duka recevait des soins quotidiens et la visite hebdomadaire d'Aradin, son petit fils. Volgit pleurait de voir sa mère partir petit à petit, redoutant qu'un sort semblable lui soit aussi destiné.

Séchant les larmes qui pointaient aux bords de ses yeux, Volgit brandit le Rinn Rikkaz.

« Que le conseil des lignées commence, déclara la reine. Nous avons de graves problèmes à aborder. Commençons par écouter les seigneurs Kohl et Angrad, qu'ils exposent à ce conseil leurs terribles découvertes. »

Angrad prit alors la parole tandis que Kohl, une main sur sa spalière, l'enjoignait à se lever. Volgit connaissait l'histoire dans les moindres détails, Kohl puis Angrad la lui ayant longuement exposée lors d'une session privée quelques jours auparavant. Angrad avait eu du mal à entrer dans les détails, aussi la reine avait-elle réduit l'assistance aux deux matriarches pour laisser Bolka mener la discussion.

Plus détendu, Angrad avait conté les péripéties qu'il avait surmontées avec Kohl selon un fil logique non chronologique. Si la reine ne s'était pas perdue dans les explications du patriarche initié, c'était grâce au long rapport que Kohl lui avait exposé le jour précédent. Chronologique et centré sur la stratégie et la géopolitique, Volgit avait vite cerné les enjeux terribles soulevés par les découvertes de ses deux consorts.

Angrad avait incorporé des éléments nouveaux lors de son entrevue privée avec les matriarches, soulignant les aspects mystiques et hermétiques. Puissante mystique, Volgit n'avait tout de même pas l'aisance de la grande prêtresse, aussi la laissa-t-elle extirper d'Angrad toutes les informations nouvelles et déroutantes.

Les retours de Kohl et Angrad brossaient un tableau plus qu'inquiétant pour le développement et l'expansion du peuple de Duka. Volgit fut agréablement surprise qu'Angrad ne donne pas sa version si étrangement orientée au conseil. Au contraire, le patriarche initié suivait le plan de Kohl tout en rajoutant ses propres observations au fil du récit. Les deux frères s'étaient donc coordonnés pour présenter leurs péripéties. Si Kohl et Trud avaient l'habitude de ce genre d'exercice, aucun autre patriarche ne se donnait cette peine, considérant que leur domaine d'expertise leur était exclusif.

Angrad discourait d'une voix claire et précise, malheureusement dénuée des compétences d'orateur de Magrim. Pourtant, son phrasé fluide suffisait à souligner la gravité de ses propos, tant ils étaient sinistres. Plongé dans un mutisme grave, le conseil buvait les paroles du patriarche initié. De temps à autre, Kohl intervenait dans le récit, suivant un rythme planifié, entre deux tapes amicales échangées avec Angrad.

La reine avait remarqué que les deux frères s'étaient rapprochés durant cette épreuve. Kohl laissait un peu plus paraître les sentiments qui l'habitaient, et Angrad s'ouvrait plus facilement de profondes réflexions qui l'animaient. Tous deux se témoignaient une affection fraternelle furtive, principalement par des poignées de mains ou des tapes amicales. De telles effusions étaient rares au sein du prude peuple de Duka.

Alors qu'Angrad reprenait la parole, Volgit observa un à un les membres du conseil. Comme à son habitude, la reine se faisait expliquer les rapports en amont afin de pouvoir ensuite jauger les réactions de chaque patriarche. Usant subtilement de sa pierre-esprit et de son marteau artefact, elle sonda les cœurs et les pensées de l'assemblée.

Les deux minéraux restaient insensibles aux manœuvres de Volgit et leur visage de pierre ne trahissait aucune émotion. Draskar ne ceignait pas son diadème orné de sa pierre-esprit. Maintenant à peine visibles, seules deux lueurs vertes perçaient le halo d'ombres entourant son fauteuil. Dolgrim, lui, portait bien sûr sa pierre-esprit, mais protégeait ses pensées de toute influence extérieure grâce à de puissants sortilèges. Voilà bien trois cents ans que Volgit n'avait pu avoir une conversation ouverte et sincère avec son aîné, Dolgrim se parant toujours de mystères.

« Ne te focalise pas sur moi, petite sœur, lui murmura-t-il en pensées. Ce qui se dit ici est une vraie menace pour le destin que tu dois tracer pour notre peuple. Je vous recevrais, Bolka et toi, à Dol Gromdal afin de vous entretenir de mes dernières découvertes. Cependant seul mon artefact planaire est assez sécurisé pour héberger la discussion que nous devons avoir. Je sais que tu attends des explications et tu les auras, mais ce n'est ni le lieu ni le moment. »

Déroutée de se faire si facilement percer à jour, Volgit suivit tout de même les conseils de son aîné, bien décidé à lui extorquer ces fameuses réponses qu'elle attendait depuis si longtemps.

En reportant son attention sur le conseil, Volgit continua d'observer les réactions des patriarches, sondant leurs esprits.

Trud, comme à l'accoutumée, était très passif. Les péripéties surmontées de haute lutte par Angrad et Kohl ne menaçant pas Dol Rual, il ne se sentait en rien concerné. Ses pensées étaient tournées vers le sud, vers Gorgor. Ne sachant pas où avaient disparu les cohortes cyclopes, il craignait quelques mauvais coups de leur part. Tout au plus ce sujet éveillait des inquiétudes, mais guère plus.

Des ennuis plus triviaux accaparaient son attention. De nombreux réfugiés avaient fui les armées Elgi et Grunti, remontant vers le nord. Trud craignait les désordres qu'ils susciteraient à Kazad Agril Varn, sachant qu'aucun don de nourriture n'était prévu pour ces crève-la-faim. Le manque de grain rendait cette denrée chère et recherchée, et les Throndi de Barak Throng mettaient déjà la main sur tous les stocks disponibles à l'intérieur des frontières de l'Ankor Dawi.

Drangdvit, lui, bouillonnait sous cloche, prêt à exploser. Mentalement, le patriarche vengeur notait rageusement les noms de tous les morts nains, afin de les rajouter sur le grand mur des rancunes de son Khaz, lieu de réunions des Aimen Thagi. Ces nouvelles inscriptions déchaîneraient bientôt des groupes de vengeurs en partance pour l'est en quête de Khulghur, ce qui faisait exulter Drangdvit, mêlant ses sentiments contradictoires en un bouillonnement complexe.

Volgit sentait le patriarche vengeur partagé. Une partie de lui rêvait de mener une grande expédition militaire : frapper durement les ennemis du peuple de Duka, piller jusqu'à la dernière chaumière d'Urbar Gor. Ses pensées l'amenaient aussi à dos de griffons ou dans les profondeurs du Dharkhangron sauvage, afin d'y mener ses vengeurs dans de macabres expéditions, portant le sang et la peur jusque chez l'ennemi.

Magrim, moins belliciste, se souciait grandement de Karak Dron. Son esprit était troublé depuis qu'Angrad avait abordé le sujet des loups géants du charnier. Le seigneur des cimes était plongé dans de nombreuses spéculations quant aux destins de ceux qui consommeraient les chairs maudites par la magie de sang. Évidemment, il craignait pour ses griffons, indécis quant aux activités autour de Karak Dron. Magrim défendait l'idée que les oiseaux tonnerres devaient être considérés comme des alliés du peuple nain, et non un peuple des bosquets. Karak Dron faisait partie intégrante de Karak Naar, et le patriarche chevaucheur avait toujours défendu cette subtilité quand il s'agissait de déterminer si le peuple de Duka reniait sa parole en s'adressant aux rois tonnerres.

Tarak, interloqué par la rapidité et la facilité avec laquelle Gog avait investi le Dharkhangron, était profondément choqué. Ses deux foreuses étaient perdues et il déplorait grandement que de tels chefs-d'œuvre tombent entre des mains barbares.

Il jugeait durement l'empressement de Volgit à continuer le creusement si loin à l'est, alors que les chaînes de l'ouest et du nord promettaient filons et ressources, ainsi que de nombreuses possibilités commerciales. En cela, Tarak serait un contradicteur à manœuvrer.

Il rejoignait pourtant l'avis royal de continuer les investissements sur la forge mystique et Dol Rual, aussi Volgit se voyait offrir un levier pour les discussions à venir.

Grondinar, à l'inverse de son frère, n'était pas du tout surpris par les découvertes de Kohl et Angrad. Il avait reconnu les vers mange pierre et connaissait en détail leurs capacités et leur écologie. Il ne fut pas non plus surpris que Gog ait découvert un moyen de les contrôler, suspectant que les formiens évolués usaient aussi de dominations magiques sur leurs consœurs animales.

Une des marottes du patriarche bâtisseur refaisait surface dans son esprit, un projet que Volgit avait toujours fermement combattu : transformer Migdhal Zhufbar en Kazad Zhufbar. En perçant Karak Naar du nord au sud en passant par Migdhal Zhufbar, les nains pourraient organiser le commerce entre Gori Zorn et Lok Zorn.

Deux Barak devraient bien sûr être creusées de chaque côté de la montagne, et le passage par le Dharkhangron monnayé au prix fort, sachant que Minar Ornsmotek devrait être agrandi pour dominer toute la région. Maintenant qu'Ungdrin Ankor était dévoilé ainsi que la porte secrète de Migdhal Zhufbar, Volgit n'avait plus d'arguments à opposer à Grondinar. De plus, l'idée de fonder une cité secondaire à même de contrôler le commerce et les montagnes séduisait la reine.

Kohl, plongé dans le récit de ses aventures, revivait, affligé, la mort de ses Throndi. Volgit eut un élan d'amour et de compassion pour son consort endeuillé, si fort qu'elle toucha l'esprit de Kohl à travers sa pierre. Ce dernier s'en aperçut, exprimant tout l'amour et le respect qu'il éprouvait pour sa reine chérie, malgré les meurtrissures laissées par la disparition de Gofnyr, Norri, Finarin et Durbar.

Volgit savait à quel point la perte d'un de ses proches Throndi affectait le patriarche, même si, par orgueil, il n'en montrait rien. Kohl était le plus sensible de ses consorts, et la reine se promit de mener elle-même la cérémonie d'aterrement pour ces valeureux. Plus tard, elle réconforterait Kohl avant de le renvoyer loin de chez lui, au cœur du danger. Ainsi en allait-il entre la reine et ses consorts, soumis à leurs obligations.

Angrad, lui, bien qu'attristé par la mort des défenseurs de Migdhal Khatûl, n'en éprouvait plus un chagrin si intense qu'au lendemain de la bataille. Son esprit était assailli de mille réflexions quant aux implications de leurs découvertes récentes, y compris des éléments qu'elle ne connaissait pas, mais qui provenaient apparemment de Dol Gromdal. Volgit fut surprise du manque d'empathie du seigneur du feu, lui qui avait toujours fait grand cas de la vie de chacun des nainfants de Duka, parfois même de la vie d'autres êtres.

Intriguée, la reine constata rapidement que le patriarche initié occultait consciemment ou inconsciemment les morts de Migdhal Khatûl. Prenant conscience qu'Angrad n'avait participé à aucune bataille depuis la Première Guerre Kazak Grunti, elle comprit que le seigneur du feu n'avait pas surmonté le choc des combats. S'en ouvrant à Bolka en pensée, Volgit pria sa sœur de s'occuper rapidement de cette bombe à retardement. Confrontée de nouveau au Kazaktragh, Volgit doutait qu'Angrad puisse faire face.

Les patriarches terminèrent leur récit avec leur retraite au sein du Drangthrong, restituant de facto la parole à la reine. Nullement pressée, Volgit laissa planer le silence quelques instants avant de prendre la parole.

« Le destin de notre peuple n'a jamais été aussi incertain. Nous connaissons tous nos ennemis, mais c'est la première fois qu'ils nous menacent en même temps et de toute part. Nos alliés mènent leurs propres batailles ou jouent contre nos intérêts. Les forces dans l'ombre assombrissent notre chemin divin.

Que chacun prenne la mesure de la gravité de la situation avant de prendre la parole.

Nos problèmes sont nombreux et voici ceux qui seront l'objet de ce conseil.

Gog a récupéré un nouveau jouet, l'étranger. Il s'est assuré de nouvelles alliances : avec Goria, avec le peuple malfaisant de Grimaz Ghal et même avec des créatures des bosquets. Union contre nature dont on ne connaît pas encore la maudite progéniture.

Le Botaan s'étend dans le Dharkhangron. Il est à parier que Gog fera commerce de ce savoir avec Gorgrond, condamnant Karak Naar et Karak Grunti. L'ennemi envahit notre terre promise, et qui sait quels terribles alliés ils pourraient trouver dans les profondeurs.

En plus de l'aura malfaisante du Botaan, celle de Goria s'étend également. Gori Zorn, sous le contrôle d'Urbar Gor, vient de passer sous l'influence des géants de feux. Depuis cette cité, ils peuvent menacer directement nos frontières et envoyer une expédition conséquente dans nos montagnes. Ceci ne peut-être toléré. Urbar Gor est actuellement assiégé par notre Drangthrong. D'une manière ou d'une autre, la cité des douze portes doit être écartée de l'influence de Goria.

Les Utman ont cessé leurs querelles intestines et reformé les cohortes Grunti. C'est la deuxième fois qu'une telle chose se produit depuis le Second Âge. La dernière fois, les Utman ont ravagé toutes les contrées de Grim Thingaz, Vlag Thingaz, Gori Zorn, Karak Orrud et Gazan Kazhunk. Seules deux défaites contre les Elgi et la présence de nos forces au pied de la route d'argent ont permis de briser l'unité des Utman. À présent, les cohortes Grunti ont disparu, menaçant aussi bien Dol Rual que Karak Orrud.

Depuis Kazak Migdhal Khatûl, il est évident que les grandes batailles du futur seront en partie gagnées ou perdues par la mystique ou l'hermétisme. De nombreux rapports stipulent que les petits peuples cherchent de plus en plus à percer les secrets de la magie. Je ne peux que m'inquiéter de l'attitude de Gog durant la bataille. A-t-il fait usage de ses puissants schémas ? Je redoute de voir les ogres-mages se lancer eux aussi dans cette course, sachant l'avantage que le chaudron de Gog pourrait leur donner.

La guerre amène avec elle ses éternels problèmes : famine, épidémie et chaos. Si nous pouvons rejeter ces deux derniers fléaux loin de nos frontières, la disette nous frappera si nous n'y prenons garde.

Mais ces temps sombres n'étouffent pas toute clarté. Nos nainfants travaillent sans relâche pour faire de Dol Rual la plus puissante, la plus magnifique et la plus inexpugnable des cités des Neuf Plans. Ils continueront d'ailleurs de le faire, car je ne saurais tolérer que les derniers nés d'une lignée soient exposés hors de nos frontières.

Issu de Rual, notre peuple saura révéler le pouvoir des pierres. La forge mystique produit des résultats significatifs en ce sens.

Nos alliés proches sont fiables et leurs serments assurés. Ils participeront à l'effort de guerre pour que notre peuple défende leur foyer. Soyez sûr que le trône se montrera sans pitié contre les parjures.

Si l'ombre plane à l'est, la lumière peut y poindre également. Par delà les flots impétueux de la Tarim se dresse la civilisation. Une étrange religion habite ses habitants, et il s'agit du même idiome que celui nos plus fiables alliés. Ces cités de commerce et d'ordre ont sûrement autant intérêt que nous à voir disparaître les tyrannies de Dol Urk.

Vous tous, assis autour de cette table, êtes parmi les plus sages et les plus respectés des dirigeants des Neuf Plans. Nul doute que nos efforts communs nous permettront de surpasser toutes ces épreuves. »

Dans l'ordre du Gnollengrom, chacun fut invité à prendre la parole, Bolka fut donc la seconde à s'exprimer.

« En ces temps troublés, rien n'est plus important que notre foyer. Nos efforts doivent principalement se tourner vers la sûreté et l'intégrité de notre royaume, la sécurité et la santé de notre peuple. Si rien ne peut-être fait dans nos frontières pour nous protéger de la famine, la maison des mères fera ce qu'elle peut pour développer les cultures et les élevages sur et sous la montagne. Nos efforts seront concentrés pour exonérer le peuple de Duka de ravitaillements par d'autres peuples.

Je demande au conseil de se prononcer pour ou contre une nouvelle coulée d'or. Nous pourrons discuter de la répartition de ces Throndi, mais je propose que la majorité aille à ma maison, afin que les maisons des mères remplissent davantage les greniers du Rinn Khaz. Évidemment, si les lignées des étains et des aciers souhaitent plus d'ors, c'est un sujet que nous pouvons discuter. »

Bolka avait rapidement placé son propre projet. Comme convenu, la reine lança directement la décision, ne souhaitant pas créer trop de débats. Les autres maisons ne se préoccupaient que peu de remplir les estomacs, se concentrant sur d'autres tâches.

« Je suis favorable à cette coulée, lança Volgit de sa voix blanche. Dame Bolka soumettant la décision au conseil, son avis est déjà statué.

— Pour, passa rapidement Dolgrim.

— Je n'interfère pas dans la gestion de vos maisons, souffla Draskar depuis les ténèbres. Faites ce que bon vous semble.

— Dol Rual doit effectivement subvenir aux besoins de nos étains et aciers, exposa Angrad de sa voix claire. Mon Khaz ne saurait faire pousser quoi que ce soit. Nos Throng d'étains et d'aciers doivent être détournés de leurs buts. La maison royale doit se concentrer sur les tâches qui sont les siennes. Plutôt que de remplir les greniers, elle doit veiller à son contenu et le dispenser avec parcimonie. Il me paraît légitime et adroit qu'une nouvelle coulée d'or soit ordonnée et que la Dame d'Or veille à nourrir le peuple de Duka. »

Angrad se rassit après cette longue tirade, adressant un rapide sourire à Bolka qui le lui rendit largement. Ni Volgit ni Bolka n'avaient sondé les patriarches avant de parler de ce projet, et la reine fut enchantée de trouver en lui un si bon soutien.

« Pour ma part, je suis contre. Nous devrions envisager d'autres possibilités avant de relancer les forges de Tarak, exposa calmement Magrim de sa voix chantante. Les contrées aux abords de Dol Rual regorgent de vie sauvage. Les pentes des montagnes sont recouvertes de baies juteuses. Les forêts de part et d'autre de la crête de Trud sont giboyeuses. Avant d'installer des éleveurs et des fermiers, nous devrions y envoyer des chasseurs. Les jeunes pourraient y exercer leurs talents de pisteurs, de guerriers et de sentinelles.

— Je suis en faveur de la coulée, posa Grondinar de sa voix imperceptible. La chasse est trop imprévisible.

— Même avis que le seigneur Angrad murmura Kohl.

— Je rejoins la réflexion de Grondinar, susurra Tarak avec son timbre métallique si particulier.

— Angrad a bien parlé, tonna Trud de sa voix pénétrante. Il m'a convaincu.

— Je suis pour une nouvelle coulée, gronda Drangdvit, d'acier ! Nous n'avons que faire d'éleveurs et de fermiers alors que les haches nous manquent. Le Drangthrong doit croître afin de porter le fer sur tous nos ennemis !

— C'est entendu donc, trancha Volgit de sa voix blanche. Seigneur Tarak, le conseil vous charge de relancer les coulées d'or.

— Il en sera ainsi, ma reine, répondit Tarak.

— La Dame d'Or a-t-elle d'autres choses à partager avec ce conseil, continua Volgit ?

— Oui ma reine, continua la grande prêtresse. Si nos ennemis se pressent à nos portes, nous avons alors un pressant besoin d'alliés. Le rituel de pénitence de ce Lame-Noire est une opportunité d'en apprendre plus sur la religion de Stygia et de nous rapprocher de ce lointain peuple de l'est. Pour cela, le seigneur Angrad doit terminer ce qu'il a commencé. Ce Zurtur payera l'Oksal et nous donnera de précieuses informations sur les peuples de Dol Urk, amis et ennemis. Je laisse bien sûr cette décision aux bons soins du conseil.

— C'est effectivement une opportunité que nous devons saisir, souligna Volgit. Je soutiens cette initiative diplomatique. D'autant que je vais accentuer nos investissements dans la forge mystique. Le seigneur Angrad est notre meilleur hermétique à Dol Rual, j'attends que son esprit brillant nous permette de gagner la course qu'il a précédemment exposée à ce conseil.

— D'autant que notre grand prêtre doit absolument former nos officiants, continua Bolka. Il devient évident que les prêtres et prêtresses devront dorénavant accompagner les aciers au combat.

— Ma Tâche n'est pas terminée à Dol Gromdal, commença Dolgrim rieur. Mon élève a effectivement bien des charges à tenir et des missions à terminer. Sa place est à Dol Rual pour les prochaines saisons.

— Je ne suis toujours pas concerné, murmura Draskar depuis les ombres.

— Je ferais ce que le conseil attend de moi, souffla Angrad, conscient qu'il venait de se faire manœuvrer.

— Je ne puis m'opposer aux décisions de la reine concernant son consort, pétilla Magrim en gloussant.

— En ce moment, mes Throndi travaillent avec le Khaz Zharr sur plusieurs chantiers, murmura Grondinar, à peine audibles. Je serais heureux que mon frère prenne la direction de certains. Nos ingénieurs butent sur les plans des canaux de lave, et Bazguk gère déjà bien d'autres travaux.

— La forge mystique requière l'expertise du seigneur du feu, appuya Kohl beaucoup plus sérieusement que les précédents intervenants.

— Je suis complètement opposé à ce qu'Angrad reste à Dol Rual, croassa Tarak. Seule la présence du patriarche initié et de ses forces pléthoriques a retenu Gog. Sans la dissuasion du seigneur du feu, Kohl ne serait pas assis autour de cette table aujourd'hui. Priver nos armées engagées de notre plus grande force de frappe est stupide. Si nous devons frapper, frappons fort.

— Je rejoins Tarak, tempêta Trud, en frappant de son énorme poing sur la table. Nous venons de perdre Migdhal Khatûl, ne consignons pas son héros à Dol Rual. Les aciers doivent le voir sur le champ de bataille pour exalter leur courage.

— Qu'Angrad reste à Dol Rual si les matriarches le demandent, rugit Drangdvit. Nous menons Kazak et Khulghur sans initiés depuis cinq cents ans. Quitte à faire appel à de puissants auxiliaires, que Dolgrim soutienne les Kazak et Draskar les Khulghur.

— Angrad mènera donc ses tâches à Dol Rual, conclut Volgit. Toutefois, j'entends ce conseil, continua-t-elle de sa voix blanche. J'emmènerais mon consort avec moi lors de mes excursions auprès des Throng hors de nos frontières. »

Volgit laissa les patriarches digérer cette dernière information. Cette sortie avait eu l'effet escompté, calmant l'assemblée. Volgit s'aventurait rarement hors de Dol Rual, et toujours à la tête d'une troupe conséquente. Mais tout comme Dolgrim et Angrad, Bolka maîtrisait les Rhun Got Nuak, peut-être même mieux que le Gardien des Mystères. Capable de sonder les plans à la recherche des pierres-esprits, la grande prêtresse pouvait se projeter instantanément jusqu'à elles avec six autres nains. Elle n'aimait pas user de ce schéma, car c'était pour elle un déluge de puissance à concentrer. Maintenant qu'elle le maîtrisait, Bolka avait tout de même averti sa sœur d'en user avec parcimonie, sachant que ce puissant sortilège aspirait autant de pouvoir qu'un souhait.

La reine avait aussi un autre arcane en réserve. Alors que Bolka sondait les présages et le Chemin doré à la recherche des secrets des Rhun Got Nuak, la grande prêtresse avait fait une découverte. Afin de sauvegarder certains membres du peuple de Duka, elle pouvait imprégner un objet d'une Rhun Got Nuak. En brisant la Rhun et en la prononçant distinctement, le porteur du sceau brisé serait instantanément ramené à Valag Khaz, auprès de la fontaine de vie. Les novices en faction avaient ordre de s'occuper de quiconque arriverait ainsi. Volgit avait demandé à Bolka et à ses plus puissantes officiantes de graver autant de Rhun que possible, en prévision des expéditions à venir.

« La grande prêtresse a-t-elle d'autres éléments à présenter à ce conseil, reprit Volgit, de sa voix blanche ?

— Non ma reine, répondit Bolka en se réinstallant au fond de son trône.

— La parole est donc au Gardien des Mystères.

— Je souhaiterais accueillir le prochain conseil à Dol Gromdal, murmura Dolgrim, l'esprit apparemment dans le vague. Il est temps que ce conseil en découvre les secrets… J'aurais créé, d'ici la prochaine réunion, une copie de cette salle dans mon domaine. Il est des choses qui ne peuvent être abordées que dans l'inviolabilité de ma forteresse. »

Cette annonce déstabilisa le conseil ainsi que la reine. Furieuse, elle fusilla Dolgrim du regard.

« N'aie crainte, petite sœur, lui répondit-il par télépathie. Nous allons avoir une longue conversation avant le prochain conseil. Bolka sait maintenant créer les portails dimensionnels qui vous permettront de rejoindre Dol Gromdal. Vous êtes prêtes, et moi aussi… »

Ravalant sa colère, Volgit reprit sa voix blanche en fusillant son aîné du regard.

« Comment rejoindrons-nous ton repaire ?

— Je vous ferais transiter par-dessus le grand abîme avec mon portail, répondit Dolgrim avec assurance, nullement intimidé.

— Très bien, répondit Volgit avec froideur, ce sera donc Dol Gromdal.

— Ce sera un honneur, reprit Bolka chaleureusement pour détendre l'atmosphère.

— Le reste du conseil ne se prononcera pas, trancha Draskar depuis les ombres. Les Puînés acceptent à l'unanimité. Ce sera Dol Gromdal ! »

Cette fois, la stupeur saisit l'assemblée. Jamais encore, dans aucun conseil, Draskar n'avait participé à aucune décision. Et voilà qu'il en appelait à une des règles du Gnollengrom que seul Duka pouvait briser. Les Cadets, à savoir les sept patriarches, venaient de se voir interdire toute discussion sur la décision de leurs Puînés.

Volgit interpréta ce signal comme une nouvelle alarme. Il devenait apparemment urgent qu'elle et Bolka Got Nuak jusqu'à l'artefact planaire. Mais le conseil était loin d'être terminé, et d'autres sujets urgents devaient être tranchés.

« Le seigneur Dolgrim a-t-il d'autres sujets à présenter à ce conseil, reprit Volgit ?

— Je réserve tout cela pour le prochain conseil, ma reine, répondit rapidement ce dernier.

— Le seigneur Draskar a-t-il quelque chose à dire à ce conseil, questionna Volgit pleine d'appréhension ?

— Je suis le dernier recours, je parlerais en dernier, souffla Draskar d'un ton funeste qui coupait toute récrimination.

— La parole est donc au seigneur Angrad, continua placidement la reine.

— Le conseil à fort à faire avec les sujets déjà énoncés, se reprit le patriarche initié. Il est temps de s'y atteler.

— La parole est donc au seigneur Magrim, continua la reine.

— J'implore ce conseil de me confier tous les chasseurs, sentinelles et arbalétriers Gnutrommi de leurs maisons. Mes chevaucheurs Gromtrommi mèneront des expéditions de chasse dans les contrées frontalières giboyeuses afin de former la nouvelle génération et alimenter Dol Rual en venaisons.

— seigneur Magrim, l'interrompit Volgit, ce conseil n'a pas autorité en la matière. Chaque Karugromthi gère sa maison comme il l'entend. Je suis pour ma part favorable à pareilles initiatives, mais chacune et chacun décidera pour ses Throndi. Le conseil vous remercie de cette proposition, avez-vous autre chose à lui présenter ?

— Non, ma reine, grommela Magrim. Vous avez déjà exposé mes sujets d'inquiétudes.

— La parole est donc au seigneur Grondinar, relança Volgit.

— Je souhaite ajouter aux discussions la transformation de Migdhal Zhufbar en Kazad Zhufbar, murmura le patriarche bâtisseur.

— J'accepte de rajouter ce point à l'ordre du jour, répondit Volgit. Avez-vous d'autres sujets à remonter à ce conseil ?

— Non ma reine.

— seigneur Kohl, interrogea Volgit ?

— Rien, posa le Gardien des Serments

— seigneur Tarak ?

— Rien non plus, répondit le patriarche forgeron

— La parole est donc au seigneur Trud, continua la reine.

— Je n'ai pas de sujet d'inquiétude, ma reine, dit le patriarche gardien de sa voix forte.

— La parole est au seigneur Drangdvit, termina Volgit, impatiente de terminer ces formalités.

— Cessons cette perte de temps, rugit Drangdvit ! Nos ennemis sont à nos portes et nos aciers engagés au combat. Nous devrions être à Dol Urk en ce moment.

— En effet, acquiesça Volgit. Au vu des circonstances exceptionnelles de ce conseil, je demanderais à chacun de se prononcer sur les préoccupations qui l'occupent et uniquement celle-ci. »

Laissant le temps à chacun de se préparer, Volgit s'installa confortablement dans son trône. Bolka, par sa mystique, fit apparaître un festin sur la table et chacun se servit à loisir. Les discussions reprirent entre les patriarches, confrontant leur point de vue.

La reine n'aimait pas la tournure que prenait ce conseil, même si elle en reconnaissait la nécessité. Habituellement, une demi-journée était allouée pour décider des sujets requérant des décisions concertées, le Karugromthi Throng pouvait s'étaler sur plusieurs jours afin de tous les trancher correctement.

En hâtant ainsi les discussions, Volgit craignait de traiter trop légèrement ces sinistres intrigues. Laissant ce temps de convivialité tendu diviser les points de vue, Volgit se perdit en introspection et conjecture.

Ce fut Bolka qui sortit Volgit de ses pensées. Le festin était terminé, les chopes de bière vides, celles de Bwor pleines et les pipes fumaient. Prenant la sienne, la reine la bourra d'un tabac corsé aux arômes subtils, et bientôt une fumée violette vint se mêler aux nuages bleus et bruns.

Aspirant de grandes bouffées qui éclaircirent ses pensées, Volgit relança le conseil.

« La parole est au seigneur Drangdvit, lança la reine solennellement.

— Laissez-moi m'occuper d'Urbar Gor, proposa, avec véhémence, le patriarche vengeur. D'ici la fin de l'hiver, j'aurais pris la cité, tué nos ennemis et pillé jusqu'à la dernière chaumière. Les convois remonteront le plus grand butin jamais ramené à Dol Rual. Je mènerais ensuite le Drangthrong pour détruire Vorn Zharr puis faire face aux Utman tandis que mon fils mènera nos Aimen Thagi traquer sur et sous nos montagnes les sbires du Botaan.

Que les hermétiques s'occupent de leurs courses, les bâtisseurs de leurs constructions et les émissaires de ces lointaines cités de l'est !

— Plan audacieux, mais risqué, commenta la reine de sa voix blanche. Belurt ne quittera ni Bida ni Dol Rual tant que la lignée n'aura pas d'héritiers. Écoutons ce qu'en pense le seigneur Trud.

— Une telle manœuvre osée aurait pu fonctionner, mais l'effet de surprise éventé nous contraint à la prudence, expliqua le patriarche gardien. Je n'ai pas maintenu la paix et l'ordre à l'intérieur de nos frontières pour que nos Throng agissent comme de vulgaires Vongal à l'extérieur. Usons de diplomatie avec Urbar Gor en nous montrant fermes : qu'ils nous livrent les maraudeurs de Goria. Les cohortes Grunti représentent un plus grand danger contre lequel le Drangthrong devrait être dirigé.

Pour ce qui est des lointaines cités de l'est, elles sont lointaines. Leurs destins et le notre ne se croiseront pas cet Âge, alors laissons-les tranquille.

Si les hermétiques de notre peuple doivent progressivement intégrer les Gottal, qu'Angrad assure cette tâche. Pourquoi ne pas construire une extension au Khaz Zharr dans ce but ? Construisons une caserne pour les hermétiques, au même titre que pour nos aciers.

Pour ce qui est du Botaan, il me semble qu'une intensification du Khulghur serait appropriée. Que ce soit dans les airs, sur les pentes ou dans les profondeurs, et pourquoi pas jusqu'à Lok Zorn et Gori Zorn. Kazad Zhufbar serait d'ailleurs une bonne solution pour pérenniser les chasses et menacer plus avant Dol Urk et Dol Vongal.

— Le conseil note ces judicieuses idées, souligna la reine, néanmoins nous ne pouvons écarter l'avantage géopolitique de potentiels alliés plus à l'est. Outre de nouveaux débouchés commerciaux, un jeu d'alliance permettrait un encerclement stratégique du Botaan, le privant des ressources de Dol Vongal. La parole est au seigneur Tarak.

— Que ce soit sur un plan militaire, artisanal, architectural ou autre, la forge mystique promet de supplanter les bosquets en puissance mystiques. Avec mes expérimentations sur les Rhun, je pense que nous parviendrons bientôt à révéler non seulement le pouvoir des pierres, mais aussi celui du métal.

Concentrons nos efforts en ce sens avec Orifra, Noratia et Angrad, ainsi que tous les hermétiques qui pourront se joindre à nous. Prenons l'avantage puis servons-nous en contre nos ennemis. En attendant ce moment, tenons nos positions, allons chercher de nouveaux alliés et ravissons leurs supports à nos ennemis.

Si Kazad Zhufbar semble une idée appropriée, nous ne sommes ni assez nombreux, ni assez puissants pour assurer un expansionnisme trop audacieux. Je recommande la prudence dans la fondation de Kazad Zhufbar et la suspension de tout autre projet colonial.

— Vous rejoignez mes conclusions sur les formidables avancées issues de la forge mystique, s'enthousiasma Volgit, mais rappelez-vous que la passivité ne sera jamais la réponse de ce conseil face aux agressions de nos ennemis. Vos appels à la prudence sont entendus et pris en compte.

Seigneur Kohl, à vous.

— Frappons le Botaan. N'exposons pas nos Gottal. Engagements courts et décisifs. Idem pour Goria et Gorgrond. Les cohortes doivent être découvertes. Renforçons Kazad Orrud. Préparons sa défense.

Pour Urbar Gor, usons de nos soutiens. Regagnons les portes. Ongrunak, Urbar, Baren Urbari, Thagak, Kazak. Kazak Zhufbar gagnera du soutien. Urbar Gor pourra commercer avec Lok Zorn. Urbar Gor, Kazad Zhufbar et Kazad Orrud nous assureront Gori Zorn. Ensuite, nous pourrons rebâtir Migdhal Khatûl.

Wan Karak Dron Ongrun ? Il faut s'en assurer. Envoyons des émissaires à l'est. Darien Gronit Ongrun.

Nous aurons alors l'avantage stratégique. Stock Botaan. Und Ogri Kadrin. Stock Goria. Und Harag Karag.

— Merci seigneur Kohl pour ce déroulé stratégique fort intéressant. Que pense le seigneur Grondinar de nos discussions ?

— Je rejoins mon frère Tarak, murmura le patriarche bâtisseur alors que tous se turent en tendant l'oreille. Kazad Zhufbar doit émerger du Dharkhangron. La cité organisera le commerce entre Gori Zorn, Lok Zorn, Karak Naar et Dol Rual. Nous pacifierons la région, manœuvrant les populations en notre faveur. Par la paix et le commerce, ils prospéreront.

Kazad Zhufbar servira d'essai. D'autres cités pourraient être fondées dans Karak Wyr, Karak Yar et Karak Orrud. Reliés à Ungdrin Ankor, nous étendrons l'Ankor Dawi. Ces cités serviront de garnison pour les Throng. Bientôt, il n'y aura plus de grands besoins d'acier à Dol Rual. Ces Kazad fortifieront nos frontières en les étendant, garnisonnant les Throng des guerriers.

Il est temps que le peuple de Duka prenne possession de son héritage.

— Nous remercions le seigneur Grondinar pour ces perspectives grandioses, mais je lui rappellerais qu'il en va de ma Tâche de guider le peuple de Duka, et moi seule ! Néanmoins, je pense que le temps est enfin venu pour Kazad Zhufbar. Qu'est-ce que le seigneur Magrim souhaite ajouter ?

— Les avis de Kohl et Grondinar sont les meilleures marches à suivre, chantonna le patriarche chasseur. Je me permettrais tout de même de souligner l'urgence de Karak Dron. Ce royaume est puissant et nous devons absolument solliciter une audience auprès des rois tonnerres. Je puis envoyer des messagers dès la fin du conseil. Ils porteront notre requête sans être mal reçus.

— C'est une excellente initiative, seigneur Magrim, le congratula la reine. Dès la fin de ce conseil, nous nous rendrons à Talag Khaz afin d'envoyer des messagers. Que le seigneur Angrad se prononce à présent.

— Je ne puis que suivre les avis avisés de mes cadets Magrim, Grondinar et Kohl. Concernant la construction d'un lieu pour les hermétiques, je pense qu'il vaut mieux l'adosser à la forge mystique qu'à Khaz Zharr.

Concernant Goria, voilà des siècles que je répète à ce conseil que les géants de feu ne sauraient être autre chose qu'un danger. S'ils prisent l'ordre, ils l'ont utilisé pour structurer les chaotiques armées de nos ennemis. J'ai vu le résultat à Migdhal Khatûl et redoute qu'ils aient aussi entraîné les cohortes Grunti, point qui pourrait expliquer leur actuelle longévité.

Goria doit être notre ennemi principal, car ils utilisent le pouvoir de l'ordre contre nous !

— La construction d'un tel endroit doit être mûrement réfléchie, soupesa Volgit, et j'aimerais les lumières du seigneur Dolgrim lors du prochain conseil. En attendant, un lieu existant proche de la forge mystique sera alloué aux hermétiques. Pour ce qui est de Goria, le conseil a entendu vos arguments et en prend bonne note. Draskar ?

— Je suis le dernier recours, murmura une voix funeste depuis les ombres, je parlerai en derniers.

— seigneur Dolgrim, transita la reine sur la défensive ?

— Vous gérez parfaitement la succession de mère, Volgit, la taquina le Gardien des Mystères. Tout ce que j'ai à dire vous sera révélé à Dol Gromdal, pas avant et nulle part ailleurs. »

Après avoir interrogé Bolka des yeux, qui refusa poliment la parole de la tête, Volgit conclut ce conseil extraordinaire. Les avis majoritaires suivaient globalement sa vision, et certaines remarques pertinentes avaient complété ses décisions.

Prenant une grande inspiration, elle se leva, le Rinn Rikkaz en main.

« Après avoir écouté les avis avisés des membres de ce conseil, voici les commandements de votre reine.

Les seigneurs Angrad et Tarak concentreront leurs efforts dans la forge mystique afin d'assurer l'avantage au peuple de Duka.

Le seigneur Magrim demandera audience auprès des rois tonnerre, mais partira immédiatement après pour Kazad Orrud. De là, il devra retrouver les cohortes Grunti le plus rapidement possible.

Le seigneur Grondinar devra percer la montagne depuis Migdhal Zhufbar jusqu'à Lok Zorn. Des Barak doivent être érigés de chaque côté, puis Kazad Zhufbar construite. Les Throndi de la maison des serments et des bâtisseurs en prendront possession. Les seigneurs Grondinar et Kohl devront choisir un Thane pour cette cité.

Le seigneur Kohl rejoindra le Drangthrong afin de faire plier Urbar Gor, comme bon lui semblera.

Le seigneur Trud partira avec les meilleures troupes pour Kazad Orrud. Il devra assister nos alliés dans la préparation de leur défense.

Le seigneur Drangdvit dirigera tous les Khulghur à l'est de Migdhal Zhufbar, y compris d'autres maisons que la sienne.

Puisse notre chemin de gloire étinceler à travers les Âges ».

Alors que Volgit allait abattre son marteau pour clore le conseil, Draskar sortit des ombres.

« Vous ne pourrez rien contre le Botaan tant que Gog sera en vie. Je suis le dernier recours, l'assassin. Je vais aller tuer Gog ! »

Glossaire Khazalid

Ad : effectué, terminé, fait

Ai, Ap : oui

Agril : argent

Aimen Thagi : groupe de vengeurs bannis

Altrommi : pleine barbe, jugé digne de former des apprentis (70-120 ans)

Ankor : royaume

Anu : bientôt

Az : définis un élément en particulier

Az-Drengi : hache d'arme à deux mains

Bagtal : l'amende qui sanctionne un crime, elle comprend les dommages payés à la victime et à son clan.

Bar : est aussi une tour

Barag : machine de guerre

Baragendrinkuli : ingénieur de siège

Baragi : servant de machine de guerre

Barak : un mur fortifié, une porte fortifiée, une tour

Baraz : promesse

Baren Urbari : commerce entravé

Daggron : simple cercle de mitral portée par les nains des lignés, symbole de leur rang

Dal : bon

Damnaz : grief, terme très fort chez les nains

Dawi : nain

Dawr : terme vaste signifiant bon — vieux — qui n'as pas besoin d'être testé — durable — semblable à un nain — cela semble bon

Dharkhangron : monde souterrain

Dok : observer

Doki : éclaireur

Dol : domaine, règne

Drakk : monstre

Drangthrong : armée naine, composée de plusieurs maisons

Drengi : tueur

Drin : route

Dron : orage

Duk : lent — tunnel étroit

Durak : dur

Dwe : trois

Elgi : elfes — s'étend aux peuples des bosquets

Elgraz : construction branlante, qui ne durera pas mille ans

Endrinkuli : ingénieur ou mécanicien

Frongol : champignons poussant dans les mines, à la lumière de Rual — contrairement aux champignons de la surface

Gazangron : monde de la surface

Ghal : crâne

Gitbin : venir dedans

Gnol : vieux, fiable, qui a fait ses preuves, sage

Gnollengrom : respect dû aux anciens, se mesure à la longueur de barbe ou de tresses.

Gnutrommi : jeune membre du clan, apprenti, adolescent (30-70 ans)

Gor : créature humanoïde avec des traits animaux — hommes-bêtes

Gorak : grand pouvoir, mystérieux, mystique

Gori : jaune, or

Goruz : corne

Got : voyage court avec un but précis

Gottal : groupe particulier de nains regroupés pour un Got

Gottalrink : meneur d'un Gottal, chef d'escouade

Gotten : avancée d'une armée, groupe effectuant ces voyages — troupe de nains

Grim : dur, rigide

Grimaz : lieu désolé, dur, cruel

Grint : pierre laissée lors d'une exploration minière

Grintzhuf : chute de pierre de peu d'usage

Grit : haut et large tunnel

Gromdal : artefact

Gromthi : ancêtre, terme honorifique pour désigner les nains des lignées

Gromtrommi : très vieux nain, respecté dans sa maison (+200 ans)

Gronit : faire

Gronti : géants

Grumgi : camarade

Grund : marteau d'artisan

Grungraz : la forge, forger

Grungi : mineur

Grungron : une forge

Grunti : cyclopes, géants difformes

Har ou Harag : lave

Hirnzilfin : cor soufflant le vent

Hoggron : couronne ou symbole de pouvoir

Hunken : transport de lourd fardeau

Hunkeni : fardier, conducteur de chariot

Hunkenit : charger, décharger, bouger des charges lourdes

Hunki : porteurs

Ip : ouais, ok

Izril : Joyaux, gemmes

Kadrin : col de montagne

Karag : montagne désolée, aride, volcanique

Karak : montagne

Karin : bouclier, protection temporaire

Karugromthi : ancêtre vivant, utilisé au Second Âge pour nommer les premiers-nés de la pierre

Katalhüyk : fin d'un voyage, arrivé

Kazad : cité ou forteresse

Kazadul : l'art de construire des cités

Kazak : bataille, guerre

Kazakendrinkuli : ingénieur militaire

Kazaki : littéralement nains des batailles, guerriers

Kazakstrol : marche de bataille, ordre de marche, formation tactique

Kazakthryng : temple des batailles

Kazaktragh : le prix de la guerre, ce que la bataille prélève parmi les combattants

Kazakul : l'art de mener la bataille

Kazhunk : bête sauvage que l'on peux monter — opposée à celles d'élevage

Kazhunki : cavalier, chevaucheur, combattant monté

Khatûl : aux aguets, vigilant

Khaz : hall souterrain

Khazalid Barak : porte fortifiée

Khazukan Dawi : habitant des citadelles, nain qui reste au Khaz

Khazul : art de construire les halls souterrains

Khrum : tambour de guerre

Khulghur : art de chasser et piéger les trolls

Khulghuri : chasseur de trolls

Knublstubi : nainfant (0-30 ans)

Kol : roche noir

Kron : livre, archive mémoire, histoire

Kvinn : dame

Kvinnkazhunki : unité de chevaucheuses naines

Langktrommi : longue barbe (120-150 ans)

Lok : très embelli, complexe, méritoire

Maraz : cliveur, outil à fendre

Mhornar : ombre

Migdhal : fortin, porte fortifiée

Milluz : mille pas

Minar : tour de guet façonnée dans la montagne

Mizpal : glace volcanique

Naar : Est, là où les soleils émergent de l'océan

Naggrund : désolation

Nai : non

Nu : maintenant, à cet instant

Nuak : instantané, hors du temps

Ogri : ogre

Okri : artisan

Oksal : prix de la hache, convenu pour terminer des hostilités ou une vendetta

Ongrun : mercenaires ou alliés

Ongrunak : la diplomatie

Ornsmotek : nid l'aigle

Orral : nuage très haut dans le ciel

Orrud : nuage de fumée

Rhun : rune, mot de pouvoir, symbole magique, nom

Rik : souverain(e), gouverneur, roi/reine

Rikkaz : marteau de guerre, de commandement

Rikkazen : écraser, broyer, faire des gravats de

Rink : commander, donner des ordres, diriger

Rinn : reine

Rualundi : protectrices de Rual

Ruf : un large dôme souterrain, naturelle ou creusé.

Ruvalk : rivière ou fleuve

Sjuf : accrochage

Stock : frapper, taper

Strol : voyage

Talag : cime, pic, hauteurs

Thagak : subterfuge, mystification, tromperie — dans un but funeste

Thagi : félons meurtriers

Thane : chef de guerre nain, peut aussi faire office de gouverneur

Thingaz : forêt

Thrag : blessure

Thragi : blessé

Throndi : membre de maisonnée

Throngi : famille, clan, maison, rassemblement, armée

Throngrink : Ancien d'un clan (150-200 ans)

Thrung : mur de boucliers

Thrungar : position défensive tenue indéfiniment

Thryng : oratoire des ancêtres, temple

Tiwaz : auberge ou relais

Tragh : tribut, impôt

Troll : un ou des trolls

Trolldreng : tuer des trolls

Tusk : dent

Tuskgor : petits peuple à crocs, humanoïde-bête-croc

Un : et

Unbaraki : parjures

Und : poste de guet, capturer, interdire l'entrée

Ungdrin Ankor : grandes routes souterraines du royaume nain

Ungdrini : les ouvriers creusant les routes souterraines

Ungor : caverne, souterrain

Ungori : nains habitant les profondeurs hors des Khaz et de la civilisation

Urbar : commerce

Urbari : marchand

Urbaz : marché

Urkuzkul : cadavre ennemi

Uzkul : ossement

Uzkulzan : ossement sanglant — charnier

Valag : la pierre qui guérit — soin

Valagi : soigneur

Valagit : soigneur jeune, sans expérience, apprenti

Varag : chien fou, loup, sauvage

Varfgor : petits peuples canins, humanoïde-bête-loup

Varn : lac de montagne

Vengrynkron : archive des vengeances à assouvir

Vithang : commerçant

Vlag : isolé, désolé

Vongal : groupe de raid

Vorkhul : chef ennemi

Vorn : ferme, terre arable

Vulkhrund : cache souterraine

Wan : est-ce que, transforme la phrase en question

Wazzok : une insulte, nain crédule, nain qui a échangé une chose de grande valeur contre de la verroterie

Wutraz : lance

Wutrazi : lancier

Wyr : froid, neige, glace

Zagaz : veux aussi dire histoire

Zagazdeg : le jour du souvenir, célébration pour les ancêtres, les aciers se remémorent leurs Grumgi

Zan : le sang, rouge

Zharr : feu

Zhuf : cascade, chute d'eau ou torrent

Zhufbar : porte du torrent

Zonstrollar : soleil dans sa course

Zunthrum : monument

1Artefact : (terme magique) création magique d'une grande puissance : façonné par l'Art.

2Légation : représentation diplomatique, effectué par un légat (prendre ici le sens antique)

3Évergétisme : action bâtisseuse des souverains. Se rapproche du patronat de cité antique

4Morillon : type de casque

5Spalière : protection d'épaule, descendant sur le bras

6Castellologie : science de l'étude des châteaux. Si les humains ne vont investir cette science que durant leur Âge médiéval, les nains s'y intéresse dès l'antiquité.

7Extérieur : (signification magique) tout Être n'étant pas natif du plan ou il se trouve : il est considéré comme « extérieur » à ce plan. Ici, il s'agit d'Armazour, natif du plan de Rual.

8Vision thermographique : les nains disposent d'un spectre de vision plus large que les humains. Quand la luminosité baisse, ils perçoivent le rayonnement infra-rouge : un spectre de températures.

9Lumières : (définition mécanique) espaces entre chaque rondin composant ce plancher grossier.

10Allochtone : désigne un élément végétal ou minéral étranger au sol sur lequel il se trouve

11Adelphe : terme neutre de genre, désignant tous les enfants issus de la même mère.

12Mana : (définition magique) énergie surnaturelle alimentant les schémas et sortilège. La science de maître Dolgrim peine encore à caractériser ce concept.

13Axiomatiques : il s'agirait de certains Êtres du Dehors, défendant la séparation des mondes. Ils seraient des créatures de la Loi, avec lesquels Dolgrim et Draskar ont pu difficilement s'entretenir.

14Lissier : artisan réalisant des tapisseries

15Mêtis : intelligence rusé. Terme issu d'une religion humaine antique, elle est attribué à un certain Ulysse/Odysseus. Les nains assurent qu'il fût d'abord employée pour qualifier la première reine : Volgit.

16Loricas : armure lamellaire de l'antiquité

17Converses : membres féminins d'un même ordre, groupe ou congrégation