Hello !
Un nouveau chapitre est arrivé ! Cette fois-ci, c'est au tour de Roxane de s'exprimer ! J'adore Roxane, je vous l'avais déjà dit ? :D
J'ai la fierté d'annoncer que j'ai survécu à mon déménagement ET à Fugu Chaulnes, qui a été un super weekend. Je ne regrette pas d'y être allée malgré la route. On en parle, du fait que Jenny-chana A FAIT UN COSPLAY D'ED DANS LA TENUE D'IRIS SWAN ?! (sisi, souvenez vous, partie 1, juste avant qu'il se fasse kidnapper par Ian Landry ! XD)
Ce weekend était un grand moment et ça donne tellement envie d'écrire la suite (si vous savieeeez ! :D ). J'en ai aussi profité pour reprendre les illustrations de chapitres, je suis loin d'avoir rattrapé mon retard, mais j'ai quand même fait l'illustration du dernier POV de Roy, et je me suis bien amusée ! (vous pouvez la découvrir sur Deviantart, comme d'habitude)
Sinon, en parlant de dessin, je l'avais évoqué rapidement la dernière fois, mais j'ai participé au volume 2 de Fan-Orz, un fanzine rassemblant plusieurs BD courtes de différents auteurs. Le thème de ce numéro est la musique, et pour l'occasion, j'ai fait une BD couleur de 24 pages qui s'appelle "à l'ombre des réverbères". On y suit Natacha, jeune femme de chambre, qui voit sa vie changer après avoir rencontré Jessica, une chanteuse qui l'invite à se joindre à une drôle d'aventure musicale. C'est une histoire ou j'ai mis tout mon coeur, mais elle a aussi une particularité : elle est indirectement liée à cette histoire. Tout simplement, on y voit apparaître des personnages et des lieux qui seront présents dans la suite de Bras de fer. (C'est aussi le cas de Melody, la BD des 24 h, lisible sur Mangadraft) Ces histoires sont parfaitement lisibles indépendamment, mais j'ai pris tellement de plaisir à développer ces personnages à venir que je n'ai pas pu m'empêcher de raconter leur histoire, et je pense que ça peut être assez plaisant de de pouvoir découvrir des éclarages supplémentaires.
Bref, je parle de cette BD mais en plus il y a une dizaine d'auteurs différents avec leurs styles et leurs univers, ce qui fait un contenu riche et varié, que vous pouvez vous procurer en participant à la campagne Ulule qui est en cours actuellement : fan-orz-volume-2/ Je dis ça, je dis rien, vous faites ce que vous voulez ! ;)
Le collectif Studio Miyukini sera aussi présent à la Japan Expo, et j'exposerai sur leur stand pour l'occasion (numéro Q711, vous pouvez déjà le noter si vous comptez y aller !) Il sera possible d'y acheter le livre ou de venir le récupérer après l'avoir précommandé.
Voila, j'ai dit l'essentiel je crois, maintenant je vais vous laisser lire parce que je parle trop et que vous avez déjà attendu 3 semaines. J'espère que ce chapitre vous plaira !
Chapitre 49 : Noyée de pluie (Roxane)
Bien qu'il ne fût pas sept heures, il faisait déjà nuit dans ma rue tandis que je rentrais du salon de thé. Une bruine froide dessinait un halo autour des réverbères et s'infiltrait partout, me faisant frissonner de froid. J'avais hâte d'arriver, mais en voyant le boulanger installé au pied de notre immeuble fermer boutique, je ne pouvais que m'arrêter pour le saluer.
- Bonjour !
- Bonjour, fit-il en me voyant arriver. Vous allez bien ?
- Ça va, oui, mentis-je avec un sourire. Enfin, j'ai quand même été bien inquiète en écoutant les infos aujourd'hui. Et vous ?
- Nous aussi, on est restés pendus à la radio toute l'après-midi… Heureusement que les militaires ont réussi à contrer l'attaque, vous imaginez ? C'est les mêmes qui avaient essayé d'exploser le passage Floriane !
- Oui, j'ai entendu ça…
- Mais d'après ce que disent les militaires, ils ne devraient plus nous causer du souci, ils ont arrêté tout le monde. Je suis un peu soulagé. Avec tout ça, nous n'avons pas eu une très bonne journée, les gens n'étaient pas d'humeur à sortir et je les comprends. Il nous reste quatre tartes sur les bras… Quand il n'y en a qu'une ou deux, on peut encore les manger avec ma femme, mais là…
- Oh, c'est dommage, elles sont délicieuses pourtant ! Vous n'allez pas les jeter, tout de même ? Ce serait du gâchis ! Je peux peut-être en acheter une… ? proposai-je en commençant à fouiller dans mon sac.
Nous n'avions pas beaucoup d'argent, et ce n'était pas forcément l'idée la plus maligne du monde, mais il faisait froid, il faisait nuit, j'avais le moral dans les chaussettes, et l'idée de manger quelque chose de sucré me tentait terriblement.
- Vraiment ? Je sais que vous n'avez pas beaucoup de moyens… fit l'homme buriné avec un peu d'inquiétude.
- Une fois de temps en temps, cela ne nous mettra pas à la rue, répondis-je avec un sourire.
- Dans ce cas, je vous la fait à 2 cents !
- Deux cents, mais c'est donné ! m'indignai-je. Ce n'est même pas le prix des ingrédients !
- Allez, pour les princesses du huitième étage, fit-il avec un clin d'œil. Cela nous fera bien plus plaisir que de la jeter ! Et puis, votre amie est maigrelette, il faut la nourrir ou elle va s'étioler !
À ces mots-là, j'eus un grand rire et hochai la tête sans répondre. Moi qui connaissais Angie, je ne l'aurais pas qualifiée de maigrelette. Après tout, sous ses airs inquiets et ses robes qui tournent se cachaient un paquet de muscles et de nerfs et des automails particulièrement costauds.
Elle se serait sans doute indignée, interprétant dans cette appellation un sous-entendu sur sa taille. Pourtant, il ne fallait pas le prendre ainsi. Si on se fiait à la femme du boulanger, une brunette nettement plus plantureuse que moi, elle n'était juste pas à son goût. L'homme sourit et revint dans la boutique pour demander à sa femme de sortir une tarte aux pommes qu'il ramena victorieusement. Je le payai et il eut le sourire fier en me tendant le dessert. Je lui répondis avec un sourire sincère. Ce soir, Edward serait heureux d'avoir à manger quelque chose d'un peu plus festif que de la soupe de navet.
- Merci infiniment, ça me fait chaud au cœur. Si je peux vous rendre un service, quel qu'il soit, faites-moi signe !
- C'est noté ! C'est un prêté pour un rendu ! fit-il avec un clin d'oeil. Bonne soirée, Miss Penovac !
En vérité, il n'avait sans doute pas l'intention de me demander de service particulier. Il m'aimait bien, tout simplement, et son affaire tournait suffisamment pour qu'il ne s'inquiète pas outre mesure de ses invendus. D'ailleurs, lui et sa femme distribuaient régulièrement les baguettes aux enfants va-nu-pieds qui traînaient dans le quartier, ainsi qu'au clochard boiteux à l'angle de la rue, et je leur étais infiniment reconnaissante de prendre soin de leur prochain de la sorte.
Je passai voir Mme Moth, la gardienne, pour savoir si j'avais eu du courrier ou un appel, et elle répondit négativement. Je n'avais pas beaucoup d'espoir que les agences cherchent à nous contacter un dimanche, mais cela m'attrista un peu tout de même. Je proposai une part de gâteau à la vieille dame qui accepta avec plaisir en échange d'une tasse de thé. Le breuvage me réchauffa d'autant plus que le plus gros de ses chats s'était lové sur mes genoux aussitôt après que je me sois assise. Nous discutâmes de l'attaque qui avait eu lieu à East-city, puis de l'inondation du quartier. J'avais vu que certaines rues étaient envahies par une eau sale et privées d'électricité, et m'inquiétais, car nous n'étions pas si loin de celles-ci. Elle me rassura, m'apprenant que les inondations étaient presque systématiques à l'hiver et au printemps, mais que même si nous n'étions qu'à quelques rues, avec la pente, il faudrait soixante centimètres de plus pour perdre l'électricité, plus d'un mètre pour avoir les pieds dans l'eau.
- C'est courant ? m'inquiétai-je.
- Ça arrive, répondit la petite dame en haussant les épaules sous ses trois châles. Mais ma foi, on surélève les meubles, on met des bottes, et la vie continue !
Elle me raconta les petits potins de l'immeuble, l'amusante idylle entre deux locataires d'une timidité maladive, les problèmes d'humidité du troisième étage, porte gauche, et Mme machin qu'elle soupçonnait de tromper son mari, tandis que je l'écoutais en caressant le chat avec un sourire distant.
Je n'en avais pas grand-chose à faire, de ces histoires, et j'écoutais surtout par politesse. J'espérais que son babillage me changerait les idées, surtout qu'elle avait un certain talent pour transformer les petites choses du quotidien en aventures cocasses, mais aujourd'hui était une mauvaise journée, et ses récits n'y changeraient rien.
- Quelque chose ne va pas, ma petite ?
Je sursautai et me recentrai sur la réalité. J'aurais voulu nier, mais la bonne femme assise en face de moi n'était pas dupe.
- Non, en effet, soupirai-je.
- Un chagrin d'amour ? tenta-t-elle.
- Si seulement ! m'exclamai-je avec un rire amer. Je n'ai même pas l'ombre d'une idylle dans ma vie.
- Ah, je comprends ça, il y a des périodes où on se pose des questions… à mon âge, vous imaginez bien qu'on ne me drague pas tous les jours. Mais ne vous inquiétez pas, jeune et jolie comme vous êtes, cela ne durera pas ! Vous voulez une nouvelle tasse de thé ?
- Je…
Votre colocataire n'est pas encore rentrée, je ne vous retiendrai pas si c'était le cas, fit-elle avec un clin d'oeil.
- Dans ce cas, je veux bien.
- A la bonne heure ! fit-elle en s'affairant pour remplir de nouveau la bouilloire.
Je continuais à caresser le gros chat roux en me demandant où Angie était passée. Depuis deux jours, elle était très affairée et passait peu de temps à l'appartement, au point de laisser la vaisselle et le linge s'entasser. Nous nous étions pourtant mis d'accord que puisque je travaillais déjà de longues heures à l'Eternel été, c'était à elle que revenaient ces tâches, mais elle les négligeait, et je ne savais plus trop si je devais le lui rappeler ou céder à la facilité et le faire à sa place. Après tout, elle m'avait dit mardi dernier qu'elle voulait faire des recherches sur les Homonculus et risquait de rentrer tard. En apprendre plus sur un complot du gouvernement restait plus important que des casseroles sales, et je pouvais bien accepter cela. Malgré tout, je la voyais si peu que je me sentais un peu abandonnée à la monotonie de mon travail, et j'avais du mal à ne pas me morfondre.
Tandis que je me posais des questions, la gardienne avait remis de l'eau à chauffer et vint se rasseoir.
- Alors, qu'est-ce qui vous chagrine si ce n'est pas l'amour ?
- L'absence d'amour ? Il ne se passe rien dans ma vie, c'en est désespérant !
- Vous êtes trop jeune pour être désespérée ! Vous n'avez juste pas rencontré la bonne personne !
- Vous pensez vraiment ce que vous dites ?
- Oh que oui ! L'amour, comme l'amitié, a ses caprices. Certains rencontrent l'amour de leur vie à la crèche, d'autres doivent attendre trente ans pour croiser leur chemin. Des amitiés charmantes peuvent se former alors qu'on est déjà vieux, et que l'on n'espère plus rien de la vie. La complicité n'a pas d'âge, après tout ! Bientôt, vous ferez la rencontre qui changera votre vie. Le tout est de ne pas rejeter la personne qui vous tendra à la main.
- Vous êtes bien optimiste, commentai-je. Et vous, cela ne vous attriste pas d'être seule ?
- Oh non, j'ai mes chats, ça me convient très bien et c'est bien moins encombrant qu'un mari.
Sa remarque pleine d'aplomb m'amena un petit rire.
- Vous n'êtes pas ici depuis bien longtemps, mais je vous connais déjà plus que bien des locataires. Vous êtes jolie, sociable, travailleuse, et vous avez aussi une belle répartie. Peut-être que la vie vous paraît morne en ce moment, mais cela ne durera pas.
- C'est que… fis-je en baissant les yeux vers mes mains croisées. Vous le savez, je voulais entrer dans un grand opéra, ou devenir meneuse de revue… Mes amis, dans la ville où j'ai grandi, comptent sur moi et m'encouragent, mais les jours passant, je me demande si je suis réellement faite pour cela…
- Cela vous passionne ?
- Oui.
- Alors, vous êtes faite pour ça ! Ne cherchez pas plus loin, vous devez faire ce que vous aimez, c'est ainsi qu'on le fait bien.
- Le destin ne semble pas être d'accord avec vous…
- Le destin n'est qu'un détail. C'est à vous de prendre les décisions ! répondit-elle en levant le poing dans un excès d'enthousiasme.
Face à l'image cocasse de la petite dame replète figée dans une posture mélodramatique, j'eus un petit rire. Je ne croyais qu'à moitié ce qu'elle disait, mais son discours me faisait du bien. C'était ce que j'avais besoin d'entendre. En me voyant rire, elle eut une expression satisfaite. La bouilloire se mit à siffler et elle se leva.
- Je ne dis pas que vous pouvez changer votre vie du tout au tout, bien sûr, on ne peut pas aller contre la volonté des autres, fit-elle d'un ton plus calme en remplissant la théière. Mais vous avez plus de pouvoir que vous le pensez. Utilisez votre volonté à bon escient, et ne baissez jamais les bras.
La douceur encourageante avec laquelle elle avait prononcé ces mots me donnait envie d'y croire.
- Vous êtes ici depuis quoi… deux semaines ? C'est un peu tôt pour se dire que vous n'êtes pas fait pour un métier ! Pensez-vous que quand je suis arrivée comme gardienne, on m'a déroulé le tapis rouge ? Non, j'en ai vu des vertes et des pas mûres, et j'en ai eu, des soucis à régler ! Je me suis accrochée, et maintenant on me respecte. Tenez, vous voyez cette casserole ? fit-elle en désignant le cuivre accroché au mur. Un jour, j'ai assommé un cambrioleur avec cette chose. Je n'ai pas attendu qu'un bonhomme vienne me sauver ! Cet immeuble est le mien, et c'est à moi de le défendre !
Je souris, complice. Les années n'étaient pas parvenues à éteindre la flamme qui l'animait, au point que l'on pouvait presque deviner, à travers ce visage ridé et sa mise en plis gris argent, la jeune fille qu'elle avait été. Cela donnait envie de devenir un jour ce genre de personne. Après tout, nous avions quelques points communs, à commencer par cette anecdote.
Je n'allais pas lui raconter que, moi aussi, j'avais assommé quelqu'un à coup de casserole. L'histoire lui aurait sans doute plu, mais je ne voulais pas trop attirer l'attention sur cette partie de ma vie. Connaissant la réputation de Lacosta, j'avais préféré rester discrète sur mes origines, ce n'était pas pour raconter l'affaire Landry en détail, surtout que cela pourrait également compromettre la couverture d'Edward.
- En tout cas, vous avez meilleure mine ! J'aime mieux ça !
Je hochai en guise de réponse, et elle s'apprêta à babiller de nouveau, mais quelqu'un toqua à la porte.
- Entrez !
Le visage d'Angie se faufila par l'entrebâillement, avec ses grosses lunettes qui lui donnaient des airs de chouette et ses cheveux qui cherchaient à s'enfuir de son béret par tous les moyens possibles. Son visage s'illumina à ma vue et je me sentis soudainement bien moins rancunière. Cette fois-ci, elle était rentrée tôt. Peut-être n'aurai-je pas besoin de râler à cause de la vaisselle sale.
- Ah, tu es là Roxane ! fit-elle. Bonjour Madame Moth !
- Bonjour Mademoiselle Ladeuil !
- Je venais aux nouvelles pour savoir si nous avions eu des appels ou du courrier aujourd'hui !
- Pas de courrier aujourd'hui, mais il y a eu un appel pour vous, Une certaine Aïna Leith qui demandait si vous seriez disponible demain matin pour continuer les recherches. Elle proposait 9 heures place de l'horloge, et a demandé de rappeler si ce n'était pas possible.
- Les recherches ?
Angie se figea quelques secondes, manifestement prise en faute, puis se ressaisit et me répondit d'un ton aussi détaché que possible.
- C'est des danseuses aussi, je les ai rencontrées à ma dernière audition. Mais elles feront cela sans moi, demain matin j'ai rendez-vous pour une audition.
- Ah bon ?
- Oui, je n'étais pas prise pour le rôle d'Ophélia, par contre, ils m'ont suggéré de tenter une autre audition pour un personnage secondaire, me répondit Angie. Puis-je vous emprunter le téléphone, le temps de la prévenir ?
- Bien sûr !
Angie se faufila dans le coin de la pièce avant de décrocher le combiné de métal laqué, et je me tournai vers mon hôtesse.
- Merci beaucoup pour le thé. Je pense que nous allons y aller, il est temps de se préparer à manger.
- Bien sûr, je comprends. Merci pour la part de tarte, et être restée à papoter avec moi, c'était un plaisir de passer un peu de temps avec vous.
Je hochai la tête. La gardienne, sous ses faux airs de petite chose ridée, pétillait d'énergie et d'une joie communicative. Elle m'avait sortie de la morosité, et je doutais de lui avoir apporté autant… mais sa gentillesse était touchante. Angie ne mit pas longtemps à passer son appel, juste assez pour convenir d'un nouveau rendez-vous. Puis elle raccrocha à son tour.
- Bonne soirée à vous, jeunes filles !
Nous prîmes poliment congé avant de monter les huit étages qui nous séparaient de notre foyer. Si j'étais montée plus tôt, j'aurais pu relancer le feu pour réchauffer la pièce, mais ce n'était pas le cas, et un froid humide nous accueillit. Le pauvre vasistas qui nous offrait de la lumière en journée n'isolait pas grand-chose, et l'atmosphère n'était pas des plus chaleureuses quand personne n'avait pu entretenir le feu. Angie s'occupa immédiatement du poêle tandis que je ressortais le carnet orange où je tenais méticuleusement les comptes.
- Tu as eu des frais aujourd'hui ?
- Deux tickets pour le bus, mais j'avais acheté un carnet, et il est déjà compté, répondit la petite blonde en versant le charbon.
- N'en mets pas trop d'un coup, si le sac pouvait tenir jusqu'à lundi, ce serait une bonne chose.
- D'accord.
- Et le repas de midi ?
- Aux frais d'Honenheim, répondit-elle d'un ton gourmand.
- Ton deuxième rendez-vous s'est mieux passé que le premier ?
- Oui, mais ce n'était pas dur, répondit la petite blonde avec un rire nerveux.
Elle avait passé sur les détails, mais m'avait avoué que la première rencontre s'était soldée par un coup de poing dans le nez.
Qu'avait-il dit pour qu'elle réagisse aussi mal ? Elle avait contourné le sujet, qui devait être particulièrement sensible, et je n'avais pas insisté. Après tout, moi aussi, j'avais mes zones d'ombre.
- C'est bien si vous arrivez à vous parler plus posément, répondis-je avec un sourire.
- Oui, sans doute, répondit la blonde en enlevant ses lunettes pour les poser sur la table avant de se masser l'arête du nez. Mais bon, ce n'est pas parce que je lui parle calmement que je suis prêt à lui pardonner ce qu'il a fait.
- Je comprends.
Je ne pris pas la peine de lui faire remarquer qu'il avait encore basculé, en parlant au masculin et laissant sa voix redescendre. Je m'étais rendue compte que malgré mes bonnes intentions, cela l'agaçait de plus en plus. Sans doute avait-il besoin, par moments, de pouvoir renouer avec Edward Elric. Alors je faisais taire mon inquiétude à l'idée qu'il fasse le lapsus en public, et lui lâchai la bride.
Il retira ses gants, retroussa ses manches, laissant voir la peau artificielle de son bras droit, d'un réalisme impressionnant et pourtant imparfait, et s'appliqua à faire la vaisselle, tandis que je fouillai dans le casier de bois pour en tirer les ingrédients d'une soupe. Tout en épluchant les légumes, je regardai sa petite silhouette en robe bleue, avec son chignon de danseuse ébouriffé à force de mettre et d'enlever son béret. Elle ne semblait pas totalement à sa place dans ce train-train quotidien et oscillait entre la fébrilité et l'ennui. Il faut dire que quand on était habitué à castagner des terroristes, travailler et faire le ménage devait sembler bien fade.
Je repensai soudainement à l'événement du jour, celui que nous avions suivi à la radio en se rongeant les sangs dans les coulisses du salon de thé.
- Tu es au courant pour le Front de l'Est ?
- Quoi ?
- Ils ont attaqué le QG Est dans une tentative de coup d'Etat.
- QUOI ?! s'exclama le petit blond en lâchant son éponge pour se tourner vers moi avec une expression horrifiée.
- Le combat a duré toute l'après-midi, mais ils ont repoussé l'attaque et capturé les terroristes survivants. Apparemment, ils savaient déjà ce qui allait se passer, le régiment du Général Erwing était venu en renfort pour les prendre à revers. Ça a été une grosse opération, mais avec ça, le Front de l'Est ne risque pas de s'en relever de sitôt.
- Oh merde… il y a eu des morts ?
- Oui.
Je ne pouvais pas dire autre chose. J'avais entendu le bilan de l'armée, qui avait fait état de trente-huit morts et soixante-trois blessés graves dans les rangs militaires. Du côté des terroristes, le bilan était bien plus lourd encore. La journée avait été sanglante à East-city.
- … Beaucoup ?
Je hochai la tête, et le vis blêmir un peu plus, au bord des larmes.
- Ça ne va pas ?
- Le Général Erwing… c'est le supérieur de Mustang et toute son équipe. S'ils sont allés là-bas…
Je sentais presque qu'il faisait défiler les visages de ses collègues et amis dans sa tête avec une fébrilité angoissée. Je comprenais sa peur. Il m'en avait parlé un peu, et j'avais bien senti à quel point il était attaché à la bande. Si l'un d'entre eux manquait à l'appel, il serait effondré. Consciente de l'angoisse qui lui tombait dessus, je me levai pour l'enlacer et lui tapoter l'épaule.
- Tu sais, des Colonels et Lieutenants ne devaient pas être les plus exposés sur le terrain, ce sont déjà de hauts gradés, fis-je remarquer dans une tentative de le rassurer. Ils ont sûrement supervisé l'attaque, y a de grandes chances qu'ils aillent bien.
Je le sentis hocher la tête, tremblant un peu tout de même. Je pouvais toujours le dire, cela ne le rassurerait pas. Je le sentais bien, rien ne le rassurerait tant qu'il n'aurait pas de leurs nouvelles. Je le pris par les épaules pour l'écarter avec douceur.
- Est-ce que tu veux appeler Riza ? Tu as son numéro, non ?
Il hocha la tête, la gorge trop nouée pour répondre à voix haute.
- Allez, vas-y, je m'occupe de tout.
Il se mordit les lèvres en opinant de nouveau, alla chercher ses chaussures d'une démarche un peu mécanique pour redescendre chez Mme Moth.
- N'oublie pas tes lunettes.
Il fit demi-tour pour aller les chercher et les remettre sur son nez, puis partit, poussant la porte sans la claquer correctement derrière lui. Je me levai pour la fermer doucement, sentant le silence pesant de la pièce, puis, avec un soupir, me retroussai les manches pour terminer la vaisselle qu'il avait commencée. Son angoisse m'avait contaminée et à présent, je m'inquiétais pour eux sans même les connaître. Est-ce que tout le monde était sain est sauf ? J'espérais qu'il aurait vite de leurs nouvelles.
Je mis la vaisselle à égoutter, et m'attelai de nouveau à l'épluchage des légumes. Il revient un peu plus tard, et poussa la porte avec une expression funèbre qui confirma mes inquiétudes.
- Alors ? fis-je de ma voix la plus douce.
- Je ne sais pas… Je… je n'ai pas réussi à l'avoir.
À ces mots, les larmes débordèrent pour de bon, et il éclata en sanglots.
Je me précipitai pour le serrer dans mes bras, essayant de le rassurer, et sentis ses épaules tressauter tandis qu'il fourrait le nez dans le creux de mon épaule, trempant ma tunique de ses larmes mêlées de maquillage. Je le berçai doucement.
- J'ai… j'ai… j'ai essayé d'ap-ppeler chez Mustang, mais lui non plus n-ne répondait pas. Ni l'un ni l'autre… s'ils sont… s'ils sont…
- Chhhhh, soufflai-je à voix basse. Calme-toi. Ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas chez eux qu'ils vont mal… S'ils se sont battus durant l'après-midi, ils sont peut-être encore à East-city. Le trajet est long, ils ont sans doute attendu le lendemain pour rentrer. Ils doivent avoir des tas de choses à faire, des comptes-rendus, des rapports et tout ça… Il est trop tôt pour paniquer, d'accord ?
Il hochait la tête de temps à autre, incapable de cesser de pleurer pour autant. Je continuais à parler, pesant chacun de mes mots. C'était logique, c'était probable, même. Je regrettais de lui avoir dit d'appeler, il s'inquiétait encore plus à présent. J'espérais réussir à le rassurer en continuant à parler comme ça, en le berçant machinalement comme je le faisais quand les enfants de l'orphelinat Valencia pleuraient en ma présence. Au bout d'interminables minutes durant lesquels ses sanglots contagieux me faisaient monter les larmes aux yeux, il commença à se calmer.
Un moment plus tard, il se tut tout à fait. Nous restâmes encore un peu comme cela, plantés au milieu de la pièce, puis je le relâchai prudemment.
- Tu veux un mouchoir ? soufflai-je.
Il opina et je fouillai dans le carton pour retrouver un mouchoir que je lui tendis. Il se moucha et s'essuya les yeux, puis avisa l'énorme tâche grisâtre qu'il avait laissé sur mon épaule et se mordit la lèvre.
- Désolé pour ton chemisier… murmura-t-il, penaud.
- Ne t'inquiète pas, je comprends.
- Je t'ai complètement repeinte…
- Et encore, tu verrais ta tête, répondis-je avec un demi-sourire.
Son visage, rougi et marbré, était couvert de traînées noires du mascara dilué par les larmes. Il traversa la pièce et vit son reflet dans le miroir au-dessus de l'évier et eut un petit sursaut.
- La vache, on dirait que je sors de la mine !
- Oui. Débarbouille-toi, ça te fera du bien, lui suggérai-je.
Il obéit et se lava le visage tandis que je surveillai la cuisson de la soupe. Je regardais cette silhouette, qui semblait soudainement si minuscule et terriblement vulnérable. Un Alchimiste d'Etat, oui, un combattant, sans doute, un résistant, aussi… mais un gamin malgré tout. Pour une personne habituée à foncer tête baissée, cela devait être douloureux de rester en coulisses, en silence, et d'être celui qui attend, angoissé, les nouvelles de ceux auquel qui il tient.
- Ah, je comprends mieux Winry, marmonna-t-il en s'asseyant à la table avec une mine un peu plus présentable.
- Winry… ton amie d'enfance, c'est ça ?
- Oui.
Je le lançai à parler d'elle et de son enfance à Resembool, songeant que cela l'aiderait sans doute à ne pas penser à autre chose. Le repas prit son temps pour cuire, tandis que nous discutions et que je le scrutais du coin de l'œil. Il avait l'air résolu à ne plus pleurer, ce qu'il percevait sans doute comme étant un signe de faiblesse, mais l'angoisse était toujours là, et elle ne le quitterait pas de la nuit. J'espérais le soutenir de mon mieux, est surtout, j'espérais que le lendemain lui apporterait de bonnes nouvelles.
En attendant, la nuit allait être longue.
Quand le réveil sonna, je me redressai laborieusement dans la pièce obscure. Je n'entendis pas les grommellements habituels d'Angie et en conclus qu'elle n'était pas endormie. J'allumai la lumière qui sembla me brûler la rétine et constatai qu'elle n'était pas dans le lit. Je mis de l'eau à chauffer, puis sortis de la pièce pour trouver Angie dans le couloir, pelotonnée dans sa couverture, un livre sur les genoux. Elle leva vers moi un regard vitreux de fatigue.
- Ah… déjà le matin ? fit-elle d'une voix pâteuse.
- Oui. Tu as réussi à dormir un peu ?
La petite blonde secoua négativement la tête. Je m'en doutais.
- Tu es restée toute la nuit à te geler dans le couloir ? Tu pouvais me réveiller tu sais.
- … Je ne voulais pas t'empêcher de dormir, tu travailles aujourd'hui, en plus, tu as deux auditions !
- C'est vrai… mais bon, c'est un cas particulier !
Je la regardai un peu plus attentivement. Elle avait une mine affreuse, les cernes marqués, les yeux pochés d'avoir pleuré. À cet instant, elle tenait plus du chiot à la fourrière que de la danseuse en devenir.
- … Allez, viens, j'ai mis l'eau à chauffer pour le café.
Elle se leva laborieusement, raidie par le froid et l'immobilité, puis rentra dans la chambre en traînant sa couverture sur le dos comme un enfant malade. Je préparai le café tandis qu'elle sortait le pain pour préparer des tartines sans grand enthousiasme, puis nous nous attablâmes.
- Toi aussi, tu as une audition ce matin, n'est-ce pas ?
Elle haussa les épaules, comme pour me répondre, "oui, mais je m'en fiche royalement".
- Il va falloir que je te maquille un bon coup aujourd'hui.
- Meh…
Je me levai pour aller chercher deux petites cuillères, ouvris le vasistas pour les poser sur le rebord du toit, à l'extérieur, et refermai rapidement pour empêcher le froid de trop envahir la pièce. Angie, qui m'avait regardé avec une curiosité indifférente, recommença à manger sans appétit. L'ambiance était lourde, et je ne savais pas quoi dire.
- Est-ce que tu veux qu'on achète le journal ce matin ? On en saura peut-être plus…
- Oui.
Je renonçai rapidement à parler et nous nous préparâmes en silence. Une fois habillée, je lui tendis les cuillères que j'avais mises à refroidir sur le bord de la fenêtre.
- Tiens, mets-toi ça sur les yeux, le froid devrait dégonfler tes poches.
Elle obéit et resta quelques minutes, les couverts posés sur ses paupières fermées. Je l'aurais sans doute taquinée si l'ambiance s'y était prêtée un tout petit peu, mais cette fois-ci, je me contentai de me coiffer et me maquiller à la hâte. Je ne voulais pas être en retard à mon rendez-vous, et il fallait encore que je m'occupe de redonner une tête potable à Angie.
Je m'assis pour la maquiller, comme chaque jour depuis que notre collocation avait commencée. Certes, elle avait un corps féminin, mais son visage n'avait pas radicalement changé non plus. La maquiller et accentuer sa féminité était un rituel incontournable. Après tout, que ferait-on si quelqu'un reconnaissait son visage dans la rue ?
- Allez, on y va.
Je fermai la porte derrière nous, puis nous descendîmes les huit étages sans autre bruit que les claquements des talons sur le bois brut des marches. En arrivant dans le hall, la porte de la loge s'ouvrit, laissant passer Mme Moth.
- Ah, c'est bien vous ! Venez, j'ai quelque chose pour vous, fit-elle, pas trop fort car il était encore tôt.
Angie se redressa, montant d'un cran dans l'anxiété tandis que nous nous approchions de la porte. La vieille dame disparut de l'embrasure, fouillant une boîte dans son appartement, puis ressortit en tenant à la main un télégraphe.
- Je crois que c'est pour vous, miss Ladeuil, fit-elle d'un ton cérémonieux. On me l'a apporté à l'instant, je me préparais à vous l'apporter.
Angie déchiqueta le télégramme plus qu'elle ne l'ouvrit, et lut les deux lignes en ouvrant grand les yeux. Je fixais l'expression de son visage submergé d'émotions, attendant qu'elle parle, mais elle me tendit le papier vert pour que je lise à son tour.
"Mission terminée. Succès. Équipe va bien. Bises. Riza. Stop."
Le soulagement me tomba dessus, et c'est avec un large sourire que je relevais les yeux vers elle.
- Tu vois, je t'avais dit qu'ils allaient bien.
- Oui, répondit la petite blonde d'une voix nouée.
En voyant ses yeux papillonner, je compris qu'elle était sur le point de fondre en larmes de nouveau, de soulagement cette fois.
- Ah non ! Tu ne pleures pas, hein ! Tout va bien, d'accord ?
- Je sais, bafouilla-t-elle. Mais…
- Interdiction de pleurer ! m'exclamai-je avec un index autoritaire. Tu as une audition ce matin et je n'ai pas le temps de te remaquiller. Tu me flingues pas mon travail !
Ma remarque lui amena un rire où perçaient tout de même les larmes, et elle hocha la tête, bouleversée et soulagée à la fois. Je sortis un mouchoir pour tamponner délicatement le coin de ses yeux avant qu'il ne soit trop tard.
- Bon, j'espère que tu es rassurée maintenant.
- Oui. Merci beaucoup Mme Moth…
- Un télégramme, je me doutais que c'était important. Je suis heureuse de voir que ce sont de bonnes nouvelles, répondit la petite vieille d'une voix douce.
- Oui. De très bonnes nouvelles.
- Très bien, ajouta-t-elle d'un ton satisfait.
- Merci de nous avoir interceptées pour nous donner le télégramme… Par contre, il faut que l'on file, ou on va être en retard à nos rendez-vous !
- Vous avez des auditions, c'est ça ?
- Oui !
- Je croise les doigts pour vous !
- Merci ! Bonne journée à vous !
- A vous aussi !
La porte claqua derrière nous, et un vent froid nous fouetta les joues, me faisant frissonner. L'automne laissait la place à l'hiver, aux gelées et à la neige. Angie leva les poings vers le ciel, faisant voler les pans de son manteau, et s'exclama "L'équipe va bien !" mettant toute son énergie et sa joie dans ces mots. Je la regardai sautiller, ragaillardie pour le compte, avec un sourire attendri. J'étais soulagée que ses amis soient indemnes. Je décidai de prendre cela comme le signe qu'une journée radieuse s'annonçait.
Il pleuvait à verse alors que je rentrais vers l'appartement. Il était au moins dix heures du soir, je n'avais pas le courage de faire les courses. Trempée, glacée, épiétée, je traversai le hall sans m'arrêter chez Mme Moth, et montai les huit étages en boitant presque de douleur. J'arrivai, déverrouillai la porte, et entrai dans la pièce sombre et froide.
Angie n'était pas rentrée.
J'avais envie d'éclater en sanglots.
Je me retins, toutefois, et pris sur moi pour faire monter la colère, ce qui me donna l'énergie de me changer pour être habillée de sec, d'allumer la lumière et d'animer le feu dans le poêle après avoir étendu mes vêtements trempés sur une chaise. Cela fait, je refermai la petite porte de fonte et restai assise devant en silence.
La pluie crépitait sur le vasistas, et les courants d'air froids de la pièce me firent frissonner. J'eus une pensée pour les inondations. Si j'en croyais les dires de Mme Moth, il n'y avait plus qu'une vingtaine de centimètres pour nous séparer de la coupure d'électricité. Je me recroquevillai, entourant mes jambes de mes bras, et nichai mon nez contre mes genoux, fixant la porte de fonte qui me barrait la vue.
J'étais seule.
J'étais seule pour affronter cette journée.
L'audition du matin avait été un assez mauvais moment à passer. Après ma prestation, ils avaient posé trois questions pour la forme avant de me congédier d'un geste de main négligent. Il était évident, à les voir, que je ne les intéressais absolument pas. J'avais ravalé mon amertume, renfilé mon manteau, et j'étais partie travailler.
La journée au travail avait été affreuse comme jamais. Le bus n'était pas passé à cause d'une panne sans doute, et j'avais dû prendre le suivant, qui était bondé. La patronne était furieuse parce qu'une commande n'avait pas été livrée ce matin-là, et s'était passé les nerfs sur moi parce que j'avais eu le malheur d'arriver avec sept minutes de retard. J'avais ensuite dû passer la journée à expliquer que nous ne pouvions pas servir le dessert le plus populaire de la maison. Il y avait eu une erreur de caisse de vingt et un cents, et j'avais passé ma pause midi à reprendre les calculs pour essayer de comprendre d'où elle venait tandis que la serveuse qui avait tenu la caisse paniquait complètement, jusqu'à ce que je trouve d'où venait l'erreur. J'avais sauvé la mise de ma collègue, mais sauté le repas de midi, faute d'avoir eu le temps de sortir m'acheter un sandwich.
Après ça, un vieux pervers avait rechigné à payer dans l'espoir de me forcer à accepter un rendez-vous avec lui, et j'avais cru devoir appeler la police pour me faire payer. Je pensais en avoir fini, quand, dans l'heure qui précédait la fermeture du café, un gamin était tombé de sa chaise, emportant avec lui la nappe et tout ce qui était posé dessus. J'avais donc dû ramasser les débris d'une théière brisée, me coupant les doigts au passage, enlever les restes d'une tarte aux myrtilles, éponger le sol comme une boniche, et frotter vainement le parquet dans l'espoir de faire partir la tache laissée par le jus des fruits rouges. La propriétaire, croyant que j'étais responsable de l'accident, avait râlé sur ma maladresse. Je n'avais même plus l'énergie de nier.
Quand j'étais revenue en arrière-boutique, les restes du jour avaient déjà été répartis, me laissant seule et affamée. Après m'être changée, j'étais repartie à la hâte, sans oser faire un crochet dans une sandwicherie de peur de louper l'audition à laquelle j'avais postulé. C'était l'Opéra, mon rêve de gosse. J'aurais tellement aimé pouvoir pousser la porte de l'entrée des artistes sans être trempée, les cheveux décoiffés plaqués par la pluie, le maquillage parti depuis longtemps, éclaboussée de boue jusqu'aux genoux par une voiture qui avait roulé dans une flaque.
Je m'étais présentée à l'accueil, sentant le poids du jugement dans le regard de celle qui m'avait donné mon numéro de passage. Quarante-neuvième, j'allais avoir le temps de sécher un peu. J'avais tâché de voir une bonne nouvelle dans l'attente qui s'annonçait. En poussant la porte de la salle d'attente, je vis une nuée de femmes, toutes plus belles et apprêtées les unes que les autres, et je compris que c'était fichu. A côté de ces corps sveltes, de ses maquillages impeccables, de ces robes sur mesure, je me situais quelque part entre la patate et la serpillière.
J'avais tenté de rattraper le coup en allant aux toilettes, mais découvert avec effroi que j'avais oublié de prendre ma trousse de maquillage. Ramassant les pots cassés, j'avais effacé les coulures de mascara, laissant bien visibles les taches de rousseur que j'avais tenté de dissimuler ce matin, puis je m'étais recoiffée après m'être essoré les cheveux, sans parvenir à empêcher des mèches rebelles de rebiquer un peu partout.
Je ne ressemblais à rien. Je n'arriverais à rien comme ça. C'était à cela que je pensais en revenant dans la salle, entendant des rires qui s'étaient tus aussitôt que j'avais poussé la porte. Avec la conviction que c'était de moi qu'elles se moquaient, j'avais vu passer ces beautés les unes après les autres, le ventre tordu par la faim, les jambes endolories, épuisée, et soyons honnêtes, passablement désespérés. Je savais que cela ne servait à rien, pourquoi étais-je restée ? Quel honneur mal placé m'avait fait espérer qu'il était utile que je reste si tard ?
Quand mon tour était arrivé, j'étais presque anesthésiée par la fatigue. J'étais montée sur scène, j'avais levé les yeux vers les gradins tendus de velours rouge, vides, le plafond peint de mille couleurs, et l'énorme lustre qui pendait au-dessus des sièges.
J'avais dansé, j'avais chanté, j'avais sorti mes tripes, arraché toute la force qui me restait pour me battre jusqu'au bout, leur montrer de quoi j'étais capable, même avec ma robe trempée et mes collants boueux. J'étais restée pantelante, seule sur la scène, éblouie par les projecteurs, à coeur ouvert dans le silence pesant qui s'ensuivit.
- J'ai jeté un coup d'oeil à votre dossier.
La voix était froide, et la lumière qui m'éclairait m'empêchait de voir le visage de celle qui avait parlé. Il valait peut-être mieux.
- Je vois que vous venez de Lacosta.
- Oui. Je suis née là-bas.
- Vous avez eu quelle formation ?
- J'ai suivi les cours au centre de danse du centre-ville, pendant cinq ans. J'ai ensuite travaillé au Angel's Chest pendant plusieurs mois.
- Je vois. C'est plutôt maigre comme bagage.
-Je crois que vous n'avez pas compris quelles étaient les exigences de l'établissement, mademoiselle Penovac. Les personnes qui postulent ici ont en moyenne huit ans de formation au conservatoire de la ville. Elles n'en sont pas à leur coup d'essai et ont participé à plusieurs dizaines de spectacles dans des salles moins imposantes. Et, sans vouloir vous déplaire, vous n'avez vraiment pas le physique recherché.
Ce n'était pas la première fois que cette idée avait été sous-entendu, mais jamais on ne me l'avais dit aussi frontalement. J'en étais restée stupéfaite, pendant que les autres avaient continué à parler.
- Je préfère vous éviter des faux espoirs, parce que pour vous produire ici, il aurait fallu commencer à travailler la danse à cinq ans. Votre retard est irrattrapable, et votre poids n'arrange rien.
- Vous avez tout de même une bonne technique vocale, si vous prenez des cours particulier, vous aurez peut-être une chance de rejoindre les chœurs.
- S'ils chantent derrière un rideau, chuchota l'un de membres du jury, assez fort pour que je l'entente quand même
- Toujours est-il que vous devriez postuler dans des salles plus adaptées à votre profil. Les spectacles sont nombreux à Central-city.
- Simplement, renoncez à l'Opéra. Ce n'est pas à votre portée, et ça ne le sera jamais.
- Sur ce, si vous pouvez laisser la place à la personne suivante, nous avons encore une dizaine de candidates à voir.
J'étais restée immobile encore quelques secondes, clignant des yeux dans la lumière brute des projecteurs, peinant à comprendre que c'était fini, que jamais je n'approcherais mon rêve plus que ça, puis, d'un pas mécanique, j'avais quitté la scène. J'avais au moins réussi à ne pas craquer devant eux. Être forte, il fallait être forte. Je m'étais répété cela, le cerveau dans un brouillard, incapable de réfléchir complètement à ce qui s'était passé. Une phrase de plus m'avait atteinte avant que la porte ne se referme.
- Je déteste quand ce genre de ratés nous fait perdre du temps.
Je m'étais sentie morte à l'intérieur. J'étais rentrée, comment, je n'en avais aucun souvenir, anesthésiée de douleur, entendant ces mots assassins tourner en boucle sans parvenir à réfléchir, sans même prendre pleinement conscience de l'humiliation que j'avais vécue. J'avais attendu de retrouver Angie pour éclater en sanglots, mais Angie n'était pas là. Elle faisait on-ne-sait-quoi, libre et légère, à mille lieues de subir le poids de mon travail insupportable, de mes refus répétés, de mon désespoir de plus en plus intense.
Je ne sais pas combien de temps je restai, assise devant le poêle, tellement vidée que même les larmes ne venaient pas… mais finalement, la porte s'ouvrit, laissant passer Angie.
- Hey ! Désolé, je rentre tard… on mange quoi, ce soir ?
C'était trop.
- … Rien, répondis-je d'une voix creuse.
- Quoi ?
- Rien !
- Ça ne va pas ? fit-elle en s'approchant, semblant tout juste découvrir qu'il y avait un problème.
- Non, ça ne va pas. Bordel de merde, ça ne va pas du tout !
- Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Qu'est-ce qui m'arrive ? Putain tu me demandes ce qui m'arrive ?! demandai-je en me redressant pour la regarder en face. Tu fous rien de tes journées, pendant que je bosse comme une tarée et que je me fais humilier un peu plus à chaque audition, je me tape tout le sale boulot, et quand pour une fois, je rentre tard, tu te débrouilles pour traîner encore plus que moi et t'attendre à ce que je te fasse à bouffer ?
Elle ouvrit de grands yeux en entendant pleuvoir ces critiques.
- Tu ne t'es pas dit que POUR UNE FOIS, ça pourrait me faire du bien que tu prennes un peu les choses en main ? Que POUR UNE FOIS, je n'aie pas besoin de te rappeler de faire la vaisselle ? Que POUR UNE FOIS, tu t'occupes de faire à bouffer pour nous deux ? Que POUR UNE FOIS, ce soit toi qui ramène du pognon ?
- Hé, j'ai ramené mon cachet quand même ! Je me suis humiliée en mini-jupe rose devant mon supérieur hiérarchique, tu te souviens ?! se rebiffa-t-elle. Je ne fais pas RIEN !
- Qu'est-ce que tu as fait pour nous aujourd'hui, alors ? Qu'est-ce que tu as foutus entre 8 h du matin et 11 h du soir, hein ?
- L'audition à laquelle j'ai participé ce matin s'est bien passée, ils m'ont rappelé pour que j'y retourne. Est-ce que ça c'est une bonne nouvelle pour toi ?
- Oh oui, c'est une bonne nouvelle, tiens, ironisai-je. Toi, au moins, tu as des rôles, pas comme la grosse dondon que je suis ! Tu n'imagines pas à quel point ça peut être écœurant, quand c'est toute notre vie, de voir quelqu'un arriver et réussir où on a échoué, alors qu'il n'y accorde même pas d'importance. Ça fait des années que je danse, que c'est toute ma vie, mon seul espoir… et toi, après un mois de cours, tu débarques les mains dans les poches et tu rafles plus de rôles que moi. Tu te rends compte à quel point c'est humiliant ? Ça veut dire quoi, ça ? Que je suis si nulle que ça ? Que je suis trop un thon pour que les gens acceptent de me faire monter sur scène ? Que je suis condamnée à passer le reste de ma vie à servir les gens et éponger la merde derrière eux ? Que je ne serai jamais rien d'autre qu'une serveuse, une boniche, partout, tout le temps ?
J'avais parlé de plus en plus fort, et je criais à présent, sentant le barrage céder, et les émotions jaillir, entre cris et larmes. Angie, qui ne s'attendait pas à cette explosion, resta figée, ne sachant pas comment réagir.
- Pour une fois que j'avais besoin d'un peu de soutien, pour UNE FOIS où je demandais un peu d'aide, tu ne pouvais pas être là ? Merde, quoi ! Pourquoi c'est toujours à moi de faire les efforts ?
- Je.. bredouilla elle, le visage défait. Je ne savais pas… Je suis désolé.
L'adolescente s'approcha de moi à pas prudents, presque comme si j'allais la frapper, et s'assit à côté de moi.
- Je n'avais pas réalisé que tu allais si mal… Tu as toujours l'air tellement assurée, tellement forte, je ne me suis pas posé la question.
- C'est bien ça le problème, fis-je à travers mes larmes.
- Pardon… murmura-t-il en enlaçant mon épaule. Tu le sais, pourtant, je suis une grosse buse pour ce genre de choses.
- Un abruti, marmonnai-je d'une voix plus calme.
- Un gros idiot, renchérit-il.
Nous restâmes côte à côte près du poêle qui me réchauffait enfin, et je continuai à pleurer lamentablement. J'avais retenu mes larmes, tellement longtemps que j'avais l'impression d'en avoir une quantité infinie. Edward, ou Angie, peu importe, me tapotait l'épaule d'un air un peu embarrassé.
- Des fois, je me dis que j'aurais dû rester à Lacosta.
- Pardon, c'est moi qui t'a proposé de venir à Central… C'est un peu de ma faute si tu es dans cette situation… fit la petite blonde.
Je secouai négativement la tête. En vérité, si j'étais restée, je me serais sentie tout aussi mal, je le savais. C'était une situation impossible, un problème insoluble.
- Non, je voulais vraiment partir, au fond… Tu n'y es pour rien si personne ne veut de moi. Je suis sans doute trop moche pour ça.
- Eh, ne dis pas ça, tu es belle comme un cœur !
- Allons, tu dis ça juste parce que tu es mon amie.
- Mais non !
- En tout cas, tu dois être la seule à penser ça. Tu trouves des rôles là où j'échoue encore et encore. Peut-être qu'il n'y a pas de place du tout pour moi sur scène.
- Je suis sûr que si. Peut-être que quelque part, en cet instant, il y a une annonce "cherche belle rousse à forte poitrine" à Central, et que tu ne le sais juste pas encore !
- Personne ne veut d'une rousse à forte poitrine, répondis-je en riant un peu tout de même.
- Oh, je connais plus d'un militaire qui serait ravi de te rencontrer !
- Ouais, ouais… Me parle pas de militaires, je te rappelle que l'armée a ruiné la ville où j'ai grandi…
- Pardon, c'est de ma faute, répéta le petit blond.
- Je t'en aurais plus voulu si tu n'avais rien fait pour essayer d'améliorer les choses, tu sais. Si tu n'avais rien fait, une de mes meilleures amies serait devenue une esclave sexuelle dans un pays étranger…
- Vu comme ça… murmura-t-il.
Le silence retomba. La pluie s'était adoucie.
- Je suppose que des fois, quoi que l'on fasse, ça aura des conséquences négatives ? murmura-t-elle, songeuse.
- Je suppose.
- Il faut que je t'avoue quelque chose…
Il y eu un long silence, comme si elle hésitait à savoir quoi dire, puis pris une inspiration.
- Il y a quelques jours, j'ai rencontré deux filles après une audition, qui cherchaient leur chat. Un truc à la con, j'avais envie de me changer les idées. Je ne t'en ai pas parlé parce que je me disais que tu trouverais que c'était une perte de temps et que je ferais mieux de ramener un peu de pognon, au lieu de traîner en ville chercher un chat que j'avais jamais vu pour des gens que je connaissais à peine.
- En effet, tu me connais bien, répondis-je en lui jetant un regard torve.
- Attends avant de t'énerver sur moi, ce n'est pas fini… Il s'est passé plusieurs choses… La première, c'est qu'en enquêtant, je me suis rendu compte que ça avait l'air plus sérieux que ce que je pensais. Des animaux errants ou perdus ont disparu, oui, mais aussi des clochards, des orphelins traînant dans les rues. Personne n'y fait vraiment attention, en fait, ce sont des gens que personne ne va rechercher. Ils se disent juste que… qu'ils sont partis tenter leur chance ailleurs, dans une autre rue peut-être ? Moi, j'ai une autre impression.
Soudainement, je pensai à l'homme qui faisait la manche au coin de la vue, que je n'avais pas vu aujourd'hui, et je sentis mon estomac se nouer sans trop savoir pourquoi.
- Tu sais, je t'ai parlé du cinquième laboratoire, là où… où j'ai eu mon accident. Là-bas, il y avait un homme, qui s'appelait Shou Tucker, une des personnes les plus monstrueuses que je connaisse. Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, mais… après l'explosion du bâtiment, il n'a pas été retrouvé par les militaires qui ont fait les fouilles. Je le sais, parce que Hugues avait participé à l'enquête, il était en première ligne. Je me demande si ce n'est pas lui qui est à l'origine de ces enlèvements.
- Pourquoi il ferait ça ? murmurai-je, perplexe, et vaguement inquiète en voyant son expression sinistre.
- Avant, c'était un Alchimiste d'état, spécialisé dans les chimères. Son titre lui a été retiré quand… quand l'armée a découvert qu'il avait conçu une chimère parlante en transmutant ensemble son chien et sa… sa fille.
À ces mots, j'eus l'impression qu'on m'avait coulé un baquet d'eau glacé dans les dos.
- Mais quel genre de malade ferait un truc pareil ?!
- Un savant fou prêt à tout pour la science, y compris sacrifier sa famille. Il avait déjà fait subir le même sort à sa femme, créant une chimère qui s'était laissé mourir de faim.
- C'est infect… murmurai-je, horrifiée.
- Oui.
Je tournai la tête vers lui. Il s'était écarté de moi et s'était pelotonné, regardant devant lui avec ces grands yeux vides.
- Tu étais-là ce jour-là ? devinai-je.
- Oui, croassa-t-il. C'est moi qui ai compris ce qui s'était passé en premier. Je l'ai tellement frappé… Je crois que j'aurais pu le tuer. Mais, elle m'a arrêté.
- La… la chimère ?
- Oui, fit-il d'une voix brisée. Il lui avait fait subir des horreurs, il avait ruiné sa vie, mais… C'était quand même son père.
- … Et après, qu'est-ce qui s'est passé ?
- L'armée l'a arrêté, jugé et exécuté. Enfin, ça, c'est la version officielle, en réalité les Homonculus l'ont fait venir dans le cinquième Laboratoire où il a pu continuer ses expériences en tout impunité. Et maintenant… Il doit être en train de recommencer, quelque part dans la ville.
- Dans ce cas, il faut l'arrêter sans attendre.
- Oui, c'est ce que je compte faire.
- Et sa fille ? Qu'est-ce qu'elle est devenue ?
- Elle est morte.
Au ton coupant avec lequel il avait dit ça, je compris qu'il n'en raconterait pas plus, que c'était trop difficile d'en parler. Nous restâmes silencieux, n'entendant plus que la pluie clairsemée tapotant la vitre. Je digérai cette sinistre histoire et le poids des responsabilités d'Edward, me sentant tout à coup honteuse de l'avoir accusé de me laisser tout le sale boulot. Il ne me disait pas tout de ce qu'il faisait, et je l'avais jugé un peu trop vite. Je n'étais pas la seule à faire face à des choses difficiles.
- C'est normal que tu t'occupes de ça, admis-je au bout d'un moment. Désolé de t'avoir râlé dessus.
- Non, tu as eu raison, je me repose trop sur toi. Tu as tellement l'air tellement assurée, tellement forte, que j'en oublie les difficultés que tu traverses. Je vais faire plus attention à l'avenir.
- … Merci.
La faim me revint, et je me traînai vers la huche qui se trouvait à quelques pas de moi, y trouvant un bout de pain un peu séché que je dévorai avec un soupir de soulagement.
- Je suis désolé, j'ai sauté le repas de midi, j'ai vraiment trop faim pour attendre que le repas soit prêt.
- Mais tu dois avoir la dalle ! Je comprends, fit-il d'un ton rassurant.
- Il y a pas grand-chose ici, j'avoue que le repas va être triste.
- À moins que… commença Edward.
- A moins que ?
- Les filles dont je te parlais, celles qui cherchent leur chat… Elles vivent dans un cabaret, elles m'en ont beaucoup parlé. Je crois que l'endroit pourrait te plaire. Je sais qu'ils font à bouffer, et vu ce qu'elles disaient, ça faisait envie. Ça te dit, on y va, on y mange, on profite du spectacle ? Pour décrocher un peu et essayer de profiter de la vie ? On aura tout le temps d'affronter l'adversité du monde demain.
Je hochai la tête. Un cabaret, ça me parlait. Peut-être le lieu me rappellerait le Angel's Chest. De toute façon, la perspective de manger quelque chose de plus festif que des navets mal cuits était un argument suffisant en soi.
Faisons-ça, répondis-je.
- Tu es sûre que c'est ici ?
- C'est l'adresse que m'a donnée Aïna, oui.
Je levai les yeux vers l'imposante arche de pierre blanche. Elle donnait sur un immense bâtiment circulaire de plusieurs étages encastré au milieu des immeubles d'habitation.
- J'avoue que vu la manière dont les filles en parlaient, j'imaginais quelque chose de moins spectaculaire, fit Angie. Mais le nom est le bon, regarde !
Elle avait désigné la porte peinte en vermillon, dont le pan gauche était entrouvert, laissant jaillir un rai de lumière orangée. Sur le battant de droite, les mots "Le Cabaret Bigarré" étaient peints en lettres d'or, reflétant la lumière âcre des réverbères. En dessous, une affiche avait été glissée sous une plaque de verre. On y voyait, peints à grands traits, une douzaine de personnes, des femmes surtout, étrangement entrelacées dans des poses impossibles et pourtant harmonieuses, envahissant l'espace comme le feraient des plantes dans un jardin à l'abandon.
- Là, c'est Aïna, fit la blonde en désignant l'une des silhouettes, et là, c'est Tallulah. On les reconnaît bien je trouve !
La première était une grande liane dont les cheveux semblaient enflammés sous les coups de pinceau. La seconde, jeune fille aux cheveux longs, pieds nus en robe blanche, ressemblait à un ange, petite et délicate au milieu des autres. Il y avait aussi une femme esquissée d'une série de courbes opulentes, immense blonde à la bouche en cœur, et devant elle, une silhouette toute petite et vêtue de noir qui se détachait sur sa robe claire. La scène, seulement esquissée, semblait étrangement vibrante, vivante.
- Allez, viens, on ne va pas rester sous la pluie, fit Angie en me tirant par le poignet pour entrer dans le hall.
Elle me tira vers elle et poussa la porte d'un air assuré, entrant dans un couloir aux murs plaqués de boiseries et de tentures damassées un peu défraîchies. En plus des appliques portant de lourds globes de verre ciselé, une guirlande de lampions multicolores éclairait les lieux, dans un mélange improbable de faste et d'irrévérence. Cette vision incongrue m'amena un sourire.
Un peu plus loin dans le couloir se trouvait un comptoir auquel était installée une rousse étonnamment grande, presque trop maigre. Je reconnus la silhouette peinte à l'entrée, et en effet, son visage s'illumina en reconnaissant Angie.
- Hé, mais qui voilà ! Bonsoirrr ! fit l'inconnue avec un accent du Nord particulièrement prononcé.
- Bonsoir, finalement, je n'ai pas pu résister à la tentation de voir Tallulah déguisée en ange !
- Ahah, je comprrrends. Bienvenue à toi et… fit-elle en levant les yeux vers moi.
- Ah, pardon, fit Angie en nous regardant alternativement. Aïna, je te présente Roxane, ma colocataire. Roxane, Aïna. Aïna, Roxane.
Sa répétition maladroite nous fit sourire, et je lui serrai la main, fine et blanche comme de la porcelaine.
- Du coup, deux places ? demanda la petite blonde en fouillant dans son sac.
- C'est prratiquement l'entrrracte, là…. Je vais pas te faire payer plein pot !
- Ahah, c'est gentil de ta part !
Finalement, après avoir payé moitié prix des entrées déjà pas si chères, nous entrâmes.
La salle centrale était une immense pièce circulaire à la lumière tamisée. De grands pans de tissu rouge sombre étaient tendus au-dessus de nos têtes, formant une sorte de grand chapiteau. Des guirlandes de lampions y étaient suspendues, formant des constellations multicolores qui donnaient plus l'impression d'être à un bal d'été que dans une salle de spectacle. Cette ambiance festive et informelle me plut immédiatement.
Il y avait des personnes installées aux tables dépareillées éclairées de bougies, mais la pièce était loin d'être pleine pour autant. Les gens semblaient contents d'être là, et en plus du piano et de la voix chaude de la chanteuse, on entendait quelques murmures de discussions paisibles. Un fumet de cuisine flottait dans la pièce, l'odeur d'un plat en sauce qui me rappela à quel point j'étais affamée et me donna envie de me ruer dessus comme un animal en chasse.
Angie dut le deviner, car elle me désigna le bar, en face de l'entrée. Je me faufilai et lut l'ardoise éclairée par un lampion jaune, en salivant à chaque mot du menu. Finalement, nous nous installâmes à table avec une bière chacun, et, le temps que la chanson s'achève, deux assiettes fumantes de bœuf bourguignon nous furent servies.
Bon appétit ! lançai-je avant d'engloutir la première bouchée.
J'avais trop faim pour la politesse, trop faim, même, pour accorder de l'intérêt aux chanteuses qui se trouvaient sur scène. Elles avaient pourtant une belle voix, comme je m'en rendrais compte après.
Je participai aux applaudissements en mastiquant, songeant que c'était le meilleur bœuf bourguignon de ma vie, puis un jeune homme, plutôt petit, respirant l'élégance avec son frac et son chapeau, le sourire charmeur et les cheveux noirs bien gominés, monta sur scène. Il annonça que la pause durerait quinze minutes, et que le spectacle allait reprendre avec un groupe en deuxième partie. Les lumières des appliques s'allumèrent, annonçant l'entracte et dévoilant des murs circulaires percés d'arches qui donnaient sans doute sur d'autres pièces, alcôves, salons, et cuisines… La scène avait été construite devant deux entre elles, qui s'ouvraient sans doute dans les coulisses. En buvant, j'observais les lieux. Entre la scène et le bar, une immense porte vitrée laissait voir un jardin d'hiver, pour l'heure plongé dans la pénombre. Cela n'avait pas toujours été un cabaret, avec un peu d'observation, on devinait bien que les lieux avaient été réaménagés. C'était probablement trop grand pour un hôtel particulier, trop clinquant pour être un bâtiment administratif…
Une musique s'éleva, sans doute un disque mis sur le gramophone pour prolonger l'ambiance, et après avoir un peu plus découvert les lieux, je profitai des lumières maintenant allumées pour regarder mon assiette avec les yeux de l'amour. Angie, moins affamée que moi pour une fois, passait plus de temps à regarder alentours qu'à manger.
- J'aime bien cet endroit, fit-elle avec un petit sourire en se réinstallant un peu mieux sur sa chaise.
- Ça ne m'étonne pas, tu aimes ce qui est clinquant, répondis-je d'un ton pince-sans-rire.
- Eh, arrête de critiquer mes goûts, grommela-t-elle d'un ton un peu Edwardesque.
- Je te taquine, tu le sais bien. Mais moi aussi, j'aime bien cet endroit.
Il y avait une atmosphère apaisante et festive à la fois, ce genre d'ambiance qui faisait se sentir chez soi, même quand on connaissait à peine les lieux. Je n'avais pas envie de mettre des mots sur ce sentiment, mais je n'en pensais pas moins. Je terminai mon assiette à une vitesse record et la sauçai soigneusement.
- Tu avais vraiment super faim, commenta Angie.
- Oui, j'ai pas mangé à midi à cause d'un problème à la caisse. Franchement, c'est de plus en plus infernal là-bas, tu as de la chance d'être partie.
- Bah… J'imagine… la patronne était… bref…
- Tu as dit un paquet d'insultes à son sujet… Et maintenant j'en pense les trois quarts.
- Tu as du courage de continuer à faire ce travail, vu la manière dont elle vous traite.
- Non Angie, ce n'est pas du courage… je n'ai pas le choix, rappelai-je.
La petite blonde baissa le nez, contrite.
- Pardon… murmura-t-elle. J'aimerais pouvoir faire quelque chose…
- Essaie de trouver du travail, fis-je en ne plaisantant qu'à moitié.
Elle hocha la tête et poussa un soupir.
- Pardon, c'est de ma faute… parce que je me suis fait virer.
- Bah, j'imagine que c'était compliqué pour toi, vis-à-vis de ton père. Ça va mieux entre vous, d'ailleurs ?
- Oui… Je ne lui pardonne pas vraiment pour ce qu'il a fait, mais au moins, j'arrive à lui parler sans le frapper.
- C'est un progrès.
Je songeai un instant à leur première rencontre, qui s'était apparemment soldée par un coup de poing. S'il y avait eu des témoins, ils avaient dû être bien surpris en voyant la pimpante petite Angie se transformer en furie.
- J'essaie de grandir un peu, quoi… Et puis, si je mets ma rancœur de côté, il a beaucoup de choses à m'apprendre. Sur l'al…
Elle s'arrêta, réalisant qu'elle n'était pas censée parler de ce genre de connaissances en public.
- Il est cultivé, quoi, résumai-je.
- Voilà… Oh, c'est Tallulah ! Héééé ! fit-elle avec de grands gestes des bras.
Je me tournai dans la direction où elle regardait avec un petit rire gêné devant son manque de discrétion, et vis effectivement une fille en robe blanche, toute petite et frêle, portant une paire d'ailes dans le dos. Elle était en train de marcher vivement, et lui adressa un grand sourire et un geste de main, sans pour autant dévier de sa route. Angie s'affaissa avec une mine déçue.
- Elle n'est pas venue… soupira-t-elle.
- Elle doit être occupée, commentai-je. Surtout si elle fait partie du spectacle, elle doit se préparer et tout !
- C'est vrai… mais bon…
- Mais en tout cas, c'est vrai qu'elle ressemble à son portrait sur l'affiche… C'est un véritable modèle réduit.
En croisant le regard torve d'Angie derrière ses lunettes, je réalisai qu'elles devaient faire à peu près la même taille.
- Arrête d'être susceptible pour ça, va… C'est mignon chez une fille, rappelai-je.
- Justement… Je ne tiens pas à être… mignonne, lâcha-t-elle comme si le mot lui brûlait les lèvres.
Je n'osais pas lui dire que c'était déjà le cas, qu'elle le veuille ou non.
- Hééé, Bérangère ! s'exclama la fameuse Tallulah en jaillissant à notre table. Tu es venue, finalement ?
Le visage de mon amie s'illumina et elle lui répondit, nous présentant rapidement. Je détaillai rapidement la jeune fille. Tout juste la vingtaine à ce qu'il semblait, elle avait fait un chignon hâtif pour se débarrasser de ses longs cheveux châtains, et parlait avec une douceur rare, la voix traînant un peu dans des accents rêveurs.
- Je suis désolée, je ne peux pas trop rester papoter, Neil a besoin d'aide pour le service, et comme on est moins nombreux que d'habitude…
- Ah, je comprends, si tu as du travail… admit-elle.
- Tu travailles ici ?
- Je travaille et vis ici, oui ! Mais ça ne fait pas longtemps, alors je suis encore un peu… maladroite ? fit-elle avec un sourire plein d'honnêteté.
- Je comprends pourquoi vous vous entendez bien alors, répondis-je.
- Hé ! se rebiffa Angie tandis que la serveuse eut un petit rire.
- Il faut vraiment que j'y aille, fit Tallulah en voyant qu'on lui faisait signe. Mais si vous restez après la deuxième partie, on va sans doute se faire un bœuf, on pourra papoter plus tranquillement à ce moment-là !
Elle repartit avec un signe de main et fit claquer ses petits talons vers les clients qui avaient attiré son attention.
- Se faire un bœuf… on a déjà eu à manger, non ? demanda Angie.
Je haussai les épaules, devinant que cela devait être une expression. Les lumières baissèrent, annonçant la fin de l'entracte, et je me tournai vers la scène.
À présent que je n'étais plus affamée, j'allais pouvoir profiter du spectacle. L'homme en frac revint, salua le public, reprit le micro.
- Hello tout le monde ! J'espère que vous avez apprécié la première partie, que vous avez bien mangé et bien bu… maintenant, il est temps pour vous de découvrir nos invités de ce soir, les Dotted Cats.
Il y eut des applaudissements chaleureux, certains connaissaient sans doute le groupe. Le petit brun reprit sa présentation, souriant avec un je-ne-sais-quoi d'impertinent.
- Vous connaissez sans doute ces belles gosses, qui étaient déjà venues l'été dernier nous éclairer de leur bonne humeur. Un trio de chanteuses qui font venir le soleil, et qui, j'espère, vous feront danser ! Je vous rappelle que si nous sommes sur scène, la piste est à vous. Faites-nous plaisir, faites-vous plaisir.
- Et toi, Andy, fais-nous plaisir ! s'exclama une voix féminine avant de le siffler.
- Allons, mesdames, un peu de tenue ! répondit-il avec un clin d'œil. Pour le strip-tease, c'était hier qu'il fallait venir !
Sa réponse provoqua quelques éclats de rires et un nouveau sifflement bruyant de la part de celle qui l'avait interpellé. Il laissa à l'assemblée quelques secondes pour se calmer, puis reprit.
- Plus sérieusement, ce soir, tout le monde reste habillé. Profitez bien du concert, et si vous avez envie de jouer les prolongations, on fera sans doute un bœuf en fin de soirée ! Mesdames et messieurs, je vous demande un tonnerre d'applaudissements pour les Dotted Cats !
Il obtint gain de cause puisque les trois filles entrèrent sous un tonnerre d'applaudissements. Une blonde, une rousse et une brunette en robes à pois s'approchèrent des micros et commencèrent à chanter et danser, accompagnée de piano et de batterie. Je plongeai dans la chanson, portée par leurs voix, leurs sourires, et les mélodies pleines de légèreté du piano. Elles étaient belles, elles étaient talentueuses, et bientôt, j'eus un sourire rêveur.
Cela faisait une éternité que je n'avais pas simplement assisté à un spectacle. Loin des auditions, des coulisses, du mascara trop sec et de l'épi rétif. Sans l'angoisse de l'heure qui tourne, le trac de monter sur scène, sans la peur du jugement, il ne restait plus que le plaisir. La légèreté de la voix, la sensibilité du pianiste, la beauté et le bonheur.
C'était pour cela que je voulais danser et chanter. L'idée me vint, limpide, tandis que je regardais alentour, ici ce couple qui regardaient la scène, lovés l'un contre l'autre, là ce groupe qui papotait à voix basse sans pouvoir s'empêcher de se dandiner un peu en rythme, un peu plus loin, cette femme qui tirait un homme dans son sillage sur la piste de danse… La musique les rendaient heureux, chacun à leur manière.
Je m'étais laissée aveugler par le prestige de l'Opéra, les bâtiments fastueux, l'aura d'excellence. Je voulais ce qu'il y avait de meilleur… Mais au fond, était-ce vraiment le meilleur ? Je me sentais bien plus à ma place ici. Chanter pour des gens et pouvoir discuter avec eux après, vivre en musique, avec légèreté, sans prestige et sans prétention, mais avec beaucoup de cœur.
Je ne savais pas ce qui se passait dans la tête d'Angie, mais elle avait le sourire aux lèvres et se tortillait sur la chaise. Les morceaux se succédaient, la piste se remplissait. Sans prendre cette idée trop au sérieux, je songeai que j'aurais aimé travailler ici. Mais bon, les chants allégeaient ma peine et la perspective de retourner travailler à l'Eternel Eté demain matin ne me semblait même plus si dramatique. L'été, il était ici, dans les chansons et les lampions.
- Je suis vraiment contente que tu m'aies amenée là, soufflai-je à Angie entre deux morceaux. Cet endroit est super !
- Les filles en disaient beaucoup de bien, alors je me suis dit que ça se tentait.
- Tu as bien fait !
- Héhéhé. Moi aussi je suis contente d'être là. Le truc, c'est que j'ai envie de danser maintenant !
Un nouveau morceau reprit, un rythme dansant de jazz. Je lui tendis la main avec un mouvement de tête pour l'inviter à danser. Son visage s'éclaira et nous allâmes sur la piste, au milieu des couples. Deux femmes qui dansaient ensemble, ce n'était pas courant, et cela pouvait attirer des regards interloqués ou courroucés. En vérité, jamais je n'aurais osé faire ça si le lieu ne m'avait pas autant rappelé l'ambiance festive des coulisses du Angel's Chest. Et en effet, ceux qui nous remarquèrent se contentèrent d'un sourire amusé.
Mes talons plats claquant sur le parquet, la main d'Angie dans la mienne, les robes qui se soulevaient, le sourire joyeux de la blonde qui avait trouvé comment alléger ma peine, le rythme qui prenait les commandes, les passes, les cheveux qui volaient, les jupes qui tournaient, les silhouettes dansant alentour, le plafond piqueté d'éclats multicolores… Tout cela était juste parfait.
Le morceau s'acheva et les danseurs s'arrêtèrent pour applaudir. Je surpris un ou deux hochements de tête appréciateurs chez ceux qui croisaient mon regard, je répondis par un sourire. Quand l'une des chanteuses reprit le micro, ce fut cette fois pour parler.
- Je vois qu'il y a pas mal de danseurs ce soir… Et des danseuses. Chapeau les filles ! fit-elle à notre intention.
Le sourire qui s'épanouit sur le visage d'Angie valait tout l'or du monde.
- Alors, pour le morceau suivant, vous voulez quoi ?
- Un big apple !
- Un big apple ? Vraiment ? On a ça en stock, les filles ?
- Bien sûr qu'on a ça ! Répondit la blonde avec un clin d'œil. Allez, c'est parti !
Nous passâmes la suite du concert à danser, changeant de partenaires au fil des danses avec l'impression étrange d'être amis avec ces inconnus souriants, et le temps fila à toute vitesse. Je refusais de penser à l'heure tardive, à la journée de demain qui allait sans doute commencer par un réveil particulièrement difficile.
Peu importe, soyons jeunes et insouciantes. S'inquiéter, c'est souffrir deux fois.
De danses en musiques, de loupés en rires, de portés en glissades, la fin du concert passa en toute vitesse. Il y eut un bis, puis le fameux Andy revint sur scène pour annoncer la fin du concert. Angie et moi, rouges et essoufflées, allâmes nous payer des bières au comptoir, retrouvant Tallulah qui servait les uns et les autres aux côtés d'un grand bond barbu entre deux âges qui encaissait les différentes commandes. Certains partaient dans un coin de la salle, vers les toilettes sans doute, d'autres enfilaient leur manteau pour repartir, mais un certain nombre, comme nous, semblaient disposés à rester. Tallulah, en nous voyant au moment de nous resservir à boire nous adressa un sourire lumineux qui avait la sincérité de l'enfance.
- Alors, vous restez pour le bœuf ?
- Vous refaites un repas ? demanda Angie avec une lueur d'espoir.
La jeune fille éclata de rire.
- Non, c'est une expression de musiciens. C'est notre petite tradition du vendredi soir, comme on accueille un groupe extérieur ce soir-là, après on se fait un concert improvisé, selon l'humeur du moment, et tout le monde peut participer.
- Waw, ça a l'air génial !
- C'est un bon moment, oui ! fit-elle en nous tendant les bières que nous avions déjà réglées. Vous chantez toutes les deux, non ? Joignez-vous à nous !
- Avec plaisir, répondis-je.
J'entamai ma bière en arpentant la pièce, observant les lieux. Des pans de tissus de couleurs variées avaient étés tendus sur les murs qui séparaient les arcades, comme pour les dissimuler. La fatigue m'avait fait monter l'alcool à la tête, et profitant d'un moment où personne ne me regardait, j'avais cédé à la curiosité et soulevé un pan de tissu non fixé. Malgré l'ombre jetée par le velours, je pus parfaitement reconnaître une paire des fesses nues dans une position particulièrement coquine. Je les recouvrai précipitamment et plongeai le nez dans mon verre en rougissant légèrement, surprise par la fresque incongrue. En jetant un regard circulaire, je compris soudainement que le reste des murs drapés de velours devaient être ornées du même genre de scènes obscènes, et eus un fou rire nerveux.
Je venais de comprendre ou nous étions. Des lieux fastueux à la limite du clinquant, une pièce centrale donnant sur des alcôves, un long couloir d'entrée… ce bâtiment était un ancien bordel. Face à cette découverte, je ne savais pas si je devais me sentir amusée ou mal à l'aise, et le résultat fut un étrange mélange des deux. Angie se tourna vers moi, surprise de me voir rouge à force de retenir de rire nerveusement, et me demanda ce qui me mettait dans cet état. J'étais incapable de répondre, et je n'avais pas envie de froisser sa pureté.
Heureusement pour moi, des gens arrivèrent sur scène, sonnant le début du fameux "bœuf". Nous nous approchâmes, intriguées et un peu incertaines. Les chanteuses s'étaient assises sur le rebord, près du piano, et balançaient leurs jambes en parlant et riant tandis que d'autres tiraient des chaises pour s'approcher. Le pianiste, une grande perche osseuse et anguleuse, leur répondait en bafouillant. À sa gauche se trouvait la batterie, et je fus surprise de voir que la personne qui y était installée était une gamine à peine adolescente, les cheveux châtains attachés dans une queue de cheval approximative, le visage rond, étrangement inexpressif.
- Molly, tu restes avec nous ? demanda l'une des chanteuses. Molly ?
La batteuse tourna finalement la tête vers celle qui l'appelait.
- Tu restes pour le bœuf ?
La fillette secoua négativement la tête et se leva, posant les baguettes sur le piano.
- Tu dois être fatiguée, je comprends.
Elle hocha la tête, puis leur fit un signe de main.
- Bye.
Ce fut le seul mot qu'elle prononça avant de se diriger vers l'entrée, accompagnée par les au revoir de la bande.
- Ça va aller pour elle ? s'inquiéta celle qui lui avait parlé.
- Ses parents viennent la chercher, répondit une autre personne.
Je ne m'attendais pas à voir une fille jouer de la batterie, encore moins une gamine aussi jeune et étrange, et je la regardai partir avec un sentiment indéfinissable tandis que tout le monde alentour bavardait. Débouchant d'un escalier, une femme en pantalon particulièrement mignonne, les cheveux bruns coupés courts, s'approcha, la guitare à la main et les salua. Elles lui firent une petite place sur le bord de la scène sans cesser de papoter.
- Ça va, Maï ?
- Pas fâchée d'être revenue à Central, la semaine a été rude… fit-elle avec une expression un peu éteinte.
- J'imagine… T'étais à East-city, c'est ça ?
- Ne parlons pas de ça maintenant, je ne vais pas gâcher l'ambiance, c'est une belle soirée aujourd'hui ! fit-elle d'un ton un peu forcé.
- Allez, on va te changer les idées ! répondit Andy en lui lançant un large sourire. Jess, tu as une idée pour nous ?
Je me tournai vers la personne à qui il s'était adressé, et découvris Jessica.
C'était une grande blonde, large d'épaules, objectivement grosse et merveilleusement resplendissante. Elle s'approcha, prit une chaise et s'assit à côté d'Andy, le présentateur de tout à l'heure, qu'elle couvait d'un regard affectueux, presque maternel. Je restai fixée sur elle. J'étais convaincue d'être trop grosse pour être jolie, et elle, avec ses nombreux kilos supplémentaires et son aura d'assurance, venait de me prouver le contraire par sa simple existence.
Je me sentis tout-à-coup très bête.
La brunette, qui semblait donc s'appeler Maï, finissait d'accorder sa guitare, Andy faisait passer des partitions au trio d'invitées en leur disant de fouiller pour voir ce qui les tentait. Angie et moi restions debout, un peu à l'extérieur du cercle de ces gens qui se connaissaient si bien.
- Les filles, prenez-vous une chaise ! fit Tallulah en entrant dans le cercle. Vous n'allez pas vous asseoir par terre, si ?
Elle avait tenté de parler fort, mais sa voix restait timide. Les autres s'écartèrent pour élargir le cercle et nous accueillirent en souriant quand nous nous installâmes parmi eux. Les gens semblaient bien se connaître, des habitués sans doute, amis, musiciens, ou simplement clients réguliers, il était difficile de le deviner pour nous qui venions d'arriver.
- Ray, tu viens avec nous ? s'exclama un homme dont je ne connaissais pas le nom.
La personne qu'il avait interpellée, un barbu aux cheveux d'un roux particulièrement flamboyant, se retourna vers le groupe, et secoua négativement la tête avec un sourire
- Tu es sûr ? demanda Tallulah, tournée vers lui.
Il fit une série de gestes qui avaient manifestement du sens et continua ce qu'il faisait, à savoir ranger les chaises. La jeune fille se retourna vers nous.
- Il préfère commencer à ranger. De toute façon il nous entendra d'ici.
Les autres hochèrent la tête, et Andy commença à claquer du talon en rythme. L'une des chanteuses du Dotted Cat l'accompagna bien vite en faisant le contretemps, utilisant le bord de la scène comme un tambour. La guitariste commença à gratter quelques accords, les autres claquèrent dans leurs mains, et le piano nous rejoignit.
- Un, deux, un, deux, trois, quatre !
La grande blonde commença à chanter. Sa voix, d'une pureté cristalline, me fit remonter des frissons le long de la poitrine, et elle avait le genre de sourire généreux qui donnait envie de tomber amoureux. Elle chanta le couplet, puis tout le monde entonna le refrain qu'ils connaissaient manifestement bien. Angie et moi, nous avions les yeux et les oreilles grandes ouvertes, observant ces échanges muets, cette complicité joyeuse. Au deuxième refrain, nous nous joignîmes au cœur, et le reste de la chanson me donna l'impression de faire partie du groupe. À peine la chanson terminée, Maï fit des arpèges, et les chanteuses prirent le train en marche, commençant à chanter Mr Sandman, que tout le monde reprit en cœur, sauf Angie qui ne connaissait pas la chanson. La suivante fut un chant traditionnel mené par l'un des hommes dont je ne connaissais pas le nom, une de ces chansons où un meneur annonçait les paroles que les autres répétaient ensuite. Puis, ce fut le pianiste qui jeta une petite mélodie d'un ton interrogateur. Tallulah entonna l'air, lui renvoyant la balle, et ce fut cette fois un duo que les autres écoutèrent, émus.
Leur morceau terminé, Andy se leva, et commença à danser, claquant bruyamment les pieds sur le sol qui résonnait étonnamment fort, marquant le rythme comme le ferait une batterie. Je me rendis bientôt compte qu'il avait des sortes de fers vissés sur ses chaussures, et compris la source ce bruit. Tallulah se leva à son tour et l'accompagna, échangeant des regards complices. Le piano suivit, et à ma grande surprise, je vis Angie se lever et se placer de l'autre côté d'Andy pour les imiter à son tour. Elle commença à claquer des talons, se calant sur leur rythme un peu laborieusement. Les deux autres la regardèrent, agréablement surpris. Voyant qu'elle peinait à suivre, ce qui n'avait rien d'étonnant, le petit brun ralentit pour lui montrer le mouvement, qu'elle tâcha d'imiter avec un sourire radieux.
C'était quelque chose d'émouvant, de la voir danser de la sorte. Plus d'Edward, plus d'Angie non plus, car quand elle dansait comme, elle ne se préoccupait pas vraiment d'avoir l'air féminine. Cette môme sortie trop vite de l'enfance s'évadait complètement dans ce genre de moments, et j'étais heureuse de la voir s'amuser à danser. Heureuse, avec une petite pointe de jalousie sans doute.
Sans que je sache comment, une liasse de partitions m'atterrit dans les mains. Je la feuilletai, curieuse, et tombai sur une chanson que je connaissais bien et que j'aimais beaucoup. Je levai la partition pour attirer l'attention, cherchant qui voudrait la chanter avec moi, et la fameuse Jess me fit un clin d'œil. La prochaine chanson, nous serions au moins deux.
Quand la démonstration de danse s'acheva, tout le monde applaudit, Angie se rassit avec un sourire jusqu'aux oreilles. Je me levai, et elle en fit autant. La grosse blonde se retourna vers le pianiste, lui demandant de nous donner un sol.
- Ah, ta chanson, commenta Andy en s'asseyant, à peine essoufflé.
Elle répondit par un sourire, et le pianiste commença à jouer. Elle commença à chanter, et sur le coup, j'avais de la peine à oser chanter, complexant de couvrir une si jolie voix, mais son sourire encourageant me rassura, et bientôt, je sentis ma voix se libérer. Une sorte de bascule dans mon corps, tandis que le piano s'emballait, que la guitare faisait la pompe, que Tallulah et l'une des chanteuses en robe à pois soufflaient ce qui aurait pu être la mélodie d'un violon, que nous improvisions. Je me sentis traversée par la musique, électrisée par la mélodie, le corps vibrant de l'harmonie des sons, la gorge ouverte, chantant à pleine voix, pleine puissance, sans contrôle. La sensation que dans cette pièce, tous les cœurs battaient à l'unisson et que nous frôlions la perfection me mit les larmes aux yeux.
Quand la dernière note s'éteignit, je me sentis sonnée, vidée. Depuis combien de temps n'avais-je pas chanté comme ça ? Mes auditions étaient un combat, cela n'aurait pas dû, j'avais toujours chanté pour me sentir libre. Il y eut quelques secondes de silence, puis, lentement, un applaudissement résonna dans la pièce, bientôt repris par tous les autres. Je vis Angie, l'oeil brillant d'admiration. Je vis les autres, enthousiastes, et je vis Jess se mettre à applaudir à son tour en me regardant droit dans les yeux avec le sourire, et cela voulait tout dire. Elle écarta les bras, dans un signe d'accueil, et avant d'avoir compris, je me retrouvai à enlacer cette femme avec qui je n'avais même pas échangé deux mots. Quand je me rassis, je me sentis éperdue de joie.
- Tu vois, souffla Tallulah à Angie, la magie dans la musique, c'est quand des âmes se touchent, et je crois que c'est ce qu'on vient de voir. Quelqu'un veut à boire ? ajouta-t-elle sans transition.
Plusieurs mains se levèrent, et elle avoua en riant qu'elle ne retiendrait pas tout. Certains l'accompagnèrent au niveau du bar ou le grand blond les accueillit avec un large sourire avant de les servir, et Angie et moi nous retroûvames dans le cercle vidé de chaises, presque seuls face à Andy et Jess.
- Vous vous plaisez ici ?
- Oui ! s'exclama Angie.
- Cet endroit est magique, ajoutai-je.
- Vraiment ? Vous savez que vous pourriez y travailler ? demanda le petit brun tout à trac.
- Hein ? ne pus-je m'empêcher de répondre. Tu le savais ? demandai-je en tournant la tête vers Angie.
- Oui, mais je voulais savoir si les lieux te plaisaient avant de t'en parler.
- Attends d'en parler à Mel, quand même, souffla la blonde à son collègue sans pouvoir s'empêcher de sourire.
- Tu sais bien qu'elle serait d'accord avec moi, fit-il d'un ton assuré. Regarde-les ! Elles sont parfaites !
À ces mots je ne pus retenir un petit rire nerveux. Je ne pensais pas qu'on me dirait ça un jour, avec mes kilos en trop et ma mise brouillonne. Angie sembla tout aussi prise au dépourvu. La grande blonde reprit la parole.
- Le Cabaret Bigarré a une philosophie assez particulière. On a fondé les lieux il y a huit ans avec Mel et Neil, et on a pris l'habitude de faire avec peu de moyens… mais c'est aussi l'occasion d'avoir beaucoup de libertés. On loge sur place, mais ça n'interdit pas de travailler à l'extérieur, et on est beaucoup à avoir plusieurs casquettes. Actuellement, ça nous aiderait bien d'avoir un peu plus de monde pour le service, par exemple. Tallulah est adorable mais a du mal à tout assumer quand elle est seule, comme c'est le cas ce soir…
- C'est vrai qu'on cherche du travail, avoua Angie en rougissant. Enfin, moi, j'en cherche en tout cas.
- Moi aussi… répondis-je. Je bosse comme serveuse en attendant de décrocher des auditions, mais quitte à faire ce travail-là, je préférerais que ce soit dans un lieu comme celui-ci.
- Il faut qu'on en reparle demain, quand Mel se sentira mieux, fit Andy, le regard brillant d'enthousiasme. Mais si ça vous intéresse, vous pourriez loger sur place, donner un coup de main pour le service, et pourquoi pas préparer un numéro si vous vous plaisez ici ?
Jess hocha la tête, alors que les autres commençaient à revenir, leur verre plein à la main.
Je pensai aux auditions d'aujourd'hui, l'humiliation que cela avait été. À Mme Moth, à son incitation à croire au destin, à l'inondation inexorable de notre quartier. À cette pièce froide qui était notre foyer, à Angie et moi et qui n'aurions peut-être plus d'électricité demain. À mon travail infect. Je réalisai soudainement que tout cela pouvait changer.
Je ne savais pas si c'était l'effet de l'alcool, la fatigue, ou parce que pour la première fois depuis très longtemps, je me sentais parfaitement bien, mais j'eus une bouffée d'honnêteté.
- Je ne sais pas si vous vous rendez compte… Mais ce que vous me proposez, ça me donne l'impression de rêver tellement c'est magique.
- J'ai posé la question parce que toutes les deux, vous avez déjà l'air d'appartenir à ce lieu, répondit le danseur aux cheveux noirs avec un sourire étincelant.
Jamais je ne m'étais sentis accueillie de manière aussi spontanée, et surtout, jamais je ne m'étais à ce point sentie acceptée pour ce que j'étais. Les bavardages légers reprirent, puis la brunette reprit sa guitare, et Tallulah recommença à chanter. Noyée dans une sorte de fatigue cotonneuse, je me laissai bercer par cette atmosphère bienheureuse, tellement émue par la perfection de cette soirée que cette fois, c'était des larmes de joie qui menaçaient de couler.
Cette fois, oui, cette fois, je me sentais parfaitement à ma place.
