Et voila, nous sommes lundi soir, mon agenda me dit que c'est l'heure de publier un nouveau chapitre de ma fic... et il s'avère que c'est le 50e ! C'est fou, quand même. 50 chapitres - et certains sont de sacrés mastodontes ! - et je suis encore en train de publier cette histoire... pour un moment encore ! J'ai commencé à publier cette histoire en automne 2016, et à l'écrire plus tôt encore. Quand j'y pense, j'avoue que j'ai un peu le vertige ! "Mais pourquoi je me suis lancé dans un projet pareil ?!' à l'époque, je ne savais pas dans quoi je m'engageais. Et si je ne me suis pas découragée en cours de route, c'est grâce à vous, qui fidèlement, lisez, commentez, ajoutez au favoris, lisez encore. Vos retours sont précieux et me motivent à fond à persévérer dans l'écriture de ce gros projet et à en faire la meilleure histoire possible ! Je ne pense pas forcément à le dire à tous les coups, mais je le dis là : Merci pour votre fidélité, votre patience, vos messages et tout. C'est super important pour moi ! 3
Voila, c'était le quart d'heure cucul, merci de votre patience, je vous laisse lire maintenant ! XD Pendant ce temps, je dessinerai l'illu du chapitre, je n'ai pas encore rattrapé mon retard mais je n'abandonne pas ! ;) Si je suis assez rapide, vous découvrirez le dessin sur deviantart après votre lecture... sinon, vous pourrez toujours aller y jeter un œil pour voir les illustrations des chapitres 46 et 47 !
Sur ce, je me tais pour de bon et je vous laisse partir pour Rush valley...
Chapitre 50 : L'âge adulte (Al)
Le réveil sonna, déchirant le silence de la pièce obscure. Je me redressai dans mon lit et me hâtai de l'éteindre. Henry, mon voisin, appréciait modérément de l'entendre sonner à cinq heures du matin. Je pouvais le comprendre, et je faisais de mon mieux pour le déranger le moins longtemps possible. Les yeux encore collés de sommeil, je quittai la chambre, mes vêtements à la main, ma serviette traînant par terre sur le plancher mal dégrossi. Dans le couloir, deux soldats, assis chacun sur leur chaise, surveillaient deux portes. La mienne, et celle de Winry.
Ils étaient toujours là. De guerre lasse, je les saluai d'un geste de main blasé. L'un des deux se leva, Gordon, si je me souvenais bien, et me suivit jusqu'à la porte de la salle de bain. Je retrouvai un peu d'intimité face au miroir, alors que je m'aspergeais le visage pour me réveiller et me coiffais sommairement. Au fil des mois, mes cheveux avaient poussé et commençaient à être sérieusement indisciplinés. Maman les aurait recoupés depuis longtemps, mais ils me convenaient comme ça. Après tout, ce n'était rien à côté du chaos qui se nichait juste en dessous.
Je m'habillai, ressortis, toujours escorté, puis rangeai mes affaires pour prendre manteau, écharpe, gants et casquette. Je ressortis, mes affaires à la main, et descendis les escaliers, avec ce militaire qui me suivait comme mon ombre, pour descendre dans la cuisine, vide, comme de juste à cette heure. J'allumai la lumière, mis de l'eau à bouillir, puis ouvris les tiroirs, cherchant le café et deux tasses. En ouvrant la boîte, je constatai qu'elle était presque vide. J'en versai le plus gros dans la cafetière, puis refermai la boîte pour noter sur le calepin posé à côté du four "Racheter café".
Puis je jetai un regard circulaire à la pièce en attendant que l'eau soit assez chaude. Les lieux étaient exactement comme à leur habitude : trois grandes tables mises bout à bout, des bancs et quelques chaises, le tout surplombé par deux ampoules éclairant les murs blanchis à la chaux. Le mobilier était rustique mais bien suffisant, et tout était fait du même bois chaud, donnant une harmonie à la pièce. Un des murs était flanqué de placards aux verrous disparates, soigneusement étiquetés à nos noms. En face, un imposant vaisselier contenait un service émaillé, des couverts pour la communauté, ainsi que des verres moulés et tout ce qui était nécessaire au service. À côté de lui, séparé par une fenêtre dont les volets encore fermés tremblaient sous le vent hivernal, une imposante armoire contenait nappes, torchons et autres. Enfin le long du mur du fond se trouvait un large plan de travail, avec l'évier où traînait de la vaisselle sale, sans doute celle de Jordan dont la réputation n'était plus à faire, le four, la gazinière, une batterie de casseroles accrochées au garde-à-vous contre le mur, et un grand placard où l'on rangeait les biens commun.
Les lieux étaient à l'image de leur gestionnaire, ordonnés et honnêtes. Il y avait ici une simplicité qui nous convenait bien avec Winry et le fait d'avoir une compagnie bavarde avait adouci l'absence d'Edward et nous avait empêchés de trop nous morfondre. Nous avions trouvé ce lieu le jour même de notre arrivée, et loué sans hésiter deux chambres dans cette résidence, moins chères et plus chaleureuses qu'un appartement ou un hôtel. Ici, il y avait des gens avec qui parler le soir, avec qui manger parfois. Louise, qui travaillait comme standardiste, Henry, qui vivotait en enchaînant les petits boulots pas toujours bien nets, Jordan, un apprenti qui, tout comme Winry, travaillait chez Marshall and Co, et quelques autres que nous connaissions moins faute d'avoir beaucoup parlé avec eux. Mais même quand ils étaient trop fatigués ou timides pour parler, leur présence faisait du bien. Les résidents avaient accepté notre arrivée et celle des militaires, qui continuaient à se relayer pour nous garder en permanence malgré l'inutilité flagrante de la démarche. Au bout d'un mois et demi, il fallait se faire à l'idée qu'Edward ne chercherait pas à nous contacter, et que nous ne partirions pas à sa recherche. Notre vie continuait, tout simplement, et nous avions digéré le fait qu'il faudrait qu'elle continue sans savoir ce qui arrivait à mon chaotique frère, supposant que l'absence d'informations à son sujet était un bon signe.
Le plus dur, au fond, ce n'était pas de ne pas le voir. Ce n'était même pas de ne pas avoir de nouvelles de lui. Non, le plus dur, c'était de se souvenir chaque jour que la dernière fois que nous avions échangé quelque chose, ce n'était pas des mots mais des coups. Le plus dur, c'était de faire tourner entre mes doigts la carte postale qu'il nous avait envoyée, et de ne pas pouvoir répondre la même chose à ce "pardon" écrit en lettres majuscules.
Il me manquait terriblement, et je m'inquiétais pour lui. J'espérais que de son côté, il ne s'inquiétait pas pour nous. Après tout, il n'était pas difficile de savoir ce que nous devenions, l'armée connaissait tous nos faits et gestes, et lui devait bien avoir trouvé le moyen d'en savoir plus, par Mustang ou Hawkeye qu'est-ce que j'en savais ? Je le souhaitais, vraiment. J'espérais qu'il n'était pas seul. J'espérais qu'il ne faisait pas de conneries, lui qui était si impulsif parfois. J'espérais qu'il allait bien.
Je baissai les yeux vers la casserole d'eau et réalisai qu'elle était en train de bouillir. J'éteignis le gaz et finis de préparer le café, revenant à la réalité, aux petits rituels du matin. J'étais le premier à me lever, chaque jour, alors c'était moi qui préparais le café pour les suivants. Je m'étais chargé de cette responsabilité avec plaisir, parce que j'éprouvais une certaine satisfaction à voir le sourire des gens qui découvraient la cafetière fumante. Cela me donnait une petite utilité qui contribuait à me faire me lever, jour à après jour.
- Je vous en sers ? demandai-je à mon escorte.
- Je veux bien, répondit l'homme d'un ton aimable. Le temps dehors n'a pas l'air très clément.
Je remplis généreusement la tasse que je lui tendis et en fis autant avec la mienne, avant de me trancher du pain pour me faire deux imposants sandwichs jambon-fromage. Pour certains, il était trop tôt pour s'imaginer manger ça, mais pour moi qui m'apprêtais à passer deux heures à crapahuter dans la neige pour livrer des journaux, ce n'était pas du luxe. Je mangeai le premier en buvant mon café et enveloppai le second dans un torchon. Puis, une fois le petit déjeuner terminé, chacun lava sa tasse et la mit à égoutter, avant que je remonte pour toquer à la porte des chambres de Winry et Jordan, qui allaient devoir se lever à leur tour. Chacun d'eux grogna depuis le fond de son lit, me confirmant que je les avais réveillés et que cela ne leur plaisait pas vraiment.
C'était un autre rituel du matin, parce que nous n'avions qu'un réveil et que je ne pouvais pas vraiment espérer me réveiller sans, je passais le relais avant de partir. En bon camarades, il arrivait que l'un revienne toquer à la porte de l'autre en ne le voyant pas sortir le nez de sa tanière. Enfin, ça, je n'étais pas là pour le voir, et je devais avouer que ce n'était peut-être pas plus mal.
Je redescendis et attrapai mes affaires laissées sur la table. Écharpe, gants, bonnet et manteau, sans oublier le sac qui contenait ma gourde et mon casse-croûte. Il fallait bien ça pour affronter l'hiver montagnard. Je poussai la porte, accueilli par une bourrasque qui projeta de la poudreuse dans l'entrée, et sortis d'un pas résolu dans le vent glacé, suivi par un militaire qui soupira de dépit.
Devoir me garder le matin n'était pas un cadeau, cela impliquait de me suivre partout, même quand je gambadais dans les éboulis pour aller livrer son journal à la petite vieille qui, malgré un âge avancé, refusait de descendre vivre au village. J'avais presque pitié pour lui. Pendant un moment, j'avais sincèrement détesté les militaires, mais au fil du temps, ce sentiment s'était estompé. Winry et moi avions parfois été infects avec eux, mais nous avions fini par nous rendre compte qu'ils n'étaient pas heureux de devoir accomplir cette mission, et qu'ils ne faisaient rien moins que leur travail, parce qu'on leur avait ordonné. Ils étaient aussi lucides que nous quant à leur utilité, et à la défiance s'était substitué avec le temps une cohabitation polie. Avoir des relations amicales avec eux était hors de nos forces, mais je sentais qu'à leurs yeux, leur mission était davantage de nous protéger que de nous surveiller.
Après tout, nous n'étions que des enfants. Sans Ed et son assurance, sans Pinako ni Izumi pour nous diriger, nous nous étions sentis livrés à nous-mêmes, idiots et impuissants. Puis nous avions appris à nous débrouiller, à mener une vie étrangement normale. La seule chose qui lui donnait de la valeur à mes yeux, c'était de partager ce quotidien avec Winry.
Bon, et puis, il fallait le reconnaître, livrer des journaux chaque matin par -15, ça ne payait pas beaucoup, mais ça entretenait une santé. Après être tombé lamentablement malade à Dublith, j'avais été heureux de sentir mon corps se renforcer sous l'effort demandé par mes petits boulots. Livreur de journaux le matin, courtier l'après-midi, je passais le plus clair de mon temps dehors à marcher, et cela me faisait du bien. À présent, je résistais à l'effort, au vent, au froid et à la neige, et ça avait quelque chose de satisfaisant. La plupart des gens travaillaient à l'intérieur, dans les mines ou au chaud dans les ateliers, et je sentais parfois une petite lueur d'admiration en me voyant débouler couvert de neige pour leur apporter des informations ou du matériel.
Je me sentais utile. Chaque jour, je faisais mon travail, chaque jour, je voyais des dizaines de personnes, avec qui j'échangeais quelque chose, même si ce n'était parfois qu'un bonjour. J'avais l'impression de connaître la ville toujours un peu plus, et peu importe que ce ne soit pas un métier glorieux, je gagnais assez pour payer ma part de loyer et de nourriture. Cette idée avait quelque chose de très satisfaisant.
Si j'étais capable de subvenir seul à mes besoins, je n'étais plus vraiment un enfant, non ?
oOo
J'avais passé la matinée à faire ma tournée, sans m'émouvoir plus que ça du vent qui me gelait le nez et les joues et de devoir marcher dans la poudreuse. Je préférais ce froid franc et sec à la neige à moitié fondue du début d'hiver, dans laquelle on finissait les pieds trempés. Je n'aurais pas cru que l'hiver ici serait plus rude qu'à Resembool, il y faisait encore chaud quand nous y étions passés avec Edward… Mais pourtant, j'aimais ce temps âpre, lutter contre les éléments me faisais sentir bien vivant. Chaque matin, je travaillais en voyant le soleil se lever paresseusement, bien après moi.
Je doutais que le soldat qui me suivait ait les mêmes pensées, le pauvre avait dû me suivre partout, et quand j'arrivai à la porte d'atelier de Winry et toquai à la porte, celui-ci s'affala contre le mur en poussant un soupir épuisé en attendant que les gens viennent nous ouvrir. Le temps était couvert et venteux, il neigerait sans doute bientôt de nouveau. La porte s'ouvrit, et on nous laissa entrer. Je traversai la pièce en ouvrant mon manteau, les joues brûlantes dans l'atmosphère surchauffée de l'atelier. Je me débarrassai rapidement de mon manteau et saluai les membres de l'atelier, dont Winry, qui, après avoir relevé la tête en me voyant, finit sa tâche avant de se débarrasser de ses lunettes et de ses gants pour me rejoindre dans la salle de repos.
C'était un autre rituel, celui-là. Quand j'avais terminé de livrer mes journaux et de patauger dans la neige, je rejoignais Winry à son travail pour la pause déjeuner. Nous mangions ensemble le repas qu'elle avait préparé, des sandwiches ou des restes du plat de la veille. Ce n'était pas une cuisinière extraordinaire et elle n'était pas vraiment fière de ce qu'elle nous préparait, mais à force de cuisiner avec nos voisins, nous avions des recettes de plus en variées. Et peu importe, je trouvais ça bon et j'appréciais ces moments passés ensemble. Parfois, nous mangions avec la bande, tout le monde parlait fort et riait beaucoup. Il y avait des blagues de mécaniciens que je comprenais une fois sur dix. Quand c'était le cas, je riais avec eux, mais le reste du temps, je me contentais d'un sourire pour masquer ma mélancolie de me sentir exclu de la discussion. Je regardais Winry rire avec les autres, et elle me semblait terriblement lointaine, inaccessible. Mais elle semblait heureuse aussi, alors je tâchais de m'y faire.
Il faut dire aussi que les apprentis l'avaient à la bonne : elle réussissait à être à la fois jolie comme un cœur, capable de jurer comme un charretier et de bosser comme quatre. Si certains la regardaient un peu de travers au début, surpris d'avoir une femme dans leur équipe, ils s'étaient rapidement faits à l'idée. Elle n'était pas la moins bourrine de la bande, ce contraste les amusait… et leur plaisait, parfois.
J'avais remarqué que certains la regardaient d'une manière qui dépassait la simple camaraderie. Et cette simple pensée me nouait les entrailles. Heureusement qu'elle était trop absorbée pour se rendre compte des avances à peine voilée de certains collègues. Son obsession pour la mécanique avait du bon.
Elle lâcha son fer à souder et l'éteignit, se débarrassa de se gants et de ses lunettes de protection, secouant sa masse de cheveux blonds. Cette vue m'arracha un battement de cœur chaotique. Je pouvais difficilement en vouloir aux autres de la draguer. Elle était belle.
- Heeeey ! fit-elle en s'approchant, me faisant une accolade comme à son habitude, avant de m'ébouriffer les cheveux. J'ai une grande nouvelle !
Elle ne se rendait pas compte que ce geste me faisait rougir à chaque fois, parce que, comme à chaque fois, elle était déjà partie chercher notre repas dans son casier. Elle ouvrit la porte métallique et en tira un plat recouvert d'un torchon en annonçant joyeusement.
- Escalope de veau montagnarde, c'est pas mal, non ? Je l'ai préparé ce matin en suivant la recette de Louise, il n'y a qu'à faire réchauffer.
Je lui répondis par un sourire et elle mit le plat au four. Je profitai de son geste pour dévorer son profil du regard. Elle était belle.
- Ça allait, ce matin ? Il faisait carrément froid, non ?
- Bah, quand tu cours pendant des heures, pas tant que ça, fis-je en me débarrassant de mon pull. C'est plutôt ici qu'il fait trop chaud !
Ces mots la firent rire. À force de passer ma vie au grand air, je me plaignais de plus en plus de l'air saturé et surchauffé de l'atelier. Elle râlait sur le froid en s'inquiétant de savoir que ce n'était que le début de l'hiver, et que les mois à venir seraient sans doute plus rudes. C'était un peu comme si nous appartenions à deux mondes différents et que nous ne faisions que nous croiser.
Je n'aimais pas vraiment cette idée.
Le plat réchauffé, nous nous assîmes à table. Parfois, nous mangions avec tous les autres, parfois, nous nous mettions à l'écart, tantôt avec Jordan, tantôt sans lui. Je l'aimais bien, mais je préférais qu'il ne soit pas là. Je n'aimais pas le regard qu'il posait sur Winry. Les jours passaient, et je me sentais de plus en plus jaloux de ses collègues qui pouvaient passer du temps avec elle, qui pouvaient parler des heures durant, de mécanique, bien sûr, mais aussi des potins de l'entreprise, et ils étaient étrangement nombreux. Je craignais qu'un jour, il y ait un potin en particulier qui la concernerait personnellement. Si Jordan, ou un autre, lui demandait de sortir avec elle, qu'est-ce qu'elle dirait ?
Elle refuserait.
Dites-moi qu'elle refuserait. Je ne pourrais pas supporter autre chose.
Autant l'idée qu'elle soit amoureuse d'Edward était douloureuse mais acceptable, autant celle qu'elle sorte avec quelqu'un d'autre que lui était au-dessus de mes forces. Quitte à ce que je sois évincé, autant que ce soit par quelqu'un qui le méritait. Nous étions encore à Dublith quand elle avait dit qu'elle n'était plus amoureuse de lui. Ces mots m'avaient frappé. Sur le coup, mon cœur s'était gonflé d'un espoir idiot, puis… la réalité était revenue, l'effaçant comme une vague.
J'étais toujours un enfant.
J'étais toujours Al, amnésique, petit et à la traîne, trop ordinaire pour attirer son attention. J'étais là, et c'était tout. Elle ne se mettrait pas à m'aimer par magie parce qu'Edward avait disparu. C'était idiot d'imaginer ça.
Du soulagement que j'avais éprouvé à ce moment-là, j'étais passé à l'angoisse. Si elle ne se sentait liée par aucun sentiment, qu'est-ce qui l'empêcherait d'accepter des avances ? Qu'est-ce qui la retiendrait d'accepter, par curiosité, la demande d'un de ses collègues, pour peu qu'il soit physiquement à son goût ? Elle s'entendait avec tout le monde dans l'atelier, de toute façon.
- Alors, tu ne me demandes pas quelle est la grande nouvelle ? fit-elle d'un ton vif, me tirant de mes pensées maussades.
- Oh, pardon, je crois que je suis un peu fatigué, mentis-je. Vas-y, dis-moi tout !
- Ça y est, Taddheus m'a proposé de passer dans l'atelier de sur-mesure ! Il va me faire une présentation de l'atelier ce soir, comme ça je pourrai commencer dès demain à entrer dans le vif du sujet !
Ses yeux pétillèrent de joie en m'annonçant ces mots, et je sentis mes lèvres remonter dans un sourire en même temps que mon estomac se nouait. Elle avait ce qu'elle voulait. Après un mois passé à faire de la demi-mesure, elle avait assez fait ses armes pour travailler à ce qui la passionnait réellement.
- C'est génial, m'exclamai-je avant de nous servir à boire en me demandant si j'avais l'air assez sincère.
Une partie de moi se réjouissait pour elle, mais une autre pensait au fait que c'était Taddheus, le chef d'atelier, avec qui elle allait travailler, et que je ne l'aimais pas. Un peu comme je n'aimais pas Mustang. Une méfiance viscérale, sortie de nulle part, que j'avais du mal à accepter, dont je n'osais pas parler. Un instinct protecteur idiot, peut-être. Après tout, Mustang avait pris soin d'Edward quand j'en avais été incapable. Je détestais cette idée, mais je devais bien l'admettre.
- Tu te rends compte ? Je vais bosser dans un des meilleurs ateliers de la ville. Ils sont particulièrement exigeants sur la finition, donc ça sera sûrement difficile pour moi, j'ai encore un côté un peu trop "rustique", comme ils disent. Mais je pourrai proposer des plans et accéder à d'autres machines ! Et ça, c'est trop bien !
Ses yeux brillaient tellement que j'avais envie de l'embrasser. Comme ça, là, au milieu de la pièce, sans prévenir. Je m'imaginais un instant la réaction générale si j'avais réellement le courage de faire une chose pareille. Cette idée m'amena un sourire cynique. Ce serait une véritable bombe dans ce quotidien bien huilé. Mais ça n'arriverait pas. J'étais trop lâche pour ça.
- Je devrai sans doute faire des journées plus longues, mais je vais être beaucoup mieux payée. C'est une sacrée bonne nouvelle
- Ouais, bah je suis jaloux ! beugla Jordan depuis la table d'à côté. Je suis arrivé avant toi je te rappelle !
- Oui mais toi t'as pas de ballons ! lança Derrick en riant, avant de se prendre un lancer de clé dans la tête.
- Ta gueule Derrick, t'es con ! Et puis Jordan, tu me rejoindras quand tu sauras monter une double bascule à l'endroit du premier coup !
La réplique salée de la blonde fit rire la tablée aux éclats, et Jordan s'empourpra tandis que les autres renchérirent pour le charrier un peu plus, se désintéressant de notre discussion qui put reprendre aussi tranquillement qu'il était possible à côté de mécaniciens tonitruants.
- C'est vraiment bien, fis-je avec un sourire fier. Mais j'étais sûr que tu allais y arriver. Tu es balaise.
- Merci !
Elle me sourit largement, et je lui répondis avant de continuer à manger. J'aurais aimé qu'elle rougisse comme moi j'aurais rougi si elle m'avait dit la même chose. Mais voilà, j'étais son ami d'enfance, et de toute façon, livrer des journaux et des colis ne méritait pas plus d'admiration que ça. C'était un petit boulot, pas un métier comme le sien qui demandait de l'expérience et des années de techniques. Au fond, payer son loyer, ce n'était pas grand-chose.
L'air frais, ça creusait l'estomac, et le travail aussi. Pendant quelques minutes, nous restâmes à manger en silence l'escalope avec son fromage et ses patates, un plat assez riche pour nous permettre de tenir une après-midi de travail sans faiblir. Je laissais traîner une oreille, épiant la conversation de nos voisins sans vraiment m'y intéresser. Elle devait être fatiguée, vraiment fatiguée. Quand c'était le cas, elle était beaucoup moins bavarde. Seulement, moi, j'avais envie de lui parler. Je ne passais déjà pas beaucoup de temps avec elle, si en plus, ça devait être en silence…
- Dis, Winry.
- Oui.
- Je suis encore un enfant, nan ?
Elle releva les yeux vers moi et s'arrêta de manger, me fixant d'un air interdit. Elle ne savait manifestement pas quoi répondre.
- Soit honnête, le but n'est pas de me faire plaisir, fis-je avec un soupir las.
- … Je ne dirais pas que tu es un enfant… mais… tu n'es pas un adulte. Enfin, moi non plus, je suppose.
- Tu as un travail, et tu es indépendante, c'est tout comme, non ?
- Je ne sais pas, ça ne me donne pas l'impression d'être une adulte pour autant, fit-elle en souriant. Je pense que j'ai besoin d'avoir plus d'expérience pour pouvoir le prétendre.
- Et moi, soufflai-je. Quand est-ce que tu me considéreras comme un adulte ?
- Je ne sais pas, quand tu m'auras dépassé en taille peut-être ? lança-t-elle au hasard en riant à moitié, un peu gênée.
Un instant, je pensai à Ed en songeant que selon ce critère, il ne serait sans doute jamais adulte, et pouffai de rire.
- D'accord, fis-je en piochant la dernière bouchée du plat dans mon assiette.
- D'accord ?
- Quand je t'aurai dépassée en taille, je te proposerai de sortir avec moi.
La phrase résonna malgré la discussion animée à la table d'à côté. Je n'arrivais pas à croire que je venais de dire ça, et surtout, je ne pouvais pas croire que je l'avais dit d'un ton aussi posé. Vu son expression soufflée, elle non plus.
Je me sentis soudainement comme le dernier des crétins et sentis mes joues m'empourprer. Pourquoi j'avais dit ça ? Qu'est-ce qui m'avait pris ? Avec cette voix-là en plus, j'aurais aussi bien pu annoncer qu'il n'y avait plus de café dans la boîte de la résidence. J'aurais voulu pouvoir faire disparaître ces dix dernières secondes, cet excès d'honnêteté. Effacer, revenir en arrière. Je n'avais rien dit. J'aurais voulu qu'elle n'ait rien entendu. Mais j'avais parlé beaucoup trop intelligiblement pour ça. Elle avait parfaitement entendu, et elle me fixait sans bouger d'un pouce.
Bien sûr, ça faisait un moment que j'y pensais, un moment que je me disais qu'il fallait que je lui avoue. Parce que chaque jour, je la trouvais plus belle, chaque jour, j'avais envie de la serrer dans mes bras, différemment. Parce que chaque jour, j'avais envie de l'embrasser, et que ces pensées-là prenaient toujours plus de place, qu'elles débordaient de partout. Je voulais lui dire que je l'aimais. Pas seulement en tant qu'ami d'enfance, qu'éternel petit frère… mais je ne voulais pas le dire comme ça.
Elle cligna trois fois des yeux, figée comme si elle venait de basculer dans une autre dimension. Elle ne s'en doutait pas, évidemment, pas une seconde elle n'aurait pu imaginer ça. Elle ne s'était jamais posé la question. Je vis ses joues s'empourprer, et je me sentis brûler. Il faisait beaucoup trop chaud dans cette pièce tout à coup. Elle ne répondait rien. J'aurais préféré qu'elle éclate de rire, qu'elle croie que ce n'était qu'une blague. Seulement, elle avait compris que ce n'était pas le cas.
J'avais l'impression de brûler de l'intérieur. Je ne pouvais pas rester en face d'elle, je ne pouvais pas soutenir son regard une seconde de plus. Je me levai brusquement, emportant avec moi mon assiette.
- Merci pour le repas.
Le ton était encore plus mécanique, je ne savais pas comment j'arrivais à encore parler, j'avais tellement la gorge sèche. Je m'enfonçais dans mon comportement anormal et gênant, incapable de faire mieux. J'aurais mieux fait de ne rien dire. Je lui tournai le dos pour la laver et la mettre à égoutter. Ici aussi, ils avaient prévu une vaisselle sur place. D'épaisses assiettes bistres, octogonales. La mienne était ébréchée. En la rinçant, je restai concentré sur ce petit détail sans importance. Mon cerveau refusait de fonctionner. J'avais du mal à respirer. Je savais qu'elle était assise derrière moi. Je sentais sa présence, et tout d'un coup, cela me terrifiait.
Je ne pouvais plus la regarder dans les yeux.
Je lui avais dit. Maladroitement, de manière ridicule, pompeuse. Sortant de nulle part. Quand on se déclarait à quelqu'un, on voulait entendre un "moi aussi, je t'aime", on voulait être embrassé, on voulait au moins un sourire avec les joues qui rosissaient et les yeux qui pétillaient. Pas des yeux ronds et un silence mortellement embarrassant.
Mais quelle idée aussi de se déclarer à quelqu'un quand on savait que ce n'était absolument pas réciproque ? Je ne pourrais plus jamais la regarder en face, et elle ne me serrerait plus dans ses bras pour me dire bonjour, elle ne passerait plus sa main dans mes cheveux pour les ébouriffer. Ces gestes qu'elle pensait anodins, ils ne l'étaient pas, et pour cette raison, elle ne les ferait plus. Ce serait trop gênant maintenant.
- Al, je… fit-elle d'une voix rauque, nouée.
Je ne pouvais pas la regarder en face. Je ne pouvais pas rester ici, la tête me tournait, il faisait vraiment trop chaud, mes yeux me brûlaient, ma gorge aussi.
- Je… il faut que je retourne travailler, bredouillai-je sans réussir à tourner la tête vers elle.
Je sortis de la pièce en lui tournant le dos, le manteau encore ouvert, le vent glacé me prenant la gorge et me giflant les joues en faisant geler des larmes naissantes sur mes cils. J'entendis la porte se refermer derrière moi, le militaire, sans doute.
J'avais envie de hurler.
Pourquoi.
Pourquoi j'avais fait ça ?
Je donnai un coup de pied dans la grille de l'usine, retenant un cri de rage.
Quel genre d'abruti balançait une chose pareille avant de partir sans se retourner ? Comme s'il suffisait de dire qu'on était amoureux pour que les choses changent par magie ? J'étais le petit frère, pas le sien, mais presque. Qu'est-ce que je pouvais espérer quand j'étais le second, le gentil, le transparent, le gamin ?
- Et merde, bredouillai-je dans le vent en sentant les larmes monter aux joues.
Les bourrasques n'arrivaient pas à refroidir mes joues brûlantes, je sentais mon cœur battre beaucoup trop fort. Il n'aurait pas pu battre avant, pour m'avertir de la connerie que je m'apprêtais à faire ? Maintenant, je ne pouvais plus reculer. Parce que je l'avais dit. Elle le savait. Et je m'en doutais, j'allais perdre cette complicité amicale, et je n'aurai rien en échange. Rien d'autre que de la distance, de l'embarras et de la pitié. Une seule phrase, sortie de nulle part en plus, et je ne savais plus où me mettre.
Pourtant, ce soir, j'allais devoir la retrouver, la voir, lui parler. À cette simple idée, le cœur me manquait. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas la regarder dans les yeux, je ne pouvais pas essuyer son refus. Je ne savais même pas si j'allais réussir à rester dans la même pièce qu'elle après ça. Et pourtant, je n'aurais sans doute pas le choix.
Le souffle court, je remontai l'allée pour quitter l'usine, le soldat sur les talons. J'allais me diriger vers la poste, les oreilles bourdonnantes, prendre les demandes de livraison et me concentrer dessus, quitte à répéter l'adresse en boucle pour ne plus penser.
Il recommençait à neiger. Le soldat, qui m'avait rattrapé, posa brièvement une main compatissante sur mon épaule, la tapotant sans prononcer un mot, mais ce geste me bouleversa tellement que je faillis éclater en sanglots. C'était bien la première fois, en un mois et demi, que j'étais content d'être suivi par un militaire. Parce que c'était un humain avant d'être un militaire.
Je hochai la tête et me remis à marcher, songeant que ce genre de choses n'était pas censé m'arriver à moi. Que mon rôle, ma place dans ce monde, c'était d'encaisser en silence, d'aider les autres avant moi, de m'effacer et d'aimer de loin. Je ne savais pas pourquoi j'avais eu la stupidité de l'oublier, mais je ne pouvais plus effacer ces mots.
Et maintenant, qu'est-ce que j'allais faire ?
- Ça va aller ? demandai-je en me retournant vers le militaire qui s'était appuyé sur un arbre pour reprendre son souffle.
L'homme déglutit et hocha la tête, et je poussai un petit soupir. Si je n'avais pas eu l'obligation d'être suivi en permanence, je serais déjà arrivé à destination pour ma dernière livraison de la journée. Le soldat devait le sentir, et c'était sans doute un peu vexant pour lui de peiner à suivre un gamin comme moi dans les sentiers de montagne. Il y avait peu de passage vers ce hameau presque abandonné, et le chemin verglacé était recouvert d'une couche de poudreuse qui ralentissait la marche. À cette saison, il ne restait plus qu'un vieil homme, attaché à sa terre et à sa maison, à qui je livrais des produits du quotidien, deux fois par semaine.
J'en profitais pour garder un œil dessus pour sa famille. À son âge, il aurait dû vivre en ville, l'hiver au moins… mais il refusait qu'on l'arrache à sa terre, et j'avais cru comprendre qu'il devenait franchement acariâtre quand on lui suggérait l'idée. J'avais donc évité d'aborder le sujet avec lui.
Je tournai la tête pour observer le ciel, les montagnes aux teintes ocre et la vallée en contrebas. Des cèdres chargés de neige dissimulaient une partie du ciel, et je ne pouvais voir à travers les nuages où le soleil en était dans sa course. Le vent était retombé dans l'après-midi, mais le froid restait bien présent. J'aimais ce temps, mais une après-midi de marche, si elle avait fatigué mon corps, n'était pas parvenue à effacer complètement mes inquiétudes vis-à-vis de Winry. J'essayais d'échapper à l'idée de ce que j'avais dit à midi, et qui me paraissait plus idiot à chaque fois que j'y repensais. Le fait d'y penser ne changerait rien au résultat.
- Quelle heure est-il ? demandai-je au soldat qui tira de sa poche une montre à gousset.
- Cinq heures moins dix.
- Nous devrions nous dépêcher, si nous tardons trop, nous devrons faire le chemin du retour dans le noir, ça ne serait pas très prudent.
L'homme grimaça, conscient que je disais vrai, et coincé entre ce fait et l'idée déplaisante de devoir continuer l'ascension.
- Allez, ce n'est plus très loin, répondis-je avec un sourire. Et le connaissant, il vous proposera sûrement de l'eau de vie.
Cette idée sembla lui redonner un peu de cœur, et nous nous remîmes en route. Je guidais l'homme d'un pas assuré, à force, je connaissais ce trajet par cœur. Je regardai presque dans le vague, laissant mes pas me guider sur le chemin enneigé, et un instant, j'entrevis une silhouette entre les buissons.
Mon cœur rata un battement. C'était une silhouette humaine, petite, trapue, qui fila, me faisant sursauter. Le militaire sembla remarquer mon trouble.
- Ça va ?
- J'ai cru voir quelque chose… Un cabri, peut-être ?
La réponse le rassura, et nous continuâmes la route. Je sentis bien vite que nous étions suivis. Je ne savais pas pourquoi je mentais exactement. Peut-être était-ce parce que je ne faisais pas confiance à l'armée. Peut-être parce que je voulais me persuader que cet inconnu ne me faisait pas peur. Au contraire. Peut-être que c'était Edward.
Cette idée faisait battre mon cœur bien plus fort que l'effort pour remonter le chemin qui serpentait entre les arbres. Depuis le temps que je ne l'avais pas vu, je me sentais trembler à cette idée. Si seulement. Si seulement c'était lui ! J'avais envie de me mettre à détaler, pour semer le soldat qui n'aurait pas la force de me poursuivre, juste pour m'offrir ce rêve, quelques secondes face à mon frère… mais si ça n'était pas lui ? Si je me mettais en danger en faisant ça ?
J'en étais là de mes réflexions quand j'arrivai au chalet de Stain, le vieillard. C'était un bâtiment bas fait de pierres et de bois sombre, qui détonnait avec l'architecture de la ville. Je frappai trois coups affirmés sur le bois noirci par l'enduit, et la porte s'ouvrit dans un grincement.
- Vous êtes en retard, grommela l'homme sans sa moustache blanche.
- Désolé monsieur, répondis-je en baissant les yeux.
Très grand, noueux et maigre, il avait une large tâche de vin sur son front sévère. Je me demandais si c'était de là que venait son nom, mais je n'avais jamais osé poser la question, il était bien trop intimidant pour ça. Au lieu de cela, je rentrai après avoir tapé des pieds pour me débarrasser de la neige sur le seuil, et délaçai le rabat de mon sac à dos, tandis que le soldat me rattrapait en soufflant.
La porte donnait presque directement dans la pièce à vivre, séparée uniquement par un épais rideau coupant les courants d'air. Je me débarrassai de mon manteau en l'accrochant à la patère, puis repoussai l'épais tissu pour entrer, le sac à la main.
La pièce était assez grande, le plafond de bois sombre suivait la pente douce du toit, des meubles rustiques habitaient la pièce d'une ambiance bourrue que j'avais fini par trouver chaleureuse. Je tirai du sac ce que j'avais apporté, farine, sel, conserves, miches de pain, une boîte de clous et d'autres bricoles. Chaque semaine, je lui donnais ses achats, et chaque semaine, il me donnait une nouvelle liste. C'était son petit-fils, le tenancier du magasin général, qui me payait pour ça. Il n'avait que rarement le temps d'aller le voir lui-même, et ça le rassurait sans doute que quelqu'un passe régulièrement lui apporter ce dont il avait besoin, vérifiant sans en avoir l'air que tout allait bien.
Les gamins de Rush Valley avaient tous dû faire ça à un moment ou un autre, et il les avait tous découragé avec ses sourcils broussailleux et ses grommellements désagréables. Pourtant, aussi âpre que puisse être sa compagnie, je l'appréciais.
- Un verre d'eau de vie pour vous réchauffer avant de redescendre ? Si vous êtes en mauvais était, Mark va prétendre que c'est trop dangereux de rester au chalet.
- Je veux bien, souffla le militaire, pour qui cette récompense était sans doute la principale motivation.
- Et toi, petit ?
- Non merci, fis-je poliment.
Il demandait à chaque fois. J'avais fini par accepter de goûter un jour, cédant à la curiosité. J'avais toussé à m'en cracher les poumons après une seule gorgée, tellement que le vieil homme avait fini par rire. Je crois que depuis ce jour-là, il s'était mis à bien m'aimer. Je l'avais amusé, mais cette tentative de goûter à de l'alcool m'avait dissuadé de recommencer.
Le vieil homme sortit une bouteille vert sombre de son placard, ainsi que deux petits verres soufflés à la main, et les remplit de liqueur. Il s'assit à sa table et nous l'imitâmes, restant poliment silencieux tandis qu'il passait en revue ce que je lui avais apporté en marmonnant. Le soldat fit tourner le liquide dans le verre, le sentit avant de le boire à petite gorgées. À son expression, je compris que même pour un habitué, l'alcool était fort.
- De nouvelles d'en bas ?
- Oh, pas grand-chose… les gens restent beaucoup chez eux ou dans leur atelier. La femme de Mark va mieux. Vous savez, elle s'était enrhumée, et ça l'avait mis dans tous ses états, il était terrifié à l'idée qu'elle ou le bébé aient le moindre problème, le médecin s'est moqué de lui.
Je continuai à raconter les menus potins de la ville, tandis que le vieil homme m'écoutait avec attention en polissant la surface d'une pièce de bois. Il ne descendait que rarement, mais je sentais bien qu'au fond, il était attaché au petit monde qu'il surplombait depuis des décennies. Il avait dû être plus sociable, par le passé.
- À la belle saison, vous venez faire vos courses vous-même ? demandai-je, cédant à la curiosité.
Je crus qu'il allait se mettre en colère, mais ma question avait été posée assez innocemment pour qu'il sourie derrière sa moustache broussailleuse.
- Oui, tant qu'ils ne m'empêchent pas de remonter chez moi.
Je souris avant de boire une nouvelle gorgée d'eau. En fait, ce n'était pas parce qu'il n'aimait pas les autres qu'il ne venait pas vivre à Rush valley, mais parce qu'il était viscéralement attaché à cette maison. Cette idée me renvoya aux ruines de Resembool, et l'image m'amena un pincement au cœur.
Cet homme avait sans doute investi la maison de son père, de son grand-père ? Les lieux étaient anciens, entretenus avec amour. Mon frère et moi, nous avions abandonné les terres de notre famille. Notre héritage n'était plus qu'un tas de pierres calcinées au milieu d'une friche de ronces et d'orties. Le lierre avait escaladé le tronc des arbres fruitiers, les murets de pierres séparant les maraîchages s'étaient effondrés faute d'avoir été entretenus… Je ne pouvais m'empêcher de penser que même si un jour, nous revenions pour de bon à Resembool, ce ne serait plus jamais pareil. Une terre ne pardonne pas si facilement d'avoir été abandonnée. Ce ne serait plus comme avant. Je me demandais si un jour, je retrouverais cet attachement pour un lieu qui ferait que ce serait bel et bien chez moi, pour toujours.
- Vous devriez filer, le jour baisse vite en cette saison !
- Vous avez raison ! fis-je en me redressant.
Le soldat poussa un soupir. Il n'avait pas vraiment envie de ressortir, mais il faudrait le faire tôt ou tard, et au moins, le verre d'eau-de-vie semblait l'avoir requinqué. Nous remerciâmes Stain pour l'accueil, avant de nous rhabiller et sortir. Le soleil déclinant avait réussi à percer dans la mince fente qui séparait les nuages et l'horizon montagneuse. Nous n'allions pas avoir longtemps avant d'être plongés dans la pénombre. Il fallait descendre au moins la première partie du trajet, celle qui louvoyait entre les arbres, avant que l'obscurité nous perde. Une fois arrivés sur la route, le chemin serait plus facile, mais pour l'heure, nous avions peu de temps.
- Dépêchons-nous, annonçai-je à mon escorte. D'ici une demi-heure, on ne verra plus où on met les pieds !
L'homme opina, et je me laissai dévaler la pente sans efforts, espérant qu'il en ferait autant et que nous serions vite arrivés.
- Hey, salut Al ! fit Henry en me voyant arriver. Toi et Winry avez reçu un colis !
- Ah, super ! m'exclamai-je. Ça doit être les livres qu'on a demandés à Pinako.
L'homme sourit en me voyant jaillir hors de mon manteau pour m'attabler devant le carton et l'ouvrir avec impatience. Je décollai les rabats et enlevai le papier journal, trouvant dessous ce que j'espérais. Je sortis les carnets de Maman, ceux que je n'avais pas emportés en voyage et que je voulais avoir avec moi, puisque nous resterions peut-être longtemps à Rush Valley. Je ne possédais pas grand-chose, mais c'était ma manière de me sentir un peu chez moi.
Pinako avait aussi glissé une feuille de papier pour nous laisser un petit mot.
"Voilà ce que vous m'avez demandé la dernière fois, j'espère que rien ne sera abîmé durant le trajet. Comme vous avez l'air d'avoir froid là-bas, j'ai aussi mis quelques pulls et une écharpe appartenant à Winry. Je vous ai aussi envoyé des noisettes du chemin, je sais que vous aimez ça et il y en a bien plus que je ce que pourrai manger. Faites attention à vous. Bises. Pinako"
Je reposai le mot avec un petit sourire, sortis les vêtements, et trouvai dessous un paquet de livres de médecine. Winry avait fait rapatrier les livres d'études de son père pour étudier le corps humain, convaincue à juste titre que la mécanique seule n'était pas suffisante pour faire de bons automails. Je ne savais pas quand elle aurait le temps de faire ça, elle consacrait déjà tellement d'énergie à son travail, quand trouverai-t-elle l'énergie de faire ce genre de cours du soir ?
Mon ventre se noua en repensant à elle. Comment allais-je pouvoir la regarder dans les yeux ? À quel point son comportement envers moi allait être affecté par cette phrase sortie de nulle part ? J'aurais voulu m'isoler pour lui parler de cette après-midi, du sentiment que j'avais eu d'être suivi et de l'espoir qui allait avec, mais je n'étais pas sûr de trouver le courage de lui parler tout court.
- Bonsoir ! fit une voix féminine dans l'entrée.
Louise entra en retirant son bonnet, libérant des boucles brunes pour le moins anarchiques. Elle pendit ses affaires à l'entrée et entra dans la pièce à vivre pour se servir de l'eau avant de s'asseoir avec un soupir.
- Ah, les journées sont longues en cette saison ! Ça va, toi qui cours tout le temps dehors ?
- Le grand air, ça forge la santé ! répondis-je d'un ton motivé qui lui arracha un petit rire.
- C'est un bon état d'esprit, ça ! Et Winry, elle n'est pas rentrée ?
Non seulement, je me sentis m'empourprer à la mention de son nom, mais en plus, je vis bien dans son regard qu'elle l'avait remarqué. Cette idée me mit mal à l'aise, même si elle ne fit aucun commentaire.
- Pas encore, répondit Henry à ma place.
- Elle va travailler dans l'atelier de sur-mesure, elle l'a appris aujourd'hui.
- Oh, c'est génial ! C'est ce qu'elle voulait faire depuis le début, non ?
- Oui. Du coup, elle fait la visite détaillée de l'atelier, pour pouvoir rentrer dans le vif du sujet dès demain. C'est pour ça qu'elle n'est pas encore rentrée.
La conversation continua, et les autres nous rejoignirent pour nous aider à préparer le repas. J'étais de corvée d'épluchage de patates, une tâche qui me convenait tout à fait : je n'avais pas besoin de réfléchir, et je pouvais profiter de la discussion. Je tâchai de rire avec les autres sans pouvoir m'empêcher de sentir que j'avais l'estomac noué. Je me sentais même de plus en plus fébrile avec les minutes qui passaient, comme si une angoisse qui ne m'appartenait pas m'avait envahi.
J'avais toujours été sensible aux émotions des uns et des autres, je le savais. Avec un sourire absent qui était devenu une expression courante chez moi, je jetais des coups d'œil aux différentes personnes qui m'entouraient, me demandant qui, dans cette joyeuse assemblée, se sentait mal sans le montrer… mais même le militaire qui m'accompagnait riait de bon cœur aux histoires que racontait Henry d'un ton baroudeur.
La porte d'entrée claqua violemment, faisant sursauter tout le monde, et Winry traversa l'entrée comme un boulet de canon. Mon cœur fit une embardée en la voyant, et ce n'était pas seulement parce que j'avais peur de me retrouver face à face avec elle. Elle avait l'air bouleversée comme jamais. Je n'avais fait que l'entrevoir avant qu'elle ne disparaisse dans l'escalier, mais j'avais eu le temps de tout remarquer.
Sa bouche crispée, ses yeux noyés de larmes, sa queue de cheval détendue et ébouriffée, une clé à molette à la main, en tenue de travail, sans manteau, alors qu'elle était tellement frileuse…
… l'absence du militaire.
Le silence qu'avait provoqué son passage éclair ne semblait pas cesser. Les autres échangeaient des regards interloqués, et je fus finalement le premier à trouver le courage de me lever de table pour la rejoindre. Je n'avais pas fini de monter les marches que j'entendais déjà ses sanglots. Je toquai à sa porte, puis, comme elle ne répondait pas, la poussai d'une main tremblante. Elle n'avait pas fermé à clef, elle n'avait pas allumé la lumière et s'était recroquevillée entre son lit et sa table de nuit comme si elle voulait être avalée par les meubles et disparaître.
Je m'approchai à pas lents, oubliant pour le compte mes questions et peines de cœur. Il s'était manifestement passé quelque chose de bien plus grave.
- Winry ?
Je traversai la pièce avec autant de précautions que si j'approchais une bête sauvage, et m'accroupis finalement face à elle, sans oser la toucher.
- Winry, murmurai-je. Qu'est-ce qui ne va pas ?
- J… Je…, j'ai…
Elle hoqueta, incapable de parler. En baissant les yeux sur sa main, toujours crispée sur son outil, ce que je vis me glaça.
Du sang.
Du sang sur la courbe brillante du métal.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
J'attendis un long moment, tandis qu'elle bafouillait, reniflait, sanglotait, incapable d'aligner deux mots. Elle n'avait pas pleuré comme ça depuis que nous étions enfants, et la voir aussi effondrée me bouleversait. J'avais envie de la serrer dans mes bras, juste pour qu'elle arrête. Je n'osais pas, pourtant. Je ne m'en sentais pas le droit. Alors j'essayai de déchiffrer ce que voulait dire ses paroles sans queue ni tête, mal articulées. L'atelier, Taddheus, outil, coup, tout cela formait des fragments d'un récit incompréhensible, et pourtant, j'avais l'impression de deviner ce qui s'était passé. Ou ce qui avait failli se passer.
- C'est fini… murmurai-je sans savoir de quoi je parlais au juste.
Je me mordis la lèvre inférieure et levai prudemment la main pour la poser sur sa tête. Quand j'étais enfant, maman me caressait les cheveux comme ça, et j'arrêtais toujours de pleurer. Je ne m'attendais pas à ce que Winry se redresse pour m'attraper à bras le corps, manquant de me faire tomber en arrière. Je me sentis tout le poids de son corps, tremblant, chaud et fragile, et après un instant de stupéfaction, je la serrai contre moi avec une inquiétude coupable. Est-ce que ça la réconfortait ? Ses sanglots commencèrent à s'espacer, me laissant supposer que oui. Je caressais sa tête dans un geste répétitif, sentant la douceur de ses cheveux sous mes doigts, son odeur, sa chaleur, sa détresse aussi. Je sus que peu importe ce qui s'était passé, peu importe ce qui se passerait après, ce souvenir resterait gravé dans ma mémoire. J'étais peut-être la personne la plus détestable au monde, mais une partie de moi se réjouissait de pouvoir la tenir dans mes bras, même si c'était la détresse qui l'avait jetée là.
- J…j'étais avec Thaddeus, murmura-t-elle, la tête nichée contre mon cou.
Je hochai la tête sans répondre. Si elle se sentait capable de parler, la moindre des choses était de l'écouter. Même si je n'étais pas sûr de vouloir entendre.
- pour… la visite de l'atelier.
J'imaginais la joie de Winry à découvrir tel ou tel outil. Elle avait dû se ruer sur les tables de travail, manipuler tout ce qu'elle pouvait avec l'enthousiasme d'un gamin dans un magasin de jouets.
- J'étais contente, vraiment, mais… Mais T…
Je la serrai un peu plus contre moi. Ce qu'elle allait dire était difficile.
- On était seuls… et là, Il a commencé à… Il m'a…
Je ne sais pas pourquoi, je compris avant même qu'elle continue. Ce n'était pas la première fois qu'on me racontait ce genre d'événements. Edward l'avait vécu aussi, différemment. Mais cette fois, c'était pire encore. J'avais l'impression que sa détresse déferlait en moi comme un barrage qui cédait. C'était incroyablement violent.
- Il m'a t-touché… la p…poitrine…
Je sentis mes oreilles tinter. Je ne pensais pas que pourrai être à ce point en colère contre quelqu'un. Comment avait-il osé faire ça ? Je refis dans un flash le jour de la visite. Au lieu de lui serrer la main, il avait fait la bise à Winry. C'était complètement déplacé. Elle n'avait pas fait attention, trop heureuse à l'idée de trouver un travail. Et puis, elle ne remarquait jamais ces choses-là. Elle ne remarquait jamais quand quelqu'un la regardait avec des arrière-pensées, quand on la draguait. Ça ne lui venait même pas à l'idée. Combien de personnes s'y étaient cassé les dents ? Combien de dragueurs de rue avait-elle éconduit sans même le remarquer ? Jusque-là, sa naïveté m'amusait… plus maintenant. Si elle avait reconnu dans le regard de son supérieur cette envie malsaine, elle ne se serait pas risquée à rester seule avec lui.
- Il m'a coincée contre une des tables et il a essayé de…, de… de me…
C'était trop dur à dire, elle n'y arrivait pas. Elle n'avait pas besoin, de toute façon. Je sentais son émotion comme si c'était la mienne. Il avait essayé de la violer. Il n'avait pas le droit. Je la serrai un peu plus contre moi.
- J'étais tétanisée, je ne savais pas quoi faire… j'essayais de me débattre, mais…
Mais il était trop grand, trop fort. Thaddeus devait faire trois fois mon poids au bas mot, comment aurait-elle pu le repousser ?
- Quand… quand j'ai… senti une clé sur la table… j'ai pas réfléchi. Je l'ai prise, et je l'ai frappé. Je l'ai frappé de toutes mes forces. Je l'ai frappé à la tête et je me suis enfuie. Il était par terre, il y avait du sang sur la clé, et…
Je sentis qu'elle était sur le point de se remettre à pleurer.
- Est-ce que… est-ce que je l'ai tué ? bredouilla-t-elle. Il y a du sang sur la clé…
Je sentis mes entrailles se nouer. Je n'avais pas pensé à ça. Winry était quand même une brute. Si elle l'avait frappé à la tempe avec une clé à molette, il y avait de quoi tuer un homme. Et… il y avait du sang. Je ne pouvais pas mentir.
- Je ne sais pas, mumurmurai-je. Mais s'il est mort, il l'a bien mérité.
Ce n'était sans doute pas la meilleure chose à dire, mais sur le moment, je le pensais vraiment. Il avait tenté de s'attaquer à la fille que j'aimais, après tout. Je n'allais pas avoir de la pitié pour lui. C'était un gros dégueulasse. Je ne l'avais jamais apprécié, mais à présent, je le détestais profondément.
- Je ne veux p-pas aller en prison…
- Tu n'iras pas en prison, fis-je d'un ton rassurant.
En réalité, je n'en étais pas si sûr, mais ce n'était pas le moment de le dire. Nous restâmes en silence dans les bras l'un de l'autre, tremblants, perdus. Qu'allait-il se passer à présent ? S'il était seulement blessé, c'était déjà grave, elle n'allait sans doute pas pouvoir garder son travail après un événement pareil. Et si… si elle avait frappé trop fort… je ne préférais même pas y penser. Elle allait devoir témoigner, passer en justice… Elle pourrait se défendre, plaider la légitime défense, mais… c'était grave. C'était très grave. Peut-être qu'elle irait en prison pour ça, en réalité.
Oh, Winry, qu'est-ce que tu as fait ? pensai-je, inquiet, en la serrant contre moi.
Le silence dans la pièce était épais et lourd, nous n'osions plus parler, plus bouger, comme si le moindre mouvement risquait de remettre en branle le temps qui s'était arrêté, nous menant vers un futur inquiétant. Maintenant que je savais ce qui s'était passé, je partageais pleinement son angoisse et sa colère. Je ne voulais pas la lâcher, jamais. Si j'avais su ce qui se profilait, je serai resté à ses côtés pour pouvoir frapper moi-même Thaddeus. Je le détestais. Je le détestais tellement. Il n'avait pas le droit de faire ça.
Et ces militaires qui nous suivaient comme des chiens, à quoi servaient-ils ? Il aurait dû la protéger. Il aurait dû être là. Ça ne serait pas arrivé s'il était resté avec elle. Où était-il passé quand elle avait besoin d'aide, quand il aurait pu être utile ? Lui aussi, je le détestais.
Pour un peu, j'aurais haï l'univers dans son intégralité. La violence de ce sentiment me terrifia.
J'entendis de très loin le téléphone sonner, puis s'arrêter. Quelqu'un avait dû répondre. Je restai aux aguets, comme si j'espérais entendre et comprendre la discussion. Évidemment, je n'entendais rien d'autre que des dialogues indistincts. Puis les marches de l'escalier grincèrent, et des pas s'approchèrent. Quelqu'un toqua à la porte.
- Winry ? C'est Jordan.
Un silence. L'apprenti poussa doucement la porte et nous regarda d'un air ahuri. Nous voir enlacés par terre, vaguement adossés au lit, était sans doute surprenant. Il rougit et toussa tandis que nous nous écartâmes. Winry revint contre le mur, recroquevillée comme si elle n'avait jamais quitté cette place, et moi, je me redressai maladroitement. C'était idiot, mais je me sentais étrangement fier. C'était dans mes bras qu'elle s'était retrouvée. Je n'étais peut-être qu'un gamin, mais j'avais au moins eu ce privilège.
- Marshall en personne a appelé. Apparemment, Thaddeus est à l'hôpital, il s'est fait frapper à la tête.
Je la vis trembler. Que quelqu'un d'autre le dise, ça rendait le tout encore plus réel.
- On m'a dit qu'il allait bien, mais qu'il était furieux.
Je poussai un soupir de soulagement. Sa mort m'aurait laissé indifférent, mais pas les conséquences pour Winry. Je lui lançai un coup d'oeil encourageant, alors qu'elle redressait un peu la tête.
- Il paraît que c'est ta faute, fit-il d'un ton perplexe. Je ne comprends pas trop ce qui s'est passé, mais tu es convoquée par Marshall et lui demain. J'espère que ça n'est pas trop grave ?
Winry pouffa nerveusement de rire. C'était ironique. Bien sûr que si, c'était grave. S'ils la convoquaient, c'était sans doute pour la virer sans autre forme de procès.
- Je… peux faire quelque chose ? tenta Jordan.
- Non, répondit simplement la blonde d'une voix vidée de toute émotion.
- Je… ça va être l'heure de manger. Vous allez nous rejoindre ?
J'échangeai un coup d'œil à Winry. Elle avait les yeux rouges, le nez gonflé d'avoir trop pleuré. Elle semblait épuisée, et ne devait pas avoir envie de parler. Si j'étais à sa place, l'idée de devoir descendre, affronter les regards et les questions serait bien au-dessus de mes forces.
- On va y réfléchir. Pars devant, fis-je à la place de Winry.
Jordan hocha la tête et repartit, et je me rendis compte à ce moment-là seulement que je venais de lui donner un ordre. Où était passé le gamin timide et bonne pâte qui se laissait toujours marcher sur les pieds ? Je ne me ressemblais plus. Je passai une main lasse sur mon visage et me tournai vers Winry.
- Tu as ta réponse. Il n'est pas mort, soufflai-je. Tu n'es coupable de rien.
Elle hocha la tête, sans doute la gorge trop nouée pour parler.
- Tu voudras manger quelque chose ? Je peux t'apporter ton assiette ici si tu préfères rester seule.
- Je n'ai pas vraiment faim, murmura-t-elle.
- Pas vraiment faim, ou vraiment pas faim ?
Elle resta silencieuse, comme si elle cherchait vraiment la réponse.
- Je vais nous chercher deux assiettes, fis-je d'un ton encourageant. Et ne t'inquiète pas, si vraiment, ça ne passe pas, je mangerai la tienne. J'ai assez d'appétit pour deux.
La phrase lui amena un pauvre sourire qui me rassura tout de même un peu. Je me levai, réalisant que mon séjour sur le plancher de la chambre m'avait laissé un peu ankylosé, et quittai la pièce à contrecœur, l'estomac noué d'émotions qui n'étaient pas vraiment les miennes. Ce fut seulement en descendant les escaliers que je me sentis rougir en repensant à la manière dont elle s'était jetée dans mes bras.
Ça ne voulait pas dire qu'elle m'aimait, non, je n'étais pas assez naïf pour croire ça… Par contre, c'était le signe qu'elle me faisait encore confiance, et c'était presque plus important pour moi. Que rien ne change, et qu'elle reste à mes côtés… c'était peut-être égoïste de souhaiter ça, mais ce serait sans doute le mieux, pour elle comme pour moi.
- Comment elle va ? demanda Louise en me voyant redescendre.
À la manière dont tous les visages s'étaient tournés vers moi, elle n'était pas la seule à se poser la question.
- Ça… ça va, elle est un peu secouée, mais elle n'a rien.
- Qu'est-ce qui s'est passé au juste ? demanda Jordan, la curiosité l'emportant sur la compassion.
- Son chef a essayé d'abuser d'elle, lâchai-je d'un ton faussement détaché.
Un silence gêné tomba sur la table. Jordan cligna trois fois des yeux, incrédule.
- Thaddeus ?!
- Oui.
- J'le crois pas… souffla-t-il.
- Vu l'état de Winry, moi j'y crois, grognai-je entre mes dents. Le pire, c'est que ça ne me surprend pas vraiment de sa part…
- En même temps, elle l'a un peu cherché aussi, marmonna l'apprenti mécanicien.
- Quoi ?!
- Bah, t'as vu comment elle est sapée ? À l'atelier, elle finit en soutif à chaque fois qu'on fait des moulages ! Normal que les mecs la matent au bout d'un moment !
- Et vous finissez pas torse-nu, peut-être ?! m'étranglai-je sous le coup de l'indignation.
Il s'arrêta un instant mais reprit tout de même.
- C'est pas pareil. Une femme, ne devrait pas se montrer comme ça.
A ces mots, Louise se leva et le gifla, à mon grand soulagement. Si elle ne l'avait pas fait, j'aurais été tenté de traverser la pièce pour lui mettre un coup de poing, et ça devait se voir sur mon visage.
- Des fois, Jordan, tu es un petit con, cracha la brunette. Winry bosse au moins autant que vous, et tu es bien placé pour savoir qu'elle travaille nettement mieux que toi. C'est pas pour rien qu'elle a été choisie pour l'atelier sur mesure !
- Elle a été choisie parce que Thaddeus voulait se la taper, c'est tout ! cracha-t-il. Ça a rien à voir avec la qualité de son taff ! Je suis sûr que c'est juste pour ça qu'ils l'ont prise dans l'entreprise. Parce que c'est une fille et qu'elle est bonne !
Je l'aurais frappé. Je lui aurai fait ravaler ses paroles infectes, cette crise de jalousie tellement mal placée, mais je n'en eus pas le temps. Henry s'était levé et l'avait attrapé par le col avec une fermeté placide, le soulevant presque du sol. Il le traîna jusqu'à la porte d'entrée, qu'il ouvrit en grand pour le jeter dehors. Il referma la porte et baissa le loquet, laissant l'adolescent tambouriner pour qu'on le laisse rentrer.
- Aaaah, merci Henry, soupira Louise d'un ton soulagé. Je commençais à avoir vraiment envie de lui arracher les yeux.
Je me rendis compte que je tremblais de tous mes membres, que je respirais beaucoup trop vite. Je ne savais pas que pouvais être en colère à ce point. C'était tellement évident pour moi que Thaddeus était coupable, comment Jordan osait-il s'attaquer à Winry en prétendant que c'était de sa faute ? Est-ce qu'ils avaient décidé de se liguer pour me faire sortir de mes gongs ?
- Je suis vraiment désolé de ce qui lui est arrivé, souffla Henry. J'espère qu'il n'a pas pu aller trop loin…
- Je ne sais pas tous les détails, mais ça a l'air d'aller. Winry l'a assommé à coups de clé pour se défendre.
- Yes, fit Louise, l'œil brillant. Bon boulot, miss !
- Je ne dirais pas ça… Elle est convoquée demain, je ne pense pas qu'elle va garder son travail dans ces conditions. Déjà, elle ne voudra pas revoir le chef d'atelier, et puis… ça fait désordre. Elle va sans doute être renvoyée, et quelle que soit la raison, avoir assommé son supérieur à coups de clé à molette, ça ne va pas aider à retrouver du travail.
La femme baissa les yeux, se rendant compte de cet aspect auquel elle n'avait pas pensé.
- En même temps, c'était la meilleure chose à faire…
- Oui.
Henry se dirigea vers la cuisinière pour servir deux assiettes de ragoût qu'il me tendit.
- Tenez, je pense qu'elle sera mieux au calme pour ce soir… mais elle a tout notre soutien. Si elle veut, je l'aiderai à retrouver un bon job.
- Pourquoi tu le prendrais pas pour toi ce bon job ? fis-je avec un sourire, touché qu'il ait pris sa défense.
- Oh, j'aime bien vivre comme ça tu sais. À force, je connais un paquet de monde.
Il avait dit cette phrase avec un clin d'œil et me fit signe de remonter avec un sourire encourageant. Jordan continuait à tambouriner à la porte en beuglant qu'il faisait super froid dehors et qu'il allait chopper la crève s'ils ne le laissaient pas rentrer. Si j'étais plutôt bon camarade d'habitude, je ne pus m'empêcher de trouver ça extrêmement satisfaisant.
Par contre, quand je tournai à l'angle du mur et vis Winry plantée dans le couloir, c'était beaucoup plus douloureux. À son expression mortifiée, je compris qu'elle avait entendu, sinon tout, au moins une grande partie de la conversation. Elle n'avait pourtant pas besoin de ça.
Sans décrocher un mot, la blonde me prit des mains l'une des assiettes et remonta dans sa chambre. Je la suivis et refermai la porte derrière moi. Elle s'assit sur le lit, son plat sur les genoux, faisant rouler les morceaux de viande du bout de la fourchette sans pour autant les manger. Je m'assis en tailleur par terre et commençait à manger. Malgré la situation difficile, j'étais affamé par une après-midi passée à courir les chemins, et rien ne saurait me couper complètement l'appétit. Je levai régulièrement les yeux vers elle, sans trop savoir quoi dire ou faire pour lui remonter le moral.
- Tu crois qu'il a raison ?
- Qui ?
- Jordan.
- Je crois qu'il est con.
Elle me regarda avec de grands yeux, surprise par mon jugement inhabituellement expéditif.
- Mais peut-être qu'il a raison, reprit-elle tristement. Peut-être qu'ils m'ont engagée juste parce que j'étais une fille. Peut-être que je travaille mal et que Thaddeus me gardait juste parce qu'il voulait… tu vois ? fit-elle d'une voix fragile.
Je secouai négativement la tête. Jordan ne se rendait pas compte de l'impact de ce qu'il avait dit. J'espérai qu'il passerait la nuit dehors pour ça.
- Mais si, regarde, personne ne voulait me prendre en apprentissage, grommela-t-elle. Ils n'osaient juste pas me dire que j'étais nulle et qu'ils ne voulaient pas être un tel poids.
Sa voix commença à se casser, et je sentis une bouffée d'appréhension à l'idée qu'elle pleure de nouveau.
- Je sais bien que je ne suis pas super intelligente comme toi et Ed. Je n'ai aucun talent en alchimie, je ne comprends pas les gens, je ne sais pas bien cuisiner, et je ne suis même pas forte. Au fond, je ne sers à rien. Même faire des automails, je le fais mal. Je suis juste un boulet en fait, souffla-t-elle.
- Tu n'es pas un boulet, soufflai-je, embarrassé.
Elle qui était pleine de joie de vivre et d'assurance ce matin même, tout cela était tombé en miettes. Tout ça à cause de ces abrutis de mécaniciens. J'avais l'impression de retrouver la fillette que j'avais connue, celle qui pleurait quand on faisait des transmutations parce que ça lui faisait trop peur.
- Si… personne ne veut de mon travail, murmura-t-elle. Si on m'engage juste parce que je suis une fille… je préfère encore être au chômage.
- Ed veut de ton travail, fis-je remarquer.
- Pfff. C'est par pitié pour moi, ça. Il n'ose pas me dire non, c'est tout
- C'est tellement par pitié pour toi qu'il a refusé que quelqu'un d'autre que toi lui fabrique ses automails, que ce soit quand Scar les a explosés ou après le cinquième laboratoire. Pourtant, il y avait des gens prêts à s'en occuper, tu sais ? Mais il veut que ça soit toi qui les fasses, parce qu'il les trouve vraiment bons !
- Mais s'il les casse, mes automails, c'est qu'ils ne sont pas si bons que ça…
- Ne sous-estime pas Edward, il est très fort pour tout casser je te rappelle ! Je suis sûr qu'un autre fabriquant aurait dû lui fournir au moins vingt automails différents ! Par membre !
L'ajout lui amena un sourire fragile au coin des lèvres. Fragile, c'est ce qu'elle était, je m'en rendais compte, tout à coup. Pas faible, pas nulle, mais fragile. L'événement ruinait toute la confiance qu'elle avait dans son travail, et j'avais le sentiment que quelque part, c'était la seule chose en quoi elle avait confiance. Comme si, une fois la qualité de ses automails remise en cause, il ne lui restait plus rien.
Pourtant, je le savais bien, moi, qu'elle avait du talent dans le domaine, qu'elle était travailleuse, exigeante avec elle-même, passionnée. Je savais qu'elle mettait tout son coeur dans la mécanique, et qu'il lui en restait quand même pour les autres. Que si on mettait à part la balistique de clé, qu'elle réservait à mon frère et moi de toute façon, elle avait plutôt bon caractère. Elle avait de l'humour et de la joie de vivre à revendre, et même si la disparition d'Ed les avait étouffés durant un moment, ce feu-là ne s'était jamais vraiment éteint.
- … Tu penses que je suis une allumeuse ? murmura-t-elle.
- Non. Tu n'es pas une allumeuse, répondis-je. Après…
Comment je pouvais dire ça ? Je devais avouer que je m'étais inquiété plus d'une fois de la voir se faire draguer sans qu'elle ne s'en rende compte, que son côté avenant était souvent mal interprété, qu'elle manquait parfois de pudeur, et que si ça n'était pas forcément déplaisant, oui, certaines personnes y voyaient un signal d'une envie qui n'était pas là. C'était même souvent le cas.
Je ne pouvais pas dire ça, elle se sentirait encore plus mal… mais si je me taisais, ce serait pire. Parce que peu importaient ses intentions de départ, il fallait qu'elle sache, qu'elle se protège. Même si j'aimais cette naïveté-là qui lui permettait de parler aux gens sans se préoccuper de leur sexe, il fallait qu'elle la perde. Pour que ce genre d'événements n'arrive plus jamais.
- Après, ça arrive que, sans calcul, tu te comportes avec les garçons de telle manière qu'ils pensent avoir des chances avec toi. Tu n'en fais pas exprès, mais…
- … mais c'est tout comme, c'est ça ? souffla-t-elle, les yeux baissés. Ils se disent que je les drague ?
Je hochai la tête. En vrai, les hommes ne voyaient pas la différence. En tout cas, pas ceux que j'avais vu discuter avec elle. Certains lui proposaient un verre en m'ignorant purement et simplement, d'autres faisaient des sous-entendus qu'elle ne percevait pas. Elle n'y pensait pas vraiment, sa tête était trop remplie de mécanique pour ça.
Elle posa son assiette à peine entamée sur sa table de nuit et cala son menton sur ses genoux en regardant droit devant elle, les yeux dans le vague.
- Si c'est ça, je ferai exprès de l'éviter. Je ne sourirai plus jamais, souffla-t-elle.
Mon cœur se serra à ses mots, posés là avec une froide résolution. J'espérais qu'elle ne le pensait pas vraiment. Mais quand elle parlait avec ce ton-là, je savais qu'elle était sérieuse.
