ça y est, c'est la rentrée ! L'attente fut longue... J'imagine que vous devez bouillir d'impatience ! Enfin, j'imagine... j'ai lu vos reviews, surtout ! :P Merci à vous, commentateurs fidèles ou occasionnels, ça me fait toujours chaud au cœur d'avoir vos retours, et ça m'encourage à persévérer dans l'écriture de cette fic quand le découragement guette.

Sinon, diverses nouvelles :

- L'illustration du chapitre 52 est maintenant publiée sur Deviantart, (avec 2 mois de retard, c'est pas trop tôt ! XD) j'espère qu'elle vous plaira, elle m'a demandé pas mal d'efforts !

- Je serai présente en convention à la Japaniort, à Niort, les 28/29 septembre, sur le stand "Al & As" avec une camarade d'écriture
ainsi qu'à la Wazabi, les 12/13 octobre à Nantes, sous le nom "Les Bulles d'Astate".

N'hésitez pas à passer papoter/pester sur ma cruauté/découvrir mes autres projets, je suis toujours ravie de discuter IRL ! :)

Et comme vous avez bien assez attendu ce moment, je vous laisse ici entamer votre lecture, en espérant que vous aurez autant de plaisir à lire ce chapitre que j'en ai eu à l'écrire !


Chapitre 53 : Retrouvailles incongrues (Jean)

- Vous parlez d'une soirée et on n'est même pas invités ? C'est quoi ce scandale ?

En voyant l'expression d'Hawkeye à l'arrivée de mes collègues, je compris immédiatement le problème. Elle avait parlé avec Edward, elle avait eu la permission de nous faire venir, Mustang et moi, au cabaret où il travaillait sous une fausse identité… mais elle n'avait pas parlé des autres, qui n'étaient pas impliqués dans les dessous de l'armée et ne savaient rien de sa transformation. Ne sachant pas trop quoi faire moi-même, je décidai lâchement de laisser à la belle blonde la responsabilité de la décision à prendre.

Elle réfléchit suffisamment vite pour ne pas laisser passer de silence gênant, puis répondit avec aplomb.

- Vous pouvez venir aussi, si ça vous intéresse, je n'y avais simplement pas pensé avant.

- C'est quoi comme soirée ? répéta Fuery en bondissant près du bureau du Lieutenant.

- Oh, ce n'est pas une soirée spéciale, mais je voulais aller voir quelqu'un qui travaille là-bas, et je me suis dit que ce serait aussi bien d'être accompagnée.

- Mustang sera là aussi, ajoutai-je précipitamment en voyant le regard de Breda ricocher vers moi à ses mots.

- Cela fait longtemps qu'on a pas fait une sortie en équipe ! s'exclama Fuery. Ça va être chouette !

- … On n'a jamais fait de sortie en équipe, asséna Falman.

- Raison de plus !

Les autres se mirent à parler avec animation, enthousiastes et curieux, et il me sembla que je fus le seul à voir Hawkeye pousser un soupir.

-Il est déjà tard ! Nous devrions peut-être partir maintenant, non ?

- Oh le cossard !

- Hé oui, j'ai soif, j'aimerais bien m'arroser le gosier ! admit Breda en souriant de toutes ses dents.

- Je vais voir où en est Mustang de son travail, fit Hawkeye avant de se lever pour toquer à la porte de notre supérieur.

- Du coup Havoc, c'est quoi, cette soirée ? Ça se passe où ?

- … Je ne sais pas, fus-je forcer d'avouer.

Elle n'avait rien eu le temps de me dire, si ce n'est que je pourrais revoir Edward. L'affection que j'avais pour le petit blond m'avait fait bondir sans hésiter sur l'occasion. J'avais envie de revoir ce sale gosse, et plus encore, je crevais de curiosité à l'idée de le voir déguisé en femme.

Mais ça, je ne pouvais définitivement pas le dire aux autres.

- Euh… Y'a à boire ? tentai-je d'un ton penaud, à peu près sûr que cette affirmation était vraie.

L'argument fit rire Breda aux éclats, mais sembla le convaincre.

- Il t'en faut peu, toi ! En même temps, j'imagine que tu as envie de te changer les idées.

- Oui.

Ce n'était pas tant d'être blessé, même si ne pas pouvoir être libre de mes mouvements était terriblement frustrant pour un homme de terrain comme moi. Ce n'était pas non plus d'avoir dû subir les monologues de ma mère se plaignant durant des heures à l'hôpital, même si je devais avouer que ça n'avait rien eu d'agréable et que j'étais soulagé d'avoir pu fuir sa présence.

Ce n'était même pas le souvenir de l'enterrement de mon frère, avec cette poignée d'irréductibles au pied de sa tombe, plus présents pour soutenir celle qui l'avait fait naître que pour pleurer sa mort. L'image de sa petite silhouette tassée dans des vêtements noirs qui lui allaient si mal et des militaires au garde-à-vous supervisant une cérémonie minimaliste me hanterait un moment. Pourtant, la détresse de ma mère m'avait moins noué le ventre que la présence des personnes en arrière-plan qui nous regardaient d'un oeil noir.

En l'absence des militaires, ils ne se seraient pas privés de cracher sur sa tombe et en seraient sans doute venus aux mains. J'étais en civil, dans une chemise noire mal repassée, accoudé sur ma béquille, tenant plus du chien galeux que du militaire. Pourtant, parmi ces silhouettes en uniforme, je reconnaissais le visage de certains collègues. Je ne savais pas si leur présence était réconfortante ou enfonçait davantage le pieu de la culpabilité de compter un terroriste dans ma famille.

Non, le pire, c'était le charnier qu'avait laissé le combat, le sang de Vermont sur mes mains, le regard vide d'Allan, les cadavres que j'avais empilés en martelant la rue de coups de fusil. C'était un massacre que j'avais vu de trop près et auquel j'avais participé.

- Il referme son dossier en cours et il est prêt à partir, annonça Hawkeye en claquant la porte derrière elle.

Je sursautai en revenant au présent. Breda se tourna vers elle pour lui demander plus d'informations sur le lieu, et je soupirai.

J'avais besoin de leur présence. Passer une soirée entouré de gens et de musique, dormir dans une caserne où je savais que si, vraiment, les choses n'allaient pas, je pourrais toujours toquer chez Breda ou Fuery, je n'imaginais rien de plus rassurant pour le moment.

- Un cabaret ?! Ça ne vous ressemble pas, Lieutenant ! commenta Breda d'un ton amusé.

- Je connais quelqu'un qui y travaille, j'étais curieuse de lui rendre visite, voilà tout.

Les trois autres la regardèrent avec une expression étonnée qui affichait clairement "Vous connaissez quelqu'un qui travaille dans un cabaret, vous ? ! Vous avez une vie sociale hors du quartier général ?" Elle soutint leur regard quelques secondes avec une expression un peu agacée, puis céda et prit le parti de s'en amuser.

- Vous avez l'air estomaqués à l'idée que je puisse connaître d'autres personnes… Vous savez, je ne m'évapore pas quand je pousse la porte d'entrée du QG…

Sur ces mots, Mustang sortit de son bureau et le verrouilla derrière lui avec son habituelle expression sérieuse. En croisant son regard, je sentis mon ventre se nouer, me rappelant que c'étaient ses ordres qui m'avaient projeté au beau milieu du massacre, à risquer ma vie. Je sentis monter une bouffée de rancune viscérale, qu'il dût sentir puisqu'il détourna les yeux. Je savais pourtant qu'il faisait son devoir, mais devoir ou pas, certaines choses ne se digéraient pas facilement...

- Je vois que nous sommes tous présents, commenta-t-il de sa voix grave.

Tout le monde quitta la pièce, manteaux et couvre-chefs à la main, et je profitai du fait que les autres parlaient, s'étiraient ou filaient satisfaire un besoin naturel avant le trajet pour me glisser à côté d'Hawkeye.

- Ce n'était pas prévu, non ?

- Que tout le monde soit là ? non, grimaça-t-elle en tournant la clé.

- Votre cousine va être mortifiée

- Sans doute… mais je pense qu'au fond, ça lui fera quand même plaisir.

- … Qu'est-ce que je peux faire pour aider ?

- Détourner l'attention du gros de la bande pour que Mustang puisse discuter avec elle.

Je hochai la tête et Breda lâcha un sifflement peu discret, avant de se dandiner, moqueur.

- Putain, mais t'es lourd avec ça ! Je - ne - drague - pas - Hawkeye !

Les militaires qui passaient à ce moment-là regardaient la scène avec un amusement mal dissimulé, et j'entrevis le Lieutenant se retenir de rire. Puis elle se retourna vers les autres et calma le jeu.

- Il vient juste de revenir, Breda, épargnez un peu votre meilleur ami.

- Définitivement pas, j'ai l'amour vache, répondit le rouquin avec un large sourire.

Elle me donna deux petites tapes de sollicitude sur l'épaule avant de rejoindre Mustang, formant la tête du cortège et m'abandonnant aux griffes de mes collègues. Je me mis en marche en claudiquant à cause de ma jambe blessée, et les autres se calèrent sur mon rythme en continuant à bavarder.

- Hawkeye qui nous emmène dans un cabaret, c'est tellement improbable, fit Falman en secouant la tête d'un air désabusé.

- Elle a une cousine qui travaille là-bas, expliquai-je.

- Hawkeye a une cousine ? ! Tu veux dire qu'elle n'est pas née dans un boulet de canon ?

Je ne pus résister à la tentation de rire au cri du coeur de Fuery.

- Hé oui, tout ce temps, on s'était trompés, il semblerait que finalement, elle soit humaine.

Je jetai un oeil à la blonde qui parlait manifestement de sujets très sérieux, et me sentis un peu comme le gamin de sortie avec les deux adultes qui menaient la marche. Si nous étions moins irresponsables, elle pourrait peut-être être moins inflexible. Je n'étais pas sûr qu'au fond, les blagues sur sa froideur la laissent si indifférente. Elle n'avait pas entendu celle-ci, mais cela pouvait peut-être être blessant, parfois.

- Mais du coup, tu es bien informé, fit remarquer Falman. Tu la connais, sa cousine ?

- Vaguement, répondis-je en haussant les épaules.

Si je disais que je l'avais déjà rencontrée, il allait falloir trouver rapidement un mensonge commun. Bon sang, je n'étais pas du tout à l'aise avec ce genre de choses, je le savais. Quelle idée ils avaient eue d'être aussi rapides à revenir ! Ils étaient pourtant du genre à traîner d'habitude…

Nous sortîmes du QG, accueillis par une nuit peu venteuse. La neige de ce matin avait été remplacée par un une vague bruine qui formait un halo autour des réverbères. Je m'inquiétai un peu de glisser sur la neige fondue que le froid nocturne risquait de transformer en verglas. Fuery remarqua mon expression soucieuse.

- Ça va, ta jambe ?

- Bof, admis-je.

- Tu en as pour combien de temps ?

- Ils m'annonçaient trois semaines à un mois pour remarcher normalement. Après, on m'a conseillé de reprendre le sport en douceur histoire d'éviter que ça se déchire de nouveau. J'ai rendez-vous à l'hôpital dans dix jours pour me faire retirer les points.

Les deux devant s'arrêtèrent pour nous laisser le temps de les rejoindre.

- On va prendre le trolley direction gare de l'Est, annonça Mustang. Il restera encore un peu de marche mais ça nous rapprochera déjà pas mal.

Je ne savais pas trop si c'était une tentative de se faire pardonner pour ce qu'il m'avait fait subir, mais je saluai la décision.

- Du coup, c'est où exactement ?

- Près de l'île des Pairs.

- Oh, près la vieille ville ? Ça va être sympa ! commenta Falman.

Je m'assis lourdement en attendant que le trolley arrive, poussant un soupir, tandis que les autres restaient debout. Je n'avais pas l'habitude d'être celui qui est à la traîne, et ça m'agaçait qu'on doive m'attendre.

Comme c'était l'heure de sortie des bureaux, le trolley était bondé. Heureusement pour moi, ma béquille attira l'attention d'une femme qui revenait manifestement des courses et me laissa sa place de bon coeur. Je la remerciai de mon meilleur sourire et eut aussitôt après peur qu'elle me prenne pour un pervers. J'étais tellement maladroit avec les filles, qu'allait-on pouvoir faire de moi ? Mon esprit s'égara du côté de Joyce, que mon retour à East-city m'avait remémorée. Un trimestre plus tard, j'étais toujours célibataire, sans autre perspective qu'une rumeur totalement infondée sur ma relation avec le Lieutenant Hawkeye et un crush probablement à sens unique pour Hayles, une fille beaucoup trop jolie et intéressante pour jeter son dévolu sur moi. Je poussai un profond soupir.

- Alors, on broie du noir ? commenta Breda d'une voix compatissante.

Il avait réussi à se frayer un chemin à côté de ma place et s'accrochait à mon dossier pour ne pas perdre l'équilibre au moindre mouvement du véhicule.

- Ouais, admis-je simplement.

- On était inquiets pour toi, tu sais… fit-il, compatissant.

Je lui répondis par un pauvre sourire. Breda était comme ça, profondément gentil, mais uniquement quand il n'y avait pas trop de monde pour le voir. Le reste du temps, il restait moqueur et retors.

- C'est gentil d'avoir pensé à moi, fis-je.

- Tu étais vraiment en première ligne pendant l'assaut, même moi, aux véhicules, j'étais pas aussi exposé. Vous avez été super courageux.

- On n'avait pas trop le choix, rappelai-je.

Il y eut un silence, tandis que nous étions secoués par le trolley qui suivait la route et ses irrégularités. Après un combat, je me demandais toujours un peu si le résultat justifiait le massacre. Vu le carnage que j'avais vu, j'avais du mal à imaginer assez de retombées positives au combat que nous avions livré pour le compenser.

- … Personne d'autre dans l'équipe n'aurait pu faire ce que tu as fait, fit Breda en pesant ses mots.

Je haussai les épaules, un peu indifférent. J'étais le gros bras, le bourrin, le fonceur. Je le savais. Je n'avais aucune compétence de stratège comme Mustang, ou Breda qui avait un bon potentiel, même s'il préférait jouer les cossards. Je n'avais pas le talent de tireur d'élite d'Hawkeye, ni les compétences en télécommunication de Fuery, qui malgré son peu d'expérience au combat, était un élément clé sur le terrain.

- Je veux dire, Havoc, si Mustang t'a choisi pour diriger cette section, ce n'était pas pour le plaisir de te mettre en danger. C'est parce que tu étais de loin le plus compétent pour la diriger. Tu ne devrais pas te réfugier autant derrière tes gros bras et ton soi-disant manque d'intelligence, des qualités, tu en as aussi.

Sa remarque me vexa et me toucha à la fois. Je détournai la tête, un peu boudeur. Il n'avait pas parlé fort, et les gens alentours étaient occupés à parler ou lire, personne n'avait sans doute prêté attention à ces mots, mais je n'étais pas à l'aise à parler de ça. Le silence retomba jusqu'à l'arrêt suivant où Hawkeye nous fit signe de descendre. Je peinai à me frayer un chemin, mais ma canne et mon uniforme, me désignant comme blessé de guerre, incitèrent spontanément les civils au respect. Je ne méritais pas ce respect, j'étais un tueur comme les autres.

Les portes se refermèrent derrière nous et le trolley repartit, obliquant à gauche pour remonter au Nord-Est en direction de la gare.

- Une fois qu'on aura fini de longer le boulevard, on est presque arrivés, annonça Hawkeye avec un geste de main.

- Ça va aller, alors, fis-je avec un sourire rassurant.

Je ne voulais pas que les autres s'inquiètent. Leur sollicitude me pesait plus qu'autre chose. J'étais censé être fort et endurant, et une fois privé de ça, je me sentais perdu. Je réalisai que j'avais passé le trajet à ruminer, alors que j'aurais dû me réjouir de revoir Edward, enfin, Bérangère.

Bérangère, quelle idée d'avoir choisi ce prénom, franchement ?

Soudain, je pris conscience de ce que je m'apprêtais à voir. Edward Elric, habillé en femme, travesti dans un cabaret. Edward Elric en robe. Maquillé, peut-être ? Méconnaissable, sûrement. Bon, il ne fallait pas s'emballer, il ne portait peut-être pas de robe, après tout, Hawkeye était toujours en pantalon. Mais je devais admettre que j'avais un peu de mal à me représenter l'adolescent brutasse dans la peau d'une jeune danseuse. D'ailleurs, j'avais beau savoir, j'avais toujours du mal à en parler au féminin. Je me demandait si j'allais réussir à ne pas rire en le — ou la — voyant.

- Pourquoi tu te marres tout seul ?

- Je me dis qu'on va passer une bonne soirée, répondis-je.

- À la bonne heure ! On va picoler comme des trous, au pire si tu tiens plus debout, Fuery et moi, on te porte au retour !

La remarque de mon ami m'amena un rire.

- J'espère qu'on n'en arrivera pas là, y'a quand même Mustang et Hawkeye avec nous.

- Nan mais ça va, ils sont vieux et responsables, ils se coucheront tôt, fit Breda avec un geste de main.

- Vieux ? Ils sont plus jeunes que toi, fit remarquer Fuery.

- Ça va, tu m'as compris. Vieux dans leur tête.

Il fallait admettre qu'en les voyant parler à mi-voix, quelques pas devant, l'air préoccupé, l'écart était frappant par rapport à nous. Ils jetaient de temps en temps des coups d'oeil pour vérifier qu'ils ne nous perdaient pas mais tenaient manifestement à rester à l'écart.

- Ça va, t'es pas trop jaloux de Mustang ?

- Arrête ton char !

Je repoussai le visage moqueur de Breda tandis qu'ils tournaient dans une rue plus étroite. Je me sentis soulagé de me dire qu'on était bientôt arrivés, ma jambe me lançait et la poignée de ma canne commençait à s'imprimer dans ma paume. Je ne serais pas fâchée de m'affaler quelque part.

- Mais du coup, si c'est pas pour la draguer, pourquoi tu passes autant de temps à parler avec Hawkeye en fait ? fit Fuery.

- C'est pas vos oignons. Je dois tout vous expliquer ou quoi ?

- Non, tu n'es pas obligé, mais Breda veut savoir, analysa Falman. Il te lâchera pas avec ça tant qu'il n'aura pas le fin mot de l'histoire.

- Bien résumé ! confirma le militaire bedonnant avec un large sourire.

- Bah putain, je suis pas rendu, soupirai-je sous les rires des autres.

Je ne pouvais pas leur dire la vérité, donc Breda n'était pas près de me foutre la paix.

Une rue plus loin, nous arrivâmes devant un bâtiment circulaire qui faisait bien trois étages, s'élançant au delà des murs environnants, fièrement surmonté d'une coupole de verre et d'acier. Je levai des yeux impressionnés. On ne voyait que le sommet, des enceintes et des immeubles l'entouraient, masquant le plus gros de la façade.

- Woah, c'est là ? fit Fuery.

- Si c'est dans ce gros bâtiment, ça va avoir de la gueule, commentai-je.

- Ce n'est pas courant comme architecture dans la région, commenta Falman. On dirait une sorte d'opéra miniature. Dommage qu'on ne puisse pas mieux en admirer la façade…

- Tais-toi et entre, fit Breda en riant.

En effet, nos supérieurs nous attendaient déjà devant l'arche qui permettait d'entrer dans ce lieu mystérieux. La porte gauche était ouverte et celle de droite était décorée d'une inscription calligraphiée en doré "Le Cabaret Bigarrée". En dessous, une affiche sous verre représentait une douzaine de personnes, des femmes surtout, sous formes de silhouettes stylisées. Encore en dessous se trouvaient les horaires et le programme du cabaret.

- Hé beh, s'il y a les mêmes filles à l'intérieur, on va passer une bonne soirée !

- Allons-y, fit Hawkeye, un peu fébrile.

Face à sa nervosité, que je fus sans doute le seul à remarquer, je me sentis pris de trac à mon tour. On allait voir Edward. En chair et en os. Après plus de deux mois de disparition. Nous entrâmes dans un long couloir coffré de boiseries jusqu'à un mètre et tapissé de tissus rouges à motifs au-dessus. Les lieux avaient été chics, même si tout semblait un peu défraîchi. Ils le seraient encore si les propriétaires n'avaient pas eu la lubie d'y accrocher des guirlandes de lampions multicolores. Oublié le faste, avec cette éclairage doux et gai, j'avais l'impression de retrouver l'ambiance des soirées d'été où nous allions danser dehors, chez mes parents ou sur les bords de la Ruade. Cette pensée m'amena un sourire.

Chacun sortit de quoi payer sa place, sauf Mustang qui se figea face à la femme aux cheveux châtains qui tenait la billetterie. Celle-ci, en le voyant, pencha un peu la tête de côté avec un sourire mi-charmeur, mi-amusé.

- … Clara ?

- Je n'espérais pas que le fameux Roy Mustang se souviendrait de moi.

- Ah, ça, je ne risque pas de l'oublier ! fit-il avec un sourire embarrassé.

Tout le monde délaissa le contenu de son portefeuille pour observer le Colonel aux prises avec ce qui était sans doute une ancienne conquête. Étant donné le nombre de femmes avec qui il était sorti, ce n'était pas la première fois… mais d'habitude, il était beaucoup plus à l'aise.

- C'est vrai qu'on s'était bien amusés, fit-elle avec un clin d'oeil mutin.

- Ça…

Mustang secoua la tête avec un sourire léger qui ne masquait pas qu'il commençait à rougir tandis que Breda se penchait tellement pour profiter du spectacle qu'il en défiait les lois de la gravité.

- Ça fait quoi, neuf ans ? Je n'imaginais pas vous revoir à Central, ajouta-t-il d'un ton aimable mais plus distant.

- On a quitté East-city fin 1907 pour tenter notre chance à Central, et on n'a pas tardé à s'installer au Bigarré. Vous verrez, on est bien accueillis ici !

- Et votre frère ? Il va bien ? fit le Colonel avec une politesse affectueuse.

- Merveilleusement bien, répondit-elle avec un sourire qui plissa un peu ses yeux noisette cerclés de vert.

Oh waw… ne pus-je m'empêcher de penser en voyant à quel point elle était jolie. Comment Mustang faisait-il pour sortir avec des beautés pareilles ? Je ne pouvais pas m'empêcher d'être jaloux.

Elle nous adressa un sourire lumineux en nous tendant à chacun les tickets d'entrée.

- Bienvenue au Bigarré, fit-elle. Ce soir, c'est notre routine, vous verrez presque tous les membres du cabaret au cours de nos numéros, avec une soirée dansante en deuxième partie. J'espère que vous passerez un bon moment.

- Vous avez déjà fait notre journée ! répondit Breda, souriant de toutes ses dents.

La femme aux cheveux châtains eut un petit rire et nous invita à entrer d'un geste de main.

- Ah, et Commandant ! interpella-t-elle alors que nous étions sur le point d'entrer.

- Colonel, corrigea-t-il.

- Bientôt Général ! s'exclama fièrement Fuery.

- Général ! s'exclamèrent les autres en faisant un salut militaire destiné à agacer Mustang.

- Félicitations ! fit Clara. Je ne suis pas surprise que vous ayez été promu… Bref. Je suis actuellement célibataire, si jamais… fit-elle avec un clin d'oeil.

Il opina avec un sourire, accusant réception de l'information sans y donner suite. À sa place, je me serais rué à ses pieds, mais bon, quand on était un Colonel et un séducteur-né, on pouvait sans doute se permettre d'être désinvolte avec les femmes…

Il n'y eut plus qu'une porte à pousser pour nous permettre d'entrer dans une immense pièce circulaire dont le plafond était masqué par de grandes tentures rouge sombre parsemées de constellations de lampions. La lumière était tamisée, donnant une atmosphère intimiste tout en permettant de voir la grande piste de danse centrale et les nombreuses tables et chaises disposées en cercle autour d'elle. Droit en face de nous se trouvait le bar, et, de l'autre côté d'une grande double porte vitrée donnant sur de la verdure, se trouvait une scène en demi-cercle dont les rideaux étaient pour l'instant fermés.

- Dites-donc, elle sacrément mignonne cette Clara ! siffla Breda une fois la porte refermée. Comment vous faites pour dénicher des beautés pareilles ?

- Et comment vous faites pour sortir avec, surtout ?! renchéris-je.

Mustang haussa les épaules sans répondre, avec un sourire qui semblait dire qu'il ne faisait aucun effort particulier.

Il n'y avait pas grand-monde pour l'instant dans la salle, quelques groupes de trois ou quatre personnes installés ici et là. Notre arrivée n'allait pas passer inaperçu. Une serveuse, en train de passer un dernier coup de chiffon sur les tables, nous remarqua et s'approcha d'un pas sautillant.

- Bienvenue au Bigarré ! Vous voudrez manger quelque chose ?

- Oui, s'il vous plaît.

- Je vous laisse vous installer et je vous apporte une carte. Ah, n'hésitez pas si vous avez des questions !

Elle était minuscule, peut-être encore plus petite qu'Edward, le visage rond éclairé par un sourire d'une grande douceur. J'échangeai un coup d'oeil complice avec Breda. Si on en croyait notre arrivée et les serveuses s'affairant de l'autre côté de la pièce, les filles étaient aussi jolies que sur l'affiche. Sinon plus.

- En fait, j'aurais une question, fit Hawkeye d'un ton hésitant. En fait, c'est la première fois que je viens, je venais voir Bérangère.

- Oh, vous la connaissez ? fit-elle, ses yeux pétillant davantage. Vous voulez que je la prévienne ?

Elle tourna les talons sans attendre la réponse, se cogna à une table et courut à travers la piste vide en s'exclamant.

- Angiiiie ! Tu as de la visite !

À ces mots, une petite silhouette en robe rouge accoudée au bar se retourna dans un froissement de tissu et regarda vers nous.

Non… ça peut pas être elle, pensai-je en voyant la jolie jeune fille bien apprêtée, chignon tressé, lunettes rondes et talons hauts, qui avait réagi au cri de sa collègue. Pourtant, quand je vis son visage passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel en nous voyant approcher, j'eus la certitude que si.

Non… C'est pas possible… Elle est beaucoup trop mignonne pour être Edward !

Je m'étranglai intérieurement, soulagé que les lieux et la nouvelle venue soient suffisamment distrayants pour que les autres ne remarquent rien. Fixant la petite blonde, je cherchai désespérément à raccrocher des points communs avec l'adolescent que je connaissais. D'accord, la taille. La couleur des cheveux, des yeux. La forme du visage, aussi, même si son maquillage et les grosses lunettes rondes qu'elle portait en perturbaient les proportions. Passé la stupéfaction de voir arriver la bande au complet, elle raccrocha un sourire à son visage et vint à notre rencontre avec une gêne palpable.

- R… Riza, bafouila-t-elle. Je ne m'attendais pas à te revoir si vite, fit-elle avant de lui faire la bise.

Il y eut un instant de silence. Même Mustang semblait surpris de découvrir qu'il existait une personne qui appelait Hawkeye par son prénom et était aussi familière avec elle. Sentant le malaise, le Lieutenant toussota.

- Je vous présente Bérangère Ladeuil, ma cousine. On a repris contact il y a quelques mois après s'être perdues de vue pendant des années. Angie, je te présente Roy Mustang, mon supérieur.

Ce fut au tour du Colonel de toussoter, visiblement mortellement embarrassé. Si les retrouvailles avec son ex à la billetterie l'avaient désarçonné, ce n'était rien à côté de l'état dans lequel il était maintenant. Je sentais que Breda jubilait de voir notre supérieur, habituellement impassible, perdre à ce point sa contenance.

- C'est-à-dire que… on s'est déjà rencontrés, fit-il. Je suis vraiment désolé si je vous ai fait peur, je vous ai pris pour quelqu'un que je connaissais et… Je ne voulais absolument pas vous mettre mal à l'aise.

Il était rare que Mustang s'excuse, encore plus devant témoins, et personne n'en loupait une miette. À ces mots, la fameuse Angie était devenue cramoisie, et articula péniblement à son tour.

- C'est ce que j'ai supposé… J'aurai dû vous laisser le temps de vous expliquer quand il y a eu cette soirée où je dansais.

- Je comprends que vous ayez essayé de vous enfuir étant donné les circonstances.

- … Attends, c'était TOI la fille du gâteau ?! m'exclamai-je avec un éclair de lucidité, la désignant d'un index malpoli.

Hawkeye fronça des sourcils à mon geste et Angie s'empourpra à tel point qu'on aurait pu la confondre avec sa robe.

- Oooh ! C'est donc ça ! fit Breda en se penchant pour mieux la voir.

- … La fille du gâteau ? tenta la petite blonde d'une voix étranglée.

- Une femme qui s'enfuit en courant à la vue de Roy Mustang, c'est assez rare pour que ça fasse le tour du quartier général ! fit Falman d'un ton plus distant. Si vous saviez le nombre d'hypothèses qu'il y a eu à votre sujet après l'enterrement de vie de garçon de Kramer !

Et aucune n'était la bonne, pensai-je en secouant la tête, encore sous le choc.

- Hum, du coup, je continue les présentations, repris Hawkeye, sentant que les deux principaux concernés allaient bientôt mourir étouffés dans leur honte si on ne changeait pas de sujet. Havoc, Breda, Falman, et Fuery, mes collègues.

La petite blonde sourit et serra nos mains dans l'ordre où la lieutenant nous avait cités avec un sourire, les oreilles encore brûlantes, mais reprenant un peu le contrôle de ses émotions.

- Riza m'a beaucoup parlé de vous, fit-elle d'un ton entendu.

Je compris la manoeuvre. Elle n'aurait pas trop besoin de prétendre ne pas nous connaître si Hawkeye nous avaient présentés à travers ses récits.

- En bien, j'espère, répondit Breda.

Elle eut un petit rire en guise de réponse, et put se venger dans une moindre mesure d'avoir été mise sur les charbons ardents en les laissant dans l'incertitude quant à ce qu'Hawkeye pouvait avoir raconté à leur sujet.

- Vous devriez vous prendre une table avant que le spectacle ne commence. Comme vous êtes six, je vous conseille de vous installer à la ronde, là bas ! Elle n'est pas très loin de la scène, vous devriez bien profiter du spectacle installés là. Vous voudrez manger quelque chose ?

- Ce n'est pas de refus, on sort directement du travail.

- Je vous amène les cartes, répondit Angie en retrouvant un sourire enjoué avant de filer vers le bar.

En observant sa silhouette de loin tandis que je m'asseyais, je vis ses épaules baisser d'un cran, comme si elle venait de pousser un vigoureux soupir. Elle pouvait être soulagée. Personne ne l'avait reconnue. Même moi, j'avais du mal à retrouver une trace de l'adolescent que je connaissais dans sa silhouette gracieuse. Peut-être plus dans son visage jeune et particulièrement expressif. Par instants, on pouvait retrouver des bribes d'Edward, dans son sourire et certaines intonations, mais c'était trop peu pour que quelqu'un qui ne savait pas qui chercher le reconnaisse.

- Dites-donc, vous nous aviez caché que vous aviez une cousine aussi mignonne, commenta Breda avec un petit sifflement admiratif.

- N'y pensez même pas, articula Hawkeye d'un ton mauvais.

Oui, n'y pense même pas, renchéris-je intérieurement. Elle — il — a quinze ans, putain !

Je n'étais pas le seul à l'observer de loin tandis qu'elle parlait avec animation avec une autre serveuse, une rouquine aux cheveux bouclés et aux formes opulentes. Celle-ci lui tapota l'épaule et lui sourit d'un air rassurant avant de la renvoyer à notre tablée en nous regardant attentivement. Comme je les observais sans discrétion, nos regards se croisèrent un instant, me plongeant instantanément dans l'embarras. Il y avait beaucoup trop de jolies filles ici pour que je me sente à l'aise.

- De toute façon, ça a l'air d'être une jeunette, non ? fis-je innocemment.

- Elle a vingt-et-un ans, mentit Hawkeye.

- Ça va, elle est légale ! se moqua Breda, avant de se figer sous le regard assassin de celle qui lui faisait face. Ok j'ai compris, on touche pas à la famille.

Ce n'était pas qu'elle soit de la famille, le problème, mais nous n'étions que deux à le savoir. Curieux, je jetai un coup d'oeil à Mustang qui s'était assis à droite d'Hawkeye. Il avait retrouvé sa contenance après la scène embarrassante de tout à l'heure et semblait de bonne humeur, sans avoir pu perdre totalement ses airs soucieux. Avait-t-il deviné ? Je n'avais pas l'impression.

Il leva les yeux et sourit aimablement à la blondinette qui était revenue chargée d'une carafe et de six verres à pieds, les cartes sous le bras. Encore gênée, elle lui rendit pourtant son sourire, prouvant qu'elle ne gardait pas de rancune de leur première rencontre. Elle semblait à l'aise dans le rôle de serveuse, pourtant, je n'aurais jamais imaginé Edward accepter de faire un travail de ce genre. Elle distribua les verres, puis les cartes en énonçant rapidement le menu, puis nous laissa réfléchir le temps de s'occuper d'une autre table. Je la suivis des yeux. Passé le choc, en étant attentif, je retrouvais des éléments reconnaissables, dans sa voix, son expressivité, son sourire, mais une chose était sûre, il avait énormément changé… au point que ne parvenais plus à continuer à penser à lui au masculin.

Cette fois, Edward, tu es vraiment devenu une fille, pensai-je.

Cela ne changeait pas grand-chose à l'affection fraternelle que j'éprouvais, c'était toujours une personne plus jeune que moi à protéger. Je serai juste un peu plus maladroit en discutant avec elle.

Tout le monde se plongea dans les cartes, hésitant entre salade de chèvre chaud, escalopes de veau en sauce et bavette grillée.

- Le monde est petit, quand même, fit remarquer Fuery. À peine entré dans le cabaret, vous rencontrez deux personnes que vous connaissez !

- Je ne m'y attendais pas moi-même, avoua Mustang.

Il semblait un peu dépassé par les événements, mais joyeux, comme si l'absurdité de la situation l'amusait. Après deux mois de morosité, le voir aussi souriant laissait une impression étrange.

- Attend que le spectacle commence, et on découvrira qu'il a fait un gosse à la chanteuse ! fit Breda.

La tablée rit aux éclats, même le principal intéressé. Edward, ou plutôt Angie, revint prendre les commandes, écrivant les choix des uns et des autres avec une application studieuse que je ne fus sans doute pas le seul à trouver attendrissante. Elle nous annonça que les plats allaient arriver d'ici vingt minutes et repartit chercher les boissons. Je la regardai cavaler dans sa robe rouge, et songeai qu'elle avait l'air étrangement dans son élément. Malgré la scène embarrassante de ses retrouvailles avec Mustang, le sourire qu'elle nous adressait était sincère, et elle semblait épanouie. Je repensai à l'adolescent déboussolé que j'avais croisé à la sortie des toilettes des dortoirs, et songeai qu'il avait fait du chemin depuis sa transformation. J'aurais eu du mal à m'habituer à un tel changement à sa place, mais si ça pouvait ne plus le rendre malheureux et inquiet, c'était une bonne chose.

Je me tournai vers Hawkeye et lui lançai un sourire, remerciement muet pour m'avoir permis de revoir Edward et de constater qu'il avait l'air heureux. Elle me répondit par un petit signe de tête, et les rideaux s'ouvrirent à demi, dévoilant la scène où se tenait une femme noire, dont l'imposante afro éclairée par les projecteurs formait une auréole autour de la tête. Le sourire aux oreilles, elle souhaita la bienvenue à tous et annonça le premier spectacle de la soirée avant de laisser la place à d'autres artistes.

" E piovre ancora" Je ne connaissais pas ce nom.

Une blonde aux courbes particulièrement généreuses, les cheveux détachées dans une crinière lâche aux ondulations brillantes, sourit au public et enveloppa le micro d'une main gantée. Les premières notes de piano résonnèrent, une mélodie simple, un peu mélancolique, sur lequel son corps se balança très légèrement. Elle commença à chanter, sans frivolité, mais avec une justesse touchante. Sa voix m'émut aussitôt, comme si elle chantait pour moi, comme si elle savait la tristesse qui m'habitait, la pensée de la mort de mon frère, du combat passé et de ceux à venir, et je me sentis frissonner. À mes côtés, les autres regardaient la scène sans dire un mot, et même si ce n'était que quelques notes, presque rien, tout le monde s'était tu pour écouter.

Une deuxième voix, celle d'un homme cette fois, s'ajouta pour chanter en duo avec elle. Il venait de la droite de la scène et n'avait eu que deux pas à faire pour sortir de l'ombre. Plutôt petit, les cheveux bien gominés, l'air séducteur, il échangeait avec la grande blonde des regards complices, le sourire aux lèvres.

Elle continua la mélodie, lui cessa de chanter pour se mettre à danser, traversant la scène à pas légers tandis que le pianiste suivait les vagues de la mélodie, rejoignant la chanteuse. Ils se tournèrent autour, le sourire aux lèvres, avant de reprendre en coeur le chant dans le même micro. Une petite brunette aux cheveux courts arriva à son tour, portée sur scène par la mélodie comme le serait un voilier sous le vent, légère comme un oiseau, gracieuse, et se mit à danser en duo avec le jeune homme.

Le regard planté dans les yeux l'un de l'autre, étrangement similaires dans leur apparence, ils jouaient des yeux et des pas, avançant, reculant, tournant sans se toucher, aimantés par un lien invisible. Elle avait beau être habillée en homme, les pans de son frac volant à chaque mouvement, elle restait féminine, et je ne pus m'empêcher de songer que décidément, les filles que nous croisions ce soir étaient toutes plus jolies les unes que les autres. La présentatrice avait repris le micro abandonné, et c'était à son tour de chanter avec la belle blonde tandis que le couple voguait sur la scène. Après quelques mesures de ce petit jeu de miroir, leurs mains se joignirent et ils se mirent à valser, silhouettes noires emportées par la mélodie d'une simplicité harmonieuse. La femme semblait s'envoler par instants, portée sans efforts par son partenaire de danse, et je les regardais, hébété.

Je n'étais pas un grand artiste et je n'y connaissais pas grand-chose, mais je me sentis touché, le coeur gonflé d'un sentiment de nostalgie poétique qui se transforma en joie quand, le danseur revenu au centre de la scène, la mélodie se tut un instant avant de changer soudain de ton. Il se remit à chanter, et la mélodie, plus joyeuse, s'enrichit du son de l'accordéon et d'un violoncelle, tandis que les rideaux achevaient de s'ouvrir, dévoilant deux silhouettes assises de part et d'autres de la scène. Je reconnus à gauche l'accordéoniste : c'était Clara, la femme avec qui Mustang avait fricoté des années auparavant. Elle avait dû quitter la billetterie et se faufiler dans les coulisses avant que le spectacle ne commence. Elle souriait maintenant, ses yeux pétillants sous la lumière des projecteurs tandis qu'elle observait les autres, chantant et dansant dans une joie qui éclatait par à-coups et éclairait toute la salle.

Les autres cessèrent de chanter, tandis que le violoncelle et l'accordéon se répondaient, les deux femmes échangeant des regards complices, faisant danser les autres personnes sur scène avec des gestes imprévisibles et pourtant bien calculés, dans un chaos harmonieux, une fausse improvisation pleine de légèreté. Tout le monde reprit en coeur le refrain, les chanteurs, les deux musiciennes, le pianiste et le batteur, chantant et jouant comme on serrait dans ses bras des amis après une longue séparation. Le bonheur était là.

Angie arriva avec trois assiettes, résistant mal à la tentation de laisser ses pieds suivre la mélodie, le sourire aux lèvres. Elle servit Mustang, Hawkeye et Fuery et retourna chercher les plats restants. Quand le numéro tourna à sa fin, elle resta debout à côté de notre table et applaudit avec nous, les yeux brillants.

- Alors, ça vous plaît ? demanda-t-elle en attrapant une chaise libre pour la glisser entre Hawkeye et moi.

- C'était superbe, répondit Hawkeye.

Je hochai la tête, continuant d'applaudir. Il avait suffit d'un morceau pour faire basculer ma mélancolie et la transformer en joie. Edward était à nos côtés, tout le monde souriait. Cela ne pouvait pas être une mauvaise soirée.


- C'est Hayles, lâcha Breda d'un ton stupéfait.

- Quoi, Hayles ? bredouillai-je en tournant la tête dans toutes les directions. Où ça ?

Falman lâcha un ricanement face à ma réaction tandis que Breda désignait la scène, où, après l'entracte, étaient arrivées de nouvelles têtes. La petite serveuse qui nous avait accueillie avait filé en coulisses, remplacée dans son rôle par une rouquine longiligne qui semblait faire le double de sa taille, et l'ex de Mustang formait maintenant duo accordéon-guitare avec une brunette aux joues pleines que j'aurais dû reconnaître bien avant.

J'ouvris des yeux ronds. Je savais que le sergent Hayles avait une vie bien remplie, et elle nous avait dit qu'elle jouait de la guitare, mais de là à la voir sur scène… Breda regarda la réaction de la tablée et j'en fis autant, observant Mustang qui avait tourné la tête sans paraître plus ému que ça, Hawkeye qui s'était retournée vers la scène en entendant son exclamation, Falman qui souriait en secouant la tête comme si Hayles faisait ça dans l'unique but de l'agacer, et Fuery qui avait levé le nez dans son dessert et semblait réjoui par la nouvelle. Puis mon ami releva la tête en arrière et eut un grand rire.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'étonna Angie en revenant avec des cafés et des bières pour la tablée

- La fille, là, fis-je. On la connaît, elle bosse au QG.

- Ah, oui, Maï est dans l'armée, je savais ça ! fit la petite blonde avec un sourire. Mais je ne pensais pas que vous vous connaissiez !

- Elle nous a beaucoup aidés après l'attaque du passage Floriane, répondit Breda en regardant attentivement la petite blonde. On n'est pas dans le même service mais on a souvent l'occasion de travailler ensemble.

Edward, enfin, Angie, avait passé la soirée à faire le service, venant se poser à côté de Hawkeye dans les moments de creux pour papoter avec nous. Chacun s'était empressé de lui dire à quel point il appréciait la soirée. Chant, danses, claquettes, les numéros étaient tantôt poétiques, tantôt comiques, tantôt spectaculaires, toujours plaisants. Nous ne nous ennuyions pas une seconde. Le seul problème de cette soirée, c'était que ni Hawkeye ni moi n'avions la moindre idée pour écarter les militaires et laisser Edward s'expliquer avec Mustang. Celui-ci n'avait manifestement pas reconnu le petit blond derrière son maquillage et ses lunettes rondes, et j'avais bien du mal à lui en vouloir… J'avais beau le savoir, j'avais encore du mal à le croire.

Le point positif, c'était que la soirée était bien avancée, et qu'une fois le spectacle fini, les autres allaient peut-être partir, danser, bref, s'éparpiller un peu, laissant le champ libre à une discussion qui promettait d'être difficile. Je n'aurais pas aimé être à sa place et devoir faire un aveu aussi embarrassant. Je lui aurais bien tapoté l'épaule en signe d'encouragement, mais ça aurait paru complètement déplacé.

- C'est quand même super improbable, commenta Falman. On croise beaucoup trop de gens qu'on connaît ici.

Et encore, tu ne sais pas le plus beau, pensai-je.

- Des fois, des choses improbables arrivent, répondit Angie avec un sourire.

- Et Hayles, elle est comment quand elle est ici ?

- Mmh… je dois avouer que je ne la connais pas encore très bien, je ne suis pas ici depuis longtemps, donc je n'ai pas eu l'occasion d'avoir de grandes discussions, surtout qu'elle travaille en journée ! Je sais juste qu'elle est amie avec Lily-Rose et qu'elle fait des grasses matinées dès qu'elle peut.

- Lily-Rose ?

- C'est la couturière de la bande. Elle participe souvent à la cuisine aussi, c'est elle qui a fait à manger ce soir !

- Tu pourras lui dire que c'était délicieux, répondis-je, les autres opinant.

Je n'aurais peut-être pas dû la tutoyer, mais je n'avais pas pu m'en empêcher, et les autres militaires m'avaient imité, à l'exception de Mustang qui conservait une distance polie. Nous nous étions rendus compte qu'il y avait beaucoup d'habitués ici et que la plupart des gens se tutoyaient, qu'ils soient clients ou serveurs. Cela changeait du ton souvent formel qui régnait au QG.

Mel, la femme qui présentait les numéros depuis le début de la soirée, revint sur scène pour annoncer le dernier numéro, et lancer d'un ton joyeux que, si la scène serait inoccupée, la piste de danse était à nous pour le reste de la soirée. Je souris et soupirai en même temps. L'idée était tentante, mais avec ma blessure, j'étais condamné à faire tapisserie. Angie, qui avait sans doute été informée par Hawkeye, jeta un coup d'oeil compatissant à ma jambe, et la dernière chanson commença. En voyant Angie se lever, les yeux brillants, je découvris la spécificité de ce dernier morceau. Tous participaient, tous chantaient, mêmes celles qui étaient au milieu de la salle à faire le service, même le barman derrière son zinc et la fille à l'entrée, même certains clients, et même elle et son amie, qui venaient d'arriver. Cette dernière chanson fut particulièrement festive, un air léger rappelant que peu importe notre tenue vestimentaire, que nous soyons riches ou pauvres, c'était le sourire qui nous habillait le mieux.

Et le sourire d'Angie, tandis que résonnaient les dernières notes, lui allait vraiment à merveille. Il y eu une salve d'applaudissements, puis la scène se déserta, certains retournant dans les coulisses, d'autres sautant au bas de la scène pour dire bonjour à des connaissances.

- Allons voir Hayles ! s'exclama Fuery en voyant qu'elles faisaient partie de ceux qui étaient revenus en salle.

Il n'eut pas besoin d'insister pour que Breda et Falman le suive.

- Hé bien, elle est populaire, commenta Angie.

Je hochai la tête sans pouvoir m'empêcher de rougir. Je faisais partie de ceux qui avaient cédé à son charme, et même s'il ne s'était rien passé, je n'étais pas près d'oublier la discussion que nous avions eue tous les deux dans les couloirs de l'hôpital, la nuit de l'assaut. Elle était beaucoup trop adorable. Je la regardai de loin, la voyant sursauter en reconnaissant ses collègues avant de s'avancer vers eux avec un sourire.

- … Je vais la saluer aussi, fit finalement Hawkeye. Vous venez aussi ?

- Je peux bien boiter un peu pour saluer une collègue, répondis-je avec humour avant d'attraper ma canne. Ça ne vous dérange pas ?

Si Mustang secoua négativement la tête, Angie laissa passer un éclat de panique dans son regard. Le moment de faire comprendre à Mustang qui elle était était arrivé. J'eus un petit sourire coupable avant de me diriger vers l'attroupement.

- Oh mais vous êtes là aussi ! fit Hayles en rougissant un peu.

- Oui, l'équipe est au complet, répondis-je. Il y a même Mustang là-bas.

- Hé bien… Je crois que c'est la première fois que l'on a un Colonel dans notre Cabaret. J'espère qu'il ne trouve pas les lieux trop miteux, fit-elle avec un rire gêné.

- Je ne crois pas, nous avons tous passé une très bonne soirée !

La discussion continua un peu, entre étonnement et compliments. Hayles minimisait sa performance en expliquant que ce n'était qu'un numéro ou deux dans la soirée, et qu'elle n'avait pas le temps de faire davantage. Quelqu'un avait mis en marche un tourne-disque, et les enceintes diffusaient maintenant du swing, invitant à la danse. Pourtant, Falman bâilla.

- Je crois que je vais vous abandonner, je ne dors pas très bien en ce moment, je suis crevé.

- Pas de soucis, tu n'es pas le seul à ne pas très bien dormir ces derniers temps, répondis-je.

Mustang, qui s'était levé, nous rejoignit, les mains dans les poches. Seul. Je devinai la contrariété de Hawkeye qui avait réussi à les laisser attablés à l'écart, dans une situation idéale. Elle chercha des yeux Angie et notre supérieur répondit d'un ton tranquille.

- Elle s'est fait kidnapper par le danseur de claquettes, mais je pense que la rançon ne sera pas trop élevée.

Et en effet, elle était au bras du jeune homme visiblement résolu à enflammer la piste. À côté d'eux, deux filles dansaient ensemble en chahutant, et quelques couples se dirigeaient vers le parquet central.

- Ah, oui, Andy ne loupe pas une occasion de danser, ça ne m'étonne pas de lui ! fit Hayles en riant. D'ailleurs, puisqu'on est là, quelqu'un veut s'essayer à me faire swinger ?

Si j'avais pu sacrifier une partie de mon espérance de vie et guérir instantanément, je l'aurais fait, mais ce fut finalement Fuery qui tendit la main vers elle avec un sourire innocent. Je regardai partir ces deux-là avec une jalousie non dissimulée.

- Bon… Je vais y aller, fit Falman après quelques secondes de silence. Je suppose que vous rentrerez ensemble ? fit-il à mon intention et celle de Breda.

- Yep ! On évitera de rester trop tard, on a un convalescent parmi nous.

- Passez une bonne soirée !

- Toi aussi !

Un dernier geste de main et il quitta la salle, nous laissant là. Je sentis un peu de dépit parmi les quatre personnes restantes.

- Bon… moi je vais me rasseoir, grommelai-je.

- Et moi, je vais me prendre à boire. Je te ramène un demi ?

- Oui.

- Colonel, Lieutenant, vous voulez quelque chose ?

Je boitais déjà vers la table et n'entendis pas la réponse, mais Breda revint avec deux pintes, et Mustang avait un cocktail à la main. Hawkeye, elle, s'était contentée de prendre une infusion, ne voulant sans doute pas consommer plus d'alcool.

- C'est vraiment agréable comme endroit, fit Breda en s'asseyant.

- C'est vrai, répondit Mustang en levant les yeux vers les lampions qui nous surmontaient. Ce lieu me rappelle des souvenirs.

- Vous ne parlez pas souvent de votre passé.

- Et je ne commencerai pas ce soir, annonça-t-il d'un ton poli mais sans appel.

Il avait essayé. Mon ami ne s'offusqua pas de la réaction de notre supérieur. Il n'avait jamais été très expansif sur le sujet, et malgré l'amour de Breda pour les potins, il n'était pas assez idiot pour se le mettre à dos.

- Moi ça me rappelle les soirées de fêtes de la récolte, quand on dansait toute la nuit sous les lampions.

- Enfin, ça c'était quand il ne pleuvait pas ! La fête de la récolte, c'est bien dans le sud, mais à East-city, c'était rarement terrible.

Nous discutâmes encore un peu, gênés tout de même par le silence de nos deux supérieurs. Hawkeye n'était jamais bavarde, et Mustang, s'il semblait de meilleure humeur qu'il ne l'avait été depuis des mois, avait tout de même l'air las. Tous les deux avaient l'air fatigués, d'ailleurs.

Le morceau s'acheva, et Angie revint à notre tablée, un peu essoufflée.

- Je suis vraiment désolée, c'est difficile de dire non à Andy.

- J'ai vu ça, répondit Mustang.

- Un sacré charmeur, c'est ça ? commentai-je, un peu jaloux du charisme du danseur qui devait probablement séduire à tour de bras.

Il faisait d'ailleurs danser une autre fille, la petite serveuse qui nous avait accueillis, qui avait chanté sur scène avec une voix douce comme une caresse. Le morceau suivant fila au rythme de nos discussions. Je savourais la musique pleine d'énergie, l'ambiance du lieu, les danseurs de talent et les jolies filles. Je ne pouvais pas trop me plaindre, c'était la meilleure soirée que je pouvais espérer passer.

Quand le morceau suivant commença, Ed ne put s'empêcher de se redresser sur sa chaise, laissant voir à quel point elle brûlait de retourner sur la piste. Si, au début de la soirée, elle avait eu l'air paralysée de stress, elle s'était progressivement détendue au cours de la soirée en constatant que personne ne l'avait reconnue et que les choses se passaient plutôt bien, et je retrouvais un peu la spontanéité de l'adolescent que je connaissais.

- Est-ce que quelqu'un veut danser ? demanda posément Mustang. Je suis un peu rouillé, mais j'ai un faible pour ce morceau.

Ed sauta de sa chaise avant de se mettre à rougir, réalisant soudainement qu'il s'apprêtait à danser avec son supérieur hiérarchique.

- Allez-y, on vous regarde, fit Hawkeye en voyant son hésitation.

Une seconde plus tard, Mustang entraînait la petite blonde vers le centre de la scène avant de commencer à danser le swing.

- Oh la vache, il se débrouille bien, commentai-je en les observant.

- Hé oui.

- Je ne sais pas pourquoi ça me surprend, en fait. Après tout, c'est un de ces mecs tellement parfaits que ça en est écoeurant.

- Mustang est tout sauf parfait, fit Hawkeye avec un sourire triste.

- Bon, mon verre est vide, annonça Breda, indifférent au sérieux de la discussion.

- Déjà ?!

- J'avais soif. Allez, je vais me reprendre une bière.

- Prend aussi une carafe d'eau ! lançai-je alors qu'il s'éloignait déjà.

Cela faisait longtemps que nous n'étions pas sortis, et il se lâchait d'autant plus qu'il avait déjà une bonne descente à la base. Comme il s'était éloigné, je reportai mon attention sur Angie.

- Elle va bien, on dirait, commentai-je.

- Oui, ça fait plaisir de la voir comme ça.

- J'imagine qu'elle ne le vivait pas bien au début, mais elle semble s'être habituée, c'est bien.

- C'est bien que ça ne l'empêche pas d'être épanouie. Il y a déjà tellement de choses difficiles à gérer…

En étant assis côte à côte à observer l'adolescente rire en dansant avec Mustang, j'eus soudainement l'impression que nous étions un vieux couple en train de regarder avec tendresse leur fille qui grandissait trop vite. L'idée était absurde, et, peut-être parce que j'avais bien bu, je la dis tout haut. Je savais que Hawkeye et moi nous connaissions depuis suffisamment longtemps pour que ni elle ni moi n'y voyions une tentative de drague. La remarque la désarçonna tellement qu'elle eut un fou rire qui me gagna rapidement.

Je ne regrettais pas mon coup, elle riait encore quand Breda revint à sa table.

- Mais qu'est-ce qui s'est passé en mon absence ? Havoc, qu'est-ce que tu me caches ?!

Heureusement pour nous, Fuery et Hayles revinrent s'installer à la table, essoufflés et hilares, et la conversation changea de sujet.

L'une des serveuses, la rouquine qui avait parlé à Edward plus tôt dans la soirée, passa à notre table.

- Vous voulez quelque chose ? fit-elle d'un ton aimable.

Je levai les yeux vers elle, avec cette pensée presque blasée "Encore une jolie fille… ils les collectionnent dans ce cabaret décidément." Rousse et bouclée, aux formes gourmandes, elle avait des yeux bleu-vert pétillants, des taches de rousseur et un large sourire.

- Je veux bien une pression !

- Moi aussi ! ajouta Fuery.

- Et toi, Maï ?

- Ça ira pour moi, si j'ai soif, j'irai me servir au bar.

- Ça marche !

- Hé, Roxanne, tu savais qu'Hawkeye était la cousine d'Angie ? fit Hayles avec un large sourire.

- Oui, elle m'en a parlé, fit la rouquine.

- Eh bien la voilà en chair et en os.

- Ah !

Son regard s'éclaira encore davantage tandis qu'elle serra la main du lieutenant, puis des autres militaires que notre sergente préférée lui présenta. Quand ce fut à mon tour, elle échangea avec moi un regard complice, et je ne pus m'empêcher de sourire en retour.

- Il y a aussi le Colonel Mustang, mais je ne sais pas où il est passé…

- Il met le feu à la piste avec Angie.

- Ah, oui, je l'ai vu, confirma Fuery. Il danse vraiment bien !

- En même temps, ce n'est pas étonnant, c'est un séducteur-né, lançai-je, faisant rire Breda et Fuery. Il a tous les talents du monde, c'en est presque chiant.

Tout le monde jeta un coup d'oeil à la piste, voyant Mustang et Angie tournoyer sur la piste, se réduisant presque à deux taches bleue et rouge vif. Si l'idée me paraissait absurde et me mettait légèrement mal à l'aise, il fallait avouer que visuellement, il formaient un beau couple.

Roxane repartit chercher nos boissons, et la discussion reprit.

- Ça doit lui faire du bien de passer une soirée de ce genre après l'assaut du front de l'est.

- Ça nous fait tous du bien, répondis-je avec un sourire.

Hayles s'était assise entre Hawkeye et moi, là où Edward s'était posé auparavant.

- N'empêche, je n'aimerais pas faire son travail, continua la brunette. Avoir des responsabilités pareilles, et la vie de centaines d'hommes entre ses mains… à sa place, j'aurais du mal à dormir.

- C'est vrai… Mais bon, il a des avantages aussi… Ne serait-ce que son salaire qui en ferait pâlir plus d'un ! fis-je remarquer.

- Et puis l'aura du dirigeant. Être Colonel, ça doit l'aider à tomber les filles !

- Comme s'il avait besoin de ça ! fit Breda avec un rire.

- Il ne fait pas tomber toutes les filles, fit remarquer Maï en jetant un coup d'oeil à Hawkeye.

- Heureusement, répondis-je, il faut qu'il en reste pour les autres !

- Au fait, Havoc, toi qui étais resté à East-city, c'est vrai les potins qu'il y a sur lui ? demanda Breda.

- Lesquels ?

- Celui comme quoi il a couché avec Laurel la nuit qui a suivi l'assaut.

- Je ne peut pas le jurer vu que j'étais à l'hosto, répondis-je avec un sourire forcé, mais apparemment, ce n'est pas une légende. En tout cas, connaissant Laurel, je ne suis pas surpris.

J'avais entendu des échos. Mustang était resté au QG pour régler des papiers administratifs et dresser un premier bilan de l'attaque, faisant une nuit blanche, et Laurel, une des secrétaires de notre ancien service, dont je connaissais bien la réputation, était venu le détourner de ses occupations. La jeune femme ne s'en était pas cachée et Bryan m'en avait parlé lors de ses visites à l'hôpital.

L'histoire avait fait des remous, entachant une fois de plus la réputation de Mustang. L'idée qu'il s'était payé du bon temps pendant que des dizaines de soldats gisaient à l'hôpital ou à la morgue avait quelque chose d'infect.

- Ça n'a pas trop plu, cette histoire, se remémora Hayles, j'en ai entendu parler aussi.

- Bah, c'est peut-être pas très élégant, commenta Breda en grattant sa barbe naissante, mais en même temps, soyons honnêtes, on aurait été nombreux à faire pareil à sa place si on avait eu l'opportunité.

- Maï, tu viens danser ? demanda un homme aux cheveux noirs bien gominés, faisant irruption avec un large sourire.

Reconnaissant un des danseurs du spectacle, je supposai que c'était Andy et le surnommai intérieurement l'inviteur fou. Hayles hocha la tête avec un sourire et retourna sur la piste.

- Je ne me sens pas trop concerné par ces choses-là, personnellement, fit Fuery tandis que Roxane revenait avec nos verres. Merci !

- En même temps, tu es vraiment un enfant pour certaines choses, commentai-je. Mais je ne critique pas, je trouve ça reposant, au contraire.

Si j'avais été comme lui, indifféremment à l'idée d'être en couple ou de finir mes jours seul, je serais moins souvent malheureux. Mais voilà, le célibat me pesait réellement, au point que je sois sorti plus d'une fois avec des filles qui me faisaient plus de mal que de bien. C'était idiot.

Une exclamation me tira de ces réflexions. Hawkeye, à côté de moi, avait crié et s'était retournée dans un sursaut.

- Oh mon dieu, je suis désolée ! fit la rouquine d'un ton catastrophé. On m'a bousculée, et…

La belle blonde se tourna sur sa chaise et je vis la raison de son cri. Roxane avait renversé la carafe d'eau qui s'était déversée dans le dos du lieutenant, formant une énorme tache sombre sur son uniforme. Je me mordis les lèvres, partagé entre l'empathie et l'envie de rire. Je n'aurais pas aimé être à la place de la serveuse après l'accident.

- Ce sont des choses qui arrivent… fit Hawkeye d'un ton froid, tâchant de ne pas montrer son agacement. Ce n'est que de l'eau.

- Je suis vraiment désolée, répondit la rouquine, mortifiée en épongeant son dos avec son torchon. Je vais arranger ça. Je peux demander à Lily-Rose de vous prêter des vêtements secs en attendant.

- Je veux bien, oui… répondit la blonde avec une pointe de soulagement.

Nous étions en décembre, et même si les projecteurs et les danseurs réchauffaient la pièce, rester dans des vêtements trempés, c'était un coup à tomber malade. Je regardai Hawkeye et la rouquine partir vers le bar avec un air perplexe.

- J'aimerais pas être la serveuse, elle va se faire incendier, commenta Breda.

- Je ne sais pas, ça n'est pas comme si elle en avait fait exprès non plus !

- Je crois que Hawkeye est plus gentille avec les gens hors du travail, commentai-je en me remémorant la familiarité avec laquelle Edward lui avait fait la bise.

- C'est bien possible…

Le morceau s'acheva et Hayles revint s'asseoir à nos côtés, le rose aux joues, un peu essoufflée. Je me sentis craquer un peu plus en voyant son joli minois, et la voir habillée en robe et non plus en uniforme ne m'aidait pas à la considérer d'un oeil strictement professionnel.

- Hawkeye n'est plus là ? Quelqu'un l'a invitée à danser ?

- Non, une des serveuses lui a renversé une carafe dans le dos… répondis-je avec un sourire gêné.

- Oh mince… fit-elle.

Peut-être était-ce la soirée, ou le fait d'être dans un lieu familier, mais elle semblait plus détendue qu'au QG, et son accent de l'Ouest ressortait d'autant plus.

- J'espère que ça ira… Après, vu la quantité de filles qui habitent ici, il y aura bien quelqu'un qui pourra lui prêter des vêtements secs à sa taille, fit-elle en tournant la tête, la cherchant des yeux.

Les deux filles avaient disparu de notre champ de vision, étant sans doute parties dans les quartiers privés du cabaret.

- C'est quand même fou de te retrouver là ! commenta Fuery.

- Ahahah, je ne m'attendais pas à vous voir ici, oui.

- Tu n'en as pas parlé, en même temps.

- Je ne sais pas si ça serait très bien vu au QG si on apprenait que je vis ici et que je participe parfois aux spectacles. Ça ne fait pas très sérieux…

- Bah, est-ce que c'est grave ? répondit Breda.

- Il y a des gens ici qui n'aiment pas trop l'armée, avoua Hayles en regardant la foule. Lia, qui est là-bas, est franchement antimilitariste. On s'est beaucoup disputées quand je me suis engagée.

- Tu habitais déjà ici ? demandai-je, curieux.

- Oui, Lily-Rose et moi nous sommes arrivées en 1910. Elle cherchait un endroit où travailler comme couturière, et moi, comme d'habitude, je ne savais pas trop ce que je voulais faire. On s'est vraiment senties bien ici, on est très libres. Plusieurs personnes travaillent ailleurs, Andy donne des cours à l'extérieur, Lia participe à une radio, Jess dirige un coeur d'enfants, bref, on n'est pas enfermés au Bigarré. Il y a aussi des personnes qui sont venues et reparties, comme Aurel, l'ancien batteur. Il a fini par réussir à être embauché pour l'orchestre de l'Opéra, c'était son rêve de gosse. Mais on est beaucoup à être restés ici, parce qu'on ne peut pas imaginer de meilleur endroit !

- Ça fait plaisir de voir quelqu'un aimer autant un lieu, commentai-je avec un sourire.

Hayles hocha la tête avec son sourire aux joues pleines, puis se tortilla sur la chaise pour observer les alentours, tandis que les autres militaires parlaient boisson.

- Si elle doit se changer, elle mettra un peu de temps à revenir, fis-je sans trop réfléchir.

À ces mots, elle se mit à rougir.

- Ça se voit tant que ça ? murmura-t-elle d'un ton contrit.

Je restai muet quelques secondes, hésitant. En voyant mon silence, elle s'empourpra davantage, réalisant qu'elle s'était trahie bêtement. Je clignai des yeux trois fois, réalisant qu'il y avait quelque chose à comprendre, et que cette phrase lancée sans réfléchir l'avait involontairement mis à jour. Complètement désarçonné, je commençai à bredouiller.

- Tu… tu es…

- Quelqu'un veut une carafe d'eau ? Vu que la précédente a fini renversée… fit-elle en se levant tout à trac.

- Bonne idée, confirma Fuery.

Hayles repartie et je la suivis des yeux avec un gros sentiment de déception. Je n'espérais pas trop avoir mes chances, même si je m'entendais bien avec elle, mais je réalisai soudainement que je n'en avais aucune. Si elle s'était assise entre Hawkeye et moi, c'était bien pour être à côté de la personne qu'elle appréciait… mais ce n'était pas moi.

Et encore un râteau, encore ! pensai-je avec un immense soupir.

J'étais habitué aux déconvenues, et je savais quand ce n'était même pas la peine d'essayer. En y repensant, si son visage s'était éclairé en nous voyant arriver, c'était parce que Hawkeye était là. Et même si elle passait volontiers du temps avec nous, et que nous mangions souvent tous ensemble, c'était elle qu'elle regardait.

Elle était amoureuse.

L'homosexualité me surprenait toujours, c'était un sujet qui ne sortait que rarement de sous le tapis, mais je pouvais comprendre qu'on puisse aimer les filles. Après tout, c'était mon cas. Et Hawkeye était vraiment jolie. Hayles aussi… En y pensant, je me sentis vraiment laissé pour compte, et poussai un long soupir, baissant les yeux vers mon verre à moitié vide avant de recommencer à boire.

- Hé, matez-moi ça, s'exclama Breda, insensible à ma mélancolie. Comment Mustang essaie de serrer la cousine d'Hawkeye !

Je recrachai mon verre et m'étouffai dans une longue quinte de toux, cramoisi, les larmes aux yeux en me tournant vers la piste de danse.

Distrait par mes propres soucis, je n'avais pas réalisé que cela faisait un moment qu'ils n'étaient pas revenus à table. Ces deux-là avaient enchaîné les danses sans discontinuer. Aux swings endiablés avait succédé une valse à cinq temps, jouée à l'accordéon et au violoncelle par Clara et cette autre femme qui lui ressemblait beaucoup.

Mustang et Angie étaient presque seuls sur la scène, dansant comme si le monde alentour avait disparu, la jupe et les pans de l'uniforme se soulevant et retombant au rythme des pas, auréolés d'une atmosphère romantique. Beaucoup trop romantique.

- Il va se faire allumer quand Hawkeye reviendra… lâcha Breda tandis que Fuery s'était levé pour me tapoter dans le dos.

Je cessai de tousser mais je restai soufflé, fixant le couple de danseurs avec des yeux exorbités. Ils valsaient à pas lents, sur une musique qui ferait tomber n'importe qui amoureux. La dernière fois que je les avais entrevus, ils étaient en train de rire en ratant une passe de swing, et là, ils auraient pu servir d'illustration pour un feuilleton romantique.

Sauf que non. Mustang ne pouvait pas faire ça. C'était Edward. Et Edward ne pouvait pas…

- Non mais y'a pas moyen, bredouillai-je. Ils peuvent pas.

- Ils peuvent pas quoi ? continua Breda, qui était plus amusé que choqué.

De mon côté, j'étais scandalisé à cette simple idée, sans pouvoir expliquer pourquoi. Ce n'était pas Angie, une danseuse de vingt-et-un ans particulièrement mignonne, c'était Edward Elric, quinze ans, anciennement un homme.

- Ce n'est pas comme si tu pouvais empêcher Mustang de draguer quelqu'un, fit remarquer le rouquin en continuant son verre.

- Non mais pas… pas elle !

- Quoi tu es jaloux ou quoi ?

- JAMAIS DE LA VIE ! m'offusquai-je, encore plus choqué par l'idée.

Breda haussa les épaules, regarda les deux danseurs, m'observa de nouveau. Je fourrai la tête dans mes mains, au désespoir. Je ne voulais pas voir ça. Connaissant Edward, je doutais qu'il réalise ce qui était en train de se passer, et je me rendais bien compte que l'on courait droit à la catastrophe.

- Il faut prévenir Hawkeye ! insistai-je.

- Pourquoi ? demanda Hayles qui revenait à table avec une carafe.

Breda tendit l'index en direction de la piste et la brunette regarda Angie et Mustang d'un air peu surpris.

- Ils se draguent, oui…

- Ça va, c'est pas bien grave, Hawkeye l'a sûrement prévenue que c'était un tombeur, commenta Breda.

- MAIS SI C'EST SUPER GRAVE !

-Dis-donc, tu es sacrément protecteur avec Angie, tu la connais à peine pourtant, fis remarquer Fuery.

- Oui mais… C'est…

- Ça va, elle est majeure, elle peut bien se débrouiller.

- Non. répondis-je d'un ton buté.

- Pour le coup, je ne lui ai pas vraiment parlé directement, mais Nat' et les autres ont l'air de dire qu'elle a des côté très purs et innocents, fit Hayles d'une voix hésitante. Je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure des idées de laisser les choses se faire.

- Voilà, MERCI !

Trop choqué par l'idée que Mustang soit en train de draguer Edward sans le savoir, la découverte qu'elle avait un faible pour Hawkeye passait au second plan. Il se passait beaucoup trop de choses ce soir, je me sentais complètement débordé par la situation.

- Ah, revoilà Hawkeye ! fis-je soulagé, faisant de grands signes pour attirer son attention.

En me voyant, la belle blonde se pressa, se doutant sans doute qu'il y avait un souci. En attendant que son uniforme soit de nouveau portable, quelqu'un lui avait prêté une blouse blanche du plus bel effet, ainsi qu'un gilet et un pantalon noirs. La tablée entière la regarda, un peu hébétée.

- Je crois que c'est la première fois que je vous vois autrement qu'en uniforme, bredouillai-je. Ça vous va très bien.

- C'est sec, en tout cas, répondit-elle sans autre appréciation sur la tenue qu'elle voyait sans doute d'un oeil purement fonctionnel.

- J'ai appris ce qui c'était passé, fit Hayles, je suis désolée. Roxane et Angie ne sont pas là depuis longtemps, elles sont encore en train de prendre leurs marques.

- Elle m'a tout expliqué, répondit la blonde, je comprends.

Elle revint s'asseoir à côté de Hayles, et en observant celle-ci, je réalisai à quel point l'admiration qu'elle avait pour le lieutenant crevait les yeux. C'était plus que de l'admiration. Je n'en parlerais pas, faute de savoir comment Hawkeye pouvait se situer vis-à-vis de ça, mais je ne pus m'empêcher de penser que je commençais à avoir beaucoup de secrets pour une seule personne. Enfin, pour l'heure, il y avait plus urgent.

- Lieutenant, je crois qu'on a un autre problème… fis-je en désignant le duo de danseurs.

Hawkeye les fixa quelques secondes, cligna trois fois des yeux, espérant sans doute mal voir, et tenta de masquer sa surprise teintée d'indignation.

- Je m'en occupe. De toute façon, il fallait que je parle à Mustang.

Le ton glacial avec lequel elle dit ça ne disait rien qui vaille, et elle se leva avec la prestance d'une reine quand le morceau toucha à sa fin.

- Ouuuuuh, il va vraiment se faire allumer… commenta Breda en la regardant se diriger vers eux.

Tout le monde se tut, observant la scène de loin. Hawkeye tapota l'épaule de Mustang qui cessa de danser. Un échange de regards, quelques mots, un signe de main, et les deux aînés partirent vers un coin de la pièce. Le visage de Mustang s'était décomposé, et Angie revint à la table avec l'expression d'une gamine prise en faute.

- Hé bien, la tête que tu tires ! commentai-je.

Elle s'assit à notre table et prit un verre d'eau qu'elle but d'une traite, les joues rouges, le chignon chaotique. Des mèches blondes s'évadaient de ses tresses, et sa fameuse mèche avait finalement rejailli, même si elle ployait à droite après avoir été plaquée dans sa coiffure.

- Je suis désolée, je vous ai complètement délaissés… Quand je me mets à danser, je ne vois plus le temps passer.

Je la regardai, cherchant comment lui faire savoir que Mustang l'approchait d'un peu trop près. Évidemment, ce n'était pas sur la piste de danse qu'elle pouvait lui dire qui elle était. En plein milieu de la pièce, c'était le lieu le moins discret du monde.

- Du coup, Hawkeye est ta cousine ? fit Hayles. Je n'aurais jamais deviné.

- En même temps, quand on vous regarde, il y a un sacré air de famille, fit Breda, levant l'index de son verre pour la désigner. Ça ne me surprend pas en fait.

L'ironie de la situation me fit sourire.

- Et du coup, tu la connais bien ? fit Fuery.

- Tu l'as vue quand elle était petite ? continua Hayles. Elle était comment ?

Le sujet intéressait tout le monde, et Edward resta comme un poisson hors de l'eau, réalisant qu'il allait devoir être inventif. Je devais avouer que même moi, j'étais curieux de savoir ce qu'il allait raconter, même en sachant qu'il allait devoir sortir un tissu de mensonges.

- … Je ne l'ai pas vue très souvent, nos familles n'étaient pas proches. On s'est rencontré de temps en temps, pour les grandes occasions, les mariages et les enterrements en gros.

- Oh…

- Mais j'ai quand même de bons souvenirs. Une fois, j'étais petite, il y avait eu un mariage, et la fête était dans la demeure de son père. C'était immense ! Il y avait le château, le parc… Vous saviez que c'était une famille noble ?

- Oui, la baronnie d'Hawkeye, c'était une famille assez influente, même si la lignée a pratiquement disparu aujourd'hui, confirma Breda.

- Enfin, en tout cas, il n'y avait pas vraiment d'enfants de mon âge, du coup, je lui collais aux basques. Elle a quand même… huit ans de plus que moi, mais elle s'était occupée de moi, et on nous avait finalement retrouvées à la bibliothèque. On s'était assises par terre, et elle me lisait des livres de contes.

- Haaaw… fit Fuery. C'est trop mignon !

Le sourire de Hayles laissait voir à quel point elle était attendrie, et elle n'était pas la seule. De mon côte, je savais que c'était faux, mais j'admirais la manière dont Ed inventait un passé, j'avais même envie d'y croire, les imaginant toutes les deux, enfants, en train de lire dans une grande demeure à l'écart de la fête. Depuis son changement de sexe, il avait vraiment acquis une sacré capacité à mentir à tout bout de champ.

- Il y avait une chienne, Junon, qui traînait tout le temps avec elle. C'était un labrador, une vraie crème. On jouait pas mal avec elle. Une fois, on était parties toutes les deux se promener dans le parc pendant une fête, elle m'avait montré plein de choses de la forêt, des plantes, des baies, des jolis endroits… C'était vraiment chouette, mais…

Elle se mordit les lèvres, emportée par son récit, et hésita un peu à continuer. D'où sortait-elle tout ça ? Sur quelle part de vérité s'appuyait-elle ?

- Quand on est revenues à la terrasse, là où étaient installées les tables, les gens nous cherchaient partout. Et son père l'a giflée tellement fort… Ça m'avait fait tellement peur à l'époque que je ne voulais plus revenir après.

- Ça n'avait pas l'air d'être un rigolo, son père, commenta Breda.

- Non, vraiment pas. Il était très intimidant.

- Et sa mère ?

- Je ne l'ai jamais connue. Je crois qu'elle est morte à sa naissance.

- Elle avait des frères ? Des soeurs ? demanda Hayles, décidément bien curieuse.

- Non, elle était fille unique.

- Ça doit être tellement triste de grandir seule, commenta-t-elle.

- Oui…

- Et toi Angie, tu as de la famille ? demanda Fuery, curieux.

- Euh, oui. J'ai un petit frère, et une autre cousine qui vivait juste à côté de chez nous, donc on jouait souvent tous les trois ensemble.

Je souris, regardant la petite blonde déformer la réalité. Du peu que j'avais vu Winry, elle avait avec les deux frères la proximité d'un membre de la famille, ce n'était qu'en partie un mensonge… et le reste ?

- Du coup, tu as gardé contact avec Hawkeye pendant toutes ces années ?

- Non, je l'ai perdue de vue quand j'avais dix ans… je crois que c'est à ce moment-là qu'elle est entrée dans l'armée. Depuis, je n'ai pas eu de nouvelles ou presque pendant des années, jusque là, où j'ai appris qu'elle était à Central. Comme je voulais y venir aussi, je me suis dit que c'était l'occasion de se retrouver…

- Hé bien, quelle aventure, commenta Breda.

- C'est émouvant, ces retrouvailles, après toutes ces années.

- Vous parlez de quoi ? demanda la voix inflexible d'Hawkeye.

- De notre jeunesse, répondit Angie en levant les yeux vers elle.

- Qu'est-ce que tu leur a raconté ? fit la blonde en fronçant les sourcils.

- Rien de méchant.

- Encore heureux !

Elles allaient sans doute devoir discuter pour accorder leurs violons sur les mensonges de leur jeunesse. Mustang, à côté d'Hawkeye, avait perdu ses airs réjouis pour une expression lasse. Malgré tout, en croisant le regard d'Angie, il lui adressa un sourire qu'elle lui renvoya sans même s'en rendre compte.

Non, il n'y a pas moyen, pensai-je avec un frisson. Ce serait beaucoup trop bizarre s'il se passait un truc entre eux.

Je supposai qu'il ignorait toujours la vérité. Sinon, il serait sûrement furieux à l'heure qu'il était… et sans doute vexé de s'être laissé prendre à son déguisement.

- Nous on va rentrer, fit Hawkeye. Mine de rien, il est déjà tard.

Mustang n'avait pas l'air complètement ravi, mais qui osait désobéir à Hawkeye ? En tout cas, à sa remarque, Fuery se mit à bâiller à son tour.

- C'est vrai que je fatigue un peu, même si je n'ai pas envie de rentrer. On est bien ici.

- N'est-ce pas ? fit Hayles avec un air polisson.

- Ouais, on va pas tarder, avouai-je.

Derrière son apparence d'Angie, je vis le regard d'Edward se ternir. Il devait être content de passer du temps avec nous, même si la plupart ne l'avait pas reconnu.

- J'ai passé une excellente soirée, fit simplement Mustang avec un sourire en reprenant sa veste.

Il avait prononcé cette phrase l'air de rien, avec un sourire léger qu'il avait rarement et qui semblait conçu sur mesure pour faire craquer les filles. Comment faisait-il ?

- Moi aussi, ajouta Breda.

- Pareil !

- On reviendra, conclus-je.

Notre réaction sembla remonter le moral de l'adolescente.

- Vous êtes les bienvenus, fit Hayles. En plus, avec tout ce que vous avez bu ce soir, je pense que Neil vous a à la bonne.

- Je ne vois pas de quoi tu parles, marmonna Breda.

- Combien de verres tu as pris ? demandai-je d'un ton moqueur.

- J… je sais plus.

Sa réponse nous fit rire. Hawkeye et Mustang avaient discrètement quitté la pièce pendant la suite de la discussion, sentant sans doute que s'ils attendaient qu'on arrête de parler, ils ne partiraient jamais. De mon côté, j'avais besoin d'aller aux toilettes depuis un moment, sans oser quitter la tablée de peur de louper un événement. Je profitai de cet instant d'accalmie pour filer aux toilettes, boitant lamentablement sur ma canne.

Je pestai en luttant un peu avec la porte. La soirée était tellement riche en événements que j'avais presque oublié que j'étais blessé à la jambe. Cela rendait certaines tâches un peu acrobatiques, mais je m'en sortis tout de même. J'étais en train de me laver les mains quand une porte s'ouvrit, laissant ressortir la rouquine qui avait renversé la carafe sur Hawkeye.

- Ah, bonsoir… Roxane, c'est ça ?

- Oui, c'est ça !

- Je crois que tout le monde a retenu votre nom.

- Pas pour les bonnes raisons, je le crains, répondit-elle avec un rire gêné. J'aurais préféré éviter d'être celle qui a renversé de l'eau sur le Lieutenant Hawkeye.

- Elle ne vous en veut pas trop ?

- Pas vraiment, on en a profité pour discuter, d'Angie notamment.

Je hochai la tête, tandis qu'elle m'observait avec attention tout en se lavant les mains.

- Vous êtes Jean Havoc, c'est bien ça ?

- Oui, c'est ça !

- Donc vous savez.

J'ouvris de grands yeux, puis tâchai de prendre un air suspicieux, mais il était trop tard et j'abandonnai la comédie face à son sourire complice.

- Vous aussi ?

- Il lui fallait bien une alliée ! Elle m'a appelée pour me proposer de venir à Central avec elle. Les autres personnes du cabaret ne sont pas au courant, donc ça fait du bien de savoir que je ne suis pas seule.

- Oui, je connais ce sentiment ! m'exclamai-je.

- Par contre, elle a vraiment paniqué quand elle vous a tous vus arriver.

- Oui, sa tête est passée par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. C'était drôle à voir.

Roxane rit de bon coeur, puis reprit son sérieux.

- On ne devrait pas se moquer, ce n'est pas facile comme situation.

- C'est sûr. Mais elle s'en sort bien, personne ne l'a reconnue.

- Oui, même ceux qui devraient !

- Ça… Tu as l'air vachement bien informée.

- Hé, je suis sa coloc, elle a eu tout le temps de me raconter ce qui s'était passé. On s'est rencontrées à Lacosta.

- Ah, quand elle était en mission ?

- Oui, c'est moi qui l'ai aidée à chopper Ian Landry.

- Pas maaaal !

- Ahaha, merci ! C'était une sacré aventure. J'aurais dû me douter qu'elle allait encore m'embarquer dans des embrouilles.

- Et tu as accepté quand même ?

- Il fallait bien quelqu'un pour l'empêcher de faire des conneries.

Elle m'avait tenu la porte pour ressortir de la pièce, et une fois que je cessai de rire, continua à parler. Elle me proposa un verre que j'acceptai. La salle s'était bien vidée, ceux qui restaient dansaient ou buvaient, parfois les deux en même temps, et on sentait qu'il n'y avait plus grand-monde de sobre dans le coin. Nous nous répondions du tac au tac, complices pour parler d'Edward avec une affection moqueuse. Il y avait matière à rire, et l'on ne s'en priva pas. Nous restâmes un peu au bar, puis traversâmes la pièce à pas lents.

- Tu es blessé ?

- Oui, rien de bien grave, mais je me suis pris une balle lors de l'attaque du Front de l'Est.

- Ah, oui, c'est récent !

- Oui, c'est tout frais. Mais les médecins ont dit que je m'en remettrais sans séquelles.

- Tant mieux. Tu sais, Angie m'a fait une nuit blanche quand elle a entendu parler de l'assaut. Elle s'inquiétait vraiment pour vous.

- Ah bon ? Je suis touché.

Arrivé à la table, j'eus la surprise de la retrouver vide. Fuery et Ed étaient sur la piste, dansant, l'un avec la petite serveuse qui nous avait accueillie, l'autre avec Andy. Quant à Breda, il avait changé de place et entamé une conversation avec quelqu'un qui semblait avoir bu encore plus que lui. C'est tout naturellement que la conversation continua avec Roxane. Il était rare que je me sente aussi à l'aise avec quelqu'un du sexe opposé, mais la succession de bières que je m'étais enfilées m'avait détendu, et il y avait tellement à raconter sur les frasques d'Edward que la conversation promettait d'être longue. Quand elle me raconta l'affaire de la fausse monnaie, je crus que je n'arriverais pas à m'en remettre.

J'aurais dû rentrer, nous devions travailler le lendemain. Le réveil allait être dur, mais je ne voulais pas boiter jusqu'à la caserne, je ne voulais pas quitter ce lieu. Je refusais de savoir quelle heure il était et parlai encore et encore en regardant les autres danser, boire et rire en priant pour que ça ne finisse jamais.

J'étais merveilleusement bien.