Vous n'osiez plus l'espérer, et pourtant, le voilà : Le POV Roy est de retour ! :P Ce chapitre contient une des idées les plus anciennes encore présentes dans cette histoire, et je pense que vous devinerez de quoi je parle à sa lecture. ;) L'illustration est bien prévue, mais je la posterai un peu plus tard pour ne pas trop spoiler ceux qui attendent la fin de semaine pour lire ce chapitre !
Bon, ok, je dis ça mais c'est aussi que je suis en plein bouclage d'une BD couleur de 24 pages pour un projet de recueil et que je ne sais pas trop quand j'aurais le temps de me poser pour faire cette illu. (J'en parlerai plus en détail une autre fois, en plus c'est une histoire qui est indirectement lié à Bras de fer ! ^^)
En tout cas, merci de me suivre dans cette fanfiction au long cours, c'est un projet un peu fou ! XD Cette histoire n'aurait pas de sens s'il n'y avait personne pour la lire, et merci à ceux qui soutiennent mon travail par leurs commentaires/favoris/follows, ça me donne la motivation de persévérer à l'écrire ! (Je ne le dis pas à tous les coups, mais je le pense très fort !)
Bref, je sais ce que vous pensez : "Tais-toi et laisse-moi lire !" Du coup, je m'arrête là en vous souhaitant une bonne lecture ! ;)
Chapitre 46 : Les absents (Roy)
Après une matinée de travail particulièrement studieuse, j'arrivai au réfectoire. Comme toujours, j'avais laissé mes subordonnés partir avant moi, sachant que je n'aurais pas de difficultés à trouver des personnes qui m'accueilleraient à leur table. Mon statut d'Alchimiste d'Etat et ma récente mutation faisaient de moi une bête curieuse, et les officiers supérieurs mangeaient volontiers avec moi. Après, savoir ce qu'ils disaient de moi dans mon dos, c'était une autre histoire…
Je jetai un coup d'œil aux tables alentours, et vis rapidement un bras levé parmi la nuée d'uniformes bleu roi. C'était le Lieutenant Kramer qui attirait mon attention pour que le rejoigne. Depuis notre discussion à propos de Hugues, nous avions échangé plus d'une fois, ce qui faisait de lui un peu plus qu'un collègue sans pour autant être un ami. Je m'attablai donc face à lui avec un vague sourire. Il était avec deux collègues que je connaissais vaguement. Kayn, un grand brun qui découvrait une dentition imposante à chaque fois qu'il souriait, et Maxence, au physique remarquablement moyen. Moins gradés que Kramer, ils semblèrent légèrement intimidés de me voir m'asseoir avec eux.
- Alors, Colonel, ça va ? demanda le lieutenant d'un ton énergique.
- Ça pourrait être mieux… Avec l'explosion de l'usine Maxwett, les généraux sont sous tension, avouai-je.
- Cela peut se comprendre… c'était les principaux fournisseurs d'armes d'East-city.
- … Vous savez, j'ai travaillé douze ans au QG Est, vous ne m'apprenez rien, fis-je avec un petit sourire.
- C'est vrai, désolé.
- Alors, est-ce que vous vous joindrez à nous durant mon enterrement de vie de garçon ?
- Je ne sais pas, j'ai énormément de travail à faire, avouai-je. Depuis l'explosion de l'usine, mes supérieurs m'attendent au tournant, et vu l'attaque qui se prépare, je peux difficilement me permettre de laisser quoi que ce soit au hasard…
- Allons, vous êtes un bourreau de travail depuis votre arrivée à Central, vous pouvez bien prendre une pause ! Depuis votre arrivée ici, vous et votre équipe avez arrêté un tueur en série, empêché un quartier d'exploser, débusqué une taupe et arrêté la personne qui l'a tuée… et vous êtes là depuis quoi, septembre ? Tout le monde ne peut pas se vanter d'avoir un tel palmarès en trois mois seulement !
Ces mots m'arrachèrent un petit sourire. J'étais exigeant avec moi-même, je le savais… mais il était difficile pour moi d'envisager sereinement d'aller à une soirée alors que j'avais le poids des attentes de mes supérieurs sur les épaules. À présent que l'usine était sacrifiée, il fallait que le jeu en vaille la chandelle. Je pensais sans cesse à l'attaque à venir, d'autant plus que je sentais le poids du jugement des civils, qui ne savaient pas que cette lourde perte était calculée et étaient tentés de considérer mon équipe comme incompétente. Je pouvais les comprendre, ils n'avaient pas toutes les cartes en main. Ils jugeaient en fonction de ce qu'ils savaient, c'est-à-dire pas grand-chose.
Je ne voulais pas donner raison à ceux qui pensaient que j'étais un incapable, ou que je n'accordais pas d'importance aux humains, quand c'était faux à ce point. Alors je préférais travailler intensément, réfléchir en termes stratégiques et éviter de me laisser aller au sentimentalisme. Il était trop tôt pour ça.
Mais si je m'interdisais de prendre une véritable pause, c'était peut-être aussi parce que je ne voulais pas penser à autre chose.
À cette absence. Cette trahison. Ce silence, moi qui aurais aimé pouvoir parler sans trop réfléchir avec quelqu'un de confiance. Passer du temps avec un ami, et pas avec des échos. Deux personnes à qui je tenais, deux silences qui me limaient les nerfs. Je n'avais plus reçu de carte de Hugues depuis des mois, et ce silence me trouait le ventre. Je savais bien que dans sa situation, il ne pourrait pas envoyer de courrier très régulièrement, d'autant plus qu'il passait par Shieska et ne voulait pas attirer l'attention. Mais tout de même, les dernières nouvelles dataient de septembre. Comment ne pas s'inquiéter ? Le pire, c'était que le silence d'Edward me pesait plus encore. Après ces coups de fils réguliers, cette complicité moqueuse, la rupture était brutale, et je me sentais coupable de m'être laissé gagner par une affection qui s'était transformé en faiblesse une fois l'adolescent disparu.
Je me pinçai les lèvres. Hawkeye m'avait dit qu'il allait bien, et je savais que je pouvais la croire. Pour autant, elle n'avait donné aucun détail sur ce qu'il faisait, ni où il était. Je ne comprenais pas pourquoi il avait préféré la contacter plutôt que moi, et même si j'étais rassuré d'avoir de ses nouvelles, cette idée m'agaçait profondément. J'aurais dû être assez pragmatique pour accepter sans broncher qu'il contacte n'importe qui de confiance, tant que je restais un tant soit peu informé. Mais je n'y arrivais pas. Il aurait dû me prévenir de ses intentions, me tenir au courant en personne.
J'avais beau y voir une obligation morale due à son statut de subordonné, je savais que l'argument ne tenait plus après la gravité de ses actes : il ne pouvait plus être considéré comme un militaire à part entière après s'être opposé à l'armée en général et à Bradley en particulier. Il ne restait plus que l'espoir qu'une personne aussi proche trouve normal de me donner de ses nouvelles, même par des moyens détournés. C'était sans doute cela qui m'avait profondément irrité : l'idée que peut-être, nos discussions et les moments passés ensemble n'avaient finalement aucune valeur à ses yeux.
Je suis ridicule, pensai-je, tellement obnubilé par ce sale gosse que je suis même tombé assez bas pour suivre une femme dans la rue en la prenant pour lui. Il faut vraiment que j'arrête de me morfondre comme ça !
- Alors, Mustang, on peut vous compter parmi nous ? redemanda Kramer, me tirant de mes pensées.
- Allez, réservez-moi une place, cédai-je. Je ne sais pas si je resterai très tard, mais au moins ça me sortira un peu.
- Parfait ! Il ne manquait plus que vous pour avoir la liste définitive, je vais pouvoir appeler le traiteur en sortant du réfectoire pour leur donner le nombre exact. Je dois avouer qu'ils commençaient à être mécontents.
- Nous serons nombreux ?
- Plutôt, oui, entre mes collègues et mes amis d'études, on sera… cinquante-trois très exactement !
- C'est une belle fête qui s'annonce ! affirma Kayn.
- En même temps, on ne se marie pas tous les jours, rappela Maxence.
- Veinard, va, c'est pas à nous que c'est prêt d'arriver ! ajouta le premier en ébouriffant les cheveux de Kramer.
Celui-ci eut un petit rire avant de le repousser. Cette perspective le mettait visiblement de bonne humeur.
- Je sais que je suis un veinard, Lucy est juste parfaite pour moi ! J'aimerais presque être une fille, juste pour pouvoir contempler ma bague de fiançailles en pensant à la fête à venir.
À ces mots, ses collègues éclatèrent de rire.
- Tu auras tout le temps de mater ton alliance en remplissant tes dossiers, va.
- Et vous Colonel, vous avez quelqu'un en vue ? Vous comptez vous marier un jour ?
- Moi ? Non, je ne pense pas, répondis-je avec un sourire amusé. Je n'ai rien du mari idéal et je ne compte pas le devenir.
- Même avec…?
- Avec… ?
- Le lieutenant Hawkeye ?
À ces mots, j'ouvris de grands yeux, avant d'éclater de rire.
- Jamais de la vie ! Je tiens à vivre vieux !
- Oh, fit le grand brun d'un ton déçu. Je croyais que… vous aviez… vous étiez…
- Jamais de la vie ! Il n'y a jamais rien eu entre nous et il n'y aura jamais rien. C'est juste une collègue que j'estime beaucoup.
Je bus quelques gorgées en me retenant de pouffer de rire de nouveau.
- D'où vous vient cette idée absurde ? demandai-je, moqueur.
- Il paraît que vous passez beaucoup de temps ensemble ces derniers temps, alors…
- Ah, non, je vois ce qui s'est passé… j'ai demandé au lieutenant Hawkeye de me donner des leçons de tir, afin d'améliorer mes compétences sur le terrain. C'est de loin la plus talentueuse de mon équipe dans ce domaine, il n'y a rien d'autre à comprendre. Je ne me permettrais pas d'espérer autre chose de sa part, je n'en ai même pas envie.
- Pourtant elle est sacrément canon.
Je jetai un coup d'œil courroucé à l'homme qui avait dit ces mots. Je n'aimais pas vraiment l'entendre réduire Hawkeye à ça alors que je connaissais ses compétences hors du commun. Il dut le sentir et n'insista pas.
- Mais dans ce cas, c'est quoi votre genre de femme ? demanda Kramer, curieux. Vous préférez les brunes peut-être ?
- Ou les rousses ?
Un souvenir m'effleura sans que j'accepte d'y penser vraiment. Je ne voulais pas m'en souvenir.
- Peu importe, répondis-je en haussant les épaules.
Ils me regardèrent, surpris que je n'affiche pas de goûts particuliers en la matière.
- Vous tombez amoureux d'une couleur de cheveux, vous ? Il faut être sacrément superficiel, commentai-je en posant devant moi la coupelle contenant mon île flottante.
- Vu comme ça … mais alors, qu'est-ce qui vous fait craquer chez une femme ?
- Hum… comment dire ? Son harmonie, sa richesse…
- Oh vous êtes vénal alors !?
- Mais non abruti ! m'exclamai-je dans une bouffée d'agacement. La richesse intérieure !
- Oh.
- La finesse d'un sourire, un regard pétillant, la douceur d'une voix qui trouve les bons mots… ce genre de choses, vous voyez. Le moment où on entr'aperçoit la complexité d'une personne sans pouvoir la saisir. C'est ça qui est fascinant.
- Doooonc, vous tombez amoureux des femmes compliquées, tenta de traduire le militaire aux dents de cheval.
- Non, je ne tombe pas amoureux, répondis-je un peu sèchement.
Plus maintenant.
Kayn baissa le nez, n'osant plus vraiment me poser de questions. Il ne savait pas que le sujet était délicat, et visiblement, il n'était le genre de personne qui avait la qualité d'être subtil. Je me radoucis un peu, conscient que j'étais sans doute difficile à comprendre. Après tout, ils ne savaient rien de ce que j'avais vécu. Je préférais, au fond, je n'aimais pas qu'on me connaisse trop bien.
- Disons que je ne suis pas un sentimental, et je ne veux pas donner de faux espoirs… même comme ça, je crois qu'il y en a encore qui me voient comme un bon parti. J'aime trop mon indépendance et ma liberté pour avoir une relation sérieuse avec qui que ce soit, tout simplement.
- La liberté… comme pouvoir traîner en slip chez soi ? tenta prudemment Kayn.
J'eus un petit rire et hochai la tête.
- … Par exemple, oui.
Les deux amis, célibataires endurcis, commencèrent à lister les avantages de leur situation pour se remonter le moral mutuellement, sans entamer le moins du monde l'impatience de Kramer à l'idée de se marier. La fin du repas se déroula entre anecdotes et rires, et quand je revins au bureau, j'eus le sentiment d'avoir eu une petite récréation pour la première fois depuis longtemps.
En poussant la porte de mon bureau, toutefois, la réalité des jours passés me revint brutalement à l'esprit. Les événements passés n'avaient rien de réjouissant.
Le 7 octobre, Hawkeye m'avait parlé de l'affaire Byers, le sergent sous ses ordres qui avait abusé de Hayles, une subordonnée de Kramer. L'affaire était restée dans un coin de ma tête. Nous avions fait remonter le dossier à nos supérieurs mais les autres événements avaient poussé la hiérarchie à mettre de côté ce qui, à leurs yeux, était un simple détail. L'idée me révoltait, mais j'étais tristement peu surpris par leur réaction. J'attendais d'en savoir plus sur la sanction prévue, même si je devais avouer que c'était loin d'être ma plus grosse préoccupation.
Je pensais bien plus au 13 octobre, la dernière fois où Edward m'avait donné de ses nouvelles avant de disparaître de la circulation pour échapper à l'armée. L'absence d'échos de sa part m'avait laissé mort d'inquiétude, d'autant plus que le séjour de King Bradley s'était prolongé de manière inquiétante. La faute revenait aux survivants du Devil's Nest, sans doute à l'origine du groupuscule qui avait mené plusieurs attaques depuis pour désorganiser l'armer dans le Sud du pays. Je regrettais un peu d'avoir informé Edward de l'affaire, quand je voyais les conséquences qu'avaient eues ses actions sur l'armée. Pourtant, je savais qu'au fond, c'était sans doute la bonne décision. Ils ne s'opposaient pas simplement à l'armée, mais aussi au Homonculus qui se tapissaient dans l'ombre, et qui sait si à terme, ils ne pourraient pas devenir nos alliés ?
King Bradley avait mené l'enquête au QG de Dublith et fait rechercher activement Edward, et les évadés, en vain dans tous les cas. La situation avait dû lui déplaire fortement, mais quand Fisher avait commencé à nous informer de l'ampleur des plans du Front de Libération de l'Est, le généralissime n'avait pas eu d'autre choix que de rentrer pour s'impliquer dans les décisions cruciales qui se profilaient. Avant, je me serais senti soulagé de son retour, méfiant de voir Juliet Douglas aux commandes, mais Edward avait eu le temps de me faire part de ses soupçons, et je me méfiais tout autant de lui, sinon plus. Je me gardais bien de le montrer, puisque je ne pouvais rien faire. En attendant de pouvoir s'attaquer aux Homonculus, il fallait déjà protéger le pays. Il avait finalement appuyé ma stratégie, qui était de sacrifier l'usine pour ne pas éveiller les soupçons et pouvoir riposter et attaquer le réseau dans son ensemble lors du coup d'État à venir.
Le premier novembre, j'avais subi un nouveau coup dur à la mort de Mary Fisher, alors que nous commencions à marquer les contours de cette zone d'ombre qu'elle s'était entêtée à dissimuler.
Le 10 novembre, il y a une semaine de cela, l'usine Maxwett avait été pillée par le Front de libération, qui l'avait ensuite fait exploser après leur départ. La principale source d'armement et d'équipement d'East-city avait été mise à sac. Nous savions que cela allait arriver, et nous l'avions laissé faire. Elle produisait un matériel connu pour sa qualité, fournissait toute la région, et quelquefois Central-city. L'attaque avait fait une quinzaine de morts, et le fait de savoir que je n'avais pas pris la décision seul n'empêchait pas mes entrailles de se tordre à chaque fois que j'y pensais.
Nous étions le 23 novembre, et dans moins d'une semaine, le Front de l'Est allait lancer son attaque la plus ambitieuse depuis la naissance du mouvement. Que nous soyons prêts ou non, mercredi prochain, il y aurait un coup d'état de grande ampleur au QG Est. À cette idée, j'étais terriblement nerveux, oscillant entre la tentation d'étudier toujours plus les cartes de la ville et de lire les notes tirées des mises sur écoute pour connaître le sujet sur le bout des doigts, traquant la moindre faille pour pouvoir planifier en conséquence, et la conscience qu'il faudrait être correctement reposé pour prendre les décisions importantes le jour J. Parce que je le savais, des gens allaient mourir ce jour-là. Mon but était qu'il y en ait le moins possible, mais il y en aurait toujours trop.
J'en étais là de mes pensées quand quelqu'un toqua à la porte. J'invitai à entrer, et vis Havoc passer le nez par l'entrebâillement avec une mine penaude.
- Colonel, je peux vous parler ? C'est à propos de… Enfin…
Je hochai la tête et le grand blond entra, refermant soigneusement la porte derrière lui. Je devinais pourquoi il venait, et il ne voulait sans doute pas être entendu.
- Je… me suis acquitté de la mission que vous m'aviez confiée, fit-il d'une voix hachée. Je vous serais reconnaissant de ne pas me poser de questions sur… la procédure, ajouta-t-il en rougissant.
Je hochai la tête, comprenant son embarras. Après tout, je l'avais envoyé dans un bordel à plusieurs reprises, je ne tenais pas à avoir trop de détails sur le déroulement. Envoyer là-bas un indécrottable romantique était sans doute cruel de ma part, mais il était le plus adapté à la mission. De la part d'un célibataire se plaignant régulièrement de ne plus être en couple, personne n'aurait été plus étonné que ça…
J'aurais sans doute été plus à l'aise que lui dans ce milieu, mais y aller moi-même aurait été totalement contre-productif. C'était presque un miracle que nous ayons retrouvé les pellicules dissimulées par Fisher dans l'appartement de sa voisine, ce n'était pas pour attirer l'attention sur les informations que j'avais pu en tirer.
Quand Hawkeye avait récupéré les quatre pellicules, elle me les avait aussitôt apportées. J'avais été estomaqué de voir toute la documentation que Fisher avait pu accumuler à notre insu, mais le plus délicat restait les photos de nos généraux avec une prostituée mineure. Les rendre public aurait mis le feu aux poudres, aussi bien au sein du QG que dans l'opinion publique, qui avait déjà une affection limitée pour l'armée. De plus, ce genre d'informations avait bien plus de valeur quand elles restaient secrètes. Sur les quatre microfilms découverts, nous n'en avions dévoilés que trois au QG, mettant de côté ces sources de chantage avec l'intention de faire le ménage plus tard. Après s'être fait conseiller pour le développement de photos par Hayles, Hawkeye s'était chargée elle-même des tirages et agrandissements afin que ne pas les confier à quelqu'un qui pourrait faire fuiter l'information.
La qualité était tout juste correcte mais nous avait permis d'enquêter. En faisant appel à des informateurs de confiance hors de l'armée, j'avais pu localiser le lieu où ces photos avaient été prises. En plus du nom et de l'emplacement du bordel, et un agrandissement du visage de la fille à interroger, je lui avais donné plusieurs noms de lieux où traîner où il serait susceptible d'être rabattu à cette adresse par le bouche-à-oreille… en tant que client. Il fallait qu'il ait l'air d'être un chaland un peu perdu, et pas d'un militaire infiltré. Pour avoir l'air perdu, je savais que je pouvais compter sur lui.
- Elle… Elle s'appelle Edelyn vous savez, commença-t-il. Je n'ai pas eu trop de mal à la reconnaître une fois arrivé… là-bas. Par contre, j'ai dû attendre un moment avant qu'elle soit… disponible. Elle est assez populaire apparemment.
Je hochai la tête, malheureusement peu surpris. La jeunesse valait cher dans les maisons closes les plus luxueuses. La pratique était devenue interdite, mais le commerce n'avait pas cessé pour autant. Simplement, il était devenu encore plus invisible et malsain qu'auparavant. En développant et agrandissant les photos en compagnie d'Hawkeye, j'avais vu dans sa posture la mollesse lasse caractéristique d'une habituée. J'avais vu son visage d'enfant, rendu amorphe par l'avilissement. Ses yeux éteints fixaient parfois l'objectif, pleinement consciente d'être photographiée, d'être l'outil de tous, celui qui payait pour son corps comme celui qui, derrière son appareil, immortalisait une source de chantage. Une lucidité glaçante, un espoir brisé par des viols répétés… tout un monde de douleur logeait dans ses yeux-là.
J'aurais voulu pouvoir la sauver, encore fallait-il savoir quoi faire. Liée à Mary Fisher, aux terroristes, et peut-être à autre chose encore, elle n'était une pièce d'engrenage perdue dans une immense machine, et l'on ne pouvait pas l'en retirer sans que tout ne s'emballe. Si son rôle n'avait pas été si crucial, il aurait bien plus facile de la tirer de là. En attendant d'avoir une véritable prise, la seule chose que nous puissions faire était de ne pas attirer l'attention sur elle.
- Vous n'avez pas eu de comportement suspect ? demandai-je.
- J'ai fait de mon mieux, grommela le grand blond, piqué au vif. Vous m'aviez dit que je pourrais être… épié. Et j'ai vu les photos.
Il y eut un silence pesant.
- Vous savez que je vous déteste, Colonel.
- Je comprends tout à fait, répondis-je d'une voix égale.
L'humiliation que cela représentait pour lui ne me serait pas facilement pardonnée, et j'avais du mal à le regarder en face. On m'avait traité de sadique plus d'une fois, mais en réalité, faire souffrir les gens ne me plaisait pas du tout.
- Après, certaines choses sont indépendantes de ma volonté… Mais je ne crois pas que l'on m'ait remarqué.
- Et elle vous a appris quoi ?
- La première fois, on a… parlé. Elle était gentille, elle voyait que j'étais un peu perdu et m'a dit de ne pas être trop audacieux, sans doute au cas où on serait pris en photo. Je lui ai demandé si elle aurait voulu partir.
- Bien sûr.
Havoc hocha la tête. Personne ne voulait rester dans un bordel. Je le savais pertinemment, et n'importe qui d'autre s'en doutait.
- Je lui ai dit que je savais. Elle a compris de quoi je parlais. Elle a fait comme si de rien n'était, mais ça l'a frappée. Quand je suis revenu, elle m'a donné des noms en cachette… enfin, des prénoms, surtout, ses clients ne lui donnent pas vraiment de carte de visite… mais elle m'a donné toutes les informations qu'elle pouvait sur eux, en glissant ça dans ma poche.
En prononçant ces mots, il posa une petite liasse de papiers à cigarette noircies d'une écriture en pattes de mouche. Je feuilletai les feuilles translucides, cherchant quelque chose qui accrochait mon regard dans la liste de noms et les informations d'une ligne. J'y retrouvai sans surprise celui de Doyle et du Général de division Wilson, ainsi que des noms qui pourraient bien être ceux de propriétaires de grands commerces. Je savais déjà les 2 militaires coupables, mais autant Doyle ne me surprenait pas tant que ça, autant Wilson était inattendu étant donné sa réputation d'aristocrate scrupuleux et puritain.
- Ce sont ceux qui ont été piégés, qu'ils le sachent ou non. De gros bonnets pour la plupart, c'est très intéressant pour le bordel de pouvoir recevoir de l'argent en échange de son silence. Si ce genre de photos tombait entre les mains de la presse, ça ferait un sacré raffut. La fin de la liste concerne des personnes de passage, qu'elle a vu une ou deux fois. Elle ne garantit pas qu'ils sont forcément lié au Front de l'Est, mais ça vaut le coup de se pencher sur la question.
Je hochai la tête.
- Je pense que ça devrait être utile.
- Colonel… Est-ce que vous pensez que… qu'il faudra que je retourne là-bas?
- Je ne pense pas, Havoc… répondis-je sans relever la tête. Si vous venez trop souvent, vous finirez par trop attirer l'attention sur vous, et sur elle. Ça ne serait pas bon pour l'enquête, et ça n'aiderait pas sa survie non plus.
Il me regarda, les sourcils froncés, ma réponse l'énervait encore plus que si je lui avais ordonné d'y aller. Comme le silence se prolongeait, il se leva finalement, jetant presque la chaise pour la remettre à sa place. La colère de faire face à une situation aussi dure, je la comprenais. Le connaissant, il devait crever d'envie de jouer les chevaliers blancs et tirer la gamine des griffes de ses maquereaux, peu importe les conséquences.
- Vous avez bien travaillé, fis-je.
Il eut un rire sans joie.
- J'ai bien travaillé ? Vous voulez dire que je suis allé retrouver une môme au milieu d'un bordel, que je lui ai fait prendre des risques énormes au nom de l'enquête, et maintenant, je dois l'abandonner là, alors que je sais ce qu'elle subit là-bas, alors que je la connais ? Alors que je lui ai donné de l'espoir ?
- Oui.
L'envie qu'il avait de me frapper pour ma réponse transpirait dans son regard. Je le comprenais. J'avais été à sa place, d'une certaine manière.
- Pour le moment du moins, ajoutai-je. Après l'assaut, nous pourrons peut-être nous permettre de faire une descente pour faire fermer ce bordel. Mais pour l'instant, ça attirerait l'attention du Front de l'Est et compromettrait les préparatifs de riposte de leur coup d'État. D'autant plus que Mary Fisher a emporté avec elle une partie de ses secrets, et que ce bordel en fait partie. On ne sait pas à qui il appartient ni dans quoi il est impliqué, on ne sait pas quelles répercutions cela aurait par la suite.
- La chouette, répondit le grand blond avec un regard flou.
- Comment ?
- "La chouette blanche". Elle a murmuré ça une fois, une seule, en me regardant droit dans les yeux. Elle ne m'a pas dit à quoi ça correspondait, ni ce que ça voulait dire, je ne suis même pas sûre qu'elle le savait elle-même. Mais le fait qu'elle ne l'ait pas répété, je crois bien que ça pourrait avoir un lien avec le propriétaire du bordel.
Une chouette blanche, ça ne me disait rien, et c'était très vague… mais c'était peut-être une piste de ce que Fisher nous cachait.
- … J'en prends note pour la suite de l'enquête, répondis-je, faute de pouvoir dire autre chose.
Il resta planté au milieu du bureau, me regardant en serrant les dents. Il devait avoir envie de me frapper.
- Vous êtes vraiment une personne détestable, Colonel.
- Je sais. Mais je ne fais pas ça pour être aimé.
- Vous le faites pour quoi, alors ?
- Le plus grand nombre.
Il me regarda, la mine sombre, cherchant quelque chose à redire, cherchant un moyen d'ébranler ma froideur qui devait s'apparenter à de la cruauté pour lui. Comme il ne trouvait pas, il finit par repartir en claquant la porte. Il n'y retournerait sans doute pas, parce qu'il était loyal. Mais ce serait la mort dans l'âme, en me maudissant de lui avoir fait mettre le pied dans ce monde, de l'avoir mis face à ces yeux sombres qui le hanteraient sans doute longtemps… mais si douloureux que ça puisse être, c'était sans doute la moins pire des choses à faire.
Une fois sûr qu'il ne reviendrait pas, je lâchai un soupir et laissai mon visage se décomposer, passant une main dans mes cheveux, puis me massant les yeux, accoudé à mon bureau, écrasé par le poids de cette responsabilité.
J'aurais pu prétendre que je n'éprouvais rien à l'idée de laisser la petite Edelyn au milieu de cet enfer et que je savais parfaitement ce que je faisais, mais il n'en était rien. En réalité, je me sentais affreusement mal en y pensant, cette idée était bien trop réelle. Contrairement à Havoc je n'avais pas eu besoin de l'avoir en face de moi pour avoir conscience de sa situation.
Je restai quelques minutes comme ça, avec l'impression de ne plus pouvoir avancer sous le poids des vies et des morts que j'allais encore devoir porter.
Pour sauver le plus grand nombre. Et dans la pourriture qu'était notre monde, en sauver certains demandait parfois d'en sacrifier d'autres. Des moments de doutes, des moments d'effroi, j'en avais eu plus d'une fois. Et même quand les parties d'échec qui se jouaient dans ma tête disaient qu'une pièce devait être sacrifiée, que je n'avais pas d'autre choix, quand je pressais la détente ou que je claquais des doigts, une partie de moi hurlait de douleur.
C'était dans ces moments-là qu'Edward me manquait le plus. Ce sale gosse idéaliste avait un sourire qui chassait les ombres et réchauffait le cœur. Il lui suffisait d'exister pour ça, de se moquer de moi, et de rire aux éclats, même au téléphone, pour que je me sente moins mal. Depuis que je ne le voyais plus, j'avais l'impression que rien ne pouvait vraiment dissiper les ténèbres contre lesquelles je luttais. Je savais que je n'aurais pas dû m'attacher à lui. L'affection ne m'avait jamais porté chance, et l'obscurité était toujours plus aveuglante après avoir regardé une flamme en face. J'avais le sentiment inquiétant de ne plus être capable de me débrouiller seul face à cette cruauté qui n'était en rien nouvelle. J'avais pourtant su faire face, survivre à Ishbal, sur le champ de bataille, mais aussi face à son souvenir… Je devais bien être capable d'encaisser ce qui m'attendait.
On s'habituait à tout, même à l'horreur… mais au fond, j'espérais ne jamais cesser de souffrir dans ce genre de situation. Rester humain, cracher du sang, me haïr, avoir envie de mourir… Tout endurer, mais rester humain.
Emprunter les armes de l'ennemi, mais ne pas basculer dans le camp des monstres, jamais. Faire pour le mieux en acceptant d'être haï. Se salir les mains pour construire un monde ou d'autres n'auraient pas le faire, dans l'espoir qu'un jour, il n'y aurait plus aucun enfant au regard vide.
Pour cela, j'étais prêt à beaucoup de sacrifices.
Cela faisait longtemps que je ne me sentais plus digne d'être sauvé, plus capable de me pardonner.
Plus digne d'être aimé.
Ce soir-là, en quittant le QG, je me sentais lourd.
La conclusion de l'affaire Byers m'était finalement revenue, et elle m'avait beaucoup déçu. La cour martiale gérant les affaires courantes avaient gardé l'affaire privée, comme l'avait demandé le Sergent Hayles, ce qui était une bonne nouvelle. Malheureusement, c'était la seule, puisque son agresseur avait simplement écopé d'un blâme, punition ridicule en regard de la gravité de ses actes. Si cela n'avait été que de moi, je l'aurai volontiers viré de l'armée, d'autant plus qu'il avait apparemment tenté d'attaquer Hawkeye aussi. Elle ne s'était pas laissée faire, ce n'était pas son genre, mais c'était assez révélateur de sa grossièreté.
J'avais dû l'annoncer au Lieutenant en fin de journée, et en voyant son visage se fermer, je n'avais pas pu m'empêcher de regretter de ne pas avoir le pouvoir de choisir moi-même la sanction qu'il méritait. L'idée que Hayles soit trahie par le jugement de l'armée, et que Byers puisse continuer à se balader dans les couloirs du QG en toute impunité me révoltait. Pire que tout, face à un jugement complaisant, il risquait de recommencer à agresser des collègues féminines ou des civils. Pourquoi fallait-il toujours que les dirigeants ferment les yeux sur ces actes-là ? Parce qu'ils étaient tout aussi coupables sans doute.
Les yeux vides de la petite prostituée me hantaient, me rappelant de douloureux souvenirs. La rancune d'Havoc me pesait, et l'angoisse à l'idée que l'attaque du QG Est tourne mal me nouait les entrailles. Nous avions travaillé d'arrache-pied pour combattre ce réseau, et s'il s'était étendu et amplifié, c'était bien parce que la mafia s'y était associé. Les informations qu'Havoc avait rapportées de ses expéditions au Lys d'or nous permettaient d'identifier un pan supplémentaire du réseau, dont le travail n'était pas de faire sauter des choses ou de tuer des gens, mais d'apporter un soutien financier et logistique. Si on les neutralisait en même temps que les attaquants, il ne resterait plus rien du Front de l'Est. Encore fallait-il que le plan se déroule comme prévu.
Relevant le col de mon manteau avant de me lancer sous la neige fondue qui tombait d'un ciel de nuit sale, je poussai un soupir. Nous n'étions jamais parfaitement à l'abri d'une catastrophe. Étant donné l'ampleur du réseau mis à jour et la manière dont les informations se recoupaient, il était presque impossible que l'attaque prévue soit un canular, mais l'idée me piquait quand même par instants. Plus grave, j'avais reçu un appel de l'usine Marshall & Co pour nous avertir que la commande de masques à gaz avait pris du retard. S'ils n'étaient pas livrés à temps pour équiper les militaires du QG Est, nous allions avoir de gros, gros problèmes.
Les écoutes nous avaient permis de savoir que nos ennemis avaient fabriqué de manière artisanale un grand nombre de fumigènes. Stratégiquement, l'idée était bonne. Ces grenades étaient peu coûteuses et permettraient de semer le chaos pour une attaque éclair, à condition d'avoir l'équipement adéquat, ce qui était leur cas depuis l'attaque de l'usine. Ils n'avaient pas prévu que le camp adverse serait sur le pied de guerre, et qu'en lieu et place des secrétaires et bureaucrates désarmés auxquels ils s'attendaient, ils feraient face à des renforts de Central-city même.
Que faire si la commande prenait trop de retard ? Demander une quantité plus faible, quitte à sous-équiper les soldats ? Prendre le risque de tout envoyer en une fois ? Combien de frais supplémentaires pour deux salves d'envoi ? Annihiler le front de Libération de l'Est était déjà assez coûteux comme ça. Cette journée risquait d'être sanglante, je ne voulais pas que des militaires meurent bêtement à cause d'une mauvaise décision de ma part. Cette idée m'inquiétait bien trop pour que je puisse faire mes courses sereinement avant de ressortir dans les rues froides et trempées de neige fondue.
Je montai hâtivement les marches de mon immeuble, ouvris la porte, et restai sur le seuil.
Un instant, le souvenir de cette nuit où j'avais trouvé Edward endormi sur mon canapé en rentrant chez moi me revint avec une bouffée de nostalgie. Si j'avais su que je ne reverrais plus pendant si longtemps, je l'aurais sans doute retenu davantage. Hawkeye avait beau m'avoir dit qu'il allait bien, qu'il était en sécurité, cela ne me suffisait pas. Ce petit con me manquait bien plus que je ne pouvais l'admettre, et en poussant ma porte, soir après soir, j'avais l'espoir stupide de revivre cette scène.
J'avais l'air d'un abruti, à rester sur le seuil de mon propre appartement en fixant le salon désert. Je m'ébrouai, entrai en refermant la porte derrière moi, me déchaussai et enlevai manteau et écharpe, puis allai déposer mes courses dans la cuisine. En vidant mon sac, je constatai avec un soupir que j'avais oublié de racheter de la farine. J'allais avoir du mal à cuisiner la tourte que j'avais prévue, et fouillai dans les placards en quête d'un plan B. Il me vint une idée de gratin. Je repassai dans le salon pour allumer la radio, jetant un coup d'œil à mon canapé tristement vide, à ce téléphone qui ne sonnerait sans doute pas ce soir non plus.
À quoi bon lui avoir donné mon numéro ? pensai-je avec aigreur avant de plonger dans l'ombre de mon arrière-cuisine pour en sortir une bouteille de vin rouge. Il pourrait au moins passer un petit coup de fil, donner signe de vie… Au moins une fois.
Une symphonie en fond sonore, un verre de Séguret à portée de main, je préparai mon gratin sans parvenir à être à ce que je faisais. Habituellement, cuisiner était un plaisir, mais cela faisait un moment que ce n'était plus le cas et que cela me servait davantage à décharger ma fébrilité dans une tâche plus manuelle que mon travail. Mes pensées sautaient d'un problème à l'autre, Doyle, Havoc, les masques à gaz, Edelyn, l'usine Maxence, les attentes des supérieurs, l'absence d'Edward, l'invitation de Kramer…
Trop préoccupé, je me coupai le doigt. Je lâchai un juron avant de le passer sous l'eau, puis patientai bon gré mal gré en attendant que la plaie ne saigne plus ou presque, avant de mettre un pansement. Je n'étais vraiment pas à ce que je faisais.
Je me sentirais mieux dans une semaine, quand ces événements seraient derrière moi. J'aurais presque voulu pouvoir voyager dans le temps pour ne plus subir cette attente effervescente, mais ce n'était pas possible.
J'aurais aussi voulu revoir cet abruti de petit blond, pour être rassuré sur son sort… ou à défaut, l'avoir au téléphone, mais cela non plus, ce n'était sans doute pas possible. Hawkeye m'avait donné de ses nouvelles à chaque fois qu'elle le pouvait, tout en restant très vague sur sa localisation et ce qu'il faisait. Il avait demandé quelle avait été l'ampleur des dégâts qu'il avait laissés à Dublith. D'après Hawkeye, il semblait inquiet qu'il y ait eu des morts parmi les militaires. Je n'avais eu que des bruits de couloir tant que la commission d'enquête ne m'avait pas mis face aux actes de mon subordonné, et devant l'ampleur du chaos dont il était responsable, j'avais été estomaqué. Il y avait eu plusieurs semaines de travaux pour réhabiliter les lieux après son passage, notamment pour reconstruire les escaliers du bâtiment principal, qu'il avait fait purement et simplement disparaître par transmutation sur plusieurs étages. Son passage au Quartier Général de Dublith avait créé le même genre de chaos dysfonctionnel que celui que Mary Fisher avait laissé derrière elle.
Mais au moins, lui n'avait aucun mort sur la conscience.
- Sale gosse, marmonnai-je.
Je me remémorai le dimanche de l'accident de train et le faux espoir qu'il avait amené avec lui. Quand j'avais appris qu'une transmutation spectaculaire avait eu lieu gare Sud, j'avais immédiatement pensé à Edward, et après en avoir vu les traces, cette intuition s'était transformée en conviction. Bien qu'en congés, j'avais coupé les rues dans la direction des événements dès que j'en avais entendu parler. Ce n'était que de vagues échos, et rien ne me prouvait que ce fût lui, mais j'avais foncé dans l'espoir de le retrouver. Et en voyant cette petite silhouette à un carrefour, mon coeur avait raté un battement.
Une masse de cheveux blonds dépassant d'un béret, un sac de voyage en cuir informe et un grand manteau beige à col rouge qui ne laissait dépasser que des bottes noires. De dos, j'avais cru le reconnaître dans cette silhouette, cette démarche. Je m'étais approché sans réfléchir une seconde à ce que je faisais, et cette situation s'était muée en course-poursuite, jusqu'à ce que la personne que je suivais saute dans le trolley et se retourne vers moi, se révélant être une jeune fille à l'expression effarouchée.
Le dépit de m'être trompé avait rapidement été avalé par la honte de ce que je venais de faire. Qu'est-ce qui m'avait pris ? J'avais suivi une inconnue dans les rues désertes, et je lui avais sans doute fichu la frousse de sa vie. Impossible de dissiper le malentendu puisque le trolley l'avait emportée avant que je puisse réagir. J'espérais au moins qu'elle n'avait pas été trop marquée par l'événement, mais étant donné l'expression qu'elle avait quand j'avais croisé son regard, j'en doutais fortement. J'allais devoir vivre avec cette mauvaise conscience en supplément de la déception de ne pas avoir revu Edward. J'avais sans doute traumatisé une innocente passante.
Bon, ce n'était sans doute pas la pire des choses que j'avais commises ces dernières semaines… Je tâchais d'être philosophe et de faire comme à mon habitude : vivre avec.
Je me resservis un verre de vin rouge, puis me remis à cuisiner en tâchant d'éviter de maculer mon doigt bandé. Je mis rapidement le plat au four, puis regardai la vaisselle avec dépit. J'eus un instant d'hésitation. Je n'aimais pas laisser mon appartement en désordre, mais la perspective de tremper ma plaie, même petite, dans une eau souillée et savonneuse ne me plaisait pas davantage. Finalement, je rassemblai le tout dans l'évier et décidai que pour une fois, je pouvais reporter à demain.
Je me servis un nouveau verre de vin et revins dans la cuisine pour changer de station de radio. Je restai quelques minutes, naviguant de fréquence en fréquence en quête d'un morceau joyeux qui me changerait les idées. Assez régulièrement, j'écoutais avec attention les chaînes officielles pour étudier le discours diffusé par King Bradley et sa clique et savoir quelle image il donnait à la population. Si un jour, je devais lui succéder, ou plus risqué encore, le renverser, il fallait que je sache à quoi je me frottais. C'était un homme détestable, un complice des Homonculus, et il était responsable de milliers de morts inutiles… mais je ne pouvais pas lui retirer le fait qu'il était charismatique et imposant. Ce n'était pas le genre de personne à qui on osait désobéir.
En imaginant Edward, sans doute bien amoché après avoir combattu, tenir tête au Généralissime et s'enfuir, je n'arrivais pas à savoir où s'arrêtait la bravoure et où commençait la stupidité.
J'étais en train de songer à ça quand un morceau de jazz perça les ondes en grésillant. Intrigué, je réglai la radio et poussai le son. Je ne connaissais pas du tout cette fréquence, et l'émission peu puissante lui donnait des airs de passager clandestin. Le temps que j'arrive à avoir un son correct, le morceau s'était achevé.
- Superbe interprétation de Rhapsody in Blue de Gershwin par le Golden Bridge, fit une voix d'homme au timbre chaud. N'oubliez pas que vous pouvez les entendre tous les mardis, mercredis et jeudis soir à la Chimère ! Et maintenant, laissons place à la minute impertinente de Lia.
- Bonsoir Georges, bonsoir à vous qui nous écoutez à cette heure tardive, fit une voix féminine agréablement grave. On m'a fait savoir récemment que j'étais un peu trop caustique, du coup, je me suis dit que pour la chronique de ce soir, j'allais me contenter d'un sujet politiquement correct. Ne faites pas cette tête déçue, même les garces peuvent être en vacances ! Georges, que diriez-vous de parler de la pluie et du beau temps ? Ou plutôt de la pluie, de la pluie verglaçante, de la neige fondue, de la neige et du blizzard. Un bonheur d'affronter les éléments matin et soir alors que les transports en commun se montrent frileux. Après toutes ces intempéries, La Ruade a déjà pris plus de deux mètres. Le bus 53 ne met plus une roue dans les rues en aval des docks, et d'autres lignes voient leur trafic fortement perturbé. Bon, je sais bien que personne ne veut entrer dans ce quartier, mais d'autres aimeraient en sortir à l'occasion… La suite, on la connaît : au fil des décimètres, l'électricité et le gaz seront coupés dans des rues environnantes, on montera les meubles et on se lamentera avec résignation sur le temps calamiteux, en oubliant de faire remarquer que le problème revient chaque année, et que l'État ne semble pas trouver d'intérêt particulier à assainir le quartier nord en dépit d'une insalubrité flagrante, alors que le budget d'entretien du Quartier Général a encore augmenté… mais bon, vous savez ce que c'est, pour qu'il y ait le moins de mécontents possibles, il faut toujours taper sur les mêmes !
J'étais resté sans voix, mon verre à la main. Elle débitait ces mots d'un ton joyeux même si le sujet ne s'y prêtait pas. Je savais de quoi elle parlait, le nord de la ville, construite sur une ancienne zone marécageuse, posait de vrais problèmes… Mais ceux-ci passaient toujours derrière d'autres situations plus urgentes ou plus graves, le Front de l'Est en étant un exemple parmi bien d'autres. Je ne savais pas ce qui me perturbait le plus, qu'elle se permette de critiquer l'État aussi ouvertement, ou qu'on la laisse faire.
- Comment ça, j'ai dérapé ? J'aurais essayé d'éviter ça, mais les inondations annuelles sont un sujet glissant, surtout avec l'hiver qui approche. Restons positifs : bientôt, l'eau ne sera plus un problème, puisqu'avec le froid, les habitants pourront ressortir leurs patins à glace… Les canalisations et câbles qui claquent ? Un détail, on a l'habitude, et on réparera… ou pas ! En attendant, on est chanceux dans le quartier… Dire que certains payent pour aller sur une patinoire !
- Vous avez raison, la météo est un sujet plutôt consensuel, fit l'homme d'une voix où perçait l'envie de rire.
- J'ai assez parlé pour aujourd'hui, retournons à la musique. Je laisse la main à Georges, en espérant qu'il n'ait pas la lubie de chanter lui-même, ce serait un coup à ce que toute la ville se retrouve sous l'eau !
Cette fois, l'homme rit de bon coeur, puis annonça une série de morceaux de Jazz.
- Notre mission est maintenant accomplie, nous vous laissons finir la soirée en musique. C'était radio Clem, merci de nous écouter !
La musique reprit, et je restai face à ma radio, faisant machinalement tourner le vin dans mon verre. Je n'avais aucune idée de qui étaient ces gens, d'où venait cette radio, mais une chose était sûre : elle n'était pas légale. Si King Bradley avait eu connaissance de leur existence, il aurait trouvé un moyen efficace de les museler… mais bien qu'étant militaire, haut gradé de surcroît, ce que je venais d'entendre était loin de me déplaire. Au contraire, j'aimais bien l'idée que, quelque part, des gens aient le culot de dire tout ce qu'ils pensaient de l'État.
- Voilà une radio sur laquelle je vais garder un œil… murmurai-je pour moi-même.
Le soir de la fête de Kramer était arrivé. Après une journée de travail aussi intense que les précédentes, j'étais rentré pour me préparer et étais rapidement ressorti. J'aurais aimé faire le trajet en voiture, mais j'avais découvert quelques jours auparavant qu'elle ne démarrait plus, et je n'avais pas encore trouvé le temps de la faire réparer. Je m'étais donc contenté de marcher et d'emprunter les transports en commun, et j'arrivai sur le coup de neuf heures au lieu de rendez-vous. Kramer avait réservé l'étage d'un ancien hôtel particulier.
L'homme qui m'avait accueilli me désigna un vestiaire où je déposai mon manteau et mon chapeau trempés de pluie en échange d'un ticket numéroté. Cela fait, je défroissai ma redingote d'un geste machinal, puis entrai dans la pièce où avait lieu la réception. Les murs décorés de moulures peintes dans des tons clairs étaient percés de grandes portes-fenêtres d'un côté et ornés d'imposants miroirs agrandissant la pièce de l'autre. Un plafond haut surplombait un imposant lustre de cristal qui étincelait en éclairant la pièce comme en plein jour. Au-dessous, une grande tablée en U, et une foule de gens, que des hommes, dans leurs plus beaux habits. Je trouvais cela très ironique de s'habiller aussi bien pour prendre une cuite entre mecs, mais je m'étais plié à la demande et j'avais enfilé mon costume le plus élégant pour l'occasion, grimaçant d'être un peu plus serré qu'avant dans mon pantalon. C'était à ce genre de détails qu'on se sentait vieillir.
Je m'approchai du buffet pour me faire servir une coupe de champagne et grignoter quelques apéritifs. Je n'étais pas vraiment d'humeur festive, mais maintenant que j'étais là, autant en profiter pour bien manger.
Le champagne me fut servi avec le sourire par une jeune serveuse, et je pus goûter des canapés de foie gras et des verrines à l'artichaut. Au moins, Kramer avait bien choisi son traiteur.
Je le cherchai des yeux, espérant retrouver un visage connu. Sa bonne humeur était communicative, et je comprenais pourquoi il s'était si bien entendu avec Hugues. Je le trouvai bientôt, entouré d'amis, et il me fit signe de venir pour me présenter à ses autres invités. Sergents, caporaux ou lieutenants, ils semblaient pour la plupart nerveux de serrer la main à un Colonel.
- Vous savez, nous ne sommes pas en service, et j'ai rangé mes gants. Pas la peine d'être aussi formels, les rassurai-je.
- Ce soir, peut-être, mais nous ne voudrions pas être épinglés lundi prochain.
- Ce qui arrive à la fête reste à la fête, fis-je avec un sourire entendu.
Les militaires sourirent, agréablement surpris de me voir moins sévère qu'ils se l'imaginaient. S'ils avaient travaillé aujourd'hui sous mes ordres, ils auraient sans doute vu les choses autrement, mais j'avais assez bataillé avec mes supérieurs et exigé de mes subordonnés pour simplement avoir envie de me détendre.
Je restai donc avec la bande, écoutant plus que je ne parlais, et n'ouvrant la bouche que pour sortir un bon mot ou une plaisanterie. Pourtant, je me sentais étrangement vide. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que si Hugues avait été là, je me serais mille fois plus amusé. Il était très fort pour m'attraper le coude et me souffler à l'oreille quelques mots pour attirer l'attention sur une situation, ou lancer une comparaison qui manquait de me faire recracher mon verre. Sans lui, ma vie était beaucoup moins drôle et son silence m'angoissait chaque jour un peu plus. Cela faisait des semaines que je n'avais pas eu de ses nouvelles et malgré mes tentatives pour trouver des explications rationnelles, la peur m'avait gagné pour de bon.
Je n'écoutais plus que d'une oreille, songeant aux amis disparus et à la responsabilité qui pesait sur moi. Renverser King Bradley et les Homonculus, pour protéger le pays, bien sûr, mais aussi, beaucoup plus égoïstement, pour que mon meilleur ami puisse revenir d'entre les morts.
S'il ne l'était pas réellement.
- Il n'y a que des mecs ce soir, c'est d'un triste ! Moi qui espérais draguer... s'exclama l'un des invités.
- Ne t'inquiète pas, ça ne va pas durer, répondit son interlocuteur avec un clin d'œil. Kayn est du genre à faire les choses bien, je crois qu'il a prévu une belle animation pour la deuxième partie de soirée. En attendant, profitons-en pour picoler et bouffer à s'en faire craquer le pantalon !
Ils eurent un petit rire, puis commencèrent à s'installer à table à la demande de Kramer. Celui-ci me fit signe et désigna une chaise à proximité de la sienne.
- Oh, juste à côté des témoins, je suis bien vu !
- Ahaha ! Je sais que vous ne connaissez pas encore beaucoup de monde ici, je n'allais pas vous reléguer dans un coin… D'autant plus que vous êtes un invité de marque !
- Je suis flatté, répondis-je.
Je m'installai à droite de Maxence tandis qu'autour, tout le monde s'affairait à retrouver sa place. L'ambiance s'était déjà bien échauffée, et manifestement, certains invités n'avaient pas attendu mon arrivée pour se siffler une bouteille. La soirée allait sans doute faire défiler son lot d'anecdotes honteuses.
Les serveuses apportèrent les entrées et le vin, et je me trouvai rapidement en train de siroter un Vouvray en mangeant un vol-au-vent à la truite. Le contraste entre le raffinement des plats et les échos potaches des discussions en aurait décontenancé plus d'un. Pour ma part, cela me rappelait mon enfance, et je n'étais absolument pas perdu dans cette ambiance, bien qu'elle ne me rappelât pas vraiment de bons souvenirs. Je passai le repas à peu parler, écoutant les uns et les autres avec un amusement distant. À ma droite, mon voisin racontait avec beaucoup de verve une histoire drôle particulièrement osée, pendant qu'à ma gauche, Maxence, qui s'était laissé entamer par le champagne, essayait de témoigner son amitié pour Kramer en butant sur presque chaque mot de ses tentatives de discours profond et philosophique. Je ne disais rien, mais en mangeant et buvant, j'avais du mal à ne pas rire en entendant les autres parler. Il semblait que les convives tenaient très mal l'alcool.
Contrairement à ce que je craignais, le repas passa vite. Le vin et l'ambiance m'avaient peu à peu égayé, et je parvenais presque à chasser de mon esprit mon travail et mes inquiétudes. Quand le dessert fut annoncé, je me redressai, curieux de voir ce qu'ils allaient servir. Les lumières de la salle baissèrent tandis qu'un gigantesque gâteau croulant sous les décorations fut apporté. Je retins une grimace. Oui, il était soigneusement orné de meringues, de roses en sucre et de crème au beurre, mais je doutais qu'il ait bon goût. Dans mon enfance, j'avais souvent assisté le chef cuisinier à faire des pâtisseries, et il avait toujours méprisé ce genre de gâteaux tape-à-l'œil. "Un gâteau, s'il n'est pas bon, n'a pas de raison d'être."
J'eus un petit sourire dépité, puis songeai que de toute façon, je n'avais plus vraiment faim. Le gâteau fut installé entre deux convives assis face à Kramer. Celui-ci regardait l'imposante pâtisserie avec des yeux émerveillés.
- "Un supérieur ne te suffisait pas, il te fallait aussi une femme !" commenta-t-il en lisant l'inscription sur le gâteau. Je reconnais ton style Kayn, commenta-t-il d'un ton amusé, alors que les premières notes d'un morceau résonnaient derrière nous. Le groupe avait commencé à jouer.
Soudainement, le gâteau explosa. Ce n'était pas une bombe, mais une silhouette qui venait d'en jaillir, éclaboussant la table et les convives d'éclats de biscuit et de meringue. Je sursautai de surprise en me prenant de la crème au beurre sur ma veste, et levai les yeux en me demandant quelques secondes si c'était une menace ou un cadeau imprévu des témoins. En voyant une petite blonde en robe de satin rose et blanc pleine de rubans et dentelles saluer l'assemblée en enjambant ce qui restait du gâteau, j'en arrivai à la seconde conclusion.
Que Mary Fisher soit une terroriste infiltrée, soit, mais que ce petit brin de fille soit une menace, je n'arrivais pas à le concevoir. Après une seconde d'agacement en pensant que mon costume taché était bon pour le pressing, je décidai de ne pas me gâcher ma première sortie depuis des jours et appréciai le spectacle. Entre les cuivres et le piano d'un côté, et la danseuse de l'autre, je pouvais difficilement me plaindre.
Ses mains gantées de rose virevoltaient, sa robe tape-à-l'œil couvrait ses bras de dentelle blanche mais dévoilait un décolleté à balconnet mettant d'autant plus sa poitrine en valeur qu'en dessous, sa robe s'ouvrait jusqu'à la taille, laissant voir une peau couverte par un simple laçage de rubans de satin. Sa jupe déjà courte était retroussée et ornée de beaucoup trop de roses en tissu et de rubans qui se soulevaient à chaque mouvement, laissant voir deux rangées de jupon à dentelle. Sa tenue était bien trop kitsch pour moi, mais la fille était suffisamment mignonne pour que je pardonne le mauvais goût de celui qui l'avait habillée.
Comme elle faisait des entrechats en se déplaçant sur la table, je me précipitai pour écarter mon verre de vin, imité par mes voisins de tablée, et je ne pus m'empêcher de laisser mon regard remonter le long de ses jambes lacées par les rubans de ses chaussures de danse recouvertes de satin rose.
Vraiment, je n'allais pas me plaindre… et vu le regard de mes voisins, personne n'en avait l'intention. Un sourire réjoui me vint aux lèvres. Après un coup d'œil rapide à ma gauche, qui me confirma que Kramer était heureux comme un gosse, mon regard revint vers la danseuse qui s'était lancée dans un grand écart qui arracha quelques sifflements admiratifs et laissa voir un panty de dentelle. Les témoins étaient restés relativement sages dans leur choix de distraction, mais cela suffisait manifestement à échauffer les esprits.
Elle se redressa, et comme elle se trouvait un peu plus loin de moi, étincelant presque dans la lumière des projecteurs, je détaillai un peu plus son visage qui me sembla étrangement familier, sans que je puisse mettre le doigt sur la personne qu'elle me rappelait. Elle tourna la tête, et ses boucles d'oreille en forme de roses se balancèrent lourdement devant les anglaises blondes de ses cheveux. Je la scrutai attentivement, étudiant ce visage éclairé d'une joie simple et sans mélange. Manifestement, elle prenait plaisir à danser, ici et maintenant, et cette émotion était communicative, faisant oublier qu'il restait un peu de maladresse dans ses gestes. Elle était jeune, sans doute, débordante d'énergie, plus attendrissante que sexy à mes yeux.
Je connaissais ce visage, plus je le regardais, plus j'en étais convaincu. Pas maquillée aussi lourdement, et sans doute pas avec des cheveux bouclés au fer. En la regardant danser, je me demandai d'où me sortait cette impression familière si perturbante. Puis, quand elle se retourna vers moi en faisant un tour sur elle-même, je compris.
Loin du maquillage et des froufrous, son visage et sa corpulence était la même que la jeune fille que j'avais suivie par erreur une douzaine de jours auparavant. Était-ce elle ? C'était difficile de le jurer, elle était tellement apprêtée qu'elle en était à peine reconnaissable, et je savais à quel point le maquillage pouvait transformer quelqu'un, mais en tout cas, elle lui ressemblait beaucoup. Cette idée me mit mal à l'aise. Je n'avais pas vraiment prévu de la recroiser… mais si c'était le cas, je ferais mieux de lui demander des excuses pour mon comportement déplacé.
J'en étais là de mes réflexions quand elle se laissa glisser en travers de la table dans un grand écart final, les bras levés dans une pose étudiée, le sourire aux lèvres. Une fois le dernier accord évanoui, il y eut un tonnerre d'applaudissements et les lumières se rallumèrent. La danseuse baissa les yeux vers moi et je vis son expression se décomposer en me reconnaissant.
Vu sa réaction, c'était bien elle, sans l'ombre d'un doute. Je me sentis un peu blessé par l'éclat de panique qui brilla dans ses yeux avant qu'elle se relève vivement, salue de part et d'autre un peu trop précipitamment, puis saute de la table comme un chat effarouché tandis que d'autres danseuses entraient dans la pièce pour prolonger le spectacle.
La plupart des invités n'avaient déjà plus d'yeux que pour les nouvelles arrivantes et leurs costumes à plumes, mais Maxence me vit me lever de ma chaise pour essayer de la rejoindre tandis qu'elle se faufilait pour quitter la pièce. Je manquai de bousculer une serveuse et l'aidai à rééquilibrer son plateau en m'excusant machinalement avant de repartir à sa suite. Mais quand je rejoignis la porte par laquelle elle venait de s'engouffrer, une dame entre deux âges, très grande et très maigre, me barra la route et me fixa de deux yeux charbonnés sous des sourcils arqués.
- On peut savoir ce que vous faites ? demanda-t-elle.
- Je… je voudrais parler à la danseuse qui vient de passer, répondis-je sans parvenir à avoir tout mon aplomb, réalisant que je n'étais plus tout à fait sobre.
Un regard sévère.
- Est-ce que vous pouvez me laisser entrer ?
- Ce sont les vestiaires des danseuses. Vous pensez vraiment que je vais vous laisser passer ?
Je me penchai un peu dans l'espoir d'apercevoir la silhouette derrière elle, mais la pièce semblait vide. Elle le remarqua et claqua la porte derrière elle en me fixant d'un œil empreint de jugement.
- Je voudrais juste lui parler.
- Elle sortira vous parler si elle en a envie.
- Est-ce que vous pouvez juste me laisser lui dire deux mots ?
- Écoutez, jeune homme, fit-elle après une grande inspiration. Il me semble qu'elle s'est précipitée dans les coulisses et que vous lui avez couru après. Si elle n'a pas envie de vous voir, il faudra vous y faire. Ce n'est pas parce que vous êtes tous éméchés que vous pouvez traiter les filles n'importe comment ! On est des danseuses, pas des prostituées. Si elle vous évite, elle a sans doute de bonnes raisons pour ça, et je ne vais pas m'immiscer dans vos histoires, quelles qu'elles soient. Il va falloir suivre le règlement.
Je me pinçai la lèvre inférieure. Je ne pouvais pas lui donner tort. Jamais je n'aurais fait une chose pareille, mais les autres étaient bien alcoolisés, et un chien de garde à l'entrée des vestiaires n'était sans doute pas de trop vu la nuit qui s'annonçait. Derrière moi, on sifflait et applaudissait les danseuses, et l'ambiance était à la fête. Mais moi, je n'arrivais pas à lâcher cette idée que je devais présenter mes excuses à cette inconnue que j'avais effrayée. Je n'arrivais pas à savoir pourquoi cela me semblait aussi important. Peut-être parce que ce n'était pas dans mes habitudes d'agir de manière déplaisante envers une femme. Peut-être parce que cela me rendait triste d'avoir vu son sourire s'éteindre quand elle avait croisé mon regard.
De toute façon, la gardienne ne me laissait pas le choix. Je lâchai un soupir. Je n'allais sans doute pas pouvoir lui parler, il fallait s'y faire.
- Je comprends vos raisons, mais… est-ce que vous pourriez juste lui transmettre un message ?
- Peut-être, répondit-elle en me toisant.
- Juste lui dire que je suis désolé pour la dernière fois.
Je pouvais difficilement être plus précis sans être jugé encore plus durement par la femme qui me faisait face. J'aurai voulu m'expliquer, dissiper le malentendu, user d'un sourire charmeur pour la pousser à passer l'éponge, et repartir la conscience tranquille. Mais à moins d'avoir la chance de l'intercepter quand elle sortirait des vestiaires, cela n'allait pas arriver ce soir. Je n'allais quand même pas faire le pied de grue devant la porte, pour le coup, ça ne ferait qu'aggraver mon cas.
Il ne me restait plus qu'à passer la soirée entourée de mecs bourrés et des femmes en bikini à plumes, en faisant abstraction du fait que j'avais de la crème pâtissière étalé sur la veste de costume la plus élégante que je possédais et qu'on venait de me fuir comme la peste pour des raisons somme toute très valables.
Je n'avais pas envie de blaguer.
Je n'avais pas envie de draguer.
Je n'avais pas envie de reluquer les filles comme le faisaient les autres invités.
Je voulais juste pouvoir écouter de la bonne musique, boire un bon verre, et parler avec une personne qui pourrait me répondre intelligemment. Quelqu'un comme Maes ou Edward, qui ne pouvaient ni l'un ni l'autre.
Debout dans la pièce bruyante, au milieu des allées et venues, je me sentis tout à coup très seul.
Voilà pourquoi je ne voulais plus m'attacher à qui que ce soit.
Je détestais ce sentiment.
- Hé, t-tu viens faire le rabatteur ? demanda Maxence en arrivant vers moi en titubant. Beau gosse comme t'es, je suis sûr qu'elles seront ravies de rester parler avec nous.
Manifestement, il avait assez bu pour oublier que nous nous connaissions à peine et que l'usage voudrait qu'il me vouvoie. Je ne relevai pas, songeant que ce n'était sans doute pas la pire chose qu'il ferait ce soir.
- Ehm, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Par contre, tu as de la meringue dans les cheveux, fis-je remarquer en le tutoyant en retour.
L'homme passa sa main dans les cheveux, en détachant un morceau de friandise qui s'effrita sous ses doigts.
- Ah oui, admit-il avant de la manger, m'amenant un petit haut-le-cœur.
- Hé, c'était qui la fille du gâteau ? Tu la connais ? demanda-t-il.
- Pas vraiment, je ne l'ai croisée une fois
- Dommage, je t'aurais bien demandé de me la présenter. Mais bon, t'avais l'air intéressé déjà.
- Je n'étais pas intéressé, grognai-je entre les dents alors qu'il me donnait des petits coups de coudes avec un sourire gouailleur. Je voulais juste savoir si elle allait bien.
- Mouais mouais mouais, fit-il d'un ton moqueur. Elle avait l'air de vouloir t'éviter. Avoue c'est une ex à toi !
- Je suis en bon terme avec mes exs.
- … Comment tu fais ?
- Je les traite avec respect.
- Genre ! T'es un gentleman c'est ça ?
- J'essaie.
J'avais beaucoup bu ce soir, mais l'alcool refusait de me faire divaguer, me laissant juste amer, la langue pâteuse et vaguement nauséeux. Je ne me sentais pas à ma place au milieu de ses militaires que la boisson rendait joyeux et stupides, de cette musique que j'aimais pourtant en temps normal. Les questions insistantes de Maxence ne m'aidaient pas à me réjouir.
- Je pense que je vais rentrer, répondis-je simplement.
- Oooh, bah nooooon, reste encore un peu, on commence tout juste à s'amuser.
- J'ai eu une grosse journée, et la semaine prochaine j'aurai beaucoup à gérer.
- Moi qui espérais que tu m'apprendrais à draguer…
- Conseil de drague numéro un : si tu trouves quelque chose dans tes cheveux, même si c'est comestible, ne le mange pas.
- Ohhh…
Sa réaction quasi-émerveillée m'amena un sourire désabusé. Les bruits de couloir allaient fuser lundi prochain, je pouvais le présager. Les autres s'amusaient bien… c'était déjà ça. Je jetai un dernier coup d'œil vers la porte des vestiaires, sans trop d'espoir, puis glissai les mains dans mes poches.
- Ou est Kramer ? Que je lui dise au revoir…
Maxence était bien incapable de répondre à ma question, et je fendis la foule pour le trouver moi-même, un peu triste de me sentir si étranger à cette atmosphère festive. J'aurais préféré me cuiter aussi, quitte à me réveiller le lendemain avec des dessins de pénis sur le front, plutôt que me sentir si vieux, las et responsable au milieu de ces fêtards insouciants. Je saluai Kramer, bien éméché lui aussi, qui me serra dans ses bras dans un élan d'affection, me paralysant de surprise. Je m'échappai dès que je le pus et quittai la pièce, passant chercher mon manteau et retrouvant l'air froid et humide de la rue avec un soulagement teinté de mélancolie.
Je n'avais pas fait trois pas qu'un bus, le dernier de la journée sans doute, roula dans une flaque et m'éclaboussa de la tête aux pieds. Je n'arrivai même pas à m'énerver. La seule pensée qui me vint à l'esprit fut l'idée étrangement réconfortante que si Edward avait assisté à la scène, il se serait allégrement moqué de moi. J'aurais tellement voulu que ce soit le cas… Un instant, j'eus l'impression d'entendre son rire, et cette idée me fit du bien.
Nous étions le 23 novembre. Je réalisai que cela faisait exactement deux mois que je ne l'avais pas revu en chair et en os, plus d'un mois que je n'avais pas entendu sa voix. À ma grande honte, il me manquait encore plus que Hugues.
Je dépliai mon col de manteau pour me couvrir la nuque et regardai la rue d'un œil vague en me mettant en marche pour rentrer chez moi sentant mes vêtements coller à mes genoux à cause des éclaboussures d'eau sale. Je me laverais en rentrant, je n'en pouvais plus de me sentir crasseux. Je prendrais sûrement un dernier verre, il me restait un fond de vin que j'avais mis au frais et qui ne se conserverait pas bien longtemps. Et après, je pourrai dormir d'un sommeil sans rêve.
Je portai machinalement ma main à mon coude gauche, déjà endolori. Je savais que je ne pourrais pas continuer comme ça éternellement, mais je ne voulais pas y penser. Je voulais juste une bonne nouvelle, un espoir, quelque chose pour soulever ce couvercle d'angoisse qui pesait sur moi depuis des semaines. J'avais beau l'espérer jour après jour, cette ritournelle ne changeait pas grand-chose. J'étais enfermé dans ma solitude, incapable d'exprimer ma douleur et mes angoisses. Il n'y avait personne dans mon entourage qui méritait d'entendre ça, et je n'avais jamais vraiment su poser les mots pour parler de ces pensées d'une noirceur sans fond.
Certes, Hawkeye était à mes côtés pour me soutenir, me connaissant assez pour que je n'aie pas besoin de parler ou presque, mais son inflexibilité métallique ne me poussait pas vraiment à m'épancher. Elle était à mes côtés en tant que bras droit, pas comme confidente, et je savais à quel point elle était mal à l'aise avec les interactions humaines. Notre affection distante lui convenait bien justement parce qu'elle n'était pas obligée d'être bavarde ou d'écouter longuement. J'avais sans doute besoin de parler, mais je ne savais pas comment, et de toute façon, cela aurait fait plus de mal que de bien. Je me sentais comme un puits de désespoir, et je ne voulais pas happer les autres et les tirer vers le bas en m'ouvrant trop. Je savais que j'avais déjà coulé par le passé et qu'il avait fallu l'indécrottable optimisme de Hugues pour m'aider à remonter. Un autre que lui se serait brûlé à essayer de me sauver. Si je devais tomber de nouveau, je ne voulais entraîner personne dans ma chute. Mieux valait se contenter de garder le silence et de dissimuler ces pensées sous un sourire poli qui suffisait à tous ceux qui ne cherchaient pas à percer les apparence.
En arrivant dans l'entrée, j'ouvris machinalement ma boite aux lettres, qui ne recevait que des factures, et, de loin en loin, des nouvelles de ma mère d'adoption. En voyant une enveloppe au sceau de l'armée, je fronçai les sourcils et la pris. Cela ne pouvait pas être ma fiche de paye, le mois était loin d'être fini. Qui dans l'armée avait la lubie de me faire parvenir quelque chose à mon adresse privée, quand il suffisait de toquer à la porte de mon bureau ?
Intrigué et vaguement inquiet, je montai les marche à la hâte, entrai chez moi en me débarrassant de mon manteau et traversai le salon sans prendre la peine d'enlever mes chaussures pour attraper le coupe-papier qui se trouvait dans le tiroir de mon bureau. J'ouvris l'enveloppe, un peu fébrile. À l'intérieur, une deuxième enveloppe, plus petite, et une écriture ronde qui ne m'était pas familière. Je l'ouvris à son tour, mon coeur battant à tout rompre en sentant le papier rigide sous mes doigts.
Mes mains tremblèrent quand je sortis la carte qui s'y trouvait. Elle représentait une gravure, un loup semblant hurler à la lune. Je la retournai et trouvai deux lignes de texte, un record pour cette correspondance à sens unique.
"Désolé. Le loup a mordu mais ne m'a pas mangé."
Les yeux fixés sur cette écriture anguleuse et chaotique, je sentis les larmes monter et luttai contre cette envie de pleurer d'être délivré de cette angoisse. D'un geste maladroit, j'attrapai le dossier de ma chaise et la tirai en arrière pour m'asseoir, sans quitter du regard cette carte, ces mots, me sentant suffoquer de pouvoir recommencer à respirer.
Il n'était pas mort. Il n'était pas disparu.
Je posai mon front contre mes mains qui tenaient cette carte comme si c'était la chose la plus précieuse au monde, et, fermant les yeux, murmurai.
- Merci mon dieu…
Je ne croyais en aucun dieu. Je ne croyais plus en rien depuis longtemps. Mais en cet instant, les yeux brouillés par l'alcool, la fatigue et le soulagement, j'étais tellement éperdu de reconnaissance que j'avais juste de besoin de le dire, d'une manière ou d'une autre. Pour une fois, mon vœu était exaucé.
Pour une fois, je recevais une bonne nouvelle, une raison d'espérer.
Peut-être que cette nuit, le sommeil me viendrait naturellement.
