Un nouveau chapitre est là ! On retrouve le point de vue d'Edward, ce qui répondra peut-être à quelques-unes de vos questions... mais pas toutes, ça serait trop facile, hey ! ;)

Je n'ai pas encore fait l'illustration du chapitre précédent ni celle de ce chapitre, mais je ne l'oublie pas, promis ! La vérité, c'est que j'ai passé le mois de mars à bosser d'arrache-pied sur l'histoire "à l'ombre des réverbères" une BD couleurs de 24 pages qui sera présente dans le tome 2 de Fan-ORZ. C'est un fanzine collaboratif rassemblant une dizaine de BD de différents auteurs, dont la campagne Ulule devrait démarrer mi-avril et qui sera disponible à la Japan Expo sur le stand de Studio Miyukini. Cette année, le thème était "la musique", je m'en suis donnée à cœur joie avec l'histoire de Natacha, une jeune aspirante saxophoniste dont la vie va radicalement changer quand elle rencontrera Jessica, une chanteuse qui l'impliquera dans les balbutiements d'un certain Cabaret Bigarré.

Fun fact, ce cabaret, on le verra bientôt arriver dans l'histoire que vous lisez ! :D Les histoires sont indépendantes, mais j'espère que le clin d'œil vous amusera. En tout cas, j'y ai passé beaucoup de temps et d'énergie et je suis fière de ce bébé ! N'hésitez pas à faire un tour sur mon profil, j'y glisserai le lien de la campagne Ulule pour ceux qui voudraient garder un œil sur le projet.

Sinon, je tiendrai le stand 28 sous le nom "Les Bulles d'Astate" à Jonetsu le weekend des 13 et 14 avril (dans 15 jours, donc) à Bourg-la-Reine (région parisienne). Le festival est surtout axé fanzines et propose plein de chouettes animations. C'est la première fois que j'y vais, je suis assez impatiente et un peu nerveuse ! N'hésitez pas à venir y faire un tour pour découvrir plein d'artistes talentueux et crier votre frustration IRL (je tiens quand même à précisé que j'ai un barbu en guise de garde du corps) C'est toujours un plaisir de discuter et de rencontrer des gens, ne soyez pas timides ! ;)

Sur ce, je vais arrêter les petites annonces, je sais que vous devez être impatients de lire la suite de Bras de fer. Zip, je me tais après vous avoir souhaité une bonne lecture !


Chapitre 47 : Doutes (Edward)

L'obscurité. Une obscurité pesante, poisseuse. Je sentais des mains qui s'accrochaient à moi, des noms, des rires effrayants. Ces voix alentour, je les reconnaissais, et un frisson galopa le long de ma colonne vertébrale. J'étais derrière la Porte. Comment étais-je arrivé là ?

Je me débattis, noyé dans la foule insaisissable des ombres moqueuses, et avançai vers la lumière. Plus je m'approchais de la lueur, plus ces rires cristallins et diaboliques à la fois résonnaient dans ma tête. Quelque chose n'allait pas. J'avais fait une erreur. Il y avait un problème. Il fallait que je m'enfuie, que je retrouve la réalité. Je ne pouvais pas rester là. Je commençais à distinguer la Porte, un espoir. La poigne de ces petites mains noires me retenait, mais je parvenais à avancer à contre-courant, luttant contre la tempête des lieux. Le pire, ce n'était pas la douleur. Non, le pire, c'était la peur. Cette terreur, profonde et irrationnelle, ce chaos dans ma tête, ce puits sans fond, quand on sentait cette vérité absolue : impossible de ressortir d'ici indemne.

Ma main effleura la porte, et je me sentis encore plus bousculé.

- Lâchez-moi ! Laissez moi partir ! hurlai-je, cédant à la panique.

Les mains me tirèrent en arrière, mais je me raccrochai à la poignée. Je sentis ma jambe se déliter, disparaître, et hurlai. Pas encore, pas ça ! J'étais palpé, tiré, déchiré. Je sentis les mains se glisser sous mes vêtements, serrer mes seins, comprimer mes côtes, s'enfoncer dans mon ventre, déchirer ma peau, s'insinuer entre mes cuisses, me pénétrer, me pétrir, me déchiqueter de l'intérieur, me détruire. La douleur était insoutenable.

Je tentai de hurler mais les mains s'accrochèrent à ma mâchoire, plongèrent dans ma gorge en se nouant à mon cou pour m'étrangler inexorablement, m'enfonçant dans la mort. Mon front plissé, mes paupières pressées sur mes yeux imprimaient dans mon crâne l'image d'Ian Landry, du terroriste qui avait tenté de m'étrangler, mettant des visages sur cette torture inconnue. Dans mes oreilles sifflantes résonnaient les claquements des coups de feu. La mort. La mort me poursuivrait toujours. La douleur me déchira en deux, et je tombai à genoux.

Le front contre la Porte, je sentis que tout m'avait lâché, laissant mon corps entier choir au pied de mon seul espoir de m'échapper, anormalement libéré. Je me retrouvai pantelant, irradiant de douleur, couvert de sueur et de larmes. Des spasmes me parcoururent, et, au bout de deux ou trois fois, je ne pus m'empêcher de vomir. Quand je rouvris les yeux, je vis sur le sol des pierres rouges. Des pierres philosophales incomplètes. Des vies humaines que j'avais recrachées.

- Non… non, murmurai-je. Pas ça.

- Ne t'inquiète pas, souffla une voix familière, tu ne risques rien.

Je me tournai. La Vérité, juste là, avait volé mon ancienne apparence, et en voyant Edward Elric, tresse au vent, sourire moqueur, j'eus le sentiment d'avoir complètement cessé d'être cette personne.

- Ce n'est pas grave… Tu n'es plus tout à fait humain, tu sais ? fit la Vérité, me fixant d'un œil froid à travers ces yeux qui étaient autrefois les miens, souriant sans joie, sans âme.

- Je suis… humain, répondis-je d'une voix entrecoupée, cherchant à me persuader plus qu'à le convaincre. Je SUIS HUMAIN !

- Allons, ça fait longtemps que tu ne sais plus ce que tu es. Regarde-toi, regarde tes mains rouges, tes mains de tueur, et tu verras !

Les pierres philosophales avaient perlé sur ma peau, taches de sang de ceux qui étaient morts par ma main ou dans ma chair. Je les décollai du sol avec un cri, et tentai de les frotter pour en chasser le sang, qui semblait ne jamais vouloir disparaître.

Alors, dans ma paume gauche, je vis un signe noir.

Le serpent ailé qui se mordait la queue. L'Ouroboros.

J'étais un Homonculus.

Je hurlai à plein poumons, tellement fort que je me sentis me dissoudre.


J'ouvris les yeux en sursaut.

La pénombre bleuâtre de la pièce.

Le rectangle éthéré du vasistas qui se projetait sur le mur d'en face, découpé par l'éclairage d'un bâtiment qui arrivait à nous atteindre.

Le désordre de l'appartement à qui l'obscurité donnait des airs de monstres tapis.

Le silence immobile du cœur de la nuit.

Alors que mon cri et ma douleur continuaient à tinter en moi, que mon cœur tambourinait contre mes côtes pour s'enfuir, résonnant dans mes oreilles et ma gorge, battant jusqu'au bout des doigts, tout cela me paraissait totalement irréel.

Un cauchemar.

Je répétai plusieurs fois le mot dans ma tête pour lui donner plus de force, tandis que je me redressais, tremblant de tous mes membres. Je restai assis là, les yeux hagards, écrasé par le souvenir de ce qui était, ce qui devait être un rêve. Pitié, que ce ne soit qu'un rêve.

Pourtant, l'intensité de mes émotions, de mes sensations, m'interdisait de laisser derrière moi ce moment qui m'avait écrasé d'horreur. Je me passai la main sur le visage, tâtai mes jambes pour me persuader qu'elles étaient toujours là.

L'Ouroboros.

Je baissai les yeux vers ma main gauche, craignant d'y voir le sceau des Homonulus, qui me prouverait mon inhumanité. Je ne vis rien, mais au cœur de la nuit, je la distinguais à peine. Ça ne prouvait rien.

Je tournai la tête vers le lit d'à côté, où Roxane dormait paisiblement. Je n'avais donc pas crié ? Cela me semblait absurde. Le contraste entre la torture que je venais de vivre et mon quotidien me donnait envie de vomir. Où était ma véritable vie ? Où était ma place là dedans ?

… Est-ce que je n'avais pas une marque au creux de la main ?

Une partie de moi se raccrochait laborieusement à la réalité et me soufflait que c'était stupide. Que j'étais Edward Elric, l'Alchimiste d'Etat en fuite, et que, sous le nom de Bérangère, je vivais avec Roxane comme aspirante danseuse. Que tout allait bien, et qu'aucune de ces horreurs n'étaient réelles.

Rien n'y faisait, je sentais le besoin pressant de voir ma main, de me voir dans la glace, de me prouver que je n'avais fait que rêver.

Je me levai le plus silencieusement possible, tâtonnant un peu pour trouver la poignée de la porte que je tournai le plus doucement possible pour ne pas la faire grincer en sortant. Ma main tremblait sur le métal froid. Une fois dans le couloir, je sentis un courant d'air glacé me saisir. Presque en sous-vêtements dans un couloir non chauffé, ma chemise de nuit collée au dos par la sueur, je tremblais de tout mes membres en faisant les pas qui me séparaient des toilettes.

Quand, enfin, je refermai derrière moi la porte et allumai la lumière, je sentis ma gorge se nouer, la peur revenant me gifler à l'idée d'y découvrir quelque chose. Mais, malgré tout, je baissai les yeux, ouvrai les doigts pour regarder ma paume. Une main dorée, striée de lignes et de ridules, à la peau molle, presque écœurante. Unie. Sans tatouage. Sans marque. Je la tournai sous tous les angles, vérifiant qu'il n'y avait rien, puis étudiai chaque parcelle de mon corps que je pouvais observer pour continuer à me rassurer, redécouvrant cette chair qui me semblait étrangère et qui était pourtant mienne. Quand je me tortillai pour tenter de voir s'il n'y avait aucune trace suspectes dans mon dos, je me rendis soudainement compte que j'étais stupide. Si j'avais été marqué, Al, Winry ou Roxane l'auraient remarqué depuis longtemps. Mon comportement était insensé.

Je poussai un profond soupir, et me laissai couler contre la porte, tombant assis sur le carrelage glacé de la pièce exiguë. La peur refluait doucement, tandis que la réalité reprenait peu à peu ses droits. J'étais humain.

Enfin, plus ou moins.

Le souvenir de la conversation que j'avais eue avec Honenheim à ce sujet me revint, et je grimaçai, soudainement envahi de rancune. Si j'avais fait ce cauchemar, c'était de sa faute, sans aucun doute…

Je me remémorai ce qui s'était passé ces derniers jours. Sur le chemin de la bijouterie, Roxane m'avait touché deux mots au sujet de mon père, qui était revenu au salon de thé dans l'espoir manifeste de me recroiser. Elle avait promis de m'en parler, et j'avais accepté à contrecœur d'y réfléchir en regardant avec Roxane les prothèses provisoires pour choisir le métal utilisé. Après cela, je dûs laisser une femme étudier mes lobes d'oreille avant de les percer à l'aiguille. Il me fallut tout mon self-control pour ne pas m'enfuir en courant en voyant l'outil.

Ce fut finalement rapide, et pas si douloureux que ça, mais j'avais tout de même eu une bonne poussée d'adrénaline qui s'était fait sentir tandis que j'écoutais ma tortionnaire m'expliquer comment entretenir jusqu'à la cicatrisation. Une fois sorties du magasin, Roxane s'était exclamé que je lui avais broyé la main, puis m'avait taquiné à propos de mes angoisses sélectives… avant de me reparler de mon père. Je redoutais de le revoir, tenté que j'étais de lui mettre mon poing dans la gueule, mais quand elle m'avait soufflé qu'elle donnerait cher pour pouvoir revoir sa mère au moins une fois, je m'étais finalement senti obligé d'accepter, non pas pour lui, mais par égard pour elle. Dans les deux jours qui suivirent, elle fut l'intermédiaire de nos échanges, jusqu'à ce qu'un rendez-vous soit fixé, le dimanche suivant.

C'est ainsi que je m'étais retrouvé à la terrasse d'un café, face à mon géniteur, que je n'avais pas revu depuis mes six ans.


J'étais assis sur une des chaises de métal du café Pralin, fixant l'homme en face de moi avec une méfiance non dissimulée, mes jambes se balançant machinalement sous le coup de l'agacement. Honenheim regardait autour de lui avec un air lunaire, détaché du monde, qui me donnait envie de le frapper à chaque seconde. Comment pouvait-il être aussi serein après tout ce qu'il avait fait ?

Autour de nous, des tables et chaises vides, et un peu plus loin, la rue, où passait une voiture de temps à autre, l'était presque autant. Il n'y avait presque personne, le lieu idéal pour parler sans être écouté. Nous étions en novembre après tout, il fallait être idiot pour manger en terrasse alors qu'il faisait si froid. Seul un homme, assis quelques mètres plus loin à siroter un café après avoir terminé de manger une assiette garnie de frites, avait eu la même idée incongrue.

Après avoir suivi son regard pour observer aux alentours, mes yeux revinrent vers lui pour étudier le visage de cet homme qui nous avait abandonnés, et qui avait laissé mourir sa femme et nous avait laissé orphelins. Et voilà qu'à présent, il ressortait de nulle part, comme un fantôme !

Un fantôme, c'était peut être ce qu'il était. J'avais un souvenir flou de son visage, mais il ne me semblait pas plus vieux que le souvenir que j'en avais. À croire que le temps n'avait pas d'emprise sur lui. Est-ce que ce qui me faisait office de père était un Homonculus ? Un ennemi de plus ? Était-ce seulement possible ? Cette idée me rendait nerveux, je ne savais pas quoi attendre de ce rendez-vous. Mais il m'avait reconnu instantanément, et s'il était avec l'ennemi, il était de toute façon trop tard.

- Mh… donc, comment tu vas ? fit-il maladroitement. Il t'est arrivé pas mal de choses on dirait…

Je le regardai d'un œil torve, me demandant comment il pouvait oser demander ce que je devenais après dix ans d'absence.

- Je ne vais pas raconter ma vie durant ces dix dernières années, rétorquai-je, tu n'avais qu'à être là.

Il eut l'air peiné, et ça m'agaça d'autant plus. Il s'attendait à quoi, que je lui saute dans les bras comme si nous nous étions quittés la veille ?

- Et toi, qu'est-ce que tu as fait pendant que Maman s'occupait de nous ? Qu'est-ce qui t'as paru plus important qu'elle au point de la laisser crever seule ? On a essayé de contacter tous ceux qui pouvaient te connaître, et tu avais disparu. Tu nous a abandonnés comme trois grosses merdes ! Il était où le vieux, pendant que Maman était en train de mourir de la grippe de l'Est ?

Si Roxane avait été là, elle m'aurait fait les gros yeux en sous-entendant que ma vulgarité me faisait sortir de mon personnage, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir des bouffées de colère. Ne pas me lever pour le rouer de coups relevait déjà de l'exploit à mes yeux.

- J'étais à Xing, murmura-t-il, les yeux brouillés, et j'en suis vraiment désolé.

- Qu'est-ce que tu foutais à Xing ?!

- Je…

Il laissa sa phrase en suspens, les yeux baissés, et je serrai les poings. Je n'avais pas le droit de le frapper ? Vraiment ? Visiblement, il n'avait même pas d'argument valable à m'opposer. Je détournai les yeux pour me calmer, observant les rues alentour. Au bout de la ruelle une gamine en haillon et aux cheveux hirsutes avançait à pas hésitants. Elle n'avait même pas de chaussures, juste des chaussettes informes roulées sur ses chevilles trop maigres. Elle était plus jeune que moi, et s'était retrouvée à la rue. En la voyant, mon cœur se serra. Je pensai à l'argent que j'avais gagné en tant qu'Alchimiste d'état et songeai qu'il serait bien mieux utilisé à aider ce genre de personnes. Après tout, si Pinako n'avait pas été là pour nous recueillir, que serions-nous devenus, Al et moi ? Si elle ne m'avait pas donné la possibilité de marcher de nouveau avec un automail, quel aurait été mon avenir ? J'aurais pu, comme elle, avoir une vie de douleur.

Le serveur arriva avec nos plats, et je vis les yeux de la gamine briller d'envie, ce qui me culpabilisa d'autant plus. Je lui aurai bien offert à manger, mais actuellement, le peu que je gagnais était partagé avec Roxane, et après avoir perdu stupidement ma place au salon de thé, je me voyais mal dilapider un argent qui n'était pas le mien.

Je baissai les yeux vers mon assiette et pris ma fourchette, la gorge nouée. Je n'avais plus vraiment faim, moi qui me réjouissais de pouvoir me gaver sur le portefeuille du connard qui était censé être mon père.

Le connard en question se leva de sa chaise et se retourna, à gestes lents. La gamine se figea, ayant sans doute croisé son regard, et le fixa d'un air effrayé en le voyant faire signe d'approcher. Mes yeux allèrent de l'un à l'autre, désarçonné. Qu'est-ce qui était en train de se passer ?

Honenheim était dos à elle, et n'avait pas tourné la tête avant de se lever pour le regarder. Comme s'il savait déjà qu'elle était là. Comme s'il lisait dans mes pensées. La fillette s'était arrêtée à un mètre de la table. Elle était encore plus crasseuse, puante et misérable que je le pensais. Honenheim désigna la chaise et lui fit signe de s'installer à sa place.

- Mange, fit-il simplement.

Elle le regarda, incrédule, et ses yeux se brouillèrent de larmes. Il lui fallut sourire et répéter son geste pour qu'elle ose enfin s'asseoir face à moi, et elle regarda son assiette comme si c'était le plus beau cadeau de sa vie, avant de commencer à manger les frites. Elle leva les yeux vers moi comme pour partager son émerveillement, et je ne pus m'empêcher de lui rendre son sourire en voyant son visage illuminé de joie. Je mangeai face à elle, étonné d'être celui qui mâchait lentement, puis levai un regard hésitant vers l'homme qui restait debout à côté de nous, les mains dans ses poches, un peu débraillé, mal rasé, le sourire aux lèvres.

J'étais perplexe face à cette bonne action. Essayait-il de se racheter une bonne conscience, de se mettre en scène comme étant un bon gars ? Le geste était fort, tellement que je ne pus m'empêcher de me demander s'il ne se mettait pas en scène pour essayer de se rattraper. Est-ce que c'était une simple stratégie, pour me faire croire qu'il n'était pas un sombre connard, et obtenir ma confiance ? Je n'allais pas abandonner toutes mes réserves aussi facilement. Je savais qu'il était possible de jouer un rôle, Mustang prenait parfaitement celui du connard à l'occasion, et moi-même, je prétendais être une toute autre personne au quotidien. Au fond, ça ne voulait rien dire.

Enfin, il a essayé… et pour le coup, la joie de la gamine est on ne peut plus sincère, pensai-je en la voyant mâcher sa viande avec une expression de bonheur pur.

Quand je regardai de nouveau Honenheim, ce fut avec une expression différente. Je ne lui faisais pas confiance, non, il ne le méritait pas… mais son geste avait réussi à calmer l'envie que j'avais de lui mettre un pain dans la gueule. Et je me demandais comment il avait su que cette petite clocharde était là, avant même de la voir. On aurait presque dit un pouvoir magique… Même si je ne croyais pas à la magie.

Finalement, il ne mangea pas et paya pour nous deux. La fille le serra dans ses bras et repartit après l'avoir noyé de remerciements, et il avait posé ses bras sur ses petites épaules sans exprimer le moindre dégoût pour ce corps sale et malodorant. Nous nous retrouvâmes à arpenter les rues, côte à côte. Je ne savais pas quoi dire. Je continuais à me demander pourquoi il était parti à Xing, pourquoi il n'était pas revenu, ni à la mort de Maman, ni après, et même si ma rage s'était évanouie, la rancœur, elle, était toujours bien présente.

- J'avais honte, murmura-t-il comme pour répondre à ma question. J'ai senti qu'elle était malade, mais je suis parti trop tard, et je n'ai pas pu être là à temps.

- T'as senti ? grognai-je. Tu es quoi, un devin ?

A ces mots, il sourit tristement et secoua la tête.

- Tu t'en doutes, n'est-ce pas ? Je ne suis plus humain depuis longtemps.

- … T'es un Homonculus ? demandai-je du tac au tac en sentant monter une nouvelle bouffée de méfiance.

- Non, je suis un Immortel, répondit-il le plus naturellement du monde.

Je me figeai sur le trottoir, stupéfait.

- Tu me balances ça, comme ça ?

- Pourquoi prendre des détours alors que tu es méfiant de toute façon ? Je te dis la vérité, à toi de choisir comment l'accepter.

Je fourrai les mains dans les poches et détournai les yeux pour regarder le fleuve qui fendait paresseusement la ville. Peu de livres parlaient de transmutation humaine et des Homonculus, et encore moins des Immortels. Dans ma vie, j'avais du croiser ce terme une dizaine de fois en tout et pour tout.

- Un Immortel, celui qui a fait une pierre philosophale et peut vivre des siècles… Ce n'est pas une légende ? demandai-je ironiquement.

- La pierre philosophale est une légende aussi, fit remarquer Honhenheim.

- Bien vu. Ce n'est pas parce que personne n'y croit que ça n'existe pas…

- Il suffit de voir les Homonculus…

- Quelle différence avec les Homonculus… Tu es un monstre sans âme, toi aussi ?

- Moi… je n'ai jamais connu la mort, répondit-il. Et les Homonculus ont une âme, techniquement, elle juste très endommagée. La plupart ont des souvenirs de leur ancienne vie à leur naissance, mais ils s'étiolent assez rapidement. Ils perdent le peu d'humanité qui leur reste en quelques années.

- T'es beaucoup trop bien au courant des ces choses-là pour être honnête.

À ces mots, l'homme eut un petit rire.

- C'est vrai… je ne suis pas honnête. Je connais bien trop Dante et les Homonculus pour être une personne fréquentable, et j'ai fait plus d'erreurs que tu n'en feras jamais dans ta vie.

- Dante est morte, informai-je d'une voix neutre.

- Non, elle n'est pas morte, fit-il avec un sourire amer. Je le saurais si c'était le cas.

- On a retrouvé son corps coupé en deux dans sa librairie.

- Ça lui ressemble bien, ironisa-t-il. Elle a sûrement changé d'hôte, ça ne serait pas la première fois.

- Comment ça ?

- Elle aussi, c'est une Immortelle.

- C'est le Maître d'Izumi Curtis, mon Professeur d'Alchimie.

- L'un n'exclut pas l'autre. Elle est excellente Alchimiste, il y a beaucoup à apprendre d'elle.

- Dante a été assassinée par les chimères, insistai-je, me raccrochant à la culpabilité d'avoir indirectement causé sa mort.

- Bien sûr que non, elle ne peut pas avoir été tuée par une poignée d'hybrides ayant perdu leur chef… C'est une mise en scène de sa part, elle a toujours eu un côté racoleur. Elle s'est lassée de son apparence et a voulu en changer.

- Comment ça, lassée ?

- J'ai le même visage depuis plus de cent ans, je peux te dire qu'au bout d'un moment, ça devient difficile de se voir dans la glace.

N'importe qui d'autre aurait dit ça, je me serais moqué, mais je sentais bien que c'était la vérité. Il n'avait pas changé depuis mon enfance, après tout. Même son odeur écœurante de parfum était toujours la même.

- Mais les chimères, dans ce cas-là, pourquoi sont-elles mêlées à l'histoire ?

- Tu peux être sûr qu'elle a voulu créer un prétexte pour que l'armée puisse les traquer sans merci. Il faut dire qu'elles font du dégât.

Je hochai la tête. Dans le mois qui s'était écoulé, les Snake & Panthers avaient fait sauter trois ponts, dérailler deux trains de matériel de l'armée et vandalisé de nombreuses lignes téléphoniques, désorganisant terriblement l'armée dans la région Sud. Malgré cela, entendre dire qu'ils n'avaient pas tué Dante me rassurait un peu. L'idée que celle-ci soit vivante, un peu moins.

Je me méfiais déjà d'elle quand je l'avais rencontrée, parce que son odeur me rappelait celle de mon père, parce qu'elle était trop persuasive pour être honnête. Mais là, j'apprenais qu'elle était immortelle et liée aux Homonculus, comme si j'avais besoin d'un ennemi surpuissant de plus !

- Comment peut-on tuer un Immortel ?

- La méthode la plus simple est de l'épuiser, comme on le ferait d'un Homonculus. Le tuer jusqu'à ce qu'il meure. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'énergie vitale que l'on contient n'est pas infinie. Très importante, oui, mais pas infinie.

- C'est de vies humaines que l'on parle, là.

- Je vois que tu as fais des recherches.

- Et toi, le vieux, tu as créé une pierre philosophale, du coup ? Tu as buté des gens pour ça ?

Ses yeux se voilèrent, et je sentis que c'était bien le cas, et qu'il en avait honte. Cela ne l'excusait pas pour autant, et une bouffée de colère me monta à la gorge.

- T'es vraiment dégueulasse, soupirai-je en tâchant de brider ma colère. Je ne sais pas ce qui t'a poussé à faire ça, mais rien ne justifie de tuer des innocents comme ça.

- En effet, souffla-t-il.

- C'est pas possible d'avoir un mec pareil en guise de père, grommelai-je. J'en viens à espérer que Maman t'ait trompé, au moins, je n'aurais pas tes gènes.

- Tu sais bien que ce n'est pas le cas, non ?

- Ouaip, elle était trop bien pour avoir fait ça, fis-je cyniquement.

- Aussi, mais ce n'est pas ce que je voulais dire.

Je ralentis, sentant qu'il y avait un sens caché.

- Ton corps a changé parce que tu t'es frotté de trop près à la Pierre, n'est-ce pas ? Ça t'a transformé, et ça a réveillé l'héritage que je t'ai transmis.

- Comment ça ? demandai-je avec l'impression d'avoir avalé une brique. Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Comment il savait ça ?

- Tu l'as déjà senti, n'est-ce pas ? Être fils d'Immortel, ce n'est pas anodin, et entrer en contact avec la pierre philosophale n'est pas sans conséquence. Tu as sans doute remarqué des changements, des choses qui montrent… qui montrent que tu n'es plus tout à fait humain.

Cet odorat trop développé. Ce corps qui guérissait bien trop vite. Je réalisai brutalement qu'il disait la vérité, que quelque chose avait profondément changé, bien plus profondément qu'une paire de seins sur ma poitrine, que je n'étais plus le même depuis cette nuit-là. Je ne n'étais plus tout à fait humain. Que c'était irréversible. Et que c'était de sa faute. Que ce qui était arrivé, Dante, l'Armée, les Homonculus, tout était de sa faute.

Noyé dans un mélange de peur et de rage, je lui envoyai un direct du poing au visage et m'enfuis en courant, trop bouleversé pour entendre un mot de plus de sa part.


Voici comment mon père était brutalement revenu dans ma vie après m'avoir abandonné durant des années. L'homme mystérieux, le parent absent, l'alchimiste de talent, le tueur de masse et le traître, tout cela en une seule personne. Les nombreuses choses qu'il m'avait révélées m'avaient bouleversé. Répondre à mes questions, c'était une chose, mais m'annoncer d'une voix calme que je n'étais plus totalement humain, c'en était une autre. Et je ne parvenais pas à chasser ces mots de mon esprit.

Qu'est-ce que ça voulait dire, au juste ? Je me sentais déjà hideux avec mes automails et mes cicatrices, difforme avec ce corps féminin dont je n'avais jamais voulu, fallait-il en plus que je sois monstrueux ? Quelles allaient en être les conséquences ? Est-ce que ça allait avoir un impact sur mon espérance de vie ? La mort me menaçait souvent, et vieillir était pour moi une vue de l'esprit… mais si je survivais à tout ça, combien de temps serais-je sur cette terre ? Honenheim n'avait pas changé de visage depuis des décennies, il me l'avait avoué lui-même. Est-ce que ce serait aussi mon cas ? Est-ce que je serai immortel ? Cette idée était glaçante, et je n'avais vraiment pas besoin de cette angoisse supplémentaire.

Depuis le cinquième laboratoire, j'avais traversé des épreuves, et surtout, j'avais commis des actes qui continuaient à me hanter. Quelquefois, sans raison apparente, le souvenir du passage Floriane me revenait brutalement et le craquement des vertèbres de l'homme sur qui j'étais tombé résonnait dans mes oreilles, me révulsant instantanément l'estomac. J'avais tué quelqu'un.

Un terroriste qui s'apprêtait à tous nous tuer.

Un humain.

La conscience de ne pas avoir eu le choix ne parvenait pas à effacer ce malaise, et je sentis que rien ne le ferait disparaître complètement. Et pourtant, je risquais de devoir tuer de nouveau. J'avais eu de la chance de n'avoir fait que des blessés sur mon passage au Quartier Général de Dublith. Et des blessés, il y en avait eu. Plus graves que ce que je pensais, peut-être. Y avait-il eu des invalides à cause de moi ? Des morts que j'ignorais ? Cette idée me terrorisa soudainement.

Barry le Boucher était un monstre, et il ne s'en était jamais caché. Le terroriste s'apprêtait à faire exploser un quartier entier et les dizaines de personnes qui s'y trouvaient. Il n'y avait pas d'hésitation à avoir.

Mais eux ? C'était de simples soldats, inconscients de ce qui se jouait en haut lieu, qui voulaient juste défendre leur bâtiment, leur pays. Si quelqu'un d'innocent était mort par ma faute, je ne me le pardonnerais jamais.

Jusque là, je n'avais pas réalisé à quel point j'avais besoin de savoir quelles étaient les retombées de notre attaque. Je m'étais fixé sur l'idée que je devais être quelqu'un d'autre, me créer une fausse identité, jouer un rôle pour me protéger et protéger mes proches. Je m'étais coupé de mon ancienne vie pour mieux disparaître aux yeux de l'armée et des Homonculus. Et j'avais assez bien réussi. Aux côtés de Roxane, je découvrais la routine d'une vie quotidienne, et avec son humour désarmant, elle me faisait remarquer à quel point j'étais inapte à vivre comme la majorité des gens le faisaient. Faire une lessive, un repas, chercher du travail… Je n'avais jamais eu à me poser ce genre de questions, et j'avais toujours vécu sans m'inquiéter du lendemain, entre ma jeunesse à Resembool et le salaire que j'avais eu en tant qu'Alchimiste d'Etat, qui était, je m'en rendais compte maintenant que je faisais partie des "gens du commun", proprement ahurissant.

Autrement dit, je vivais une vie normale.

Mais je n'étais pas normal.

Et mon ancienne vie me manquait. Pouvoir arriver n'importe où avec mes gros sabots en n'ayant qu'à montrer ma montre d'Alchimiste d'Etat, beugler, casser, reconstruire à grands coups d'Alchimie spectaculaire, me battre, dépenser mon argent, grand prince, et offrir des fortunes sur un coup de tête.

Retrouver Alphonse et sa bonté incroyable, Winry et ses coups de clé à molette, et même Izumi me balançant sa caisse enregistreuse dans la tête. Revoir les militaires et chahuter avec eux au self en parlant de tout et n'importe quoi.

Revoir Mustang.

Je me mordis la lèvre inférieure et me recroquevillai, nichant ma tête au creux de mes bras, écrasé par la honte en pensant à ce qui était arrivé samedi dernier.

Le trac monstrueux qui m'avait assailli quand était venu le moment de rentrer dans le gâteau creux, une boîte de biscuit couverte de meringues blanches et roses, la bouffée de claustrophobie quand le couvercle s'était refermé sur moi. Un immense moment de solitude, recroquevillée dans cette poche de silence, le cœur battant à tout rompre.

Puis la musique avait résonné, et j'avais bondi hors du gâteau. Exploser le sommet de ma prison de biscuit et entendre des exclamations de surprise avait été un instant de pur bonheur. Dans l'obscurité de la salle, les projecteurs m'avaient ébloui, masquant la pièce et le public, et j'avais dû me concentrer pour reproduire ma chorégraphie. Le trac me faisait trembler, et j'aurais paniqué à l'idée que tout le monde le voie à mes mains tendues si la voix de Roxane ne s'était pas imposée à mon esprit. "Souris Angie, souris !" Alors, j'avais pensé à ce soir où nous avions joué dans les feuilles mortes en rentrant, et un sourire sincère avait trouvé sa place. J'avais choisi de m'amuser de voir des mains attraper précipitamment leur verre de vin pour l'écarter de mon chemin. Voir les pas de mes chaussures roses et brillantes se faufiler entre les verres et les assiettes sur une nappe à la blancheur impeccable, c'était frappant.

Un premier grand écart avait arraché quelques sifflements d'admiration, et j'avais remercié mentalement Olga Fierceagle qui m'y avait entraînée sans douceur. Volte-face, trois tours sur moi-même où j'avais entendu la salle retenir son souffle, des entrechats… Pendant que j'avais suivi l'enchaînement, bien consciente de ne pas l'exécuter à la perfection, j'avais entendu la salle reprendre son souffle, et cette tension m'avait grisé. Était-ce du narcissisme pur et simple ? En tout cas, j'avais oublié que je portais une robe à froufrous ridicule, oublié qui j'étais, et j'avais juste joué mon rôle de tout mon cœur, me laissant glisser en un grand écart pour la pause finale, ma main gantée brillant à la lumière des projecteurs, levant les yeux vers le plafond tandis que la dernière note s'était évanouie. J'avais réussi, j'avais mené le numéro sans dommages et un tonnerre d'applaudissements avait fait trembler mes côtes, m'insufflant une énergie folle. J'aurais pu combattre les Homonculus sans peur à cet instant précis.

Puis les lumières s'étaient rallumées, et je m'étais rendue compte qu'à deux mètres de moi se trouvait Roy Mustang, me fixant très attentivement. Il m'avait vu. Il avait tout vu.

Je m'étais sentie me décomposer, et je n'avais plus pensé qu'à fuir, me faufilant vers les coulisses, et, en voyant qu'il me suivait, bondir hors de la salle pour me réfugier dans les vestiaires improvisés. Heureusement pour moi, l'une des organisatrices avait tenu en respect Mustang, m'épargnant une confrontation que je n'étais pas prêt à assumer. Je m'étais changé à la hâte et m'étais débarrassé des barrettes en forme de roses qui parsemaient mes cheveux bouclés au fer pour l'occasion, puis, dès que possible, je m'étais faufilée hors du bâtiment sans prendre la peine de me démaquiller. J'étais rentrée catastrophé, trempé par la pluie, la mine défaite. En me voyant arriver, Roxane n'avait rien dit, et avait juste préparé du thé, posant la tasse devant moi, prête à m'écouter, présumant que j'avais provoqué une catastrophe lors du spectacle. J'avais eu beaucoup de mal à lui expliquer ce qui s'était réellement passé.

Bref.

J'avais revu Mustang, et j'avais fui de nouveau. Le contexte n'était pas favorable, en pleine salle des fêtes, entourée de dizaines de militaires, c'était sans doute le pire lieu possible pour mettre à jour ma véritable identité. Même en y repensant à tête reposée, je ne voyais pas quel autre choix j'aurais pu faire à cet instant.

En repensant à ce moment-là, en me souvenant que j'avais bondi hors d'un gâteau en robe rose bonbon, que j'avais dansé debout sur une table devant mon supérieur hiérarchique, j'aurais pu mourir tellement j'avais honte. Quand avais-je pu croire que l'idée était bonne ? Comment avais-je pu me mentir à moi-même suffisamment efficacement pour penser que je pourrais retirer autre chose de cette soirée qu'une profonde humiliation ? Dire que je prétendais enquêter sur l'armée… quelle bonne blague ! Non seulement je n'avais rien appris, mais en plus, à l'idée que Mustang m'ait vu dans cette tenue, dans cette situation, j'avais juste envie de mourir sur place.

Et pourtant… il me manquait. Nos conversations me manquaient, et je me rendais compte, empêtré dans mes questions sur Honenheim et les Homonculus, que j'aurais eu besoin d'en parler sérieusement avec quelqu'un qui maîtrisait l'alchimie. Quelqu'un en qui j'avais confiance. Mustang, malgré son humour cinglant et ses airs moqueurs, avait toujours su quels mots dire pour me donner le courage de regarder en face les épreuves passées et à venir.

Peut-être que j'ai juste besoin de lui, admis-je intérieurement, sentant mon dos frissonner et mes membres trembler de froid.

Une partie de moi voulait juste le revoir, entendre de nouveau sa voix, retrouver son sourire, son ton rassurant, ses mots si justes, l'odeur apaisante de son appartement, mais en même temps, j'étais terrifié à l'idée de devoir me confronter. C'était la deuxième fois qu'il me croisait sous cette identité, et je m'étais de nouveau enfui en courant. Littéralement.

Je ne veux pas qu'il me voie comme ça.

Je ne veux pas qu'il me reconnaisse.

Je pressai un peu plus fort mon front contre mes genoux, luttant contre cette stupide envie de pleurer. L'idée qu'il se sente trahi parce que je lui avais caché ça me nouait la gorge, parce qu'il serait furieux contre moi, blessé aussi sans doute. Je commençais à assez bien le connaître pour savoir ça. Et je n'avais pas envie de voir de la déception dans son regard. Pas à cause de moi.

Cette idée m'était juste insupportable.

J'étais gelé de froid à force de rester là, et je réalisai que je tremblais de tous mes membres. Je pris conscience que je ne pouvais pas espérer me calmer vraiment si je continuais à me malmener physiologiquement comme ça. La raison pour laquelle je m'étais levé, ce cauchemar, était maintenant suffisamment lointaine pour que je n'aie plus besoin de regarder encore et encore ma paume vierge. À choisir, je préférais tout de même me torturer les méninges à propos de Mustang qu'en pensant à ce que m'avait dit Honenheim.

Mais surtout, il était temps que j'aille me recoucher pour, à défaut de dormir, réchauffer mon corps glacé.

Je me levai, vacillant sur mes jambes engourdies et tremblotantes, m'appuyai sur le mur pour revenir prudemment sur mes pas dans l'obscurité, sentant le picotement un peu douloureux de la circulation revenant dans mes mollets.

J'étais imparfait.

J'étais humain.

Je me raccrochai désespérément à cette idée.

Dans la pénombre bleutée de la nuit finissante, je repoussai de nouveau la porte de la chambre, la refermai derrière moi, et fis les trois pas qui me séparaient du matelas pour m'y faufiler silencieusement.

Pendant quelques secondes, je restai, immobile et tremblant entre les draps glacés, puis renonçai et me frottai les bras pour les réchauffer plus vite. Peu à peu, ma chaleur corporelle se diffusa autour de moi, et au bout de longues minutes, je finis par me sentir mieux.

Je fixai le plafond au-dessus de ma tête, commençant à discerner ses contours. L'aube approchait imperceptiblement, chassant les incertitudes angoissantes et les monstres fictifs qui se lovaient dans les silhouettes mystérieuses. La fatigue reprenait ses droits, et je me sentis comme apaisé. Une idée venait de me venir à l'esprit.

Demain midi, j'allais revoir Riza en vrai. Je pourrais lui poser ces questions qui m'inquiétaient tellement. Savoir précisément ce qui était arrivé au QG de Dublith après mon départ. Savoir si Mustang avait deviné qui j'étais en me voyant, sans devoir vivre ces retrouvailles dont je ne me sentais pas capable.

Cela ne répondrait pas à toutes mes questions, mais au moins, je pourrai lui parler un peu de tout cela.

Je fermai les yeux, me raccrochant à cette idée rassurante. Riza Hawkeye, après tout, était une personne de confiance. À elle, je pourrais dire les choses sans peur.

Mais d'abord, j'allais dormir. Pour que demain arrive plus vite.

Demain serait un autre jour.

Demain serait joyeux.

Demain, je n'aurais plus peur de tout cela.

Demain, je serai de nouveau Bérangère.


Je traversai la rue, le cœur battant d'impatience, passai devant une boulangerie fermée, traversai à un passage piéton, et arrivai à la placette où Riza m'avait donné rendez-vous au square du Général Ryan. Avec la durée de sa pause, elle n'avait guère le temps d'aller plus loin, et je ne voulais pas arriver en retard et perdre le peu de temps que je pourrai passer avec elle. En plus, j'avais une audition à quatorze heures, donc je ne n'allais pas pouvoir rester longtemps non plus.

Le parc, de forme triangulaire, était minuscule et aurait aussi bien pu être une placette, s'il n'avait pas été planté d'arbres et entouré de grilles de fer forgé. Plantée au beau milieu du sol gravillonné, une statue présentant un militaire chevauchant un cheval cambré surmontait un imposant piédestal. J'avançai pour attendre au pied du monument qui faisait un bon point de repère, et m'adossai au bloc de pierre sans égard pour l'écriteau que je masquais à moitié, puis regardai autour de moi.

Au bout de quelques secondes à observer la rue à ma droite en me demandant pourquoi elle m'était si familière, j'eus un petit coup au cœur en réalisant pourquoi je la reconnaissais : J'étais à quelques rues de l'appartement de Mustang.

Mustang.

En me souvenant du moment où j'avais croisé son regard, je m'empourprai brutalement. Pourquoi avait-il fallu que je le recroise dans le contexte le plus ridicule du monde, à savoir, en train de danser sur une table à un enterrement de vie de garçon, habillé en meringue rose, à faire une chorégraphie beaucoup trop aguicheuse à mon goût. J'aurais préféré que la lumière ne se rallume pas à la fin, au moins, je n'aurai pas su qu'il venait de voir ça…

Mais si j'étais parti sans le savoir, il m'aurait rattrapé dans les coulisses, et ça aurait finalement été bien pire.

Je me mordillai la lèvre, sentant mes entrailles se tortiller inconfortablement à ces pensées. J'étais un peu agacé de me mettre martel en tête pour ça alors que, d'un point de vue objectif, les retrouvailles avec Honenheim et ce qu'il m'avait appris de Dante étaient autrement plus graves que mes questions d'ego mal placé.

J'en étais là de mes pensées quand la silhouette familière de Riza se dessina au carrefour. Malgré la distance qui m'empêchait de lire les traits de son visage, je la reconnus immédiatement, et un grand sourire me vint. Je me décollai du piédestal et me dirigeai dans sa direction à pas vifs. Quand elle me reconnut à son tour, un éclat de surprise passa dans ses yeux, remplacé aussitôt après par une expression joyeuse que je n'avais jamais vu ailleurs que dans l'intimité de son appartement. En arrivant à ma hauteur, elle se pencha et me fit la bise, me laissant un instant désarçonné.

- Bonjour Bérangère, ça faisait longtemps, fit-elle d'un ton un peu taquin. Tu as l'air bien perdue dis-moi !

- Je n'ai pas très bien dormi cette nuit, répondis-je tout à trac, ne sachant pas quoi dire d'autre.

J'étais surpris de la proximité soudaine, mais en réfléchissant, j'avais rarement vu des filles se serrer la main pour se dire bonjour. C'était inhabituel pour moi, mais plus logique aux yeux des autres. Je réalisai alors que Riza était rentrée dans le jeu bien plus facilement que moi.

- Ah, je connais ça… On se torture bien les méninges au travail aussi, répondit-elle.

- Une affaire difficile en cours ?

- Je ne suis pas censée en parler à des civils, mais oui, sans rentrer dans les détails, on travaille au démantèlement du réseau du Front de l'Est… les choses se profilent bien !

- C'est une excellente nouvelle, fis-je en commençant à la suivre.

- Comme tu dis. Depuis des années qu'on y travaille, on touche enfin au but. Où veux-tu manger ?

- Je ne connais pas très bien le quartier, donc je te laisse choisir… juste, quelque chose de pas trop cher, ajoutai-je en rougissant. Même si j'ai eu un travail, mes finances ne sont pas en très bon état.

- Je comptais t'inviter, va, fit-elle d'un ton rassurant.

Mes yeux durent s'illuminer malgré moi, car elle eut un petit rire.

- Je pense que j'ai l'endroit parfait pour toi. Restaurant de grillades, avec patates à volonté.

- Oh oui !

Un sourire aux lèvres, je me laissai guider par celle qui prétendait être ma cousine, et rapidement, je me retrouvai devant un restaurant à l'enseigne vert émeraude. Elle poussa la porte et fit signe au serveur qui s'approchait que nous étions deux. Il nous mena à une table au milieu de la salle et je ne pus retenir une mine déçue en pensant aux sujets de conversations que je ne pourrai pas aborder si nous avions des voisins à proximité.

- Est-ce que par hasard vous auriez une table un peu plus à l'écart ?

- Bien sûr, si vous préférez, il y a la table qui se trouve dans le coin, là-bas… Mais ou serez sans doute moins au chaud.

- Cela nous conviendra mieux, répondit-elle avec un sourire.

En la regardant, aussi posée et mature, je songeai que malgré les tentatives d'éducation de Fierceagle, j'étais loin de me tenir aussi bien que ça. Côtoyer Roxane m'empêchait de faire totalement n'importe quoi, mais j'étais loin du compte en matière de bonne tenue. Je m'assis sur la banquette et retirai mon manteau et mon chapeau, tandis que la militaire m'observait, un peu surprise et amusée de ma transformation. Il faut dire que la dernière fois que je l'avais vue, j'avais encore une apparence masculine… Là, je portais une robe bleu marine, de longs gants blancs, mes lunettes rondes, et une multitude de barrettes pour tenter de discipliner mes mèches de devant. Comme j'avais une audition prévue, Roxane avait pris le temps de me maquiller soigneusement avant de partir à son travail. Je m'étais un peu habitué à cette nouvelle apparence, mais pour Riza, le changement devait être vraiment surprenant. Le serveur rapporta une carafe d'eau et les menus, puis reparti s'occuper d'autres clients qui venaient de passer la porte.

- Tu as bien changé depuis la dernière fois qu'on s'est vues.

- N'est-ce pas ? Je m'étonne moi-même.

- Tu t'es fait percer les oreilles ?

- C'était pour un travail, fis-je en glissant machinalement la main derrière les boucles d'oreille en argent et émail. Ce n'était pas un bon moment, mais maintenant que c'est fait… Roxane m'a prêté une de ses paires.

- Tu prends ton rôle à cœur.

Je hochai la tête, en souriant, un peu gêné, tandis qu'elle se penchait sur la carte. Je me rendais compte que même si Riza connaissait mon secret depuis longtemps et avait été particulièrement discrète et rassurante, je me sentais un peu mal à l'aise à l'idée qu'elle me voie avec cette apparence, et qu'elle me parle au féminin. Mais si c'était le prix à payer pour la revoir et avoir des nouvelles des autres, cela en valait la peine. Le silence retomba le temps de choisir nos menus, puis, une fois les cartes refermées, la conversation repris.

- Tu as l'air en forme, en tout cas, commenta Riza avec un sourire.

- J'ai de la chance, j'ai une compagne de galère qui m'aide beaucoup, on passe des bons moments ensemble. Mais je ne pensais pas que c'était aussi dur de travailler dans les métiers de la scène.

- On se fait souvent une fausse idée d'un travail avant de le commencer, commenta la blonde d'une voix douce.

- Et toi, comment ça va ?

- Hé bien, c'est un peu plus calme depuis que l'affaire de la taupe a été résolue, mais je n'irais pas jusqu'à dire qu'on se la coule douce. Avec le chaos qu'elle a mis dans les dossiers, on a eu pas mal de travail. D'ailleurs, certains n'ont toujours pas été retrouvés. Et l'opération qu'on prépare nous prends pas mal d'énergie.

- Ce ne sera pas trop dangereux ? fis-je, un peu inquiet pour l'équipe.

En voyant mon regard, elle baissa les yeux.

- Bien sûr, je ne peux pas dire qu'on ne risque absolument rien, ça sera quand même une attaque de grande ampleur… Mais on fera attention à nous, ne t'inquiète pas.

- Comment vont tes collègues ?

Elle poussa un soupir.

- Globalement, bien. Havoc a des démêlées avec sa famille, et Falman s'est trouvé un appartement… Quant à Mustang, il y a des bruits de couloirs qui laissent penser que si l'opération en cours réussi, il pourrait être promu.

J'ouvris des yeux impressionnés. S'il gagnait un galon, il deviendrait quoi… Général de Brigade ? En tout cas, il ferait partie des officiers supérieurs, et pourrait accéder à des lieux qui étaient jusque-là hors de sa portée. L'occasion peut-être d'en apprendre plus sur le Généralissime et la secrétaire.

- Bon, ça ne l'empêche pas d'être d'une humeur de chien, avoua-t-elle.

Étrangement, je me sentis visé.

- Pourquoi ?

- Eh bien, il serait sans doute déjà gradé si un de ses subordonnés n'avait pas fait de gros dégâts à Dublith avant de disparaître de la circulation… Je te laisse imaginer à quel point il est furieux contre lui.

Je me mordis la lèvre, mortellement embarrassé, et elle se radoucit. Elle s'apprêta à dire quelque chose, mais le serveur vint prendre la commande à ce moment-là.

- Je suis désolé…

- Tu devrais lui parler, souffla-t-elle simplement.

- Il… il m'a reconnu ?

Cette fois, ce fut elle qui eut l'air surprise, et je sentis intuitivement que cela voulait dire que non.

- Je… je l'ai croisé… par hasard. Deux fois, bredouillai-je avec embarras.

Stupéfaction. Pour un peu, j'aurai souri devant le spectacle inhabituel d'une Riza Hawkeye désarçonnée.

- Mais c'était très bref, on n'a pas eu le temps de lâcher un mot. Bon… c'est... c'est un peu de ma faute.

Elle s'appuya sur la table, les coudes au creux des mains, m'écoutant attentivement.

- J'ai paniqué, et je me suis enfui, marmonnai-je.

- Paniqué ?

- Je me sens… un peu ridicule… et… comme je ne lui en ai pas parlé jusque-là… alors que techniquement, j'aurai pu… Bref, j'ai honte.

J'avais lâché ces mots quand deux bols de salade arrivèrent sous mon nez. Face au plat joliment présenté, je réalisai soudainement à quel point j'avais faim et entamai le plat avec enthousiasme, avant de me rappeler en voyant Riza faire que les personnes bien élevées pliaient la salade et ne la déchiquetaient pas à coups de couteau. Cette contrainte supplémentaire me ralentit considérablement, et me permit de retarder une conversation embarrassante.

- Tu veux que je lui en parle ? proposa-t-elle d'un ton encourageant.

- Surtout pas ! m'exclamai-je, manquant de recracher ma salade dans une réponse trop spontanée. Ce serait encore pire, il serait furieux !

Elle planta son regard dans le mien, un regard particulièrement sérieux, comme si elle venait de comprendre quelque chose à mon sujet, et je me sentis rougir progressivement, jusqu'à ce que mes joues me brûlent assez pour que j'ai envie de les coller contre la vitre froide de la fenêtre. Je n'arrivais même pas à savoir pourquoi j'étais embarrassé à ce point.

- Tu es vraiment cachottière… Ça me rappelle la période où tu logeais chez moi… Il a mis un temps fou à se décider à me parler de ce qui était réellement arrivé cette nuit-là. Et toi, tu savais ce qui s'était passé, mais tu n'avais rien dit.

- Et tu étais furieuse contre nous, non ? soufflai-je d'une petite voix.

- Oui… mais je ne le suis plus depuis longtemps.

Elle était rassurante et encourageante, mais je ne parvenais pas à me persuader qu'elle avait raison et que les choses se passeraient bien. Malgré tout, je me promis intérieurement que la prochaine fois que je verrais Mustang, je ne fuirais pas, en espérant que la situation permette davantage de parler que les fois précédentes… et que Riza sache comment calmer la colère de mon supérieur, car quoi que je fasse, je ne parvenais pas à l'imaginer autrement que furieux contre moi. Ce n'était pas faute d'avoir pu découvrir ses bons côtés, pourtant, mais mon instinct me dictait que sa patience et son sang-froid avaient des limites, et que j'avais dangereusement joué avec en lui cachant cette partie de mes problèmes.

- De toute façon, je n'ai pas vraiment la possibilité de lui dire quoi que ce soit pour le moment, et il vaut mieux que j'évite d'attirer l'attention… même si je n'ai pas très bien réussi jusque-là…

- Tu n'as jamais été une discrète, confirma Riza en hochant la tête. D'ailleurs, les rumeurs concernant l'accident de la gare sud… ?

- Je ne peux pas dire que je n'y étais totalement pour rien, bredouillai-je en rougissant.

- Je m'en doutais, il y est allé, il a dit que le style se reconnaissait entre mille.

Je toussotai, priant pour changer de sujet, et comme le serveur apportait nos plats, je fus ravi d'avoir de quoi détourner l'attention. Pendant un temps, je ne pensais plus qu'au contenu de mon assiette, dévorant la viande avec bonheur. Vivre avec Roxane avait plein de bons côtés, mais notre budget limité ne me permettait pas de me lâcher autant que je l'aurais voulu sur la bouffe. Il n'y avait guère que quand j'avais mangé avec Honenheim que je ne m'étais pas senti pas brimé.

Repenser à lui fit ressurgir mes angoisses, mon rêve de cette nuit et cette idée de ne pas être vraiment humain. Je ne pouvais pas parler de ça directement avec Hawkeye, mais retrouver un fragment de ma vie d'avant, et la réalité de l'atmosphère chaleureuse du restaurant estompait ces sentiments désagréables. Malgré tout, je repensai à l'attaque au QG et aux dégâts que j'avais avant de fuir.

- Au fait… Dublith ?

Elle planta ses yeux noisettes dans les miens et y déchiffra sans peine l'angoisse et de le désespoir qui se trouvaient dans ce simple mot. Son expression sérieuse était sans doute le signe le plus évident de sa compassion.

- Des blessés et beaucoup de casse, mais aucun mort, et a priori, peu de séquelles.

La gorge se dénoua d'un coup, et j'eus soudainement l'impression que j'aurais pu éclater en sanglots tant sa réponse me soulageait.

- Par contre, ça a été un raz de marée quand l'information est arrivée à Central, mon équipe était dans tous ses états. Ils se sont tous demandé ce qui s'était passé pour que les choses en arrivent là. Et puis, le Colonel a fait l'objet d'une commission d'enquête à ce sujet… Tu me diras, il a l'habitude, maintenant.

-Comment ça ?

- Il était déjà passé devant une commission d'enquête pour avoir dévié un transfert sans l'accord de ses supérieurs.

- Oh. Je ne le savais pas.

Je l'avais eu au téléphone plus d'une fois lors de mon séjour à Dublith, et il ne m'en avait jamais parlé. Je ne me doutais pas que le transfert de Bald lui avait causé autant de problèmes, j'avais presque oublié ce détail.

- Ils ne l'ont pas jugé coupable cette fois-ci non plus, mais il va finir par avoir une réputation sulfureuse dans l'armée.

Elle avait employé un ton léger, mais j'eus un petit sourire penaud. Je ne me voyais pas expliquer le déroulé exact des événements attablée à un restaurant, même si le serveur avait pris le soin d'installer les clients à l'écart autant que possible. Roy avait dû lui en dire un peu plus, ou elle avait pu se faire sa propre idée sur les raisons de mon comportement… Mais j'imaginais bien que Havoc, Breda, Falman et Fuery devaient avoir eu l'air sacrément choqués en apprenant que j'avais mis le QG en pièces et pris la fuite en désobéissant au Généralissime en personne. Et j'imaginais bien que Mustang avait pesté en essayant de recoller les morceaux que j'avais laissés après mon départ. Avait-il dû assumer la responsabilité financière de mes dégâts ? En y réfléchissant, c'était très probable…

- Allons, ne fais pas cette tête, ça ne sert à rien de se rendre malade en pensant à tout ça alors qu'une bavette t'attend sur un plateau.

Je hochai la tête avec un sourire. Après tout, elle m'avait invité, j'allais pouvoir manger jusqu'à plus faim, ce qui était une excellente nouvelle. Je repris mon repas avec un sourire bienheureux, me bâfrant de patates sous l'air un peu désemparé du serveur. J'avais touché mon premier cachet, je passais une audition cette après-midi et personne n'était mort par ma faute. Je pouvais danser, mais j'avais aussi la liberté d'enquêter. Même si le fait de ne pouvoir accéder qu'aux bibliothèques publiques me limitait, étant donné que mes recherches portaient surtout sur des personnalités publiques, et pas des affaires de l'armée, ce n'était pas forcément si handicapant.

Riza me regarda dévorer mon assiette avec un sourire attendri. Elle semblait vraiment contente de me voir, et la réciproque était vrai, elle m'avait bien manquée, elle aussi. Le reste du repas se déroula dans une atmosphère plus légère, je demandai comment allait Black Hayatte, elle me rassura quant à son sort, puis, à ma demande, me raconta quelques bruits de couloir.


Je tremblais sous le coup de l'humiliation. Ne pas être retenu, c'était une chose, mais la manière dont s'était déroulé le rendez-vous en était une autre. J'aurais dû m'en douter, d'après ce que j'avais lu de l'annonce. Ce n'était pas l'Opéra, mais le lieu était déjà bien assez réputé pour se permettre de faire des sélections drastiques à l'entrée, et on parlait du rôle principal. Le contrat que j'avais décroché m'avait donné assez confiance pour arriver sur scène avec une expression assurée, et j'avais exécuté en musique les quelques pas de la chorégraphie qu'on m'avait présentés dans un premier temps avec une application posée. Quand j'avais dû chanter l'extrait qu'on m'avait donné et que j'avais déchiffré avec angoisse en coulisses, j'avais bien senti que ma confiance s'effritait. Je sentais ma voix mal posée, et butais sur les notes, pas assez bonne pour lire la musique à la volée… Mais c'est quand arrivèrent les questions du jury que les choses s'étaient vraiment gâtées.

- Vous mesurez combien ?

Je me figeai sur les planches comme si j'avais pris un coup de massue. Dans un autre contexte, ma susceptibilité m'aurait poussé à leur sauter à la gorge ou au moins à leur hurler dessus, mais voilà, je n'étais pas Edward, j'étais Bérengère, aspirante danseuse au portefeuille vide, et ce n'était pas une position qui m'autorisait à être susceptible au sujet de ma taille. J'avouai donc la mesure honnie du bout des lèvres, serrant les points pour qu'on ne les voie pas trembler. Une femme aux cheveux tirés en chignons se pencha vers celle qui avait posé la question du bout de ses lèvres laquées de maquillage.

- Vous pouvez enlever vos chaussures ?

Je me mordis les lèvres et me penchai pour délacer mes chaussures rouges et blanches, ces porte-bonheurs qui me donnaient confiance par quelques précieux centimètres supplémentaires. Je me retrouvai pieds nus sur scène, et me sentis terriblement vulnérable. J'eus une pensée pour Roxane, qui avait déjà fait des strip-teases et s'était retrouvée totalement nue à la vue de tous. Moi qui étais là face à une demi-douzaine de personnes, je me sentais déjà mal en chaussettes… Comment avait-elle fait pour oser dévoiler son corps comme ça ?

Allons, on ne me demande pas de me déshabiller, justement, me rassurai-je péniblement tandis que j'allais et venais sur scène à la demande d'un membre de jury, pendant que les autres alternaient questions et chuchotements. J'entendis des mots voleter et je dus me forcer à fermer mon esprit pour ne pas me laisser atteindre par la colère ou le sentiment d'humiliation.

"Petite"

"Intéressante"

"Pas le niveau"

"Acte III"

"Technique vocale médiocre"

"Du potentiel"

"Trop de retard"

Je sentais bien que je n'aurai pas le rôle. Pour l'héroïne, ils cherchaient le haut du panier, et je n'en faisais définitivement pas partie. Je n'avais pas l'expérience, pas le niveau de prétendre le faire. Comment avais-je pu croire qu'il suffisait d'avoir honoré un contrat de vulgaire danseuse d'enterrement de vie de garçon pour que cela m'ouvre toutes les portes ? Bien sûr que non, ça ne suffisait pas. Ce n'était rien de plus qu'une ligne sur un CV.

Il m'aurait fallu des années d'expérience pour réussir cette audition. Des années que je n'aurais pas. Hors de question que je passe le reste de ma vie dans ce corps dont je n'avais pas voulu. De toute façon, il y avait toujours les Homonculus qui rôdaient et semaient le chaos dans le pays, il y avait plus important.

Alors qu'est-ce que je fous là à me faire rembarrer d'audition en audition, alors que je devrais enquêter sur les Homonculus et sur Dante ? !

- Mademoiselle ?

- Oui, fis-je aussi poliment que possible en me tournant vers la directrice du casting.

- Je pense que vous vous en doutez, nous ne vous retiendrons pas pour ce rôle.

- J'avais cru comprendre, articulai-je malgré l'énorme nœud qui s'était formé dans ma gorge.

J'essayais de ne pas y accorder d'importance, mais le coup était rude. D'habitude, ils attendaient d'appeler l'agence pour me refuser un rôle… là, ils ne me laissaient même pas le temps d'espérer.

- Mais il y a un rôle qui serait peut-être plus adapté à votre profil. C'est celui de la petite fille, pour le troisième acte. C'est un rôle muet, mais qui correspondrait plus à votre… physique, et la chorégraphie est intéressante. Si vous voulez retenter votre chance, les auditions sont mercredi prochain, fit-elle en tendant un papier sur lequel elle avait pris des notes.

La feuille pliée en deux passa de ses mains à celle d'un homme qui se leva pour me le donner. Je hochai la tête en remerciement, ne faisant plus confiance à ma voix pour ne pas trembler.

- D'ici-là, travaillez votre rythme, ajouta la directrice d'un ton un peu sec. Et ne comptez pas trop sur votre voix pour décrocher un travail.

Médiocre.

Je me forçai à sourire tout en sentant mes yeux ciller un peu trop, entre rage et envie de pleurer, m'inclinai pour signer la fin de ma prestation, repris mes chaussures et repartis en coulisses d'une démarche un peu trop pressée. À peine les escaliers descendus, je m'effondrai sur la dernière marche, me retenant de balancer mes chaussures de rage. J'avais envie de pleurer, je me sentais stupide, ridicule, et surtout, tellement inutile en pensant à tout ce qui se tramait en haut lieu. Dire que les militaires étaient aux prises avec des terroristes… et moi, pendant ce temps, je faisais quoi à part rater lamentablement des auditions, et faire des recherches infructueuses en bibliothèque ?

Ah oui, je me faisais virer d'un job de serveuse. Même un travail alimentaire, je ne savais pas le faire correctement.

Écrasé par ce sentiment d'échec, je fourrai quelques minutes mon visage au creux de mes bras, agacé par ma propre faiblesse. Je n'allais quand même pas pleurer maintenant ?! Je n'étais pas ridicule à ce point, si ?

Je sentis une main se poser sur mon épaule dans un geste étonnamment doux. Je levai la tête, voyant une jeune fille penchée sur moi dans la pénombre, un mouchoir à la main. Elle me le tendit sans un mot, ne me demandant même pas si ça allait. Elle savait que non. Elle savait ce que c'était que de rater des auditions, je le lisais dans son regard étonnamment réconfortant. Même si elle ne savait pas le reste, sa compassion discrète me soulagea. Elle s'assit à côté de moi en silence, prête à être l'écoute patiente ou l'épaule sur qui pleurer, sans pour autant le dire ni m'obliger à parler. Je fourrai le nez au creux de mes bras, toujours noyé dans mes émotions. Je ne pouvais pas parler de tout ce qui me taraudait, mais j'acceptai sa présence discrète. Je moulinai mes pensées, laissant ruminer un peu mes inquiétudes et mes questions pour trouver des réponses par moi-même.

Je ratais des auditions… mais au fond, c'était normal. Je n'avais pas deux mois d'expérience, ce n'était que justice que celles qui s'y consacraient depuis des années réussissent là où j'échouais.

Ma voix était médiocre, ma technique mauvaise ? Oui, sans doute, autant l'admettre. Pas assez d'expérience, et surtout, des mois à l'avoir poussée pour qu'elle paraisse plus grave, au point de l'abîmer. Olga Fierceagle m'avait salement houspillée à ce sujet. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même aujourd'hui.

Quant à l'armée… j'étais recherché, bien sûr que je ne pouvais pas aider Mustang, Hawkeye et les autres comme je l'aurais voulu. Mais rester libre était, je le savais, ma première mission. Plus que de savoir quel était le lien précis entre King Bradley et Dante, plus que de participer au démantèlement du front de libération de l'Est. Et malgré la peur que j'avais pour mes collègues et amis, je devais leur faire confiance. Ils sauraient faire face à leurs obligations, et c'était mon devoir d'en faire autant.

Je devais continuer. Continuer à chercher du travail, continuer à rater des auditions, jusqu'à ce que l'une d'entre elles réussisse. Continuer à fouiller les rayonnages de bibliothèque, en quête du moindre fragment du passé de King Bradley, jusqu'à ce que je connaisse sa vie publique sur le bout des doigts, pour remonter le moindre élément qui pourrait le lier à Dante, fouiller, tirer des informations de tout ce qui m'entourait.

Trouver le courage de parler de nouveau à mon père, cet être aussi détestable qu'érudit. S'il y avait quelque chose que je pouvais faire, c'était bien ça : lui soutirer un maximum d'informations, quoiqu'il m'en coûte de le voir, si dures que soient à entendre les vérités qu'il avait à dire. Peu importe à quel point je le détestais, c'était mon devoir de le recontacter et d'en apprendre davantage.

Alors, je souris à la fille et lui rendis poliment le mouchoir. J'avais toujours la gorge nouée, les yeux piquants, la respiration un peu tremblante d'une rage tentée de se traduire en larmes, mais je ne voulais pas craquer face à une inconnue, si sympathique qu'elle puisse être.

- Ça va aller, souffla-t-elle en croisant de nouveau mon regard alors que je relevais la tête.

Avec la douceur flottante avec laquelle elle les avait dits, ces mots devenaient presque vrais. Je raffermis mon sourire.

- Tu aimes les chocolats chauds ? Il y a un café qui en fait de délicieux dans la rue, je t'en offre un si tu veux.

Sa proposition sortait de nulle part, mais elle me séduisit.

- Pourquoi pas, croassai-je avant de grimacer au son de ma propre voix.

- Par contre, n'oublie pas de remettre tes chaussures souffla-t-elle d'un ton détaché. Je crois qu'il pleut dehors.

Je réalisai que j'avais encore mes chaussures à la main et mon papier dans l'autre, et souris, désarmé par son attention et cette phrase un peu absurde. Bien sûr que je me serai rechaussé avant de sortir !

Il y avait quelque chose de flottant dans son intonation, comme si elle n'était pas totalement là. A force de tremper dans des affaires toutes plus sordides les unes que les autres, j'avais perdu de vue qu'il pouvait exister des personnes de ce genre, qui osaient se montrer d'une spontanéité naïve. Je scrutai ses yeux brun-vert en essayant de trouver le piège que cachait son visage rond et avenant, et réalisai alors pourquoi sa présence était aussi réconfortante.

Elle me faisait penser à Al.

Avec un petit pincement au cœur, je lui répondis par un sourire sincère, puis remis mes chaussures avant de me relever pour récupérer mon manteau dans les vestiaires et ressortir avec elle dans les rues lessivées de pluie.


En attendant que l'averse cesse, je m'étais réfugié avec l'inconnue au Régent, un café du boulevard de l'Opéra. Assis face à elle sur un moelleux fauteuil rouge, j'avais commencé à parler à bâtons rompus devant un chocolat chaud surmonté d'une montagne de crème chantilly décorée de copeaux de chocolat noir. J'avais pu apprendre qu'elle s'appelait Tallulah Adams, et qu'à 21 ans, elle écumait les auditions pour devenir danseuse professionnelle.

- Alors on a le même âge, mentis-je. De mon côté, je suis arrivée à Central il y a quelques semaines, je me suis installée en collocation avec Roxane, que j'ai rencontré lors d'une audition.

- Tu viens d'où ?

- De l'Est, répondis-je en restant volontairement vague.

- Oooooh, j'ai des amies qui vivaient dans l'Est avant de venir ici ! Tu connais Meox ?

- Euh… je connais vaguement, bredouillai-je.

- Tu habitais dans quelle ville avant de venir ici ?

- Euh… fouillant mentalement la carte de la région en réalisant que j'avais totalement sous-développé ma fausse identité.

A part que j'étais la cousine de Riza, je n'avais à peu près rien défini de mon passé. Et tout ce que je pouvais inventer risquait de me piéger. Soudainement paniqué, je sentis mon esprit mouliner pour trouver rapidement une réponse crédible. Je ne pouvais pas dire que j'avais grandi à Resembool, ni à East City. Si j'étais la cousine d'Hawkeye, il fallait que ce soit un lieu relativement proche de sa demeure. Un endroit peu connu, mais au sujet duquel je pourrais parler si j'avais le malheur que rencontrer quelqu'un qui connaissait réellement.

- Au sud d'Irsukya, dans la Baronnie d'Hawkeye, il y a un village qui s'appelle Lowaters. C'est là que j'ai grandi.

Ce n'était pas loin du domaine où Riza avait vécu, et j'avais déjà passé quelques temps dans ce village pour une enquête, quelques années auparavant. Je pourrais en parler au moins un peu. Je me souvenais de la fontaine de pierre noire sur la place centrale, de quelques ruelles pavées aux volets bleus, et de la rivière, si profondément lovée entre les collines qu'elle semblait presque avalée par la terre. Des libellules à l'éclat métallique s'y disputaient avec les araignées d'eau et les carpes. En repensant à ce petit coin de paradis, un authentique sourire revint à mon visage.

- Mais c'était vraiment minuscule, pour devenir danseuse, ce n'était pas l'endroit idéal… Alors j'ai quitté ma famille pour prendre des cours dans le Sud avant de tenter ma chance à Central.

- Oooh, tu as beaucoup voyagé alors… L'Est ne te manque pas ?

- La région, non… les gens, un peu plus, avouai-je.

- Je comprends, ça doit être dur. J'ai toujours vécu à Central, donc je n'ai pas ce problème pour revoir les gens que je connais… ça, c'est bien.

- Tu habites où, du coup ?

- Du côté de la vieille ville, au sud du quartier de l'horloge.

- Je vois le coin, du coup. C'est assez chic par-là !

- Aaah… Tu crois ? Je n'avais pas l'impression que c'est chic, là où j'habite, avoua-t-elle avec un sourire flottant. Ah ! Voila Aïna.

- Aïna ?

- Une de mes colocataires… on s'était donné rendez-vous pour enquêter.

- Enquêter ?

Je me tournai dans la direction où elle regardait et vis une silhouette pousser les portes de verre sur lesquelles s'abattaient des gouttes d'eau. La femme, longiligne dans son manteau beige clair, retira son bonnet, laissant voir des mèches d'un blond roux particulièrement flamboyant, et s'approcha de notre table avec un sourire.

- Aïna, c'est chic là ou on habite ? demanda Tallulah à la nouvelle venue.

- Le Bigarrrré, pas vrrrraiment, mais le quarrrrtier est plutôt rrrriche, oui ! fit-elle avec une voix étonnamment grave, avec un accent du Nord très prononcé.

- Ah… j'aurais pas cru…

- Tu es née ici, tu ne te rrrends pas compte de ce genrrre de choses ?

Ma voisine de table eut un rire gêné et la nouvelle arrivante tourna les yeux vers moi.

- Au lieu de poser des questions saugrrrenues, tu aurrrais pu nous prrrésenter, fit-elle remarquer avec une inflexion de reproche affectueux.

- Ah oui ! C'est Bérangère, répondit Tallulah en me désignant. Nous nous sommes rencontrées à l'audition et nous avons décidé de nous remonter le moral à coups de chocolat chaud. Bérangère, je te présente Aïna

- Bonne idée, je vais en prrrendrre aussi, commenta-t-elle tandis que je la fixais, essayant de ne pas trop montrer ma stupéfaction mêlée de jalousie.

J'étais obligé de me casser le cou pour lever les yeux vers elle, et je n'avais pas besoin de me lever de mon siège pour deviner qu'elle me dépassait de plus d'une tête.

Tellement graaaande… ne pus-je m'empêcher de penser, la bouche entrouverte, avant de me ressaisir et de lui serrer la main.

Elle s'assit à côté de moi, et ouvrit son manteau sous lequel elle portait un gilet à grandes mailles blanches qui masquait mal sa silhouette fine. Je tournai la tête vers elle, vexé de devoir lever les yeux pour voir son visage clair. Si Tallulah faisait approximativement ma taille, son amie était proprement gigantesque.

- Dire qu'on devait sortir et interroger tout le monde, soupira la danseuse… il fait vraiment un sale temps aujourd'hui, ça tombe mal.

- Vous enquêtez ?

- On enquête… oui, me répondit Tallulah. Enfin, techniquement, le mot est bon, mais… bon.. C'est un peu fort, on essaie juste de retrouver Cerise. Elle a disparu depuis quelques jours, et on s'inquiète pour elle. On en a parlé à la gendarmerie, mais ils ne nous ont pas pris au sérieux.

- Elle ressemble à quoi ? fis-je avec un peu d'inquiétude pour leur amie.

- C'est une tricolore blanche, noire et rousse. Et elle a perdu sa patte avant gauche.

L'information fit bloquer mon cerveau et je la regardai, avec des yeux ronds. Aïna soupira et toussa avant d'ajouter.

- C'est un chat.

- Aaaaaaaaaaaah.

- Tallulah, fait attention, tu planes encorrre… tout le monde ne sait pas ce que tu as dans la tête, rappela la grande femme en toquant son front avec un sourire las.

- C'est vrai, désolé, fit-elle avec un petit rire. C'est une chatte.

- Avec une patte en moins, elle doit être repérable, repris-je, soulagé que ça ne soit qu'un chat et pas une femme qui soit portée disparue.

- Oui, plutôt. Mais personne dans le voisinage ne l'a retrouvée, donc on se demande ce qui lui est arrivé.

- Je vois, fis-je en continuant à siroter mon chocolat.

Un chat disparu… cela me paraissait si anodin quand je pensais à mes propres soucis. Pourtant, je voyais que l'affaire leur tenait à cœur. Je me rendis compte que j'avais envie de les aider. J'avais pourtant prévu de repartir à la bibliothèque sud aussitôt après l'audition pour continuer mes recherches sur King Bradley et Dante. J'avais retrouvé un journal avec un encart évoquant la mort du père de Bradley, faisant référence à un événement passé et évoquant Dante, mais je n'avais pas retrouvé l'article datant du jour même. Il faut dire que ça remontait à plusieurs décennies, et qu'avec le temps, les journaux s'abîmaient ou étaient perdus par les usagers. Cela pouvait être un hasard… ou pas. Je m'étais mis en tête de retrouver un tirage de cet article, sans trop d'espoir, et je savais que cela me prendrait sans doute du temps. Je n'avais rien à gagner à les aider, au contraire, cela retarderait mes autres projets.

Mais elle n'avait rien à gagner à m'offrir un verre pour me consoler d'une audition ratée, alors que nous ne nous connaissions même pas.

Je tournai les yeux vers les deux filles alternativement, l'une, petite aux cheveux châtains et au visage rond, l'autre, grande perche aux cheveux blond-roux et aux yeux d'un vert éclatant.

- … Est-ce que vous voulez de l'aide ? J'ai un peu de temps libre cette après-midi, une personne de plus pourrait être utile ?

- Oh,oui, ce serait adorable de ta part, s'exclama Tallulah.

Sa spontanéité m'amena un sourire, et je hochai la tête. Peut-être que Roxane me reprocherait de traîner à chercher des chats perdus au lieu de trouver du travail, et elle aurait sans doute raison… mais il n'y avait pas mort d'homme non plus, et cela me ferait des vacances de me préoccuper de quelque chose qui ne concernait ni les auditions, ni notre survie financière, ni le complot menaçant le pays.

Disons que ce sera ma récréation, pensai-je en ressortant avec les filles tandis que Tallulah réglait à la caisse.

Je n'aurais jamais pu imaginer toutes les conséquences qu'allait avoir cette décision.