Un nouveau chapitre est arrivé, ouais ! Non, ce n'est toujours pas le point de vue de Roy, eh oui, vous pouvez me détester si vous voulez ! :') Aujourd'hui, c'est Roxane qu'on retrouve, avec un chapitre que je me suis régalée à écrire. J'espère que vous aurez tout autant de plaisir à le lire ! J'ai fait l'illustration du chapitre, vous pourrez la retrouver sur Devianart ou sur facebook/twitter si vous m'y suivez. Je suis assez fière de cette dernière, je l'ai même finie en avance pour une fois ! XD
Si vous êtes sur Rennes le weekend du 2 et 3 mars, vous pourrez retrouver cette illu et beaucoup d'autres dessins sur le stand des Bulles d'Astate durant les Geek Days. J'aurai entre autres Sweet Suicide, un doujin Royed en 2 tomes (+ son artbook) et Indécences, un artbook noir et blanc avec plein de fesses dedans ! :D N'hésitez pas à faire un petit coucou pour découvrir mes autres projets ou vous plaindre IRL de la longue attente entre deux POV Roy et certaines retrouvailles, ça me fait toujours plaisir de voir les gens en vrai ! ;)
Sinon, je vous remercie toujours du fond du cœur pour vos reviews que je lis avec bonheur et auxquelles je réponds dès que possible. J'ai vu arriver de nouveaux followers depuis le nouvel an, ça fait vraiment plaisir ! J'espère que vous apprécierez tout autant la suite de cette fic. ^w^
Bref, je parle trop, pardon. Bonne lecture !
Chapitre 45 : Colocataires (Roxane)
"Chères amies, Tommy, et tous ceux qui liront cette lettre par-dessus votre épaule.
Je suis désolée de ne pas avoir donné de nouvelles depuis mon dernier appel, le jour de mon arrivée. La vérité, c'est que j'ai été encore plus occupée que je l'étais à Lacosta. Je ne pensais pas que c'était possible !
J'ai déjà visité quelques agences, et même si les auditions que j'ai passées n'ont rien donné pour le moment, je suis gonflée à bloc. Je suis avec quelqu'un qui veut aussi devenir chanteuse et danseuse, du coup, on se serre les coudes. On a trouvé une colocation ensemble et on se motive mutuellement à travailler. En attendant que ça décolle, on a trouvé un boulot d'appoint comme serveuses dans un salon de thé. Ça va, je ne suis pas trop dépaysée."
Je relevai mon stylo, m'accoudai à la table qui tangua à ce geste, et mordillai machinalement mon capuchon, jetant un coup d'œil circulaire à la pièce.
C'était un studio mansardé des plus modestes, éclairé par une ampoule nue dont le fil semblait se tortiller dans une tentative d'évasion perpétuelle. Quand il faisait jour, la lumière venait de l'unique vasistas donnant sur les toits de la ville, avec la tour de l'horloge dominant le reste, et, plus lointain, le dôme élégant de l'opéra qui semblait me faire signe. Face à moi, un petit coin cuisine avec un évier de métal et un poêle vétuste nous permettait de cuisiner à condition d'être très patientes. À même le sol, deux matelas qui occupaient le gros de l'espace et que nous relevions contre le mur en journée, avant de rouler les couettes et oreillers pour les caler au pied de la mansarde. Nous mettions à côté les ustensiles de cuisine, avec les sacs de pâtes, de riz, quelques conserves, un demi-chou et quelques carottes posés sur un sac de toile de jute. Les condiments, l'huile et le vinaigre étaient rangés dans un carton à côté desquelles se trouvaient mes partitions empilées. À côté, soigneusement rangés dans une boîte à chaussures, notre coffre au trésor, contenant une perruque noire, la photo signée que l'équipe du cabaret avait offerte à "Iris" en remerciement, mon unique moufle verte, la montre d'alchimiste d'État, et d'autres menus objets qui avaient à nos yeux une valeur particulière.
La table à laquelle j'étais accoudée était du vert sombre du mobilier de jardin, et c'est ce qu'elle était à l'origine, avec les deux chaises un peu rouillées que nous avions trouvées en fouillant les encombrants. Elles étaient pliables, et nous étions lasses de manger par terre, aussi n'avions-nous pas hésité à les prendre et à les traîner sur huit étages.
Derrière moi, nous avions bricolé une penderie de fortune en fixant un manche à balai dans le renfoncement du mur pour y suspendre nos vêtements. Les chaussures étaient bien alignées à leurs pieds. Six cartons empilés faisaient offices d'étagère pour ranger le reste de nos habits et le linge, et étaient pour l'instant tristement vides.
C'était petit, très rustique, pour ne pas dire miteux. Faute de place, les chiottes et la douche étaient sur le pallier, comme souvent dans les anciennes chambres de bonnes. Il y avait de sacrés courants d'air, il fallait espérer que l'hiver ne serait pas trop rude.
Mais voilà. C'était chez moi. C'était chez moi, à Central City, et la présence d'Edward, sous son déguisement d'Angie transformait toutes les adversités en aventures cocasses. Je retrouvais la complicité moqueuse que nous avions quand nous enquêtions ensemble sur Ian Landry, et je m'étais vite rendue compte que cela m'avait beaucoup manqué.
Mais il était difficile de raconter tout ça à mes amis de Lacosta, puisqu'il était recherché par l'armée, et, si je leur faisais confiance, l'information restait sensible. Si on faisait abstraction de sa présence, le quotidien n'était pas vraiment glorieux. Heureux, mais pas glorieux. Ce n'était pas tout de suite que je pourrais leur envoyer les affiches promises.
Je mâchonnai encore un peu mon stylo, puis repris mon écriture :
" Je vis avec pas grand-chose pour le moment, mais ça ne me gêne pas, et puis, ça ne devrait pas durer. Le quotidien avec Angie n'est vraiment pas ennuyeux. Elle est…"
Je me figeai de nouveau. Complètement rocambolesque ? Il y avait de ça, mais c'était peut-être un peu exagéré de l'écrire.
" Elle est très drôle", conclus-je plus sobrement, sans pouvoir m'empêcher de sourire toutefois.
Je me demandais ce que j'allais pouvoir ajouter après ça quand la porte cliqueta et s'ouvrit, laissant passer ma fameuse colocataire à la double identité, Angie le jour, Edward la nuit. Malgré tout, quand on voyait la jeune fille qui venait d'entrer dans la pièce, les bras chargés par un vieux panier de linge dont le pourtour avait été mâchonné, avec sa queue de cheval ébouriffée, son crâne constellé de barrettes tentant de discipliner ses mèches rebelles, ses grosses lunettes rondes et son pull trop grand enfilé par-dessus une robe fleurie, il était dur de supposer qu'elle avait pu appartenir à l'armée.
Surtout avec cet air de chiot pris en faute.
- Roxane… commença-t-elle d'un ton empreint de culpabilité.
- Oui ?
- J'ai… j'ai eu un problème avec la lessive, bredouilla-t-elle en posant le panier sur le lit.
- Quel genre de problème ?
La blondinette déglutit sans répondre, et je me levai de mon siège pour venir constater les dégâts par moi-même. Elle s'écarta, et je me penchai, comprenant très vite ce qui s'était passé en voyant que le drap avait pris une délicate teinte rose pâle qui n'était pas la sienne quand il avait quitté l'appartement. Un peu horrifiée, je fouillai le tas, extrayant des chaussettes, culottes, taies d'oreiller, retenant un hoquet en constatant que ce joli petit haut bleu pâle était maintenant violacé, et extrayant finalement une écharpe bordeaux que je lui brandis avec une exclamation.
- Tu as lavé tout ensemble ? Sérieusement ! ?
- Mais… je savais pas, moi, je voulais aller plus vite !
Je continuai à vider le linge en m'étranglant de désespoir. Tout mon linge blanc avait viré au rose, couleur que je détestais sans l'ombre d'un doute. Et comme je n'avais pas beaucoup de vêtements en ma possession, le coup au moral était dur.
- Oh non, pas elle, me lamentai-je en extrayant une tunique blanche à motifs que j'aimais particulièrement. Mais quel boulet mon dieu, on lave pas le blanc avec du rouge, tu ne sais même pas ça ? !
- Non, je ne savais pas, mais ça arrive à tout le monde de faire des erreurs, non ? tenta-t-elle avec des yeux de chien battus.
- Mais, tu faisais jamais de lessive ou quoi ? m'indignai-je.
- Bah… non, fit-elle en se laissant tomber sur le lit avant d'enlever ses lunettes pour se frotter le nez, redevenant un peu plus l'adolescent que je connaissais.
- Mais… mais mais mais… tu lavais quand même tes fringues, rassure-moi ?
D'accord, Edward Elric avait perdu sa mère à neuf ans et errait sur les routes depuis ses douze ans, mais quand même, ce n'était pas une excuse pour être resté un gamin crasseux ?
- Baaaaaah… fit-il d'un ton hésitant en se grattant l'oreille, confirmant mes pires craintes. J'avais pas vraiment le temps en général, alors quand elles puaient, je les transmutais.
Je le regardai, complètement horrifiée, ce qui le fit rougir jusqu'aux oreilles. Il y eut un long silence gênant.
- Tu… tu transmutais tes fringues… pour les laver ?
Il hocha la tête avec une petite moue gênée.
- Tu… Transmutais tes fringues… Mais… tu les lavais jamais ?
- Mais si, je les lavais ! Bien transmuté, c'est comme propre !
- Mais c'est dégueulasse ! ! Tu veux dire que tes vêtements ne passaient jamais à la lessive ? !
- Si, des fois… quand je rentrais à Resembool, ou que j'étais hospitalisé, d'autres le faisaient pour moi.
J'aplatis ma main sur mon front, puis celle-ci coula sur mon visage pour me masquer la bouche, tandis que je fixais l'adolescent caché derrière l'identité d'Angie avec une expression désemparée. Qu'est-ce que j'avais mérité pour avoir une coloc pareille ?
- Mais qu'est-ce qu'on va faire de toi, sérieusement ?
- C'est bon, j'ai jamais eu ce genre de vie "stable", je sais pas comment faire. On peut pas tout savoir, quoi, grommela-t-il.
J'avais eu le temps de le constater. Manifestement, Edward était plus au point pour survivre en milieu hostile que pour tenir une maison. L'entretien était pour lui un vague concept, et ses capacités culinaires ne dépassaient guère le poisson cuit au feu de bois et les œufs brouillés. Pour moi qui avais été orpheline aussi, certes, mais sévèrement cadrée à l'orphelinat Valencia, où, durant toute mon enfance, j'avais partagé les tâches ménagères, participé à la cuisine et à la lessive, ce genre de lacunes me paraissait inimaginable. Edward, ou Angie, peu importe, ignorait des choses que je savais depuis mes six ou sept ans. Et j'avais beau le savoir, chaque nouvelle preuve de l'étendue de son ignorance m'estomaquait un peu plus.
- Tu es vraiment une catastrophe, sérieux, marmonnai-je dans ma paume.
- Rhoh, ça va, je fais des progrès, quand même ! grommela-t-il, vexé.
Il y eu un silence, puis, finalement, je ne pus me retenir de rire face à l'absurdité de la situation. En vrai, ce n'était pas si grave. Bon, je n'aimais pas le rose, mais qui était censé voir que ma culotte n'était pas blanche, après tout ? Et pour le reste, ma foi, on avait qu'à dire que c'était un style. Et un prétexte pour racheter quelques vêtements neufs, à l'occasion.
- Allez, c'est pas si grave, fis-je en essuyant mes larmes de rire. C'est en faisant des erreurs qu'on apprend. Et puis bon, c'est moi qui ai choisi d'avoir un boulet comme colocataire…
- Je suis pas un boulet, grommela-t-il.
En réponse à ça, je lui tapotai la tête avant de m'asseoir à côté de lui pour commencer à plier les culottes.
- Je suis désolé, marmonna-t-il en commençant à plier le linge à son tour. Si tu veux, je te les transmute pour qu'ils redeviennent blancs.
- Arrête d'utiliser l'alchimie à tort et à travers, répondis-je d'un ton un peu sec, affectueux tout de même. La couleur de mes culottes ne mérite quand même pas de prendre le risque de te faire repérer, non ?
- Mais, celui-là, c'est ton haut préféré, non ? Tu le mets super souvent, commenta-t-il en désignant ma tunique.
- Tututut. Je vois bien que tu es en manque d'Alchimie, mais ça n'est pas une raison.
- Mais…
- Je vais finir par croire que tu en as fait exprès.
- Jamais de la vie !
Après un sourire, je lançai un canon, et il suivit. Après tout, nous aimions tous les deux chanter, cela nous entraînait et rendait toutes nos activités moins ennuyeuses. Le linge fut donc plié et rangé sans effort, et je pu me repencher sur mon courrier.
- Tu écris aux filles du Angel's Chest ? demanda-t-il.
- Oui. Je les ai laissées plusieurs jours sans nouvelles, il serait temps que je les rassure un peu. Et comme le téléphone, ça revient vite cher, eh bien…
- Oh, tu me fais penser que je n'ai pas répondu à Riza.
- Ta "cousine" ?
- Oui, répondit-il avec un grand sourire avant de s'asseoir face à moi pour m'imiter, faisant tanguer la table.
- Mince, où est passé la cale ? grommela-t-il avant de plonger sous le meuble pour l'empêcher de basculer au moindre de mes mouvements.
Je tentai sans grand succès de me concentrer sur la suite de ma lettre tandis qu'il farfouillait par terre.
- Pfff… je la retrouve pas… tu es sûre que tu veux pas que je transmute cette table ?
- On en a déjà parlé.
- Ouais, enfin, c'est pas le même enjeu, là… C'est pas comme si les gens pouvaient nous voir.
- Et la fenêtre sans volets, tu y penses à celle-là ?
- Rhoh… franchement, personne ne remarquerait.
- Angie, il faut que tu te débarrasses de ce réflexe de tout vouloir régler en claquant des mains. Tu as déjà de la chance de ne pas t'être fait griller le jour de notre arrivée, avec la loco. Si tu gardes cette habitude tu risques de te faire repérer à la moindre occasion, et ta couverture ne va pas durer.
- Oui, je sais que je suis impulsif.
- Impulsive, rappelai-je.
- Il faut vraiment que je parle de moi au féminin quand on est entre nous ? grommela-t-elle.
- Je ne t'y pousserai pas si tu ne te trompais pas encore régulièrement en public.
- Ah, pourquoi j'ai eu cette idée de merde ? soupira-t-elle.
- Parce que tu n'avais pas le choix.
- Ah, oui, c'est çaaaa ! s'exclama-t-elle d'un ton ironiquement victorieux. Ha ! Elle est là.
La table s'agita un peu, puis la tête ébouriffée d'Angie rejaillit à la surface.
- Voilà, c'est quand même mieux.
Je hochai la tête avant de me remettre à écrire.
- Quand même, on aurait peut-être pu acheter un peu plus de choses au lieu de faire de la récup pour absolument tout, non ?
- On n'a pas le budget pour, rappelai-je un peu sèchement.
- Tu m'en veux vraiment, pour l'argent ?
- D'après toi ? demandai-je d'un ton particulièrement sarcastique.
Malgré l'indignation que j'avais eue à ce souvenir, je ne pus m'empêcher de sourire. Angie était une catastrophe, mais une catastrophe terriblement attachante. Et j'avais eu bien vite pu en prendre conscience lors de notre première sortie commune…
La nuit était presque tombée au moment où nous entrâmes dans le magasin de chaussures. Angie, un peu nerveuse, n'arrêtait pas de repousser ses cheveux en arrière avant de recaler son bonnet sur sa tête.
- Tu veux des barrettes ? Ça sera plus pratique que de les remettre en place toutes les secondes… j'ai pas l'impression que ta tignasse soit très coopérative.
- Comme tu dis... Tu as vu ce truc ? grommela-t-elle en désignant l'épi rebelle qui bondissait sur son front, m'arrachant un petit rire.
- Oui, je te passe des barrettes en rentrant. Ne t'inquiète pas, les cheveux rebelles, je connais ça aussi !
Ed… Angie revissa son couvre-chef sur son front et observa la boutique d'un air dubitatif.
- On vient ici pour quoi déjà ?
- Pour que tu arrêtes de porter ces écrase-merde qui te font ressembler à un mec.
- Elles sont très bien ces bottes ! se rebiffa la blonde.
- Crois-moi, non, répondis-je en commençant à avancer à travers les rayons. Vu ta taille, il te faut quelque chose de plus délicat.
- Qu'est-ce qu'elle a ma taille ? !
Je me pris une chaussure dans l'épaule et sursautai en me retournant.
- Eh, calme-toi un peu ! J'avais oublié à quel point tu étais susceptible… Ok, je n'insiste pas, mais ne me bombarde pas de chaussures, sinon on va se faire virer du magasin, fis-je d'un ton apaisant en cherchant des yeux la place de l'escarpin que j'avais ramassé.
Angie haussa les épaules, pas plus bouleversée que ça par l'idée, et j'avançai, cherchant des yeux quelque chose qui pourrait convenir au relooking de ma compagne. J'avisai des escarpins noirs à boucle et la désignai de l'index.
- Quelque chose comme ça ? proposai-je.
- Je vois même pas comment on peut mettre un pied là-dedans, grimaça-t-elle. Regarde le bout, il est tout pointu !
- ça ?
- Des sandales, en automne ? Je suis pas frileux, mais quand même !
Je continuai à errer, cherchant quelque chose d'assez sobre pour que l'homme qu'elle était toujours intérieurement accepte de le porter, demandant sans succès si telle ou telle paire lui plaisait. Je m'enfonçais de plus en plus au fond du magasin, presque prête à me rabattre sur des bottes plus épaisses, tristement proches de ce qu'elle portait actuellement, quand je me rendis compte qu'elle avait cessé de me suivre, le regard fixé sur une partie de l'étal que je ne voyais pas. Je revins sur mes pas.
Tu as trouvé quelque chose ?
J'arrivai à sa hauteur et suivis son regard pour voir devant quoi elle était tombée en arrêt. Devant elle, une chaussure richelieu de cuir blanc et rouge, avec un vernis si brillant qu'on aurait pu s'y voir. Je me mordillai la lèvre machinalement. C'était un peu kitsch à mon goût, et ça me rappelait les escarpins bleu vif que je devais porter au Angel's Chest, mais d'un autre côté, j'avais conseillé à Edward de chercher des chaussures plus féminines, et, avec ses petits motifs et ses talons bobines, on ne pouvait pas dire qu'elles ne correspondaient pas à la définition.
- … Tu veux les essayer ?
- Je… tu crois que ça irait ? Je n'y connais tellement rien.
- ça sera mieux que ça, en tout cas, rappelai-je en désignant ses grosses bottes.
Elle s'assit sur le pouf prévu à cet effet et se déchaussa, tandis que je fouillais dans les boites pour chercher la pointure.
- Tu fais quelle taille ?
- Euh…
Je poussai un soupir et attrapai ses chaussures pour regarder si la pointure était écrite dessous.
- Je les ai tr… customisées, celles-là.
- Pfff… ok, essaie ça, tentai-je en lui passant les chaussures un peu au hasard.
Heureusement pour moi, j'avais visé juste. Après les avoir enfilées, la blonde baissa un regard incertain vers ses pieds, se demandant manifestement si c'était bien les siens.
- ça m'a l'air pas mal, fis-je. Bon, un peu clinquant, mais c'est ton style, j'ai l'impression… commentai-je.
- ça veut dire quoi, ça ?
- ça veut dire que si elles te conviennent, on peut prendre celles-là. Et personnellement, je vais essayer cette paire, ajoutai-je après avoir remarqué des bottes fines qui me faisaient de l'œil.
L'eau qui s'était infiltrée dans mes chaussures lors de l'averse de la veille avait achevé de me motiver à racheter des chaussures. Et puis, si je voulais tenter des auditions, il valait mieux que je ne ressemble pas à une clocharde. Je me déchaussai à mon tour tandis qu'Angie faisait quelques pas dans les allées pour s'habituer.
- Ça va, ça ne te fait pas trop bizarre ?
- Moins que des chaussons de danse, fit-elle en grimaçant.
- Tu as porté des chaussons de danse ? !
- Oui, j'ai eu des cours de danse classique.
- Tu as porté un tutu rose, aussi ? fis-je avec un large sourire.
- Oh toi, tais-toi !
- Je t'imagine trop bien, commentai-je, envahie par l'image du Fullmetal Alchemist à qui on aurait ajouté un tutu à sa tenue habituelle.
- Tu imagines qui au juste ?
- D'après toi ? commentai-je avec un rire ouvertement moqueur.
J'eus un petit rire tandis qu'elle traversait l'allée vers moi avec un ton indigné, le poing en avant.
- Non mais c'est bien que tu aies pris des cours. Tu sais faire des pointes du coup ?
- Oui, répondit-elle, distraite par ma question. J'ai eu un mois de formation intensive. Bon, c'était une vieille peau, mais elle m'a vraiment appris des choses.
- C'est bien… Tu me montreras, demandais-je, contente mais un peu envieuse tout de même.
- Si tu veux.
Je me levai et tapotai machinalement la pointe du pied dans la moquette pour voir si elles étaient à la bonne taille. Ces petites chaussures allaient me changer de mes bottes sans âge, elles étaient confortables et mignonnes.
- Bon, vendu, commentai-je. On va payer ?
- Ça marche. Je te les offre ?
- Ma foi, je dis pas non, répondis-je avec un sourire.
Nous allâmes à la caisse, les chaussures encore aux pieds, ce qui amena un petit rire à la vendeuse, qui nous sortit tout de même deux boîtes et un sac pour ranger nos précédentes paires. Angie sortit quelques billets de son portefeuille et régla pour nous deux, puis nous ressortîmes bien chargées.
- Bon, et maintenant, les fringues. Il te faut des robes un peu plus sexy que ça si tu veux séduire à l'audition.
- Je ne veux séduire personne !
- Allons, tu crois quoi ? Il faut savoir se vendre pour aller sur scène, fis-je avant d'ajouter, un peu amusée de la voir s'empourprer, séduire, en tout bien tout honneur, je ne parle pas de choses sexuelles.
- Mouais.
- Allez, t'inquiète pas.
Après avoir erré un peu dans le quartier sud de la ville, nous passâmes devant une friperie, et je retins mon amie par la manche.
- Viens par-là, on va sûrement trouver des choses intéressantes.
- Ah ? Si tu le dis.
J'entrai dans la boutique, suivie de près, et lui désignai les pendants. Elle détailla la pièce d'un regard circulaire.
- Ça marche comment, techniquement ?
- Généralement, c'est classé par taille. Tiens, regarde, ici, ça devrait être bon pour toi, fis-je en extrayant un cintre portant une robe bleue. On fouille et on voit ce qui te va.
- Ça a l'air pas mal, ça, commenta-t-elle en soulevant l'ourlet d'une jupe lamée à motifs floraux aux couleurs particulièrement criardes.
- Non, répondis-je d'un ton cassant.
- Eh ! Je peux bien choisir mes fringues, quand même !
- Quand on voit ce que ça donne quand tu te choisis un prénom… définitivement pas, commentai-je ironiquement. Le but n'est pas de ressembler à un clown !
- Rhoh, tout de suite les grands mots. Et ça ?
- … Tu as des goûts de chiottes, en fait, commentai-je en regardant la robe meringue qu'il avait tiré du tas. Tu voudrais vraiment porter ça ?
Elle cessa de me regarder pour étudier la robe en question.
- Pourquoi pas ?
- Je… Je ne sais même pas quoi dire… Essaie ça plutôt, renonçai-je, en lui tendant quelques vêtements que j'avais sortis.
- Et toi, tu ne prends rien ?
- Quelque chose me dis qu'on va avoir assez de travail en s'occupant de toi.
Peu de monde pouvait se vanter d'avoir accompagné le Fullmetal Alchemist faire du shopping, et pour vous dire la vérité, ce n'était pas plus mal. Ce fut laborieux de trouver des vêtements qui lui donnent envie sans qu'ils soient immensément kitsch. Tandis qu'elle se changeait, je me demandais, encore et encore, comment il avait développé ce goût douteux pour le clinquant. Finalement, une heure et quelques s'était écoulé quand nous ressortîmes de la boutique avec une demi-douzaine de tenues, parmi lesquelles une robe à fleurs, une jupe en cuir rouge et une tunique de soie, qui avaient réussi à nous convaincre toutes les deux de leur légitimité.
- Bon, une bonne chose de faite, soupirai-je. Quand je pense que tu étais prête à porter cette jupe violette avec un pull orange, il faut vraiment que je te surveille.
- Rhoh, tout de suite… chacun son style, non ?
- Franchement, tes goûts vestimentaires pourraient être rédhibitoires en audition.
- Tu ne crois pas que tu exagères ?
- Non, fis-je. Ce n'est pas la partie la plus drôle du métier, mais bon, tu l'as bien vu… Il y a une certaine exigence sur l'apparence vestimentaire.
- Franchement, ça me dépasse, tout ça.
- Tu n'as qu'à me laisser gérer ta garde-robe, ça devrait aller.
- Mouais…
- Est-ce que tu as eu des raisons de te plaindre la dernière fois ?
- Euh… hésita la blondinette.
- Ne dis rien, finalement, fis-je.
- Non, mais tu as raison, tu t'es bien débrouillée. Et puis, c'est pas déconnant, si je cherche à devenir quelqu'un d'autre, que je ne choisisse pas moi-même. Ça sera plus… différent. Je suppose.
- Ouais.
- On va se manger un truc près de la gare, puis on rentre ? J'ai vu une crêperie qui faisait bien envie sur le trajet.
- Ça marche.
Je levai les yeux vers le ciel encombré de nuages, à qui les lumières de la ville avaient donné une teinte rosâtre, et eus un sourire. J'avais l'impression qu'en partant de Lacosta, je m'étais réconciliée avec une partie de moi qui me manquait terriblement. Nous nous dirigions tacitement vers la gare, quand Angie grommela d'une voix beaucoup trop edwardesque.
- Rhah, ces chaussures font mal aux pieds, en fait, je me demande si je ne vais pas remettre les autres.
Je lui jetai un long regard, puis m'arrêtai sur le trottoir. Elle s'immobilisa à son tour, étonnée, tandis que je fouillai le sac de chaussures pour en tirer la boite qui contenait ses bottes informes. Perplexe, elle m'observa nouer ensemble les lacets, et ouvrit des yeux ronds quand elle je pris de l'élan pour les jeter. Elle leva les yeux et vit la paire s'envoler en s'écartant, se prendre un câble de plein fouet. Sous la force de son élan, une des bottes fit un tour complet autour du fil téléphonique, puis se balança de moins en moins fort, avant de se figer, pendant au-dessus du trottoir.
Le regard d'Angie fit plusieurs allers-retours entre ses bottes et mon visage, avec un mélange de désespoir et de stupéfaction outrée. Elle s'apprêta à claquer des mains, mais je l'arrêtai d'un geste.
- On est en pleine rue, réfléchis deux secondes.
- Toi aussi, réfléchis deux secondes ! Pourquoi t'as fait ça ? s'étrangla-t-elle.
- Parce que tu parlais de les remettre.
- Mais pourquoi je ne les remettrais pas ? C'est mes chaussures merde !
- Rappelle-moi qui t'a suivie cette après-midi ?
Elle serra les poings et s'empourpra à cette remarque. J'avais bien deviné que c'était petit d'évoquer son supérieur, mais je sentais que l'argument aurait un peu de poids.
- Rappelle-moi pourquoi tu fais tout ça ? Et à quel point c'est important ?
Durant ces quelques heures passées dans la chambre d'hôtel, elle avait eu le temps de me dresser un portrait de la situation, les Homonculus, l'armée qu'ils contrôlaient, leur but inconnu, la pierre philosophale. Étonnamment, j'avais bien encaissé toutes ces découvertes pourtant sordides. Ça donnait presque un sens à ce qui se passait à Lacosta, si leur but était de pousser à la faute et non pas d'améliorer la situation. Et puis, ce n'est pas comme si je pensais que le monde était tout rose et gentil, je savais que ce n'était pas le cas depuis mon plus jeune âge…
Mais voilà, derrière ce rituel amusant et la légèreté de nos préoccupations immédiates se cachait le plus sinistre des contextes. Et malgré mon humour, je n'oubliais pas ça.
- … Tu n'étais pas obligée d'être aussi radicale.
- C'est vrai… admis-je. Je suis désolée, je me suis un peu emportée.
- Toi aussi, tu as des côtés bourrine en fait.
- Pourquoi crois-tu qu'on soit amies ? fis-je avec un clin d'oeil.
- Bien vu.
- Bon, je paye le restau pour la peine, fis-je en me remettant à marcher, comme pour détacher Angie de la vue de ses bottes qu'elle ne pouvait pas s'empêcher de regarder avec une mine nostalgique.
- Je veux bien, accepta-t-elle tout de même. Je n'ai plus beaucoup de monnaie à force.
- Ah mince… mais du coup, tu fais comment ? Tu ne dois pas avoir accès à ton compte, là ? Tu as de l'argent d'avance ?
- Bah… vu la situation, je ne pouvais pas vraiment aller à la banque, du coup, j'en ai transmuté.
- Tu en as… Naaaan… T'as pas osé faire ça ?!
En entendant ma voix monter dans les aigus, Ed se recroquevilla, sentant que j'étais profondément scandalisée par ce qu'il venait dire.
- Mais j'avais pas trop le choix, en même temps, bredouilla-t-il. Je ne pouvais pas aller à la banque, je me serais fait coffrer direct.
- Mais c'est complètement illégal !
- Euh… situation de force majeure ?
Je le regardai en prenant une profonde inspiration, qui trahit mon énervement. Je serrai les poings, puis les relâchai pour faire de grands gestes de main dans l'espoir inconscient de me faire comprendre plus efficacement.
- Alors, écoute… Edward Elric, il est en cavale, recherché par l'armée, c'est un hors-la-loi, techniquement, il peut faire n'importe quoi, il n'en est plus à ça près… ça, ok, je l'admets. Mais toi, Angie, tu es une jeune aspirante danseuse tout ce qu'il y a de plus respectable, tu ne peux pas faire ça.
- Je ne peux pas ?
- Parce que ce n'est pas ton personnage. Et parce que si tu continues à distribuer de la fausse monnaie à la ronde, ça va bien finir par se voir, et nous foutre dans la merde. Je veux bien te suivre dans ton combat contre l'ennemi, mais je refuse de finir en taule pour quelque chose d'aussi con que ça !
- Ah… t'as pas tort.
- Bien sûr que non, je n'ai pas tort, marmonnai-je, un peu rassurée d'être parvenue à lui faire retrouver un peu de bon sens.
- Ok, je ne le ferai plus… Mais du coup, comment on fait pour la suite, concrètement ?
- Eh bien, comme les gens normaux. On a va chercher du travail.
Depuis, j'avais gardé un œil attentif sur elle, en ayant régulièrement l'impression de rattraper par la peau du cou un chiot qui courait vers le vide. C'était incroyable en la voyant de penser qu'il pouvait exister une personne aussi haut gradée, avec autant de pouvoir, mais aussi si jeune et à côté de la plaque dans à peu près tous les domaines de la vie quotidienne. Cette première soirée m'avait donné un aperçu du genre de catastrophes dont elle était capable, et je songeais en mon fort intérieur que m'avoir appelé pour ne pas revenir seule à Central était peut-être la meilleure idée de sa vie.
Toujours est-il que j'avais rapidement pris en main la gestion de notre budget et notre plan de bataille, et en deux jours, j'étais parvenue à nous trouver un travail dans un salon de thé. Le patron était assez irritable, mais Britten m'avait habituée à ce genre de caractère, et je n'en étais pas plus perturbée que ça. En revanche, je sentais bien qu'Angie mourait d'envie de lui voler dans les plumes. J'étais souvent obligée de la tempérer pour éviter l'incident diplomatique, dont elle ne pouvait que sortir perdante étant donné ses maladresses dans le service. Je me demandais comment Edward avait pu rester dans l'armée aussi longtemps avec un caractère pareil. Son supérieur direct, ce Mustang, avait du mérite d'avoir réussi à le canaliser si longtemps.
Je devais avouer que je m'amusais beaucoup de voir ses yeux s'allumer et ses joues s'empourprer quand elle l'évoquait. Elle ne semblait même pas avoir conscience de ça, et j'avais pris le parti d'éviter de faire des remarques à ce sujet. Après tout, j'avais beaucoup d'autres occasions de la taquiner. Malgré tout, cette personne m'intriguait, et je me demandais avec un peu de curiosité à quoi il ressemblait, et si j'aurai l'occasion de le rencontrer à l'avenir. Si c'était le cas, j'allais devoir résister à la tentation de lui envoyer des grandes claques dans le dos en faisant des blagues sur le caractère ingérable d'Edward.
Retrouvant mon sérieux, je me repenchai sur la lettre que j'étais en train d'écrire. Il ne fallait pas tarder à nous coucher, il était déjà tard, et demain, nous devions aller travailler à l'Eternel et Thés, le salon de thé et pâtisseries à la décoration champêtre, dont le jeu de mot du nom me laissait un peu atterrée malgré le temps. Une fois notre service terminé, nous irions visiter toutes les agences de la ville, en quête d'un spectacle où nous pourrions faire nos premiers pas sur les scènes de Central. Une fois notre courrier achevé, mis sous enveloppe et timbré, nous nous glissâmes dans le lit que nous avions réchauffé de briques chaudes, puis éteignîmes la lumière, avec l'éternel suspens.
Qui de nous deux allait briser le silence en premier et commencer à refaire le monde, les yeux levés vers le plafond plongé dans la pénombre, au lieu de dormir pour affronter la journée de demain pleines d'énergie ?
- Bienvenue !
Je lançai le même sourire machinal que lorsque je travaillais au Angel's Chest, et refermai la porte derrière le couple qui venait d'entrer avant que le vent ne glace la pièce et fasse rouler les feuilles mortes à l'intérieur. Ils s'ébrouèrent, sourirent en retour, et je les guidai vers une table à la nappe blanche impeccablement repassée, les laissai s'asseoir le temps de leur rapporter les cartes que je leur tendis, avant de me retourner vers une autre personne qui m'avait fait signe. Je m'approchai à pas rapides, avec une petite pensée pour Lacosta, le sol en miroir, et les talons amortis d'un patin dangereusement glissant. Ici, au moins, je pouvais me déplacer sans risquer de me vautrer au sol, et personne ne me reluquait désagréablement. Enfin… presque personne, il y avait quand même eu un ou deux clients inélégants.
- Excusez-moi, on a demandé une carafe d'eau à votre collègue, je crois qu'elle nous a oubliés, commenta celui qui devait être un père de famille.
- Oh, je suis désolée, je vous en rapporte une tout de suite, fis-je avec une petite courbette machinale.
Des couples, des familles, des sœurs sorties faire du lèche-vitrine… Mon travail était le même, mais l'ambiance dans laquelle il se déroulait, beaucoup moins. Je me faufilai en cuisine pour aller chercher un broc d'eau, et apostrophai Angie au passage.
- Tu as oublié la famille table quatorze, soufflai-je.
- Merde, lâcha-t-elle spontanément.
- Tiens, amène-leur la carafe et vérifie qu'ils ne veulent rien d'autre, en en profitant pour t'excuser, ordonnai-je en lui fourrant l'objet dans les mains.
Elle fut un peu désarçonnée mais fila sans attendre, sentant bien que si j'étais autoritaire avec elle, ce n'était pas par plaisir de l'humilier, mais au contraire pour lui éviter des ennuis. Elle n'avait pas mon expérience, et elle avait quelques défaillances, la plus notable étant sa maladresse avec les clients. Rien de très grave, et ça tenait le plus souvent à pas grand-chose, sourire un peu plus, être davantage aux petits soins, et surveiller son langage et le ton de sa voix pour rester polie en toutes circonstances… Autant de choses qui n'avaient jamais été inculquées à Edward Elric, et dont le pendant féminin manquait cruellement aujourd'hui.
Je n'étais pas la seule à l'avoir remarqué, la patronne aussi. Elle avait mouché Angie de quelques remarques bien senties à propos de ses approximations, et j'avais dû calmer le jeu en faisant admettre ses erreurs à mon amie. Son plus gros vice était de vouloir se rebiffer quand on critiquait son travail ou sa manière d'être, ce qui était la dernière chose à faire si on ne voulait pas perdre son salaire et que c'était notre supérieur direct qui nous parlait. Mais ça, du peu que j'avais entendu de son passé dans l'armée, il n'avait jamais eu trop à s'en faire. Malheureusement, il le payait aujourd'hui. J'espérais que son caractère impétueux n'allait pas poser problème.
Je revins au couple pour commander deux thés du moment et des pâtisseries, puis me dirigeai vers les cuisines, quand un homme sans âge, attablé seul, me fit signe alors que je passai à côté de lui.
- Je suis assoiffé, fit-il en posant son chapeau, dévoilant un catogan de cheveux blonds foncé. Est-ce que vous pourriez m'amener un verre d'eau en même temps que la carte, s'il vous plaît ?
- Bien sûr !
Une fois la porte poussée, je croisai Angie qui m'adressa un sourire soulagé.
- Merci de m'avoir coachée. Du coup, je leur ai aussi redonné du sucre pour leur fille, ils ont eu l'air content.
- Tu vois, tu n'as plus qu'à en faire un réflexe, fis-je en lui tapotant l'épaule.
- Je ne suis pas aussi flexible que toi, Roxane !
- Tu n'as qu'à t'entraîner ! Tiens, table trois, il y a un homme seul qui voudrait une carte et un verre d'eau le temps de choisir, tu n'as qu'à t'occuper de lui pendant que je prépare la commande du couple de la table quatorze !
Angie hocha la tête, prit un verre et une carafe pour les poser sur son plateau avec la carte, tandis que je coupais une part de tarte au citron meringuée et une autre de tarte aux framboises. Quand je poussai la porte du coude pour ressortir quelques secondes plus tard, je me figeai, stupéfaite face au spectacle qui s'offrait à moi.
Angie me tournait le dos, le plateau dans une main, la carafe vide dans l'autre. Le client était parfaitement immobile, les lunettes éclaboussées, le nez gouttant avec la régularité d'un métronome. Elle avait passé quoi, quinze secondes hors de mon champ de vision et avait trouvé le moyen de jeter de l'eau au visage d'un client ?! Qu'est-ce qui s'était passé pour qu'elle fasse ça, bon sang ? Je me précipitai vers la blonde et lui dis d'un ton véhément.
- Angie, qu'est-ce que tu as fait encore ?!
Elle leva ses yeux écarquillés vers moi, tourna la tête vers l'homme qui était resté figé, puis baissa les yeux vers la main tenant la carafe vide, et ouvrit la bouche, comme si elle venait tout juste de réaliser le lien de cause à effet entre le récipient vide et l'homme trempé.
- Je suis désolée, soufflai-je catastrophée tandis que mon cerveau moulinait à toute vitesse pour trouver comment rattraper la situation. Je vais vous chercher de quoi vous essuyer, je… je suis confuse.
La blonde à côté de moi, le visage défait, semblait tiraillé entre la rage et une profonde envie de pleurer, et était manifestement incapable de prononcer un mot. Il s'était passé quelque chose. Quoi, je n'en savais rien. Je regardai l'homme, un barbu aux cheveux clairs, aux lunettes rondes, à l'air un peu lunaire, qui semblait surpris mais pas le moins du monde en colère, et songeai avec une pointe de soulagement que c'était toujours ça de pris.
- Va chercher des serviettes, soufflai-je. File, je vais rattraper le coup.
Elle hocha la tête et fit demi-tour en me donnant l'impression de s'enfuir. Je m'avançai à mon tour, sortis un torchon de la poche mon tablier, et me penchai vers lui avec une inquiétude non feinte.
- Je suis confuse, si vous enlevez votre manteau je pourrais le faire sécher…
L'homme hocha la tête et retira son manteau long, se retrouvant en gilet. Je pris le vêtement qu'il me tendait et le posai sur le dossier de la chaise pour le tamponner.
- Je ne comprends pas ce qui s'est passé.
- Il… Elle n'en a pas fait exprès, fit le barbu d'une voix grave et apaisante, comme si le fait que de l'eau dégoulinait sur son visage avait peu d'importance. Elle a trébuché.
Angie, qui venait de revenir, se figea à côté de moi. Un rapide coup d'œil m'appris qu'elle était blême. Nous échangeâmes un bref, regard, et je lui la peur dans ses yeux. Je compris alors que ce n'était pas simplement un client. Quelqu'un qui avait le lapsus de l'appeler "il" avec la tenue qu'elle portait devait l'avoir reconnu, d'une manière ou d'une autre. Et vu l'expression de son visage, ce n'était pas une bonne nouvelle.
Malgré tout, la mésaventure avait concentré tous les regards vers nous. Je lui coulai un coup d'œil sévère, et elle comprit aussitôt le message et s'inclina en avant, comme pour ne pas voir son visage une seconde de plus.
- Je suis désolée, monsieur, fit-elle d'une voix hachée, tremblante.
D'un œil extérieur, la situation était humiliante… mais de son point de vue, elle était peut-être terrifiante. Je lui pris les serviettes des mains et désignai le plateau.
- Tu peux l'amener pour moi table quatorze ? Prudemment ? Je m'occupe du reste.
Elle hocha la tête, la gorge nouée, au bord des larmes, et je me tournai vers l'inconnu avec un sourire un peu forcé, tendant les serviettes qu'elle avait apporté.
- Tenez, pour vous essuyer le visage et les lunettes.
- Merci, vous êtes bien aimable.
Malgré ma tension, je souris face à l'expression un peu vieillotte. Il n'avait pourtant pas l'air si âgé. Je me sentais perdue face à cet homme qui avait complètement fait perdre ses moyens à Angie. Vu sa réaction, on aurait pu croire que c'était un ennemi, mais je ne sentais pas la moindre animosité chez lui, au contraire, il avait une aura de douceur presque désarmante. Un instant, je me demandai si ce n'était pas Mustang, le supérieur dont j'avais entendu parler ici et là, mais je repoussai aussitôt cette idée. Il était probablement trop âgé, il aurait pu être son père. Je le regardai se tamponner le visage, puis essuyer les lunettes avec un calme olympien.
- Est-ce que vous voulez que je voie si on peut vous prêter des vêtements de rechange ?
- ça ira, ils vont vite sécher, fit-il d'un ton rassurant.
- Mais… on est en plein mois de novembre…
Il se contenta de me sourire avec un air amusé, comme si le fait de tomber malade n'était qu'un vaste concept.
- Vous êtes sûr ? Je peux au moins vous mettre votre manteau et votre gilet à sécher si vous voulez rester le temps de boire un thé… offert par la maison, pour vous dédommager du désagrément.
- Oh, c'est très aimable de votre part.
- C'est tout naturel, fis-je. Une erreur aussi grossière… Elle n'est pas très habituée au service en salle, mais je ne m'attendais pas à ce qu'une chose pareille arrive, soufflai-je.
- Ce n'est pas dans son caractère, fit-il en penchant la tête de côté avec un sourire triste.
Je l'avais entendu souffler cette phrase alors que je ramassai les serviettes trempées et sa veste pour mettre le tout à sécher, et je me sentis assaillie par une impression étrange. Cette remarque tapait tellement juste que j'aurais dû me sentir effrayée, mais je n'y parvins pas. Je ne sentais pas une once de malveillance dans cet homme, à un point que c'était perturbant. Je savais que ce n'était que de l'instinct, et que personne n'y accordait le moindre crédit à par moi — et encore ! — mais cette idée me rassura tout de même un peu tandis que je revenais en arrière-cuisine, un peu fébrile. J'y trouvai Angie, plantée dans un coin, face au mur, les yeux grands ouverts, la main sur la bouche. Je l'avais rarement vue sous le choc à ce point.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? soufflai-je. C'était vraiment un accident, le verre ?
- Je… oui et non… je n'ai pas trébuché, bredouilla-t-elle, les yeux luisant, le visage crispé d'une colère contenue. Je… je n'ai pas pu m'en empêcher, j'ai réalisé trop tard.
- Mais qu'est-ce qui t'as pris de faire ça ? !
- C'est…
Elle reprit son souffle, et son expiration fut tremblante. Jamais je ne l'avais vue dans cet état, ni sous cette apparence, ni sous celle d'Edward Elric. Comment cette rencontre pouvait le bouleverser à ce point ?
- C'est mon père.
Il me fallut un peu de temps pour réaliser l'impact de ce qu'elle venait de dire. Dans mon souvenir, il était orphelin, et moi qui n'avais jamais connu mon père et le ne connaîtrais jamais, le concept de retrouvailles était tristement abstrait.
Pour Edward, c'était différent. Il avait passé les premières années de sa vie à vivre à ses côtés avant de l'abandonner, quand celui qui m'avait conçu n'avait rien fait d'autre que tirer un coup pour satisfaire sa libido avec ma mère. J'étais trop jeune à l'époque pour qu'elle m'en parle réellement, mais en recoupant les rares souvenirs de mon enfance, c'était la conclusion à laquelle j'étais arrivée.
Debout dans le bus bondé, je jetais des coups d'œil, mi-agacée, mi-inquiète, à une Angie particulièrement morose. Ces retrouvailles n'avaient été que la première partie des événements qui avaient secoué l'Eternel et Thés cette après-midi. Malgré tous mes efforts pour rattraper le coup, la propriétaire des lieux était rentrée dans une colère folle en apprenant ce qui s'était passé et avait aussitôt renvoyé Angie sous une pluie de propos incendiaires. Elle avait accumulé de l'insatisfaction à chaque maladresse de l'adolescente, et la lui avait renvoyée ensuite à boulets rouges. La petite blonde avait donc jeté son tablier et quitté les cuisines pour sortir dans la cour intérieure, empêtrée dans ses émotions parmi lesquelles dominait la rage. Nous n'étions plus que trois pour faire le service, et à partir de ce moment-là, je n'eus plus une minute à moi pour songer à l'adolescente empêtrée dans sa colère et les conséquences de ces actes.
Quand enfin mes heures de travail touchèrent à leur fin, et que je me changeai dans la réserve qui faisait office de vestiaire, la responsable de l'Eternel et Thés toqua à la porte avant d'entrer.
- Je me suis occupée du cas de Bérangère Ladeuil, mais je n'ai pas pris le temps de vous dire que vous aviez bien géré le relationnel avec le client.
- Merci, fis-je d'une voix un peu lasse, vidée par la journée de travail et abattue à l'idée qu'en perdant son travail, Angie avait diminué nos ressources de moitié.
Un temps partiel de serveuse, ce n'était pas assez pour vivre à deux, même en se serrant la ceinture. Aucune audition ne semblait m'ouvrir les portes, pas plus qu'à Angie, et nous allions très vite nous retrouver dans une situation catastrophique. Il fallait espérer qu'elle retrouve du travail rapidement, sinon, je ne voyais même pas comment nous pourrions payer le loyer à la fin du mois…
- Étant donné que nous avons perdu une serveuse, je vais avoir des problèmes de personnel… je ne sais pas trop quand elle pourra être remplacée.
Je hochai la tête en pliant machinalement mon tablier avant de le ranger dans le casier de vestiaire.
- Je me demandais si vous seriez intéressé pour faire plus d'heures ? Je suis prête à vous prendre à temps plein. Ça me permettrait de réorganiser l'emploi du temps des membres du service pour que ce soit plus tenable pour tout le monde.
Mon cœur se serra. Étant donné le peu d'argent dont nous disposions, refuser revenait à nous mettre à la rue… mais travailler à temps plein ou presque, c'était autant d'opportunités de moins de participer à des auditions, et beaucoup moins d'espoir de décrocher un rôle… Si seulement Angie avait pu éviter l'esclandre en salle, la question ne se poserait pas.
- Je… je veux bien, je ne roule pas sur l'or, donc ça m'arrangerait, fis-je d'une voix creuse. Mais un temps plein, c'est… un peu compliqué, ça me laisse peu de temps pour les auditions.
- Hum, je vois, c'est vrai que vous en aviez parlé… Que diriez-vous de passer aux quatre cinquièmes ?
- Oui, ça serait bien, fis-je après avoir estimé mentalement l'argent supplémentaire que ça représenterait.
- Superbe ! fit-elle en me tendant la main pour sceller l'accord. Vous pouvez venir un peu plus tôt demain matin, que nous mettions à jour le contrat ?
Je serrai sa main avec un sourire forcé et opinai du chef. Elle avait l'air extrêmement satisfaite de ma réponse, et d'un point de vue objectif, sa proposition sauvait nos finances. Pourtant, j'étais bien incapable de m'en réjouir.
- Vous avez largement le potentiel d'être chef de salle, vous savez.
- Merci, fis-je en lâchant un dernier sourire forcé tandis que j'enfilais mon manteau. Je dois y aller, on m'attend.
- Bonne soirée, et à demain.
- Oui, bonne soirée, soufflai-je dans l'obscurité du couloir.
"Vous avez largement le potentiel d'être chef de salle, vous savez." La phrase résonna dans ma tête et me fit monter les larmes aux yeux. Je battis des cils et pris de profondes inspirations pour ne pas éclater en sanglots face à l'ironie de la situation. Ce n'était pas ce que je voulais. Ce n'était pas pour ça que j'étais venue à Central. Mais aujourd'hui, mon rêve avait bondi en arrière, et me semblait soudainement hors de portée.
Allons, me raisonnai-je. C'est provisoire. Je vais secouer les puces à Angie, et elle va se bouger les fesses pour retrouver un travail. Je pourrais quand même passer des auditions. Au fond, il en suffit d'une pour commencer à se lancer. Je travaillerai d'autant plus dur pour préparer celles auxquelles je pourrai participer. J'y arriverai.
Je poussai la porte de l'arrière-boutique, le point serré dans la poche, et vis le regard désemparé d'Angie se lever vers moi. L'adolescente avait sans doute passé une partie de l'après-midi à donner des coups de pieds dans les murs et les poubelles pour passer sa rage et son envie de pleurer, et si la fatigue avait gagné du terrain, je voyais bien qu'elle avait encore du mal à digérer les retrouvailles.
En voyant ses yeux dorés brillants de questions et d'inquiétude, en sentant à quel point elle se sentait coupable d'avoir perdu son travail, la rancune que j'avais de nous avoir mises dans la mouise s'évanouit, remplacé par la compassion. Par certains côtés, c'était encore une enfant. Et, quel que soit l'âge, on ne se sent jamais aussi jeune et vulnérable que face à nos parents.
Enfin, je le supposais… En tout cas, si je rencontrais ma mère aujourd'hui, je serais au moins aussi bouleversée.
- Je suis désolée, murmura-t-elle avec une tête de chiot.
- Tu as fait une belle connerie, oui, énonçai-je sans colère.
- Je suis désolée, répéta-t-elle. Comment on va faire pour payer le loyer ? Et la bouffe ?
- On m'a proposé un temps plein, j'ai demandé un quatre cinquièmes. Je vais gagner plus, ça va compenser en partie.
- Oh. Heureusement qu'il y en a une pour ne pas être une catastrophe ambulante, commenta-t-elle, soulagée et triste à la fois.
- Allez, viens-là, fis-je en levant le bras pour qu'elle vienne s'y glisser. Raconte-moi un peu tout ça…
L'adolescente décolla du mur et vint contre moi pour que je lui tapote l'épaule, puis nous commençâmes à marcher vers l'arrêt de bus qui nous ramènerait chez nous. Elle profita des quelques minutes de trajet pour tracer à grands traits le portrait de son père, et le vide béant de son absence. Je sentis la colère qui l'animait quand il évoqua la maladie et la mort de sa mère, alors qu'il avait disparu. Personne ne savait où il était. Avec son frère, ils avaient remué ciel et terre pour trouver où le recontacter, envoyé des dizaines de lettres à tous ceux dont ils avaient pu trouver le nom dans son bureau d'Alchimiste dans l'espoir que quelqu'un le ramène à la maison, dans l'espoir que sa femme puisse le revoir au moins une fois.
Je me rendis compte à ses paroles, qu'il en voulait beaucoup plus à son père d'avoir abandonné sa mère que de l'avoir abandonné, lui. Cette idée me toucha profondément et m'amena l'ombre d'un sourire.
C'est exactement le genre de détails qui font que je ne peux jamais me mettre réellement en colère contre lui, pensai-je, lasse et attendrie à la fois.
- Ce qui m'inquiète, c'est qu'il m'ait reconnu, malgré… tout ça, fit-elle en désignant sa tenue d'un geste. Je pensais que j'étais un peu plus méconnaissable que ça…
- C'est vrai que c'est étonnant, surtout si tu ne l'as pas vu depuis dix ans… Peut-être que c'est ça, la voix du sang, fis-je, songeuse.
Est-ce que je reconnaîtrais ma mère en la voyant ? Et elle, est-ce qu'elle me reconnaîtrait ?
En songeant à ça, je laissai mon regard traverser la vitre du bus pour se perdre dans le vague des rues mal éclairées. Je n'avais qu'un souvenir flou d'elle. Elle sentait bon, avait des yeux aux longs cils, et des cheveux roux qui formaient une auréole autour de son visage pâle, et elle était tellement, tellement belle. J'étais incapable de dire si elle avait les yeux verts, bleus ou marron, si elle était grande, ou quelle était la forme de son visage, seule me restait cette impression générale d'amour et d'admiration.
La tristesse ressurgit dans le sillage du souvenir du jour où elle m'avait emmenée à l'orphelinat. Je n'avais jamais su pourquoi exactement elle m'avait laissé là, mais malgré cet abandon, je n'étais jamais parvenue à lui en vouloir, car ce jour-là, du haut de mes six ans, j'avais senti à ses mots, à ses larmes qu'elle n'avait pas d'autre choix que de me laisser ici. Et même si l'idée me glaçait le cœur, il se pouvait bien qu'elle soit morte peu de temps après m'avoir laissée. Malheureusement, je n'espérais pas vraiment la revoir. D'une certaine manière, Edward avait de la chance.
- Je suis désolé, souffla Angie. Je vais tout faire pour vite retrouver un travail.
Je tournai la tête vers lui et réalisai à son expression vaguement inquiète que la tristesse avait dû envahir un peu trop mon visage. Je me ressaisi et retrouvai mon sourire habituel.
- T'as intérêt, oui ! Ne compte pas sur moi pour payer toutes les factures seule !
- Je ne te l'ai jamais demandé ! grommela-t-il.
- Allez, dégourdie sans malice, va !
- C'est quoi cette expression de vieux ?
- Une marque d'affection.
Quand le bus s'arrêta à notre arrêt et nous laissa descendre, nous nous chamaillions de nouveau, comme si rien de grave ne s'était passé. Et malgré la nuit, le vent et le froid, malgré le travail fatiguant de serveuse, malgré la perspective de devoir faire des journées plus longues à courir après les commandes et à être aux petits soins pour les clients sous l'œil d'une tenancière acariâtre, en voyant le vent déplumer les arbres, et les feuilles d'or danser dans l'éclat de réverbères, n'acceptant de ne tomber qu'après avoir fait de spectaculaires pirouettes. Tomber, oui, mais pas sans avoir montré tout son potentiel.
- On mange quoi ce soir ?
- J'ai un peu la flemme de cuisiner, j'avoue… fis-je.
- Je comprends, fit-elle. Mais je peux m'en occuper pour aujourd'hui.
- Il y a des choses que tu sais cuisiner, à part les poissons et les racines au feu de bois ? me moquai-je.
- Je sais faire autre chose, que ça quand même !
- Par exemple ?
- Je sais faire cuire des pâtes et préparer des omelettes.
Je le regardai avec un sourire moqueur. C'était bien la réponse de quelqu'un qui ne cuisinait jamais.
- Et Maman m'avait appris à faire du pain perdu au pommes, mais c'était il y a longtemps, je ne suis pas sûre de bien m'en souvenir correctement.
- Oh, du pain perdu ! C'est une bonne idée, ça ! m'exclamai-je. J'avais envie d'un truc chaud et sucré, ça sera parfait !
- Allons-y pour du pain perdu.
- Il faut juste acheter du lait en passant.
- Du lait ?
- Ben oui, pour faire du pain perdu, il faut du lait.
Angie me regarda avec une expression tellement choquée que j'éclatai de rire.
- Nan…
- T'es sûre que tu sais faire du pain perdu ? me moquai-je.
- Mais… je déteste le lait, je me serais souvenu qu'il y en avait dans la recette, quand même !
- Ah, tu détestes le lait…. fis-je en la détaillant de haut en bas. C'est donc çaaaaa.
- Hééé, c'est quoi ce sous-entendu ? ! s'exclama-t-elle.
- Un sous-entendu ? Je ne vois pas de quoi tu parles ! sifflotai-je.
- Je vois très bien ce que tu veux dire, te fous pas de moi !
- Et qu'est-ce que je veux dire ?
- Tu fais des sous-entendus sur ma taille.
- Je n'oserais pas, voyons.
- Genre !
Trop occupées à parler, nous fendîmes un tas de feuilles rassemblées au pied des platanes de la rue. Les feuilles mortes aux couleurs flamboyantes m'arrivaient jusqu'aux genoux et prenaient des teintes criardes sous la lumière blafardes des réverbères, mais le souvenir des après-midis passées avec Tommy à jouer à donner des coups de pieds dedans me revint, et je ne pus m'empêcher de le faire de nouveau. Angie me regarda en riant, mais m'imita tout de même, et sans savoir pourquoi, nous nous retrouvâmes à batifoler comme deux enfants, faisant voler partout ces escarbilles de couleur. Les feuilles, luisantes de gouttelettes de brouillard, brillaient avec éclat sur le bitume noir du trottoir, et je me sentais libre et sauvage comme un renard en pleine forêt. Adieu la ville, le travail, les contraintes, l'obéissance ! Peu importe qui j'étais, et peu importe que les passants nous regardent avec des yeux ronds, notre danse, les yeux brillants d'Angie et son rire cristallin comptait mille fois plus que le jugement de ces inconnus.
Au bout de quelques minutes d'ivresse, gavée de ce bonheur si simple, je m'arrêtai, le souffle court, et la blonde me rejoignit. Les feuilles s'étaient étaient retombées partout sur le trottoir, éclaboussures jaunes orangées sur le sol d'une rue bien proprette.
- Euh, je viens de réaliser un truc, souffla Angie, soudainement embarrassée.
- Quoi ?
- S'il y avait des tas de feuilles, c'est sans doute que quelqu'un les avait rassemblées volontairement…
Je baissai les yeux vers le carnage que nous avions laissé derrière nous, puis pinçai les lèvres en croisant son regard, prise en faute et amusée à la fois. Nous nous esquivâmes avec une expression vertueuse, retenant un fou rire, avant de traverser la rue en courant, impatientes de retrouver notre foyer et l'odeur du pain perdu.
J'étais arrivée en retard à cause d'une audition que j'avais réussi à placer à huit heures, et me précipitai dans les vestiaires en m'excusant auprès des autres. Je me changeai à la hâte, replaçait mon bandeau qui me maintenait les cheveux en arrière, puis ressortis en attachant mon tablier, les manches retroussées, prête à entamer le service. Les autres me saluèrent avec une expression de soulagement.
- Je suis désolée pour le retard, soufflai-je à la serveuse en voyant qu'il y avait déjà beaucoup de monde en salle. Vous vous en sortez ?
- Maintenant que tu es là, on ne s'inquiète pas trop, répondit Linda, une jeune serveuse au visage long. Est-ce que tu peux t'occuper de cette commande ? Table vingt-deux, trois crumbles aux framboises, un thé jasmin, un fruit rouges et un toundra ?
- C'est comme si c'était fait ! m'exclamai-je en souriant.
Je préparai le plateau puis fondis en cuisine, le cœur bien accroché. L'audition s'était plutôt bien passée, nous nous étions quittés en bon termes, et j'espérais sincèrement être rappelée. Cette perspective de peut-être décrocher un emploi me gonflait le cœur, et je me sentais légère. En passant en salle, je remarquai immédiatement que le père d'Edward était revenu. C'était le troisième jour d'affilé, depuis la fameuse affaire du verre d'eau. Quelle que soit la rancune qu'il avait envers son père, on ne pouvait nier qu'il faisait des efforts pour le retrouver. Je déposai la commande que j'avais dans les mains puis passai rapidement à sa table.
- On s'occupe de vous ? demandai-je.
- Oui, j'ai déjà commandé, merci.
- Je vois que la mésaventure de l'autre jour ne vous a pas refroidi.
- J'ai vécu bien pire, je ne vais pas me laisser décourager pour si peu, fit-il avec un sourire triste. Par contre, je n'ai pas revu votre collègue.
- Elle a quitté l'établissement, répondis-je en gardant un ton distant vis-à-vis de cet événement qui m'avait bouleversée plus que je ne voulais l'avouer.
- Oh, fit-il, les yeux éteints par la tristesse. Je voulais la revoir pour… pour m'excuser.
- Je suis désolée, fis-je.
- Vous avez des occasions de la revoir ?
Je hochai la tête. C'était peu dire… je vivais avec Angie !
- Est-ce que vous pourrez lui dire que je voudrais le revoir pour parler au calme avec l… elle.
Je me mordis la lèvre inférieure. Encore ce lapsus. Malgré son apparence, Angie restait avant tout Edward aux yeux de son père. Je trouvais cela inexplicablement touchant.
- Je lui en parlerai, mais je ne promets rien… par contre, je vais devoir reprendre le travail fis-je en voyant arriver de nouveaux clients.
- Oh, je comprends, excusez-moi d'avoir abusé de votre temps.
- Ce n'est rien, fis-je avant de me faufiler pour attabler les gens et voir qui avait besoin de passer commande avec un sourire de circonstance.
Voyant la salle presque pleine, je me concentrai sur mon travail, refusant de trop penser à ce père qui réapparaissait, au vide laissé par ma mère que je ne reverrais jamais, à la réaction d'Angie, au travail, et à l'audition dont j'attendais l'appel. N'ayant pas de numéro de téléphone, j'avais laissé celui de la gardienne de notre immeuble, qui avait le numéro de l'Eternel et Thés. J'étais pleine d'énergie, et j'en étais sûre, aujourd'hui, le téléphone sonnerait pour moi, et tous mes questionnements prendraient fin aussitôt que mes pieds frôleraient les planches de la scène. J'étais faite pour ça, tout simplement, et les gens allaient bien s'en rendre compte. Quelqu'un, bientôt, me laisserait ma chance, et ils verraient de quoi j'étais capable.
Pleine de conviction et de courage, je souriais plus sincèrement que d'habitude, et mis du cœur à l'ouvrage dans ce travail que je n'aimais pas vraiment. Je le sentais au fond de moi, aujourd'hui allait être une bonne journée.
Quand la journée s'acheva sans que le téléphone sonne pour moi, cette conviction s'était fissurée, usée par des heures de travail éreintant. Espérant encore que la concierge aurait une bonne nouvelle pour moi, je me changeai en souriant pour ne pas afficher trop ouvertement ma déception auprès de mes collègues. L'une d'entre elle m'avait lancé avec une admiration taquine que j'étais un bourreau de travail. En vérité, j'avais perdu l'habitude de vivre autrement qu'en me jetant à corps perdu dans ce que j'avais à faire. J'avais le sentiment de ne plus savoir faire différemment.
Je rentrai du salon de thé sous une pluie glacée, les pieds endoloris d'avoir piétiné toute la journée, les épaules crispées d'avoir porté des plateaux. La pensée que j'allais devoir, demain, après-demain, et les jours suivants encore, faire le service et supporter financièrement le duo que je formais avec Angie pesait lourd sur mon moral. J'avais bien passé une audition en fin de matinée, mais j'avais senti dans les regards du jury qu'ils ne me rappelleraient pas. Je passai chez madame Moth, qui n'avait reçu aucun appel pour moi, et ravalai mon dépit en montant les marches. Quand reviendrais-je sur les planches, quand sentirais-je de nouveau la chaleur des projecteurs sur ma peau ? Le quotidien était tellement épuisant, tellement décourageant, que malgré mon envie de danser, j'avais du mal à trouver le temps et l'énergie de m'entraîner le soir venu.
En pensant à tout ça, je poussai un petit soupir désabusé, fouillant mon sac pour retrouver mes clés. Alors que le métal cliquetait dans ma main, j'entendis le bruit de quelqu'un qui se précipitait à travers la pièce en marchant bruyamment, et j'eus soudainement l'impression qu'un gros chien m'attendait à la maison. Je n'eus pas le temps de glisser la clé dans la serrure que la porte s'ouvrit, laissant passer la tête ébouriffée d'Angie, qui me tira à l'intérieur de la pièce avec l'enthousiasme d'un jeune labrador.
- Roxane Roxane Roxane !
- Oui ? fis-je dans un mélange de lassitude et de perplexité.
J'avais encore un peu de mal à avaler le fait qu'elle avait fait une connerie suffisante pour s'être fait virer du boulot que j'avais galéré à nous trouver. Aussi regardai-je son enthousiasme avec un peu de méfiance.
- J'ai été pris à ma dernière audition ! Regarde, j'ai un contrat ! Un vrai contrat ! On va avoir des sous ! Bon, pas beaucoup, mais on va avoir des sous !
Je la regardai, et sentis comme un coup au ventre. Il me fallut quelques instants avant de réussir à sourire. Elle avait décroché un contrat avant moi. Objectivement, c'était une bonne nouvelle, car nos finances n'étaient vraiment pas glorieuses, mais je me sentis trahie par le destin.
- C'est super ! parvins-je à m'exclamer. C'est quoi comme travail du coup ? Tu as quoi comme cachet ?
A ces mots, son sourire se réduisit un peu, comme si le contenu du travail qu'elle avait eu ne valait pas grand-chose par rapport au fait d'en avoir trouvé un.
- C'est un remplacement pour une soirée organisée par des militaires. Il y a une animation surprise prévue, et la danseuse s'est foulée la cheville, du coup, ils cherchaient une remplaçante en catastrophe… quand j'ai entendu ça, je me suis pendue à l'agent qui en parlait jusqu'à ce qu'il accepte de me faire passer l'audition. Coup de chance, je correspondais bien à ce qu'ils cherchaient.
- Et qu'est-ce qu'ils cherchaient ?
A ces mots, elle se rembrunit. Visiblement, ce n'était pas la partie de l'histoire qu'elle préférait.
- Quelqu'un de…p-pas très grand.
Un sourire moqueur dévora mon visage. Je savais que c'était un énorme complexe chez elle, même si je lui avais conseillé de le dissimuler, elle avait beaucoup de mal à ne pas cracher du feu quand on abordait le sujet. Réussir à trouver un travail grâce à ça était tout de même très ironique.
- Et souple, ajouta-t-elle, comme pour estomper l'importance de cet aspect humiliant. Apparemment, je vais devoir danser sur une table après être sortie d'une grosse boîte. Drôle d'idée, hein ?
- Quelle débauche ! lançai-je d'un ton amusé. Ça ne m'étonne pas de la part de militaires ceci dit !
- On était tous ensemble avec le chorégraphe qui nous a tous fait répéter en même temps avant le passage individuel, et apparemment le fait que je sois assez bon…
- Bonne.
- … assez bonne en gymnastique, et la facilité avec laquelle j'ai mémorisé la danse leur ont plu. Il faut dire que la fête sera samedi prochain, ça laisse peu de temps pour être au point.
- La vache ! Mais tu n'auras que deux jours pour répéter ? !
- Oui.
- C'est chaud patate !
- C'est ce que l'agent m'a dit. Mais il a ajouté que si j'y arrivais, ça serait un gros coup de pouce pour les prochaines auditions.
- Tu m'étonnes ! C'est pas à la portée de tout le monde !
Je la regardai avec un sourire teinté de mélancolie. J'étais contente pour elle, sincèrement, je la pensais capable de réussir, et c'était un gros soulagement de savoir que nous allions voir arriver cent-quatre-vingt cents dans notre bourse ; malgré tout, j'aurais préféré que les rôles soient inversés, et que ce soit moi qui aie décroché un contrat en premier.
Je secouai la tête, me forçai à sourire. Je ne voulais pas éteindre son enthousiasme alors qu'elle avait un sourire aussi lumineux. D'ici quelques minutes, la jalousie se serait effacée, et il ne resterait plus qu'une joie sincère pour elle.
- Je suis tellement content ! En plus, vu que c'est à une soirée de l'armée, je pourrai peut-être rester après l'animation et laisser traîner mes oreilles. Qui sait, j'apprendrai peut-être des choses utiles… d'après ce que j'ai entendu, il y aura des gens assez haut gradés, alors…
- Popopop ! Tu n'es pas branchée sur la bonne personnalité, Angie ! l'interrompis-je. Tu auras assez de travail comme ça, il vaut mieux te concentrer là-dessus au lieu de laisser ton esprit papillonner.
- Mais… l'armée… le complot… bredouilla-t-elle.
- Je sais, je sais… mais à regarder trop loin, on se prend souvent les pieds dans le tapis.
Elle claqua la mâchoire, faute de savoir quoi répondre, et je lui renvoyai un sourire rassurant.
- Allez, déjà, concentre-toi sur ton planning. Tu commences les répétitions à quelle heure demain ?
- J'ai rendez-vous à neuf heures dans le quartier de l'Horloge.
- Tu as des choses à faire ce soir ? ajoutai-je.
- Oui. Il faut que j'aille me faire percer les oreilles… Apparemment, il y a des boucles d'oreilles incluses dans le costume… et comme ils hésitaient encore à me prendre, j'ai pas réfléchi et j'ai dit que je ferai le nécessaire.
- Dis-donc, tu étais en mode pitbull ma parole !
- Oui… mais ça a payé !
- Oui. Tu as bien fait.
- … Mais du coup, je peux le dire maintenant, je regrette un peu.
- Comment ça ?
Angie baissa des yeux honteux et avoua d'une toute petite voix :
- J'ai la phobie des aiguilles et des piqûres…
Je la regardai avec des yeux ronds. Je passais mon temps à lui dire de faire attention à ne pas trop laisser ressortir son caractère bourrin, son langage vulgaire et tout ce qui pouvait rappeler sa personnalité originelle, mais en voyant l'adolescente tortiller son pied, le regard vissé au plancher, la mine embarrassée, j'eus soudainement du mal à croire qu'elle était réellement cet Alchimiste d'Etat beuglard qui transmutait des bâtiments et cassait la gueule des malfrats à coups de poings. Je sentis une bouffée d'affection mêlée de moquerie. Apparemment, tout le monde avait ses faiblesses. Et Edward, ou Angie, m'étonnerait toujours.
- Tu as combattu à mort des dizaines de fois, perdu ton bras et ta jambes, et tu as peur des aiguilles ? ne pus-je m'empêcher de me moquer.
- On choisit pas ses phobies, cracha-t-il en rougissant.
- C'est vrai.
- Mais du coup, je me sens pas trop d'y aller seul, avoua-t-elle du bout des lèvres.
À ces mots, mon sourire s'élargit. Il était beaucoup trop adorable. Poussée par une soudaine impulsion, je fis deux pas et le serrai dans mes bras.
- Tu es tellement chou des fois.
- Je suis pas chou, grommela-t-elle.
- Si peu, ironisai-je. Allez, enfile ton manteau, il faut qu'on se dépêche avant que toutes les bijouteries soient fermées.
- On y va maintenant ? hoqueta la petite blonde d'un ton peu rassuré. Mais il est tard et il pleut des cordes !
- Allez, tu n'es pas en sucre, et ce qui est fait n'est plus à faire. Allez, hop ! fis-je en lui ouvrant la porte tandis qu'elle attrapait son manteau beige et rouge. Tu verras, ce n'est pas long !
Angie hocha la tête et sortit de la pièce en boutonnant son manteau, et je verrouillai derrière nous, un sourire aux lèvres. Ressortir ne me dérangeait pas vraiment, et peut-être pourrions-nous manger dehors pour fêter l'arrivée de ce contrat providentiel. J'en profiterais pour lui reparler de son père, même si Angie ne considérait pas que ce fût une bonne nouvelle, j'étais touchée des efforts maladroits de l'homme pour tenter de reprendre contact avec sa progéniture. Il ne fallait pas se coucher trop tard, nous allions travailler toutes les deux demain matin… mais rien ne nous empêchait de profiter un peu plus de la vie.
Et puis, si Angie arrivait à décrocher un contrat, cela voulait dire que ce n'était pas impossible. Après tout, je pourrais bien être la prochaine ! Forte de cette idée, je descendis les marche gonflée de convictions positives.
- Roxane…
- Oui ?
- Ça fait mal de se faire percer les oreilles ? demanda la blonde d'une voix beaucoup trop mignonne.
- À peine. Tu verras, c'est presque rien.
- Tu es sûre ?
- Oui ! L'inquiétude est pire que l'acte lui-même.
- … Si tu le dis. En tout cas, j'ai vraiment, vraiment pas envie d'y aller.
- Allez, si tu es sage, je t'offre un restau ! fis-je joyeusement.
Je savais que la bouffe était le levier le plus efficace pour améliorer son moral, et l'inquiétude dans son regard fut effacée par une lueur d'envie qui m'amena un sourire amusé.
Edward Elric avait disparu de la circulation, et la tête du pays était après lui. En attendant, Angie avait pris sa place et cette fille un peu perdue avait besoin de moi et de beaucoup de bienveillance. Ce rôle me convenait plutôt bien, au fond.
Nos talons résonnaient dans les escaliers de bois dont la rampe se tortillait sur huit étages. Que je le veuille ou non, ceci était ma vie. Et tant que je faisais de mon mieux, je n'avais pas de regrets à avoir. Les soirées passées à chanter et danser, les cours de cuisine que je lui donnais et dont elle avait cruellement besoin, le pain perdu et les pizzas, les chahuts, les piques, les lessives ratées, et toutes les catastrophes qu'impliquaient de partager le quotidien avec elle, tout cela était épuisant ; mais en même temps, ces moments de bouts de ficelle avait un charme fou. Angie était bourrée de défauts, mais malgré ces défauts, ou à cause d'eux peut-être, je sentais bien que jamais je ne parviendrais à la détester.
