Hé voila, le chapitre 21 arrive !
J'espère qu'il vous plaira, pour ma part, ce chapitre contient une de mes scènes préférées (saurez-vous deviner laquelle ? :D) Et, une fois n'est pas coutume, j'ai terminé mon illustration en avance ! :D Elle est donc déjà publiée sur deviantart, et j'avoue en être assez fière (vive les techniques mixtes et l'expérimentation !) Ces dessins sont vraiment l'occasion de tester des choses en variant les outils et les ambiances.
Bref, je ne suis pas sûre que mes considérations techniques sur le dessin vous intéresse plus que ça, je vais donc vous laisser attaquer ce (gros) chapitre, en espérant que vous l'aimerez. Bonne lecture !
Chapitre 21 : La traque (Edward)
Cela faisait deux nuits que je patrouillais dans les rues du quartier où avaient eu lieu les meurtres de Barry le Boucher, sans rien apprendre de plus. Le fleuve qui scindait les rues était d'une saleté repoussante, charriant tous les déchets de la ville, avec un aspect huileux, et parfois des mauvaises odeurs, qui faisaient du nord-ouest de la ville le lieu le plus miteux de la capitale, là où se trouvaient les usines et les tanneries, des immeubles défraîchis quand ils n'étaient pas franchement en ruine, des parcs et des terrains vagues qu'on peinait parfois à différencier. Dans ces rues régulièrement inondées en période de crue, on trouvait tous ceux qui n'avaient pas l'argent pour se loger ailleurs. C'était aussi le quartier le plus mal famé de la ville, et si le jour, on y trouvait surtout des vendeurs à la sauvette à la probité douteuse, la nuit, il devenait le territoire des receleurs et des prostituées. J'avais été désagréablement surpris de réaliser que, malgré la loi de 1904, ici aussi, il y avait des bordels.
En passant près des femmes trop fardées qui exhibaient leur poitrine comme un cageot de pommes à brader au plus offrant en m'agressant de commentaires salaces, je repensai à Lacosta, la ville du vice, qui paraissait si rutilante et fastueuse en comparaison. Le souvenir de Ian Landry me revint avec un haut-le-cœur. Que ce serait-il passé si je ne m'étais pas réveillé à temps ? Jusqu'où serait-il allé ? Ces questions me hantaient régulièrement. Je n'avais jamais eu un intérêt très développé pour le sexe, mais ma transformation et cette désagréable expérience avait transformé mon mépris en profond dégoût.
Tristement conscient d'avoir un corps féminin sous mes vêtements et mon bandage, c'est donc avec un sentiment diffus de peur au ventre que je faisais mes rondes. Je m'étais mis en cheville avec la gendarmerie du quartier pour que mon circuit soit complémentaire des patrouilles qu'ils faisaient eux-mêmes. C'était la deuxième nuit que je passais dehors, sans glaner grand-chose comme informations supplémentaires. J'imaginais bien la condescendance de Falman, qui, lui, s'acharnait à interroger les gens tout au long de la journée, sans avoir de résultats plus probants pour autant. Avec nos manières de travailler diamétralement opposées, nous peinions à trouver un terrain d'entente, et malgré les efforts que nous faisions pour apporter de l'eau au moulin, l'enquête stagnait désespérément. Le seul point positif, c'est que nous n'avions pas eu de nouvelle victime à déplorer.
Arrivant au bout de ma ronde, je revins à des rues un peu moins sinistres, un peu plus éclairées, et échouai dans la gendarmerie, dont le bâtiment était à l'image du quartier, un peu sale et défraîchi. Je poussai la porte, saluai ces gens que je côtoyais depuis peu. En jetant un œil à l'horloge, je constatai qu'on approchait des quatre heures du matin. Il était probable que cette nuit encore, il ne se passerait rien. Je passai devant les personnes qui attendaient assises sur un banc dans le hall : une femme à la tenue particulièrement vulgaire, les menottes au poignet et le sourire aux lèvres, et deux hommes vacillants, séparés par un gendarme qui avait probablement arrêté une bataille d'ivrognes, étant donné les regards noirs qu'ils échangeaient.
- Encore une soirée tranquille, hein ? commenta l'homme à l'accueil.
- Il faut croire, répondis-je avec un sourire crispé.
- Vous devriez aller vous reposer un peu avec mes collègues avant de reprendre votre ronde, vous avez mauvaise mine.
- Vous ne devriez pas vous inquiéter pour ça.
Malgré cette remarque, je suivis son conseil et m'engouffrai dans la salle de repos. Trois ou quatre gendarmes s'y trouvaient, buvant un verre et jouant aux cartes, attendant l'hypothétique urgence qui les feraient surgir hors de la pièce. Ils se tournèrent vers moi avec un salut. Visiblement, ils étaient à la fois amusés et impressionnés que je sois parmi eux. La réputation du Fullmetal Alchemist m'avait précédé.
- Vous prendrez bien un verre avec nous ?
- Oui, mais je me contenterai d'eau, répondis-je simplement.
- C'est vrai que vous êtes mineur... C'est quand même incroyable, si jeune et déjà Alchimiste d'État !
- Eh oui, répondis-je avec un sourire tandis que l'homme en face de moi servait de l'eau et que son voisin désignait une chaise.
- Nous étions en train de jouer au tarot, vous voulez faire une partie avec nous ?
- … Et puis merde, pourquoi pas après tout ?
Je pouvais bien me permettre ce petit interlude. Si j'étais en permanence sous pression, est-ce que ça allait vraiment changer les choses ? Je tirai la chaise et m'installai avant de boire mon verre à grands traits pendant que mon voisin d'en face battait et distribuait les cartes. Je le regardais faire, sentant la fatigue me tomber dessus comme une chape de plomb. Je me sentais quand même plus rassuré ici qu'au milieu des rues plus ou moins désertes et glauques du quartier… mais mon secret me taraudait en permanence, je ne parvenais pas à me détendre réellement. En entendant les blagues graveleuses des gendarmes, il m'arrivait même de me dire que je n'étais pas tellement plus en sécurité ici qu'ailleurs...
Je pris mes cartes et les remis en ordre, constatant que mon jeu n'était pas terrible. Je perdis d'ailleurs la première partie, puis la suivante, et j'étais bien partie pour perdre la troisième quand la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce. Aussitôt, mon voisin jeta son jeu sur la table et se leva vivement pour décrocher, mettant en marche le mécanisme d'enregistrement et le haut-parleur de l'autre main.
- Allô ? fit-il d'un ton sérieux, tandis qu'une respiration chaotique, entrecoupée de sanglots, se faisait entendre.
L'atmosphère jusque-là joyeuse et détendue s'évanouit dans un silence glaçant, et tout le monde tourna lentement la tête vers le gendarme penché sur la console d'enregistrement tandis que seul un gémissement de douleur se fit entendre. Reconnaître une voix féminine me fit l'effet d'une douche froide.
- Aidez-moi, j'ai mal, sanglota-t-elle. Il va me tuer !
- Madame, ne paniquez pas, et décrivez la situation : Où êtes-vous ? Qui vous menace ?
- Je suis... au carrefour des Braisers, hoqueta-t-elle, et un homme en armure m'a attaquée avec un hachoir. Un gendarme est arrivé, mais... Je... Je ne sais pas ce qui s'est passé... je me suis enfuie dès que j'ai pu, mais il va me retrouver, et j'ai...
Elle fut interrompue par un râle de douleur qui me colla le frisson. Je sentais mes entrailles geler. C'était Barry le Boucher, j'en étais sûr.
- J'ai tellement mal, aidez-moi je vous en prie, fit-elle dans un râle de souffrance.
- Dans ce coin, c'est Sandy qui devait y être, murmura l'un des gendarmes. J'y vais !
- Moi aussi, répondis-je en me levant à mon tour.
- Des agents partent vous rejoindre au plus vite, ne paniquez pas, je vais rester en ligne avec vous jusqu'à l'arrivée de secours, fit l'homme d'un ton aussi apaisant que possible malgré le malaise qui pesait dans la pièce et les gémissements souffreteux de l'inconnue.
- Il m'a... ma m-main... hoqueta-t-elle, j'ai p-perdu ma maiiiin.
Ce cri déchirant fut la dernière chose que j'entendis avant de quitter la pièce en courant, révulsé.
- Appelez une ambulance ! Au carrefour des Braisiers ! Vite ! s'exclama l'homme devant moi d'un ton sec.
Nous étions trois à traverser le hall en trombe, sous les regards écarquillés de ceux qui ne se doutaient de rien. Les gendarmes sautèrent dans la voiture et je bondis à leur suite. Nous n'avions pas fermé les portes arrière qu'elle sortait déjà de la cour intérieure dans un grand coup de klaxon. L'homme conduisait sans précaution, et je fus projeté contre mon voisin au premier virage avant de m'accrocher au siège de toutes mes griffes pour ne pas voler au moindre chaos. Mon cœur battait la chamade, j'avais la gorge nouée au point de ne pas être sûr d'être capable parler si on me le demandait. Les images que je me représentais tournaient à toute vitesse. La femme qui appelait, Barry, en armure, le hachoir, la main coupée, le gendarme, les coups de feu, le rire du tueur, la fuite, le sang...
Si Barry le boucher était bel et bien une armure vide, les armes à feu n'auraient aucun effet contre lui... l'image du visage de Sandy, ce gendarme souriant que je connaissais à peine, me sauta au visage, et je me sentis blêmir. En réalisant qu'il était probablement déjà mort, en pensant à ces corps démembrés, secoué par la précipitation du conducteur, je sentis des spasmes m'enserrer les entrailles. La voiture s'arrêta dans un freinage particulièrement violent et je m'écrasai contre le siège devant moi, pas loin de rendre tripes et boyaux.
Je me jetai sur la poignée et sortis en courant malgré mes jambes flageolantes, doublé par le conducteur. J'inspirai l'air frais à grandes goulées dans l'espoir de faire partir cette envie de vomir au plus vite. Il fallait les retrouver.
Dans le carrefour mal éclairé, je repérai rapidement la cabine téléphonique, et la silhouette tremblante qui s'y trouvait. En quelques secondes, nous arrivions à sa hauteur. La femme se retourna dans un sursaut terrifié, et se liquéfia de soulagement, en nous voyant. Elle tomba à genoux et se recroquevilla, enserrant son moignon ensanglanté d'une main aux jointures blanchies par la douleur. Aussitôt, le plus grand attrapa le combiné qui était tombé de son épaule et annonça d'une voix un peu tremblante.
- On est arrivés, on va s'occuper d'elle.
- Et Sandy ? demanda l'interlocuteur d'un ton ou perçait l'inquiétude.
- On va le chercher ! répondit l'homme, en criant presque malgré lui, laissant filtrer la panique tandis que son collègue tenait la femme par les épaules en essayant de la rassurer.
- C'est fini, nous sommes là, l'ambulance va arriver dans quelques minutes. Je vais vous faire un garrot, fit l'homme qui parlait du même ton apaisant qu'on utilisait pour calmer les chevaux paniqués. Respirez profondément, regardez-moi. Vous êtes hors de danger maintenant.
Mon regard sautait d'un homme à l'autre, sans que j'arrive vraiment à réfléchir, et c'est étrangement détaché que je contemplais la scène, cette femme mal fagotée, effondrée, sanglotant comme une enfant en voyant son bras amputé, un peu vieille, un peu laide, avec son maquillage qui avait coulé, traçant de profonds sillons qui barraient son visage ravagé de douleur. Je regardais le sang couler, les taches sur les pavés qui se perdaient dans l'obscurité, en entendant de manière étrangement lointaine les objets tomber au sol tandis que le gendarme qui s'occupait d'elle enlevait sa ceinture pour lui faire un garrot de fortune.
- Je sais qu'elle va mal, mais il faut qu'elle nous guide, murmura le plus grand, fébrile.
- Pas besoin, répondis-je d'un ton anormalement calme en ramassant la lampe torche qui avait roulé à mes pieds et en l'allumant. On la suit à la trace.
L'homme hocha la tête et nous nous lançâmes dans la direction d'où venaient les taches de sang. Étonnamment, mes jambes me répondaient plutôt bien. La nausée avait reflué au profit d'une respiration chaotique. Il fallait qu'on rejoigne Sandy au plus vite, sinon...
Au détour d'un trottoir, la scène s'offrit brutalement à notre vue. Ils étaient là. L'armure étincela sous le rayon de nos lampes torches, et inexplicablement, je reconnus Barry le boucher dans cette silhouette inhumaine. Et toute la peur que j'avais ressentie quand je l'avais affronté la première fois, plusieurs années auparavant, s'ajouta au malaise qui m'avait envahi depuis que le téléphone avait sonné.
Mon voisin braqua sa lampe aux pieds de notre ennemi, révélant ce qui restait du gendarme que nous espérions sauver. C'était une boucherie, il n'y avait pas d'autres mots. En voyant le corps dépecé qui se trouvait à ses pieds, je perdis pied quelques instants, envahi par la vision de la chair et des os, du sang, des entrailles répandues, les mains tendues comme des serres, de la gorge ouverte, des yeux exorbités de l'homme décapité qui renvoya puissamment le souvenir du corps difforme de ma mère, lors de la transmutation ratée.
- Au nom de la loi, je vous arrête pour meurtre et agression ! cria l'homme à ma droite d'une voix tremblante, sa lampe d'une main, son arme de l'autre.
En guise de réponse, Barry le Boucher se contenta d'un énorme éclat de rire, qui résonna bizarrement dans l'écho de son armure. C'était le même rire qu'à l'époque, quand je le fuyais au milieu des carcasses de bœuf dans l'arrière-boutique de sa boucherie la même peur me chevillait au corps. Il fallait que je l'arrête, mais mes jambes ne répondaient plus.
- J'aimerais bien voir ça ! Il va falloir plus que ces balles pour m'arrêter !
Le gendarme lui tira dessus, une fois, deux fois, trois fois... Comme je le craignais, ses balles ricochèrent sans érafler son armure. Il vida ses six coups en vain avec un râle d'horreur, tandis que le rire de son ennemi s'intensifiait. Mes yeux étaient cruellement aimantés sur le visage de Sandy, cet homme souriant qui était mort de manière horrible parce qu'il était venu au secours d'une prostituée. Et je n'avais rien su faire pour empêcher ça.
Et je perçus un mouvement du coin de l'œil, celui de Barry se ruant sur le gendarme. Sans réfléchir, je projetai mon allié à terre d'un coup de pied dans les côtes, et parai l'attaque en me protégeant de mon bras métallique. Je sentis le choc du hachoir ripant sur le métal, y laissant probablement une marque. Le visage empreint de reproche de Winry passa devant mes yeux et s'évapora aussi sec sous la pluie de coups dont je devais me protéger. Survivre. Je devais survivre. Pas moyen de trouver le temps de transmuter, pas moyen de faire autre chose que parer les coups pour me défendre. En devenant une armure vide, mon ennemi avait gagné une force hors du commun, et chaque coup qu'il me portait ébranlait puissamment mon automail. Je ne pouvais pas compter sur l'aide du gendarme. Avec son pistolet, il ne pouvait guère plus que me trouver la peau le risque était trop important et il en avait sans doute conscience.
Je trébuchai, et le coup qu'il me porta juste après me fit perdre l'équilibre et me fit valdinguer en roulant jusqu'à l'autre trottoir. Le choc me coupa le souffle. Je sentais un goût de fer dans ma bouche, et je vis, dans un brouillard flou, la silhouette de Barry le boucher s'approcher impitoyablement, avec une lenteur pleine de mépris. Se défendre. Survivre. Et pourtant...
Il faut que j'attaque, c'est maintenant ou jamais ! pensai-je en serrant les dents, me mordant la joue tandis qu'il s'apprêtait à me porter son coup fatal. Au moment où son bras s'abattit sur moi, je jetai ma jambe gauche vers lui tout en claquant des mains. La lumière rassurante de l'alchimie baigna mon bras droit, créant une lame affûtée en lieu de main, et comme ma jambe ployait sous le poids du hachoir qui avait fendu ma semelle jusqu'au métal de mon pied, comme je me retrouvais presque le genou contre la poitrine, je lançai mon bras métallique qui trancha son coude, coupant net la pression qu'il me faisait subir. Mon pied jailli comme une balle et le frappa en plein torse, sans parvenir à le repousser complètement. Je parvins à l'esquiver tandis qu'il tombait sous son propre poids, me retournai vivement et lacérai son buste métallique d'une large fente qui lui aurait brisé les côtes s'il en avait eu sous son armure. Je levai le bras pour le frapper de nouveau, mais il roula avec une habileté surprenante et mon bras s'abattit sur la pierre avec un tintement douloureux.
Il se releva prestement, et d'un simple coup de poing, il fit valser le gendarme qui tentait de lui barrer la route. Je me relevai à la hâte, mais mes jambes tremblantes me portaient mal, et c'est à grand-peine que je parvins à courir à sa suite. Il s'enfuyait. S'il s'enfuyait, ça voulait dire que j'avais le dessus. Je pouvais le capturer. Je pouvais l'avoir. Je pouvais l'arrêter ! Il fallait que je le mette hors d'état de nuire. Sans son arme, il était nettement moins dangereux. Je pouvais le faire.
Je le voyais courir, j'arrivais à ne pas le perdre de vue au milieu des rues malgré l'éclairage miteux et mon cœur brûlant de douleur. Au fil des ruelles, il arriva jusqu'aux grillages de la gare de triage, qu'il escalada avec une facilité surprenante avant de bondir de l'autre côté. Je le vis repartir aussi sec en direction des bâtiments, et me jetai à mon tour contre les grilles pour les escalader à toute vitesse. J'arrivai presque en haut du grillage et lançai ma main au sommet tout en fouillant des yeux dans la pénombre pour retrouver le mouvement de sa silhouette, en vain.
Je sentis une violente déchirure dans ma main gauche et lâchai prise malgré moi, m'effondrant trois mètres plus bas dans un feulement de douleur. Je regardai ma main, incrédule, et vit une grande estafilade ensanglantée barrer ma paume en diagonale et continuer le long de mon index. En levant les yeux, je vis les fils barbelés qui m'avaient causé cette blessure. Je grognai de rage – comment avais-je pu me faire avoir par un détail aussi stupide ? – et sautai de nouveau à l'assaut de la barrière, sans égard pour la vive brûlure de ma paume et le sang qui commençait à couler le long de mon poignet.
Il faut que je l'attrape, je ne peux pas le laisser tuer qui que ce soit d'autre. Je ne peux pas le laisser faire, et je dois savoir, je dois le forcer à dire tout ce qu'il peut avouer sur le cinquième laboratoire, on a besoin de lui pour comprendre les Homonculus. Je ne peux pas le laisser s'échapper !
Arrivant de nouveau en haut, je tirai de ma main droite les fils barbelés pour les écarter, en vain. Je montai un peu plus, parvenant au prix de grandes précautions à me jucher au sommet. Le jour commençait à pâlir légèrement, et je plissai les yeux dans l'espoir de voir le moindre mouvement au milieu des voies de chemin de fer, du ballast et des bâtiments. En vain.
Je sautai à bas du grillage, sentant une grande déchirure dans mon manteau dont un pan s'était pris dans les barbelés, fis quelques pas vacillants, incapable de savoir où aller.
Je l'avais perdu. Dans cette immense gare, pleine de hangars abandonnés, de wagons, de conteneurs, le retrouver prendrait des heures. Et quand bien même j'y arrivais, il aurait toujours autant d'énergie pour courir. Pas moi.
- Putain, Putain, PUTAIN ! hurlai-je avant de donner un coup de pied dans le grillage, dont les vibrations de propagèrent le long de la barrière dans un son sourd.
J'avais perdu.
- Qu'est-ce qu'il fout là, ce gamin ? ! grommela l'homme qui me vit arriver, escorté par un autre ouvrier.
- Chais pas, j'viens de le retrouver au beau milieu de la gare en train de courir le long des rails.
- Je cherche un tueur portant une armure, il est entré ici en escaladant la grille, à l'est, et j'ai perdu sa trace juste après.
- Un tueur, hein ? T'es bien courageux, railla l'inconnu.
- Je ne suis pas courageux, c'est mon travail, grommelai-je, profondément agacé par la situation. Et vous auriez intérêt à m'écouter, ce mec est un monstre, il faut l'attraper au plus vite. Il faudrait patrouiller le long des barrières, surveiller les entrées et fouiller les docks.
- Ou bien, on pourrait faire notre travail de chargement sans qu'un gosse nous traîne dans les pattes en se croyant autorisé à nous donner des ordres sous prétexte qu'il croit un peu trop à son jeu.
- Vous pourriez écouter un membre de l'armée, quand même !
- Le prend pas mal, mais tu ressembles plus à un voleur de cuivre qu'à un soldat.
Habituellement, j'aurais déjà commencé à les abreuver d'injures, mais la nuit blanche et les horreurs que j'avais vu tout à l'heure m'avaient vidé de mon énergie. Je me contentai de fouiller dans ma poche pour en tirer ma montre d'Alchimiste d'Etat.
- Vous pensez qu'un vulgaire voleur de câbles aurait ça sur lui ? Si vous avez encore un doute, vous n'avez qu'à téléphoner à l'armée. Et une fois que vous aurez compris que vous êtes des imbéciles, vous pourrez me les passer pour que je demande des renforts.
Ils regardèrent ma main avec des yeux exorbités, puis le plus malin des deux conclut simplement :
- Allons au bureau.
Nous marchâmes quelques minutes avant d'arriver dans un bâtiment de briques noircies de suie dont nous montâmes l'escalier. Une fois rentrés, l'ouvrier qui ouvrait la marche me fit signe d'entrer dans la pièce encombrée de plan et de paperasses. Un grand homme sec et ridé leva les yeux vers moi.
- Qui est-ce ?
- Le Fullmetal Alchemist, répondis-je, ma montre encore à la main. Je suis ici parce que je poursuis un tueur en série. J'ai perdu sa trace ici, il y a moins d'une heure. Il est probable qu'il soit encore dans l'enceinte de la gare de triage, j'ai donc besoin de votre aide.
- Hum... Erwan, sors moi la liste des mouvements de marchandises qui ont eu lieu entre cinq heures et maintenant, John, passe une annonce qui interdit à tout transport de quitter la gare train, camion, voiture, personne ne bouge. J'appelle l'armée pour les prévenir.
L'homme joignit le geste à la parole. Le téléphone sonna deux fois, et quand la voix de la standardiste répondit, il me passa le combiné.
- Allô ? C'est le Fullmetal Alchemist, j'ai des informations à transmettre sur l'affaire du copycat de Barry le Boucher.
- Je vous écoute.
- Nous avons retrouvé le suspect à quatre heures trente au carrefour des Braisiers. Il a mutilé une femme et tué un gendarme. Après une altercation, je l'ai poursuivi et j'ai perdu sa trace dans la gare de triage Nord, ou je suis actuellement. L'homme mesure environ un mètre soixante-quinze, de corpulence assez large, et porte une armure de métal à laquelle il manque une partie du bras droit. Son casque est orné d'un crâne d'animal, et il porte une tunique en peau de mouton déchirée, ainsi qu'une large ceinture. Il faut que les civils évitent de se trouver sur son chemin. Il est extrêmement dangereux.
- Connaissez-vous son apparence en dessous de l'armure ?
- Non, mais c'est sans importance : il ne la retirera pas.
Je secouai négativement la tête. Je le soupçonnais déjà, mais le combat ne me laissait plus de doute : s'il y avait eu un corps à l'intérieur de cette armure, je l'aurais sévèrement blessé en portant mes coups tout à l'heure. Il n'y avait pas eu un cri, pas une goutte de sang.
- Comment vous pouvez-vous en être aussi convaincu ?
- J'enquête sur lui. Faites-moi confiance.
- Très bien. J'informe votre équipe dès qu'elle arrive. Avez-vous d'autres directives ?
- Contacter la radio pour qu'elle diffuse son signalement au plus vite, et envoyez des renforts pour fouiller la gare de triage. Nous devons mettre toutes les chances de notre côté pour le retrouver avant qu'il ne fasse d'autres victimes.
- C'est noté. Je m'occupe de ça au plus vite.
- Merci.
Je raccrochai le combiné avec un soupir. Il n'y avait plus qu'à se remettre au travail et fouiller les lieux en espérant que je serais celui qui le retrouverait.
- Erwan, dès que vous avez fini la liste des transports ayant quitté la gare et leurs destinations prévues, envoyez-la par pneumatique à l'armée pour qu'ils puissent fouiller les transports. Équipez les ouvriers de radios portables pour qu'ils puissent nous informer. Et vous, en attendant vos renforts, allez-vous faire soigner.
Je m'apprêtai à m'indigner d'être mis de côté avant de reprendre conscience de la douleur qui lançait mon bras, de réaliser que ma blessure avait imbibée mon gant déchiré, et que le sang séché avait collé le tissu de ma manche à ma peau. La fatigue me tomba dessus comme un sac de briques.
- Ce n'est pas grand-chose, marmonnai-je.
- Monsieur Fullmetal, venez par ici, fit l'homme qui m'avait trouvé au milieu de les voies de garage, me parlant soudainement avec déférence. L'infirmerie est juste là.
Je le suivis dans un silence obéissant, tâchant de réfléchir à toutes les options. Première possibilité : Barrry le Boucher était quelque part dans la gare, et le retrouver n'était qu'une question de temps. Le danger, c'était qu'il tue encore plusieurs personnes avant que je remette la main dessus.
Deuxième possibilité, il s'était faufilé dans un transport, et pouvait être aussi bien en train de filer en direction de la rase campagne que vers le centre-ville. S'il était découvert, il risquait de faire un massacre... Et rien ne prouvait que des gens parviendraient à l'arrêter.
Troisième option : Il avait eu le temps de ressortir de la zone, et était encore dans le quartier. A y réfléchir, c'était la meilleure nouvelle que je pourrais avoir non seulement ça voudrait dire qu'il ne serait pas acculé par des gens qui ne sont pas de taille à le combattre, mais en plus, j'aurais plus de chance de le capturer moi-même. Et donc d'en retirer les réponses qui m'intéressaient sur le cinquième laboratoire.
Dans l'urgence, j'avais presque oublié la raison première qui m'avait poussé à m'engouffrer tête la première dans cette enquête : il fallait que je le capture moi-même, et que je le capture vivant.
- Il faudrait que vous retiriez votre veste.
Je secouai la tête, brusquement ramené à la réalité par la voix douce de l'homme qui s'apprêtait à me soigner. Et je sentis une petite poussée d'angoisse imbécile. A cet instant, la peur qu'on remarque ma carrure étroite et le renflement de ma poitrine sous mon débardeur aurait dû être le cadet de mes soucis. Pourtant, c'est avec un certain malaise que je défis ma veste. Le sang coagulé ayant collé ma manche à ma peau, je tirai d'un coup sec pour l'arracher. Je retirai ensuite mon gant avec le même geste brutal, sans plus qu'une grimace de douleur. En dessous, l'estafilade qui barrait ma main était d'autant plus spectaculaire qu'elle avait baigné dans le sang coagulé. En arrachant le tissu sans précaution, la blessure s'était rouverte. Elle était profonde mais assez nette, et sans gravité puisque je n'avais pas perdu de mobilité dans les doigts. Ma seule inquiétude, c'était la pulsation un peu douloureuse que j'avais dans la paume, présageant un début d'infection. Je reposai ma veste sur mes épaules, à la fois pour les cacher et pour tâcher de chasser le froid persistant qui s'était insinué en moi.
Il me fit signe de m'asseoir sur le siège et se posa à côté de moi, posant une bassine d'eau claire sur ses genoux avant d'y plonger ma main pour la laver. Ses gestes étaient étonnamment doux et précautionneux pour un homme de cette stature, et, quelque part, terriblement gênants.
Un souvenir me vint comme un flash : la nuit de l'attaque de Hugues, quand le Colonel m'avait ordonné de tendre ma main et l'avait prise pour griffonner dedans son numéro de téléphone. Il y avait eu cette même délicatesse incongrue dans son geste, cette même impression étrange qui me faisait presque préférer recevoir des coups, contacts auxquels j'étais bien plus habitué.
En serrant les dents, je tâchai de penser à autre chose pour ne pas rougir, tout en ne pouvant pas m'empêcher de me dire que j'aurais largement préféré que ce soit une femme qui me soigne.
La matinée s'écoula avec une lenteur angoissante. J'avais la chance d'être tombé sur une équipe très coopérative, et plus le temps passait, plus j'espérais que leurs recherches soient vaines. En voyant ma mauvaise mine, ils m'avaient conseillé de manger un morceau, et c'est avec un énorme sandwich à la main de je regardais les plans avec le directeur qui me donnait des indications entre deux coups de fil de l'armée.
La radio résonnait régulièrement, annonçant que tel et tel lieu étaient sans danger. Les chargements quittaient la gare au compte-goutte, surveillés de près par des ouvriers et des militaires dépêchés pour l'occasion. Quand j'y pensais, je me sentais fortement coupable de leur compliquer une tâche déjà difficile.
- Je suis désolé de bouleverser votre organisation.
- Quand un tueur en série se balade dans les locaux, je préfère largement le savoir.
- Je vous comprends.
A ce moment-là, le téléphone sonna. Le directeur s'en empara vivement pour décrocher. Il avait déjà dû essuyer quelques appels mécontents de clients qui attendaient leur marchandise et à qui il devait expliquer leur situation la plus posément possible, en leur expliquant que la livraison était en route ou n'allait pas tarder à partir.
- Quoi ? Je vous le passe !
- Allô ? fis-je d'un ton intrigué en prenant le combiné.
- Allô, Fullmetal ?
- Oui, Colonel ? fis-je, étrangement soulagé d'entendre sa voix.
- On a reçu un coup de téléphone à l'armée pour signaler qu'une personne correspondant à la description a été vue rue du Général Groch par un commerçant. Il se dirigeait vers le Sud.
- A quelle heure ?
- Il y a dix minutes.
- La fiabilité du témoignage ?
- Plutôt bonne.
- J'y vais, alors. Donnez-moi l'adresse exacte du commerçant.
- 136, rue du Général Groch. Falman, t'y rejoindra sûrement, il est au carrefour des Braisiers, il relève les indices.
- Merci de l'information. J'y vais.
Je raccrochai aussitôt et me tournais vers le directeur.
- Il a été vu en ville.
- Ça veut dire qu'il n'est plus dans l'enceinte de la gare.
- Apparemment pas.
L'homme ridé poussa un profond soupir.
- Je suis désolé d'avoir apporté autant de désordre, alors que vous devez déjà être très occupés par votre travail habituel, dis-je d'un ton un peu précipité.
- Évidemment, ça va nous mettre en retard, mais... pour être tout à fait honnête, je suis soulagé qu'il ne soit pas ici.
- Moi aussi, répondis-je tout aussi sincèrement tandis que je remettais mon manteau.
- Du coup, vous conseillez quoi ?
- Pour ici ? demandai-je, un peu désarçonné par cette question inhabituelle. Eh bien, vous pouvez cesser les fouilles des bâtiments... Par contre, je serais vous, je conserverais les patrouilles le long des barrières, et je fouillerais tout ce qui entre dans l'enceinte de la gare de triage. Ce n'est pas parce qu'il est ressorti d'ici qu'il ne peut pas y revenir.
- Je vois. Merci.
- Merci pour quoi ? Je ne l'ai pas encore arrêté.
- Je suis sûr que vous allez le faire. Votre réputation vous précède, Fullmetal Alchemist.
Ne sachant pas quoi lui répondre, je lui lançai un large sourire avant de quitter la pièce d'un pas hâtif, un plan de la ville à la main, mon demi-sandwich dans l'autre, sans un regard pour le ciel assombri par de lourds nuages gris. La rue dont avait parlé le Colonel était tout près d'ici. Tandis que je suivais l'itinéraire le plus direct possible, je relançai ma réflexion. S'il s'était déplacé aussi peu en plusieurs heures, c'était sans doute parce qu'il était obligé de se cacher. La présence de témoins freinait sa progression, en pleine journée, le quartier était un peu trop animé pour qu'il puisse se contenter d'assassiner tous les gens qu'il croisait... même s'il en mourait probablement d'envie. La conclusion était simple : à ce rythme, j'avais de bonnes chances de l'attraper avant ce soir.
Une autre chose me trottait dans la tête : Falman. Si le Colonel m'avait averti de son arrivée imminente, ce n'était pas sans raison. Falman, qui ne savait rien des Homonculus et de notre tentative de mettre à jour le complot d'Etat. Un choix s'imposait à moi, et il était simple : soit je le mettais dans la confidence, sur le tas, soit je précipitais les choses pour m'occuper de Barry le Boucher par moi-même.
Que ferait Mustang à ma place ? Il chercherait l'efficacité avant tout, probablement... les risques que Falman ne soit pas fiable étaient faibles, mais que vaudrait-il dans un combat contre Barry le Boucher ? Ses compétences en tir ne nous seraient d'aucun secours…
Luttant contre des bourrasques de vent croissantes, j'arrivai au bout de ma course, au 131 rue du Général Groch. Je m'arrêtai devant l'étal, un peu essoufflé, puis toquai à la vitrine en parcourant la rue des yeux pour analyser les lieux. Un homme massif sorti de la boutique, et me regarda avec un certaine surprise.
- Bonjour, je suis le Fullmetal Alchemist, je viens parce que vous avez signalé avoir vu une personne suspecte.
- Oui, dans cette rue, là, j'ai vu passer : il portait une armure de métal très large, avec un crâne d'animal sur la tête : il avait un toupet de fourrure, et une tunique qui ne tenait que par une épaule. C'était une silhouette très étrange, ça m'a frappé, même si je ne l'ai vu que quelques instants. Et l'armure n'avait plus de gant droit.
Je hochai la tête, fixant la ruelle qu'il me désignait. Sa description correspondait parfaitement, et il donnait des détails que je n'avais pas transmis à l'armée. Pas de doute, il l'avait vu.
- Dans quelle direction allait-il ? Est-ce qu'il se déplaçait vite ?
- Il allait par-là, fit l'homme en désignant sa droite. Et oui, il se déplaçait furtivement, je ne l'ai vu qu'un instant.
- Merci, vous nous aidez beaucoup, répondis-je en hochant la tête, avant de foncer tête baissée dans la direction donnée.
Falman n'était pas arrivé, mais je n'allais pas l'attendre. Barry se déplaçait vers le sud, s'approchant du centre-ville et surtout du quartier des théâtres, un lieu particulièrement animé en soirée. Il m'avait vu, il savait que je le poursuivais. Il se doutait sans doute que je n'étais pas le seul, et que son destin était scellé depuis qu'il avait laissé échapper sa victime la nuit dernière. S'il allait dans cette direction, ce n'était pas pour s'échapper, il aurait eu bien plus de chances en s'éloignant de la ville et des nombreux passants. Non, au contraire, il se dirigeait vers le quartier le plus animé de la ville. Je me figeai et fermai les yeux, sentant le vent faire claquer mon manteau contre les mollets. Il avait l'intention de faire un baroud d'honneur avant d'être arrêté. Il ne voulait pas être pris vivant, il ne devait même plus se considérer comme tel dans cette armure. Il voulait juste tuer le plus de gens possible.
Je ne savais pas comment cette idée m'était venue avec cette acuité mais je sentis immédiatement qu'elle était juste. Ça n'arrangeait vraiment pas mes affaires. Je serrai de nouveau les poings et repartis vers le sud, suivant la ruelle déserte qui se faufilait étroitement entre deux rangées d'immeubles. Tendu par la traque, je bondis de surprise quand le tonnerre résonna, faisant trembler les murs à côté de moi. Je levai les yeux vers le ciel, et vis les nuages noirs qui n'avaient pas cessé de s'accumuler. Le flash d'un éclair, m'éblouit, suivi d'un second grondement, moins puissant.
- Et merde... grognai-je d'un ton désabusé. Si le temps s'y met...
Je repris ma marche, scrutant les lieux par lesquels je passais, cherchant des échappatoires, les chemins de traverse, les pistes, même improbables, en me forçant à relativiser le temps orageux en me disant qu'au moins, il ne pleuvait pas.
Évidemment, il ne fallut pas longtemps pour que je sois contredit et qu'une pluie diluvienne s'abatte sur moi. Si quelqu'un avait été témoin de mon expression désabusée, il se serait probablement moqué. Mais en l'occurrence, j'étais seul. Je n'avais pas besoin de réfléchir intensément pour deviner qu'avec un temps pareil, tout le monde allait se réfugier dans les magasins ou sous le porche le plus proche en espérant que ce temps de chien n'allait pas durer.
Mais pas Barry le Boucher. Barry le Boucher, lui, allait profiter de la situation pour se déplacer plus vite. Cette pluie était pour lui providentielle.
Je grimaçai un rictus, chassant l'eau de mon front d'un revers de main. S'il continuait d'avancer, je devais le suivre. Je le traquerais, pendant des jours s'il le fallait, mais je mettrais la main dessus moi-même et je lui poserais toutes les questions que j'avais à poser.
Et ce temps de tempête n'y changerait rien.
- Je l'ai tué, putain, je l'ai tué...murmurai-je en errant sous la pluie battante.
La nuit était grise et sale, la pluie battait les pavés et le bitume, qui reflétait de manière chaotique la lumière des réverbères et des néons. L'eau avait trempé mes vêtements, qui se collaient à ma peau quand ils ne claquaient pas au vent. Je ne savais plus combien d'heures j'avais passé sous ce torrent. Je marchais vite, les jambes en coton, les poumons écrasés par un sentiment de peur irrationnelle qui m'empêchait de respirer correctement. Je passai la main sur mon visage trempé, chassant les gouttes qui roulaient dans mes yeux et gouttaient de mon nez. Sans doute étais-je en train de pleurer je n'étais pas en état d'y faire attention.
Je n'arrivais plus réfléchir. J'étais sous le choc de ce que Barry le Boucher m'avait dit, et de ce que j'avais fait. Je l'avais tué. Oui, son esprit occupait une armure vide oui, c'était un psychopathe que personne n'allait regretter mais je l'avais tué de mes mains, et je savais parfaitement que j'avais pris la mauvaise décision. Je n'étais pas en danger de mort, j'avais le dessus sur lui. Mon but était de l'attraper, de l'emprisonner et de le faire parler, de lui faire dire tout ce qu'il savait, dans les moindres détails, sur l'armée et le cinquième laboratoire. Le bâtiment était détruit, mais il restait quelques cobayes, et il en faisait partie.
Au moment même où, dans un accès de rage, j'avais abattu ma lame sur son plastron, tranchant le métal sur lequel était dessiné le sceau de sang qui le maintenait dans notre monde, j'avais su que j'avais fait une erreur.
Ce n'était pas tant que de devoir affronter le regard plein de reproche de Falman, qui était arrivé dans le bâtiment quelques minutes après à peine, accompagné d'une escouade de militaires armés jusqu'aux dents, pour me trouver face à mon jugement expéditif et à la carcasse d'acier de notre ennemi. Miraculeusement, j'avais capturé toutes les ressources qui me restaient pour refuser de ressentir quoi que ce soit, et répondre presque mécaniquement aux questions de Falman, lui répondant que s'il m'avait retrouvé, il avait déjà en main toutes les informations que j'avais rassemblées. J'avais prétexté la légitime défense, et face au monstre qu'il avait été, personne n'y avait rien trouvé à redire. J'étais resté présent au prix d'efforts quasi-insurmontables, me tenant très droit, répliquant à Falman en priant juste pour pouvoir me retrouver seul au plus vite.
Après avoir noté mon témoignage et fait avec moi l'état des lieux, Falman m'avait jeté un dernier coup d'œil et m'avait dit de partir.
- Tu manques trop de sommeil pour être bon à quoi que ce soit, dors et on en reparlera demain.
J'avais acquiescé d'un hochement de tête sans trouver la force de répondre, et j'avais descendu les marches du bâtiment abandonné d'un pas titubant.
J'étais résolu et préparé à un combat éprouvant, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il parle de mon frère je n'étais pas prêt à supporter qu'il sous-entende que la voix en armure qui m'avait accompagné et soutenu pendant quatre ans n'était qu'un ersatz que j'avais créé de toutes pièces. Il avait semé le doute dans l'esprit de mon frère, sur sa réalité, et c'était l'un des derniers souvenirs qu'il avait emporté avant que sa mémoire ne disparaisse. Ces idées étaient m'insupportables. Et, pire que tout, elles avaient réussi à ébranler mes convictions.
Je levai le visage vers le ciel, me prenant de grosses gouttes dans les yeux qui me faisaient à peine ciller. Et s'il avait raison ? Et si Alphonse, dans son armure, n'avait été qu'un pis-aller, un pantin à qui j'avais insufflé de la vie par mes souvenirs sans savoir moi-même que ce n'était qu'un leurre ? Et sinon, qui était ce petit frère qui m'était revenu amputé de ses souvenirs ? Comment était-ce possible ? Je n'avais aucun souvenir de cette transmutation, qu'est-ce qui me prouvait la réalité de mon frère ?
Est-ce qu'il n'y avait pas quelque chose de bancal dans cette histoire ? Est-ce que quelque part, ce malaise que je ressentais par rapport à mon frère, ce n'était pas parce que je sentais instinctivement qu'il y avait quelque chose de faux, quelque chose d'illogique ? Mais dans ce cas, qui, de mon frère en armure ou de l'enfant amnésique qui m'était revenu, était réel ?
Immobile au milieu de la rue vide, je respirais vite et fort, emporté par un tourbillon de panique qui m'essoufflait et me faisait tourner la tête. J'avais l'impression que mon monde était en train de s'effondrer. Je ne savais plus à quelle certitude me raccrocher pour ne pas sombrer complètement. Je ne pouvais pas aller chez Hawkeye dans cet état, je risquais de la réveiller, et je ne saurais pas lui cacher tout ce qui concernait Hugues, le cinquième laboratoire... Je ne pouvais parler de ça à personne, parce que personne ne partageait ces secrets que je portais et qui m'écrasaient.
Personne, sauf...
Je secouai la tête pour chasser cette idée. Il vaudrait mieux que je passe la nuit dans les dortoirs du QG, que je m'isole le temps de m'en remettre... mais il était déjà tard, il n'était pas dit que je puisse avoir une chambre là-bas. Peut-être pourrais-je prendre une chambre d'hôtel pour la nuit, histoire de rester au calme ? Au moins, avant de partir, j'avais prévenu Hawkeye que je risquais de ne pas rentrer durant plusieurs nuits, elle ne s'inquièterait pas de ne pas me voir rentrer.
Mais dans le silence d'une pièce vide, la blessure laissée par l'absence d'Al ne ferait que rendre mes questionnements plus insupportables. En dépit de mon épuisement, jamais je ne pourrais dormir. J'avais envie de l'appeler, d'entendre sa voix, de me persuader qu'il était réel, mais il devait bien être minuit passé, et je ne pouvais pas téléphoner chez les Rockbell à une heure pareille.
Si j'avais tué Barry le Boucher, ce n'était pas parce que j'y étais obligé. Ce n'était pas un choix que j'avais fait, c'était une erreur, une perte de contrôle, un accès de rage qui m'avait submergé pour me protéger de cette entaille qu'il m'avait fait dans le cœur, Cette fente béante dans mon armure à moi, qui laissait passer tous les doutes et tous les vents contraires.
J'avais l'impression de vaciller, et qu'il suffirait de presque rien, d'un mot de trop, pour me faire tomber, tandis que j'errais, hébété, dans les rues désertes de la ville. Je ne savais pas où aller, je savais juste à qui je devais cacher totalement ou en partie ce que j'avais vécu. Mes pas me menèrent malgré moi dans cette ruelle pas très bien éclairée, le long d'un mur où courait une vigne vierge dont les feuilles écarlates, vernies par la pluie, reflétaient le moindre éclat, le ricochet d'un réverbère, la lumière diffuse qui perçait des fenêtres dont les volets n'avaient pas été fermés. Je reconnaissais cette rue, j'avais dit que je ne viendrais pas là. Ce n'était pas parce que Mustang savait les dessous de l'affaire que je pouvais me permettre de me montrer dans cet état. Il se moquerait de moi, ou pire, aurait pitié. Il me trouverait faible, ne pourrait plus me faire confiance. Après tout, quel que soit l'angle d'attaque emprunté pour en juger, cette mission était un échec.
Je savais tout ça, mais malgré tout, je continuais à marcher vers sa porte. Un bref éclat bleu me permit de me passer de clé. Ce n'était pas légal, mais je n'en avais plus rien à faire. Si j'étais arrivé jusque dans cette cour, c'était peut-être parce que finalement, mon besoin de parler était plus puissant que mon désespoir et ma honte. Et puis, à chaque fois que je le voyais, il insistait sur le fait que je pouvais l'appeler ou venir, n'importe quand. C'était le moment idéal pour vérifier si ça n'était pas des paroles en l'air.
Je montai les marches d'un pas mécanique, arrivai au troisième étage, parcourus le couloir d'une démarche fantomatique, puis arrivai à la porte. Une fois devant le battant de bois, l'hésitation me sauta dessus. Qu'est-ce que je fichais là ? Mustang était mon supérieur, pas mon ami ! Je ne voulais pas qu'il me voit dans cet état, qu'il sache l'étendue de ma faiblesse, il me le ferait sûrement payer par la suite, d'une manière ou d'une autre. Il n'était pas trop tard, je pouvais encore rebrousser chemin, garder le silence et rentrer au QG ou dans le premier hôtel encore ouvert devant lequel je passerais. L'expérience me l'avait prouvé, le temps guérissait presque toutes les blessures, j'irais mieux demain. Il vaudrait mieux que je tourne les talons et que j'attende de ne plus ressembler à une serpillière pour énoncer d'un point de vue objectif ce qui s'était passé. Il fallait que je reste professionnel si je voulais que le Colonel me respecte. Sinon, je continuerais à tendre le flanc aux insultes sur ma taille, et indirectement, mon immaturité, mon impulsivité.
Pire encore, en me montrant faible, je courais le risque qu'il se rende compte de ce corps que je tentais de cacher.
Et pourtant, je toquai à la porte. Durant les quelques secondes qui s'écoulèrent, des secondes durant lesquelles j'entendais en sourdine une mélodie de guitare, puis des bruits de pas, j'eus encore une fois le temps de me demander pourquoi j'avais fait ça. Et quand l'homme aux yeux noirs m'ouvrit la porte, les cheveux épars lui tombant dans les yeux, l'air pris au dépourvu, et que je sentis le soulagement couler dans mes veines, je compris que j'avais besoin de le voir.
- Fullmetal ? souffla-t-il. Tu es trempé, qu'est-ce que tu fous là ?
- Je... murmurai-je, la gorge nouée, peinant à parler.
- Entre, ne reste pas à te geler dans le couloir.
Je fis deux pas et m'arrêtai dans l'entrée, l'eau gouttant de mon pantalon, de mes manches, de mon nez, de mes cheveux... Il referma la porte et me jaugea du regard.
- Je vais te chercher une serviette, ne bouge pas.
Je restai là, silencieux, réalisant que je tremblais comme une feuille, au bord des larmes. Je devais avoir l'air tellement ridicule... il fallait au moins que je me retienne de pleurer. Que je sauve les apparences. Mon regard vide glissa sur le gramophone qui était en train de faire ressurgir un morceau de guitare, et le verre d'alcool qui était resté posé sur sa table basse. L'homme, qui avait disparu dans une autre pièce, revint avec une grande serviette vert bouteille qu'il me fourra dans les mains.
- Colonel, j'ai échoué ma mission, lançai-je tout à trac.
- Fullmetal, qu'est-ce que tu racontes ? fit-t-il d'une voix apaisante.
- J'ai... tué Barry le Boucher, avouai-je d'une voix qui se brisait malgré moi.
Il me regarda droit dans les yeux, et malgré son apparence impassible, je sentis qu'il avait saisi l'ampleur de ce que je voulais dire. Nous restâmes face à face pendant de longues secondes avant qu'il ne se détourne pour avancer dans le salon.
- Sèche-toi et assied-toi. Je te sers un verre.
Après avoir pendu mon manteau dégoulinant, dont un pan était déchiré sur presque toute sa longueur, et retiré mes chaussures couvertes de boue que j'abandonnai sur le tapis de l'entrée, je m'essorai maladroitement de la tête aux pieds dans cette serviette épaisse qui sentait encore la lessive. La tête enfouie dans le tissu éponge, je fermai les yeux dans un instant d'embarras. J'étais en train de saloper son appartement. Heureusement pour moi, quand je tournai la tête vers lui, je ne vis aucun jugement, aucune désapprobation dans son regard. Juste l'attente de celui qui était prêt à écouter.
Une fois vaguement sec, je m'assis maladroitement dans le canapé tandis que Mustang versait une bonne rasade de whisky dans le verre qu'il venait de sortir, puis s'assit à côté de moi en me le tendant.
J'étais toujours aussi mineur que la dernière fois, et je n'étais toujours pas sensé boire ce genre de choses. Il le savait aussi bien que moi, et je me doutais qu'il éluderait cette remarque que je n'avais même pas le courage de poser. Alors je pris le verre et bus une première gorgée. Je grimaçai face au goût amer et à la brûlure qui se diffusait dans ma bouche et dans ma gorge. C'était beaucoup plus fort que les bières ou le vin que je buvais quelquefois, et cela me rappela les nombreux verres d'alcool que je m'étais forcé à siroter à Lacosta pendant que je discutais avec les militaires mais la boisson me réveillait, et diffusait sa chaleur dans ma poitrine, me faisant réaliser à quel point j'avais froid.
Je continuais à boire à petites gorgées, toussant par moments quand le liquide me décapait trop la gorge. A côté de moi, le Colonel me regardait du coin de l'œil, attendant patiemment que je me mette à parler. D'ici, je sentais son odeur, douce et épicée, avec une petite pique de menthe poivrée, cette odeur étrangement familière et réconfortante.
Son regard tomba sur ma main gauche, et je remarquai que le pansement qu'on m'avait fait ce matin s'était teinté de rouge. Durant mon combat, la plaie s'était rouverte et le sang s'était diffusé à travers le bandage. J'étais dans un tel état de confusion que je ne m'en étais même pas rendu compte.
Petit à petit, bercé par ces sensations rassurantes, la chaleur de l'appartement, les lumières tamisées, la douceur de la musique qui passait, je me calmai. Une fois mon verre complètement vide, je me mis à parler. Je lui racontai d'une voix monocorde comment, en désaccord avec Falman, j'avais enquêté sur Barry en me mettant en cheville avec la gendarmerie tandis qu'il s'informait au mieux à l'aide de témoignages, comment j'avais débarqué en catastrophe sur la scène du crime et entrepris de le traquer sans relâche à partir de ce moment-là, et comment je l'avais débusqué à la tombée de la nuit alors qu'il s'apprêtait, de nouveau armé, à s'engouffrer dans la rue de l'Opéra, et comment, au terme d'un rude combat, je l'avais acculé dans le sous-sol d'un immeuble, loin des témoins et des victimes potentielles. Je lui rapportai, presque au mot près, notre discussion, décrivant les coups, la manière dont j'avais eu le dessus, ses mots assassins.
Le grand brun m'écoutait, tourné vers moi, le menton calé sur ses mains entrecroisées. Ses yeux semblaient brûlants d'attention, et je sentais que même s'il ne disait pas un mot, il assimilait le moindre détail de ce que je disais. Plus j'approchais de la fin du combat, plus j'entendais ma voix faiblir et flancher. Les derniers mots, le coup final, je les décrivis presque en chuchotant. Puis, enfin, le silence retomba. Il resta immobile, près de moi, et je me rendis compte que le disque avait fini de tourner depuis un bon moment. Je n'arrivais plus à le regarder dans les yeux et détournai le regard sur mon verre vide. Il tourna la tête et me resservi un demi-verre de Whisky, avant de s'adosser dans le canapé en poussant un soupir.
- C'est la première fois que tu tues volontairement quelqu'un, n'est-ce pas ?
Je gardai les yeux baissés.
- Tu n'as pas à te sentir coupable. En tuant cet assassin, tu as sauvé des vies, ajouta-t-il en se resservant à son tour.
- Mais je devais le retrouver, l'enfermer et l'interroger ! Je devais en savoir plus sur le cinquième laboratoire, savoir combien ils étaient, qui était impliqué dans sa gestion ! Je devais lui demander s'il savait où s'était enfui Shou Tucker ! Je devais extorquer toutes les informations que je pourrais trouver dans son cerveau malade ! Au lieu de ça... Je l'ai tué.
- Je sais. Mais il avait parlé d'Alphonse d'une manière que tu n'étais pas capable d'accepter.
J'ouvris la bouche et la refermai, stupéfait. J'avais tenté d'être aussi factuel que possible dans mon récit, j'avais essayé d'éluder cet aspect-là, de faire comme si il n'avait aucune importance. Évidemment, qu'il avait deviné que c'était faux, il me connaissait trop bien. Embarrassé, je repris mon verre pour boire de nouveau. J'avais chaud, et l'alcool commençait à défaire les nœuds de mes pensées en ralentissant leur cadence infernale.
- Tu as dû être fou de rage en l'entendant dire ça, murmura-t-il en regardant le fond de son verre où il faisait tourner machinalement le liquide ambré. L'idée que ton frère ne soit pas réel, avec les derniers événements...
- Je refusais de le voir en face, mais j'y pensais déjà. Si Al n'a aucun souvenir de ce qui s'est passé pendant ces quatre dernières années, c'est peut-être parce que... parce qu'il n'était pas réellement là.
En m'entendant prononcer ces mots d'un ton désabusé, ces mots qui étaient pour moi pire qu'un pieu dans le cœur, il se pencha en avant, les sourcils froncés, la mine sérieuse.
- Écoute, Edward... Ce genre de question va bien au-delà de mes connaissances en Alchimie, je n'ai pas fait de transmutation humaine et je doute d'en savoir plus que toi à ce sujet, mais... Depuis que je te connais, je n'ai jamais vu de lien aussi fort que celui qui t'unit à ton frère. Et ça, je doute qu'une transmutation ratée parvienne à l'imiter. Je ne doute pas une seconde que ton frère soit et ait été réel.
- Mais alors, où sont ses souvenirs... ? m'exclamai-je, désespéré. Où sont ces années perdues ? Où est ce lien soi-disant indestructible ? Il est tellement distant...
- C'est toi qui es loin de lui, répondit-il posément. Imagine ce qu'il doit ressentir, seul enfant dans un monde d'adultes, avec un frère qui a autant changé que toi. Je t'ai vu évoluer, et je peux te dire qu'en quatre ans, tu es devenu une toute autre personne. Tu ne peux pas lui en vouloir d'avoir du mal à te suivre. C'est sans doute à toi aussi de revenir sur tes pas.
- C'est difficile. Je ne sais pas quoi faire, avouai-je confusément avant de me remettre à boire. Je ne sais pas quelle est la bonne décision, j'ai l'impression qu'elles sont toutes mauvaises... Vous savez, avant que Hugues ne se fasse attaquer, je lui avais remis une lettre de démission.
J'étais incapable de le regarder en face. J'étais juste attentif à ma voix, je commençais à avoir du mal à parler correctement sous l'effet de l'alcool. Je ne voulais pas trahir mon nouveau sexe en parlant trop aigu, et dans mon état, cela me prenait toute ma concentration. Malgré tout, je sentis qu'il venait de sursauter à côté de moi.
- Après les événements, je l'ai reprise, et je l'ai détruite. J'ai décidé de rester. Mais chaque jour, je me demande si c'est une bonne chose. C'est quoi le pire ? Être dans l'armée, courir des risques et en faire courir à ses proches, ou ignorer tout cela et ne pas savoir quelle épée de Damoclès se tient au-dessus de nos têtes ni comment s'en protéger ? Quel était le meilleur choix pour protéger Alphonse ? Est-ce que je suis de taille à lutter contre les Homonculus ? Je ne le sais toujours pas.
Il y eut une pause hésitante. Je m'adossai dans le canapé dans l'espoir de calmer l'impression que j'avais que le sol tanguait. J'aurais dû me douter que dans mon état de fatigue, l'effet de l'alcool allait être redoutable, mais je n'y avais pas réfléchi sur le coup, et maintenant, j'étais franchement bourré. Je priais pour que ça ne se voie pas trop, au moins tant que je gardais le silence. Il but quelques gorgées avant de me répondre d'un ton plein de précautions.
- Je ne suis pas sûr que ça te rassure vraiment, Edward, mais quelquefois, moi non plus, je ne sais pas ce que je fais. Je ne sais pas si mon but est vraiment une bonne chose, ni si je peux y arriver. Et voir Hugues affronter la mort pour m'aider à l'atteindre… ça m'a vraiment secoué.
- Quel est votre but ? murmurai-je, adossé dans le canapé.
- Monter au sommet, pour un jour être en mesure d'empêcher les horreurs qui sont perpétrées chaque année au nom de l'armée.
- Mmh... fis-je d'un ton ensommeillé. Empêcher les guerres, les massacres... la mort d'innocents comme Nina... Si vous arriviez jusque-là sans perdre votre âme, vous seriez un bon généralissime. Et vous auriez tout mon soutien.
Mes yeux étaient mi-clos, mais je le vis quand même sourire. Pas un de ces rictus carnassiers qu'il avait si souvent quand il se moquait de moi. Un sourire franc, qui me fit chaud au cœur. Baigné par son odeur, celle du whisky, du bois ciré et du cuir, je me sentis partir.
- Colonel, je crois que j'ai trop bu, je suis en train de m'endormir, murmurai-je presque sans m'en rendre compte.
- Dans ce cas, il vaudrait mieux que tu boives de l'eau si tu ne veux pas finir avec une sévère gueule de bois demain, répondit-il en se levant vivement pour aller dans la cuisine.
Je fermai les yeux, m'imprégnant de l'odeur des lieux. Ce n'était pas si désagréable d'avoir un odorat développé, si c'était pour ressentir un tel réconfort. Quand il revint et se rassit, je sentis de nouveau sa présence, mais restai silencieux, respirant paisiblement sans rouvrir les yeux. Maintenant que j'avais vidé mon sac, et qu'il ne m'avait pas jugé négativement pour mes actes, je réalisai que malgré toutes mes erreurs, Barry le Boucher ne pourrait plus nuire à personne. Et ça, quand j'y repensais, c'était un sacré soulagement. Peut-être même qu'un léger sourire flottait sur mon visage.
- Hey, ne t'endors pas maintenant, murmura Mustang en me secouant doucement l'épaule pour me réveiller.
J'ouvris péniblement les yeux en sentant la chaleur se sa paume se diffuser à travers le tissu. Je me sentais complètement abruti par l'alcool, mais cette sensation qui aurait dû m'inquiéter me laissait au contraire bienheureux. Je pris précautionneusement le verre d'eau qu'il me tendait et me mis à boire à grands traits. L'eau fraîche faisait du bien et me réveillait un peu. Je songeais que même si j'allais sûrement le regretter demain, ce moment passé chez lui m'avait fait beaucoup de bien. Il devait être affreusement tard. Ou tôt, selon les points de vue.
- Il est quelle heure ?
- Mh, quatre heures et quart.
- Oh la vache... Vous n'allez pas beaucoup dormir à cause de moi.
- Toi non plus, rappela le grand brun en me jetant un coup d'œil amusé par-dessus son propre verre. D'ailleurs, depuis quand tu n'as pas dormi ?
- Bah, j'ai pas dormi depuis... ma sieste de Jeudi midi. Ah... fis-je en réalisant que j'en étais à ma deuxième nuit blanche.
- Il faut vraiment que tu prennes le temps de te reposer, tu as beau être jeune, tu vas finir en miettes si tu continues.
- Ouais, mais demain, je pourrais me pieuter pour une journée entière, pendant que vous, vous allez avoir plein de paperasses à remplir dans quelques heures, fis-je d'un ton indolent et moqueur à la fois.
- Mais toi aussi Fullmetal. Tu me dois un rapport sur ta dernière mission.
- Oh merde... marmonnai-je d'un ton las. C'est vrai, je vais encore devoir mentir aux supérieurs...
- … Comment ça, encore devoir mentir aux supérieurs ? demanda Mustang d'un ton suspicieux en se redressant, tout à coup très attentif.
Oh.
Merde.
Merdemerdemerde !
J'avais plaqué ma main sur ma bouche, me rendant compte de l'énormité que je venais de dire. Voilà pourquoi je ne devais pas boire. Voilà pourquoi je ne devais pas aller le voir. Voilà pourquoi je ne devais pas baisser ma garde, jamais. Maintenant, qu'est-ce que je pouvais répondre à ça ? Je ne pouvais quand même pas lui expliquer que j'avais falsifié mon rapport pour étayer l'existence de ma fausse identité en tant qu'Iris Swan, ça reviendrait à avouer les conséquences secrètes de mon petit « accident ». Oui. Mais que dire à la place ? Je fis défiler les options dans ma tête, et trouvai la remarque qui limiterait le plus les dégâts.
- Non, mais, pas vous, les autres. Vous savez, comme à mon entrée dans l'armée, quand j'ai dû mentir sur l'origine de mes automails, et puis ma tendance à minimiser l'importance de mes recherches sur la pierre philosophale... Ce genre de choses...
- Pourquoi est-ce que je ne suis pas entièrement convaincu par ta réponse ? demanda l'homme d'un ton sarcastique.
- Parce que vous vous sentez concerné, à tort, mentis-je avec aplomb. Vous, vous savez toutes ces choses-là.
Il me regarda droit dans les yeux et je fis de gros efforts pour ne pas ciller. C'était presque vrai. Mis à part ce qui était arrivé à mon corps dans le cinquième laboratoire, qui ne regardait que moi, il savait tout de ce qui m'était arrivé. Il connaissait presque toute la vérité. De tous ceux qui me connaissaient, c'était même celui qui en savait le plus. Fort de cette certitude, je parvins à le regarder en face sans tiquer. Il me fixa pendant de longues secondes avant de détourner les yeux et de se lever pour aller rechercher de l'eau. Je n'étais pas tout à fait sûr qu'il m'ait cru, mais il n'insista pas, et c'était bien assez pour moi. Je poussai un soupir silencieux de soulagement. Pour le coup, je venais de reprendre conscience de ce risque que je courais en permanence d'être découvert. Comment le prendrait-il ? Se moquerait-il de moi ? Serait-il furieux ? Je n'en avais aucune idée, mais je n'avais absolument pas envie de le savoir c'était déjà assez pénible comme ça de voir Al et Winry me regarder bizarrement, et je ne parlais même pas d'Havoc qui semblait avoir perdu définitivement sa capacité de me parler avec naturel.
Et maintenant, je ne voulais pas que d'autres le sachent. Tout particulièrement Mustang. Peut-être parce que depuis cette nuit passée au chevet de Hugues, nous étions complices d'une rébellion des plus secrètes, et que quand il ne jouait pas son rôle au sein de l'armée, il me traitait presque d'égal à égal. Comme un adulte. Comme une personne de confiance.
Quand il revint dans la pièce, une carafe d'eau à la main, je levai les yeux vers lui, réalisant que s'il découvrait que je lui cachais ça, la confiance qu'il m'avait accordée jusque-là risquait d'en prendre un sacré coup.
- Eh bien, tu en fais une tête, Fullmetal ! commenta-t-il en regardant mon expression défaite.
- La fatigue, Colonel, répondis-je d'un ton un peu absent. Juste la fatigue.
- Je veux bien le croire, si tu as passé tes dernières nuits à traquer Barry le Boucher, tu dois être épuisé.
Il ponctua sa phrase d'un grand bâillement qui me fit bailler à mon tour. L'épuisement me retomba dessus.
- Je suis crevé, marmonna l'homme en se grattant l'arrière de la tête, ébouriffant ses cheveux noirs. Je ne suis plus un jeunot comme toi qui peut enchaîner les nuits blanches sans douleur.
- C'est pas beau de vieillir, commentai-je d'un ton taquin.
- Eh, ne recommence pas à être impertinent ! s'exclama-t-il avec un sourire.
- Non, mais ne vous inquiétez pas, vous allez bientôt être débarrassé de moi, répondis-je en m'étirant.
- Tu comptes aller où ? C'est un peu tard pour prendre une nuit à l'hôtel ou au dortoir du QG.
- Je ne sais pas... Je vais sûrement traîner un peu dans les rues en attendant l'ouverture des premières boulangeries, ça m'aérera l'esprit, répondis-je en me levant à contrecœur, un peu maladroit sur mes deux pieds.
- … Tu peux rester dormir dans le salon, si tu veux.
Je me figeai, surpris. J'avais cru comprendre que Mustang était quelqu'un d'assez secret, pour ne pas donner son numéro ni son adresse aux autres. Le privilège que j'avais en ayant le droit de le déranger chez lui était dû, je le savais, au fait que nous avions un ennemi commun mais cette nuit, j'avais le sentiment d'avoir abusé de ce privilège. Il aurait été légitime de sa part de me foutre dehors vers une ou deux heures du matin après avoir appris ce qui s'était passé et m'avoir sommairement remonté le moral, et clairement, rien ne l'obligeait à me proposer de dormir dans son canapé. Alors pourquoi ?
Était-ce de la pitié pour moi ? Ou de la sympathie ? Est-ce que je pouvais vraiment rester ?
Son canapé était moelleux à se damner, et me reposer un peu me ferait le plus grand bien. Mais l'idée de dormir chez lui me mettait mal à l'aise. Et si je parlais dans mon sommeil ? Et si mes bandages se défaisaient dans la nuit, comme c'était souvent le cas ? J'avais vu la réaction choquée d'Havoc quand il avait découvert qu'une paire de seins avaient poussé sur mon torse, je n'avais aucune envie de réitérer l'expérience avec Mustang. Je n'avais pas envie qu'il me regarde différemment.
- C'est gentil, mais ça me gênerait de rester, répondis-je avec un sourire penaud. J'ai déjà traîné bien assez longtemps chez vous, je ne vais pas vous encombrer davantage. Et puis, marcher me fera du bien.
Un instant, il avait ouvert la bouche, comme pour dire quelque chose, puis avait renoncé. Je me dirigeai mollement vers l'entrée ou mes chaussures traînaient, encore trempées. Il faudrait que je répare ma semelle gauche, que le hachoir de Barry avait fendu de tout son long. Et mon manteau, aussi… Le sol tanguait un peu sous mes pas, me faisant sentir que j'étais encore loin d'être sobre. Tandis que je me baissai, je sentis le sang me monter à la tête. Je n'avais vraiment pas envie de partir. Je n'avais vraiment pas envie d'être seul. Même si je savais pertinemment que l'idée était mauvaise, je regrettais déjà d'avoir refusé son offre, et j'avais un pincement au cœur à l'idée de quitter cette pièce et sa présence rassurante. Quand je relevai la tête et décrochai mon manteau de la patère pour le remettre dans des gestes un peu maladroits, je croisai le regard éteint de fatigue de mon supérieur hiérarchique.
- Bonne nuit, Colonel. Vous avez l'air d'en avoir besoin.
- Toi aussi, bonne nuit.
- Je ne compte pas me coucher tout de suite.
- Bonne journée, alors, répondit-il sur le même ton. Tâche de ne pas oublier de dormir de temps en temps, sinon tu ne vivras pas bien vieux.
- Ne vous inquiétez pas, je suis capable de me prendre en main, répondis-je en me forçant à lui adresser un large sourire avant de pousser la porte pour ressortir. A plus.
Je refermai la porte derrière moi, un peu trop vite, puis avançai à pas incertains dans le couloir sous l'effet conjugué de l'alcool et de la fatigue. Je me sentais profondément triste. Je repensais à Al, à l'armée, à mes nombreux rapports falsifiés, aux Homonculus... et je réalisai que mon frère me manquait terriblement. Quand Al n'était pas là, j'étais trop impulsif, je prenais de mauvaises décisions. J'avais besoin de lui, profondément. Je voulais le revoir, le serrer dans mes bras. Je tâchai de chasser de mon esprit la tristesse que j'avais à partir d'ici et me raccrochai à cette pensée bien plus logique.
En y pensant, en quittant l'immeuble de Mustang à l'heure la plus déserte de la nuit, je pris cette résolution. Je me jurai à moi-même que quand je retrouverais Al, je lui raconterais tout. Pas seulement les derniers événements qui s'étaient déroulés en son absence, mais aussi les moindres détails de ces souvenirs qu'il avait perdu. Je lui raconterais toutes ces aventures qu'on avait eues ensemble, toutes les horreurs, toutes les joies que nous avions partagées.
Je lui devais bien ça.
