Nous voila déjà en décembre ! Le temps passe vite quand on a des projets dans tous les sens ! XD

Novembre a été consacré pour beaucoup au Nanowrimo, qui m'a permis d'avancer l'écriture de Bras de fer, même si je n'ai finalement écrit que 50 000 mots et quelques... Ce n'est pas ce mois-ci que l'on va revenir à un chapitre toutes les 3 semaines... Mais vu la taille de ceux-ci, je pense que vous n'êtes pas trop brimés ;). Je voudrais vous remercier pour vos follows, favorites, et surtout vos reviews ! Qu'elle soient régulières ou ponctuelles, elles me motivent à m'acharner à batailler contre mon scénario quand je me sens découragée par l'ampleur de la tâche ! ^^

Décembre, c'est le mois de Noël (si vous voulez faire des doubles cadeaux, vous pouvez trouver des livres et des cartes sur ma boutique en ligne... l'occasion d'offrir des choses originales ET d'aider une artiste ! ^^) et c'est le moment du traditionnel calendrier de l'avent. Je vous donne donc rendez-vous sur le réseau social de votre choix (vous me trouverez sur facebook, twitter et instagram) pour découvrir chaque jour un petit dessin plein de tendresse... ou, nouveauté de cette année, une illustration "à la manière de". J'ai décidé de tester des choses pour faire évoluer mon style en étudiant des artistes que j'admire. J'espère que ça vous plaira de découvrir tout ça (et ça compensera ce chapitre... pas très drôle, on va dire.)

Côté fic, je vais vous laisser avec Alphonse et Winry, que j'avais laissés en mauvaise posture la dernière fois. L'illustration est bien avancée, elle arrivera demain sur Deviantart, je pense ! (je comptais la finir aujourd'hui, mais mon autre illustration m'a pris bien plus de temps que prévu...) Bref, assez parlé, maintenant, je vous laisse lire ! ;)


Chapitre 56 : Les injustices (Alphonse)

- Nous sommes, en ce lundi 18 décembre, réunis pour le procès opposant Winry Rockbell, mécanicienne en apprentissage, et John Thaddeus, chef d'atelier de la section sur-mesure de l'entreprise Marshall & co. Les chefs d'accusation de l'accusée sont : coups et blessures, tentative d'homicide volontaire. Celle-ci plaide la légitime défense et accuse son employeur de tentative d'agression sexuelle. Durant la séance d'aujourd'hui, nous appellerons à la barre les témoins afin d'avoir une meilleure compréhension des événements du vendredi 30 novembre.

Je jetai un oeil derrière moi. La salle était pleine. Pleine de gens curieux, qui venaient se repaître de l'événement du moment. Des employés de la boîte au regard blasé, présents par obligation, d'autres manifestement en train de se délecter de la situation avec le sourire de celui qui attendait une vengeance ou un spectacle. Des femmes au visage fermé, se reconnaissant sans doute dans l'accusée, et dont la présence sonnait comme un encouragement silencieux. Dans les rangs plus lointains, des bandes d'amis chuchotaient en désignant les acteurs du tribunal en se donnant des coups de coudes dans les côtes, riant à moitié.

Dans cette petite ville de travailleurs sans histoires, les sorties étaient rares, et les gens se distrayaient des disputes et autres drames de la vie à défaut d'aller au théâtre. C'était un aspect que je n'aimais pas trop de Rush valley, mais en ce jour où Winry était directement concernée, je le détestais pour de bon.

La situation était assez difficile comme cela, pourquoi fallait-il qu'en plus toute l'attention de la ville soit portée sur le feuilleton à rebondissements qu'étaient devenues les séances du procès. Comment osaient-ils rire, alors qu'elle était là, campant au premier rang, les épaules voûtées sous les regards, les poings serrés pour ne pas trembler, le ventre noué au point de vomir tout ce qu'elle pouvait avaler les jours de procès ? Il me suffisait de poser les yeux sur elle, de voir ses cheveux ternis, et sa tête baissée, pour sentir la douleur, la rage, la culpabilité et la peur, à se retrouver ici, victime présumée coupable.

- Rappel des faits : le vendredi 30 novembre, entre onze heures et onze heures trente, John Thaddeus s'est entretenu en privé avec Winry Rockbell, entretien à l'issu duquel elle a rapporté à ses collègues avoir reçu une promotion, avec l'opportunité de travailler dans la section de fabrication d'automail sur mesure. A l'issue de sa journée de travail, aux environs de sept heures du soir, mademoiselle Rockbell est venue dans l'atelier en question pour une visite, retrouvant monsieur Thaddeus. Son escorte, le soldat Greyden, est resté dans le secrétariat adjacent pour discuter avec mademoiselle Linen, pendant que l'accusée et la victimes se trouvaient seuls dans l'atelier. Quelques minutes plus tard, alarmés par des cris, tous deux sont sortis du secrétariat, croisant mademoiselle Rockbell en train de fuir, tenant à la main une clé à molette maculée de sang. Selon leur témoignage, le soldat Grayden est parti à sa suite tandis que la secrétaire Linen est entrée dans l'atelier, découvrant le corps inconscient de Thaddeus, qui portait une trace de coup à la tête et saignait abondamment. Elle a immédiatement appelé l'hôpital de Rush Valley, où il a été rapidement pris en charge et soigné sans séquelles graves.

Je serrai les dents en entendant le juge égrener le rappel des minutes des procès précédents avec froideur. Je savais qu'à chaque fois que quelqu'un déroulait le fil des événements, Winry revivait la détresse du moment. Elle me l'avait avoué à demi-mot. Elle sentait l'odeur de l'atelier, les mains posées sur elle, et cette peur panique qui lui donnait envie de vomir, et moi, assis un rang derrière elle, je sentais sa détresse dans mes propres entrailles. Si je m'étais écouté, je me serais déjà levé pour la serrer dans mes bras, mais je le savais, je ne pouvais pas faire ça. Parce que notre relation était devenue un peu plus compliquée, parce qu'il y avait des gens autour qui commenteraient ce geste, parce que le juge verrait ça d'un mauvais oeil, parce que cela aussi, ce serait jugé. J'étais cantonné au rôle de simple témoin, alors que sa douleur était aussi la mienne.

- Aujourd'hui, nous appelons à la barre Winry Rockbell pour lui permettre de présenter sa version des faits. Je rappelle au jury que l'agression a été avérée, l'arme a été identifiée et confirmée, et l'accusée ici présente n'a pas nié avoir attaqué son supérieur avec un outil contondant. L'enjeu du procès est de déterminer ce qui s'est passé durant les entrevues qui l'ont précédée. Mademoiselle.

Winry se leva à gestes tremblants, traversant le plancher à pas lents pour monter à la barre. Je la fixais intensément, silhouette coupée du monde, coincée à l'intérieur de l'arène. Elle semblait tellement frêle, vulnérable, amaigrie par l'angoisse. Depuis l'événement, elle avait perdu son appétit et maigri a une vitesse inquiétante, quels que soient les efforts des habitants de la résidence pour la pousser à prendre soin d'elle et à s'alimenter. Cette histoire l'abîmait, et le procès était à peine commencé. Elle redressa la tête vers le micro trop haut pour elle, un détail de plus qui semblait fait pour l'humilier, agrippa la barre de métal à mains tremblantes, et entama le récit de cet événement qu'elle aurait voulu oublier.

- Un peu avant le repas de midi, ce jour-là, Thaddeus

- Monsieur Thaddeus, l'interrompit le juge.

- … Monsieur Thaddeus, corrigea-t-elle à contrecoeur, m'a convoqué à son bureau pour m'annoncer ma promotion à l'atelier sur-mesure. J'avais manifesté mon intérêt pour l'atelier lorsque j'avais été engagée, et il m'a annoncé que suite à l'attaque du QG d'East-city par le Front de Libération de l'Est qui a fait de nombreux blessés, des commandes d'automails sur-mesure avaient afflué et que c'était l'occasion de faire mes preuves dans la section. Après cette entrevue, j'étais très heureuse de cette nouvelle que j'ai annoncée à mes collègues, ainsi qu'à Alphonse Elric, ici présent, avec qui je partageais le repas.

À la mention de mon nom, mes entrailles se nouèrent. Ce jour-là, j'avais fait une tentative de déclaration, le truc le plus maladroit et pitoyable qu'il était possible de faire. Les événements qui avaient suivi avaient complètement éclipsé ce moment, et j'en étais plus soulagé qu'autre chose. Nous n'avions pas dit un mot à ce sujet depuis, et au fond, j'espérais que le sujet resterait profondément enterré, au point d'être oublié. Jusqu'à ma mort, peut-être. Tout plutôt que devoir assumer l'humiliation d'un rejet inévitable.

- J'ai ensuite continué à travailler dans l'atelier avec mes collègues, discutant avec… messieurs Derrick et Jordan, puis à six heures trente j'ai commencé à ranger mon matériel pour rejoindre… Monsieur Thaddeus, à l'atelier de sur mesure. Il m'avait dit de le retrouver après le travail pour une visite plus approfondie des lieux.

- Une visite plus approfondie ? C'est-à-dire ? commenta le juge.

- J'avais déjà visité l'ensemble de l'usine lors de mon arrivée, le vendredi 3 novembre. A cette occasion-là, on m'avait expliqué le fonctionnement de l'usine et les différents ateliers, notamment les chaînes de montage où je travaillais jusque-là. Puisque j'allais travailler dans l'atelier, il était logique qu'on m'en explique le fonctionnement de manière plus détaillée. En tout cas… C'est comme ça que l'on m'avait présenté les choses.

Ses mains se crispèrent sur la barre et elle baissa les yeux. On ne pouvait pas dire qu'elle avait l'air très assurée auparavant, mais à présent, elle semblait fragile, précaire comme si elle peinait à tenir sur ses deux pieds. Elle ne pouvait plus regarder les autres en face. Même moi, elle ne pouvait pas me regarder dans les yeux quand elle parlait de ça.

- Mademoiselle Linen a proposé au soldat Greyden un café, et celui-ci a accepté. Durant mes horaires de travail, il reste dans l'atelier en tant qu'escorte, là il s'est autorisé à prendre un peu de distance, sachant que j'étais à proximité, que l'atelier sur mesure n'avait qu'une sortie, et que les portes vitrées du secrétariat donnaient directement sur le couloir. Je suis donc entrée dans l'atelier seule avec… Monsieur Thaddeus. Au début, tout paraissait normal, il me montrait l'atelier, son organisation, où était rangé le matériel, le fonctionnement des machines… En m'expliquant tout ça, il a posé son bras sur mon épaule, et j'ai commencé à me sentir mal à l'aise. Comme c'était mon supérieur hiérarchique, j'ai essayé de m'écarter poliment, mais il me tenait l'épaule et m'empêchait de partir. Il m'a coincée contre un des établis, et il a dit… il a dit… "P…parlons bien, ma jolie. Si tu veux ta place, je compte sur toi pour me d-donner autre chose en échange." Il a dit ça, et il a… agrippé ma poitrine, avec un grand sourire. J'étais pétrifiée. Je voulais m'enfuir, mais sur le coup, je n'arrivais pas à le croire, je n'arrivais pas à bouger. Il m'a… embrassée de force. J'ai essayé de le repousser mais il m'a attrapé les poignets et à recommencé à me toucher. J'ai crié de toutes mes forces, je ne voulais pas, je me suis défendue. Il était collé à moi, il me faisait mal, alors je l'ai frappé à l'entrejambe avec mon genou. Il m'a lâchée et a reculé quelques secondes. Il m'a insulté, et quand j'ai vu qu'il allait m'attaquer de nouveau, j'ai attrapé la première chose que j'ai trouvée sur l'établi et je l'ai frappé avec. C'était une clé à molette. Je l'ai frappé à la tempe et je l'ai vu tomber. J'ai vu du sang, j'ai compris que je l'avais blessé, que c'était peut-être grave… J'ai paniqué et je me suis enfuie.

- Vous parlez d'insultes, vous souvenez-vous de ses paroles exactes ?

- … "Petite salope, tu vas me le payer", murmura-t-elle, les yeux vissés au plancher.

Elle vacillait, seule à la barre, entourée du vide qui l'exposait au regards. Je sentais à sa voix hachée à quel point son récit était difficile, à quel point, et luttait pour cracher chaque mot, que ça lui griffait les entrailles de raconter tout ça. Je sentais sa nausée, sa gorge nouée, ses mains tremblantes, et je tremblais aussi. Je sentais ses larmes monter à mes yeux. J'avais mal, physiquement mal en l'entendant raconter son cauchemar.

- S'il vous a agressée, pourquoi vous êtes-vous enfuie ?

Et voilà, ça commence, pensai-je rageusement en voyant le juge orienter ses questions.

Elle venait de raconter son agression, et lui, tout ce qu'il cherchait, c'était des prétextes pour l'accuser ? Oui, c'était mal de frapper les gens à coup de molette pour se défendre, mais c'était encore pire d'essayer de les violer.

- J'ai paniqué, répéta-t-elle d'une voix sèche. Je n'arrivais pas à croire ce qui s'était passé, qu'il avait fait ça. Je ne supportais plus sa présence, et… j'ai eu peur de mon propre geste quand j'ai vu qu'il était inconscient.

- Ne pensez-vous pas que vous auriez dû rester pour expliquer exactement ce qui s'était passé au lieu de fuir ? Vous avez conscience que ce comportement ne joue pas en votre faveur .

- Je… n'arrivais pas à réfléchir… bredouilla-t-elle.

Je bouillonnais intérieurement. Ce juge était tellement condescendant avec elle, et remettait en doute ce qu'elle racontait… comment osait-il ? À sa place, j'aurais sans doute eu envie de hurler de tous mes poumons devant cette injustice, mais Winry avait assimilé cette culpabilité qu'on lui faisait porter et qui coulait dans ses veines.

- Après ça, j'ai couru jusqu'à la résidence, je me suis enfermée dans ma chambre, jusqu'à ce que Alphonse vienne me voir pour savoir ce qui s'était passé.

- Cette clé à molette que vous avez utilisée, vous dites qu'elle était posée sur l'établi, mais l'atelier n'aurait-il pas dû être rangé à cette heure-ci ?

- Théoriquement, oui, mais j'ai du mal à voir ou vous voulez en venir… bredouilla-t-elle.

- Simple questionnement pour établir le contexte aussi précisément que possible.

Je serrai les dents. Je voyais les autres, suivant la discussion, certains prenant des notes, d'autres levant les yeux au ciel à chaque phrase de Winry, doutant visiblement du bien fondé de ce qu'elle disait. J'avais envie de leur faire avaler leurs dents. Comment pouvaient-ils la remettre en doute alors que sa détresse transpirait par tous les pores de sa peau ?

- Vous avez donc tâtonné, attrapé la clé au hasard et utilisé celle-ci pour frapper Monsieur Thaddeus, ici présent ?

Elle hocha la tête, les yeux baissés, luisants de larmes retenues, priant sans doute que l'humiliation prenne fin.

- Je vois, ce sera tout pour le moment, Mademoiselle Rockbell. Vous pouvez quitter la barre.

Elle poussa un soupir qui donna l'impression qu'elle perdait six centimètres et battit retraite à sa place en tâchant de dissimuler son soulagement teinté d'angoisse à l'idée d'avoir fini de parler.

- Voici le premier témoignage de la séance, j'appelle maintenant Monsieur John Thaddeus à la barre pour le laisser présenter sa version des faits.

L'homme se leva, et je le scrutai comme si mon regard pouvait l'incendier tandis que sa grande silhouette me tournait le dos, montant à la barre, avec l'insolence tranquille de celui qui se pense inatteignable. Il avait un sacré culot d'oser se montrer comme ça. Il se retourna, posa ses mains sur la barre, surplombant largement le micro que Winry peinait à atteindre.

C'était David contre Goliath.

- Bonjour, Messieurs, Mesdames. Ce que j'ai vécu ce jour-là n'a pas grand-chose à voir avec le récit qu'en a fait la jeune Winry Rockbell. J'ai en effet eu une entrevue avec elle le vendredi 30 novembre, comme toutes les deux semaines depuis son arrivée, afin de faire le point sur son évolution au sein de l'entreprise. J'ai salué ses progrès notables depuis son arrivée, puis nous avons discuté de l'atelier sur-mesure qu'elle souhaitait visiter plus en détail. Je n'étais pas spécialement favorable à cette idée, ne voulant pas perturber le travail des collègues, mais j'ai finalement accepté de lui faire visiter les lieux hors des horaires de travail.

Regardez-le préparer son mensonge, pensai-je amèrement.

J'attendais avec une certaine angoisse de savoir ce qu'il allait sortir après

- Le reste de la journée s'est écoulée normalement, puis nous nous sommes retrouvés à mon bureau vers 7 heures. La secrétaire de l'atelier sur-mesure, Mademoiselle Linen, a proposé au soldat Grayden de prendre un café durant la visite, et celui-ci a accepté. Nous sommes donc entrés ensemble dans l'atelier, dont j'ai expliqué le fonctionnement plus en détail, outils à l'appui. Mademoiselle Rockbell se montrait très enthousiaste, jusqu'à ce que je comprenne qu'elle croyait qu'elle allait rejoindre l'atelier. Je l'ai contredite, et elle s'est alors mise dans une colère noire, a hurlé que je l'avais trahie, et a sorti du tiroir de l'établi le plus proche une clé à molette qu'elle a utilisée pour me frapper. C'est arrivé si vite, je n'étais pas préparé à une réaction pareille, incrédule, je n'ai pas su me défendre. Je ne suis pas fier de l'admettre, mais elle m'a littéralement assommé.

- Pouvez-vous nous retranscrire l'échange que vous avez eu, aussi fidèlement que votre mémoire le permet ?

- Bien sûr. Les choses ont pris un mauvais tournant quand elle a dit "Et donc, à quel établi je pourrai m'installer ?" ce à quoi j'ai répondu "Comment ça, quel établi ?" "Quand je viendrai travailler à l'atelier." "Mais ce n'est pas prévu, nous nous sommes mal compris." "Comment ça, nous nous sommes mal compris ?! C'est ce que vous m'aviez dit ce midi." "Pas du tout, vous avez pris vos espoirs pour des réalités. Votre travail sur la chaîne est correct, mais de là à travailler à l'atelier…" J'avoue avoir été un peu cassant sur ce coup-là, mais ça ne justifiait pas sa réaction pour autant. J'avais fait l'erreur de me retourner vers l'entrée, je n'ai donc pas vu qu'elle ouvrait le tiroir pour s'armer contre moi. Je l'ai entendue pousser un cri inarticulé avant de hurler "Vous m'aviez promis !" et je me suis retourné juste à temps pour la voir fondre sur moi. J'ai essayé de me protéger mais elle a réussi à me frapper à la tempe. Je n'ai jamais vu une furie pareille.

C'était un tissu de mensonges bien huilé. Je le savais, mes entrailles se tordaient. Comment pouvait-on oser dire une chose pareille avec autant d'aplomb ? Voir son visage me donnait envie de le frapper ou de vomir. Pour Winry, c'était pire encore.

Je tournai un regard inquiet vers le jury. Pour moi, cela crevait les yeux que ce qu'il disait n'était une histoire cherchant à dédouaner sa responsabilité et à faire passer Winry pour une folle furieuse. C'était assez adroit de sa part, je devais l'admettre. J'étais bien placé pour savoir que quand elle s'énervait, elle pouvait devenir agressive et plutôt inquiétante. Si elle avait le malheur de s'énerver à la cour, cela serait retenu contre elle, peu importe l'injustice du mensonge auquel elle faisait ça. En l'accusant de la sorte, elle était pieds et poings liés : si elle se défendait trop vertement, cela allait se retourner contre elle… et si elle se défendait trop peu, on la supposerait coupable. J'avais la gorge nouée.

Le juge posa quelques questions et renvoya Thaddeus à sa place, avant de reprendre la parole.

- Comme vous le voyez, les deux versions sont profondément incompatibles. Notre objectif est de à mettre à jour un maximum d'élément pour déterminer quelle est la vérité, afin de permettre au jury de prendre leur décision en leur âme et conscience. Toutes les personnes ayant un lien de près ou de loin à l'affaire seront appelées à témoigner au cours de semaines à suivre. Je compte sur vous tous pour dire la stricte vérité afin de permettre à l'enquête d'avancer au mieux. J'appelle tout d'abord Monsieur Ryan Marshall, fondateur de l'entreprise Marshall and Co, à venir s'exprimer sur la question.

Le Directeur se leva, et je scrutai cet homme qui avait sans doute été sportif avant que l'âge et le travail en bureau ne le fassent grossir et s'affaisser. Le ventre noué, je sentis confusément que son témoignage aurait sûrement un grand impact, dans ce procès qui était parole contre parole. La personne pour laquelle il prendrait position serait clairement avantagée, et je priais pour qu'il ait l'honnêteté de défendre mon amie, même si j'avais peu d'espoir. Je l'avais vu aux côté du chef d'atelier, et ils étaient plutôt complices.

- Bonsoir, Monsieur le Juge, Mesdames et Messieurs du Jury. En temps que chef d'entreprise, il est de mon devoir de m'exprimer sur l'affaire en cours.

Il prit une inspiration dans le silence attentif de la pièce, tandis que mes entrailles faisaient des bonds sous le coup de l'angoisse.

- Je n'ai pas choisi de m'associer à John Thaddeus pour rien, et je lui fais entièrement confiance.

L'enfoiré, pensai-je en serrant le poing.

Peut-être était-il sincère, mais je le soupçonnais plutôt de dissimuler sciemment la vérité. Après tout, je n'avais jamais apprécié cet homme qui, sous ses dehors polis, n'avait pas masqué son mépris pour moi le jour de ma visite.

- Lorsque nous avons engagé Mademoiselle Rockbell, nous avons discuté puis signé un contrat stipulant qu'elle travaillerait en chaîne de montage, comme la majorité de nos employés. Nous lui avions expliqué qu'elle manquait d'expérience pour le poste à l'heure actuelle, mais qu'elle avait des perspectives d'évolution.

- Envisagiez-vous la possibilité qu'elle soit promue au moment des faits ?

- Votre honneur… Cela ne faisait même pas un mois qu'elle avait intégré l'atelier. Sauf votre respect, si Thaddeus m'avait soumis l'idée, je l'aurais refusée. Nous avons des employés très compétents et présents depuis plus longtemps dans l'entreprise, le choix d'une personne aussi peu expérimentée aurait été perçu comme une injustice par les employés.

Je voyais Winry se voûter devant moi. Chaque mot était un coup de couteau porté à son estime d'elle déjà bien malmenée. Elle se l'était déjà dit, que la proposition de Thaddeus n'avait pas d'autre but que de pouvoir disposer d'elle, que son travail n'était pas légitime, que ses compétences étaient nulles, alors voir Marshall le confirmer, c'était l'enfoncer d'autant plus.

- Vous remettez donc en cause le témoignage de Mademoiselle Rockbell ?

- Je me contente de signaler qu'il y a probablement eu une incompréhension quant à la perspective qu'elle travaille dans l'atelier de sur-mesure. Il est logique de laisser la priorité aux personnes les plus expérimentées et méritantes de l'entreprise, pas à une mineure ayant moins d'un mois d'expérience dans la boîte. C'est le genre de place pour laquelle on travaille des années avant de la décrocher, et mademoiselle Rockbell n'en avait probablement pas pleinement conscience. C'est sans doute une erreur de ma part, de ne pas avoir communiqué assez clairement sur le sujet. Dans tous les cas, je suis désolé de voir les choses prendre une tournure pareille.

- Très bien. Avez-vous autre chose à ajouter ?

- Non, votre honneur.

- Nous en avons fini avec vous, je vous laisse regagner votre place. J'appelle maintenant Mademoiselle Linen à témoigner…

Le directeur descendit de la tribune et regagna sa place en réajustant ses manches, croisant la secrétaire marchant à pas nerveux dans son petit tailleur bistre, soigné mais vieillot. Contrastant avec elle, Marshall se tenait droit, avec l'assurance du dirigeant, secouant la tête avec l'expression d'un adulte pris à parti dans une querelle de gamins. Lui non plus ne prenait pas l'affaire au sérieux… mais c'était bien logique. Le Juge avait manifestement pris parti pour Thaddeus, et face à ça, Winry risquait d'être baladée dans la tempête comme une simple coquille de noix, finissant par s'écraser sur les rochers.

Je serrai les dents, déglutis, et relevai la tête, résolu.

Winry en prison ?

Jamais je ne laisserais ça arriver. J'avais commis l'erreur de laisser partir Cub, on voyait où cela nous avait menés. Je ne commettrais pas la même erreur avec Winry. Plutôt frapper et fuir avec elle que les laisser l'emprisonner.


Il était près de midi quand la séance prit fin. Winry et moi sortions du palais de justice, flanqués des deux militaires qui nous accompagnaient toujours, quand une foule nous accueillit. Des journalistes, des collègues, des curieux venus voir celle autour de laquelle tournait ce jugement, qui me firent l'effet d'une marée humaine. Je tournai la tête vers Winry et vis dans ses yeux que la force lui manquait, qu'elle était à deux doigts de tomber à genoux. Ce procès était une torture, ce n'était pas pour affronter les questions et jugements d'une bande d'inconnus envahissants. J'étais prêt à repousser physiquement ceux qui auraient le malheur de l'approcher, mais Greyden et son collègue Gordon se chargèrent de dissuader les civils de harceler mon amie, et je me contentai de lui attraper la main, discrètement, pour lui faire sentir que j'étais là. Elle s'y raccrocha et la broya, tâchant de ne pas laisser sa panique apparaître trop clairement sur son visage. Pour ma part, j'avais les larmes aux yeux, débordé par son émotion, et dut respirer profondément le temps d'atteindre la voiture, aidé par les militaires qui cadraient la population. Parmi la foule, j'entrevis Louise et Henry, l'une en retrait, l'autre en train de retenir un homme par le col en lui passant visiblement un savon. J'échangeai un bref regard, sachant qu'ils avaient assisté au procès et que nous nous reverrions à la résidence.

La porte claqua, étouffant les sons dans cette carapace métallique qui nous protégeait des regards curieux, des questions pressantes, des quobliquets hostiles, des accusations et insultes, bref, de tout l'éventail d'émotions que notre présence provoquait, allant du voyeurisme maladroit au harcèlement pur et simple.

Je poussai un gros soupir et Winry éclata en sanglots, tandis que le militaire klaxonnait, peinant à se frayer un chemin. Toutes les personnes présentes cherchaient une distraction, suivant le procès comme on allait au théâtre, semblant totalement inconscient du drame que c'était pour elle. Quelque part, cette réaction me semblait encore plus atroce que le mensonge éhonté de Thaddeus.

La voiture parvint à rejoindre une route débouchée et sema la foule, et après un dernier regard pour ces gens heureusement trop paresseux pour nous suivre en courant, je reportai toute mon attention sur Winry, la serrant dans mes bras en tâchant d'ignorer mon propre désarroi. Elle s'accrocha à ma manche en tremblant, pleurant bruyamment dans le silence pesant de la voiture. Les militaires ne pipaient mot, n'osant rien dire après cette séance qui m'avait semblé interminable et avait été pire encore pour mon amie d'enfance.

Je percevais leur malaise, et j'imaginais bien qu'à leur place, je n'aurais pas su quoi dire, quoi faire. J'avais du mal à leur en vouloir. Le retour à la résidence se fit sans un mot et sembla interminable, tandis que les larmes de Winry trempaient mon épaule. Je supposais que vu son état, le geste de la prendre dans les bras était juste normal, et j'espérais que cela l'aidait au moins un petit peu, même si j'avais l'impression de ne faire aucune différence. En tout cas, les arrières-pensées que j'avais pu avoir ces dernières semaines étaient noyées dans la tristesse comme un feu éteint au jet d'eau.

Une fois arrivés, il fallut se faufiler et entrer par derrière pour échapper aux curieux décidément bien malsains, avant de pouvoir enfin s'asseoir dans la salle commune et pousser un soupir. Winry, qui se retrouvait de nouveau entourée de personnes dont elle se sentait moins proche, parvint à retenir ses larmes, mais je sentais ses sanglots dans ma gorge, et je sentais la gêne des autres.

- Tu veux manger quelque chose ? demanda maladroitement Louise.

Winry secoua négativement la tête.

- Au moins boire quelque chose ? Un thé, pour te réchauffer un peu en attendant l'arrivée de l'avocat ?

Elle soupira, ce qui était devenu sa manière d'accepter quelque chose de guerre lasse, et Louise se leva pour mettre de l'eau à chauffer, repoussant ses mèches bouclées de son front dans un geste nerveux.

- Ça n'est pas très bien parti, hein ? fit-elle d'un ton inquiet, posant l'inquiétude que tout le monde avait dans la pièce.

Henry secoua négativement la tête. Avec une pointe d'ironie, je songeai que c'était probablement celui d'entre nous qui avait eu le plus d'occasion de suivre des procès. Quelqu'un frappa la porte, et il se leva pour ouvrir à Craig, l'avocat de Winry. C'était un homme d'intérieur, relativement jeune, qui portait des lunettes rondes et dont les cheveux court retombaient platement sur le front. Il avait pris l'affaire pour des raisons légales, mais c'était un simple commis de justice, et face à l'avocat de l'entreprise Marshall & Co, je n'étais pas sûr qu'il ait assez d'expérience et de volonté pour défendre Winry au mieux. Seulement, nous n'avions pas d'autre choix que lui faire confiance. Il nous salua et s'attabla pour dresser un bilan du procès, tandis que Louise finissait de préparer le thé et que je sortais des tasses pour tout le monde.

- C'est sa parole contre la sienne… difficile de se défendre face à son supérieur et son patron, la sphère d'influence est pas la même.

- Je suis désolé de ne pas avoir pu aider davantage. Je n'ai rien vu, et je ne peux pas mentir, mais… je vous crois, fit Greyden.

Le soldat avait une expression dépitée qui laissait entrevoir l'ampleur de son impuissance. Je me rendais compte que nos deux gardiens s'étaient sans doute pris d'affection pour les gamins que nous étions à leurs yeux, même s'il était difficile de dire que la réciproque était vraie.

-Je suis coupable, fit-il. J'aurais dû vous accompagner au lieu de prendre une pause alors que j'avais une mission à accomplir. Si je n'avais pas failli à mon devoir, cela ne serait pas arrivé.

- Avec des "si", on mettrait la montagne en bouteille, grinça Louise. Votre mea culpa est bien joli, mais ça n'est pas ça qui fera avancer les choses. Qu'est-ce que vous comptez faire à part des beaux discours ?

- Ne plus me laisser distraire, et protéger Mademoiselle Rockbell.

Je jetai un oeil à la fenêtre, pensant aux passants qui étaient venus se distraire au procès, et songeai que sa protection serait sans doute utile.

Et moi, qu'est-ce que je peux faire pour l'aider ? pensai-je ne me sentant bien incapable d'accomplir quoi que ce soit.

- C'est peut-être parole contre parole, commença Louise, le menton vissé dans la main, les yeux perdus à travers les rideaux de la fenêtre, mais… S'il a agi comme ça avec toi, il en a sûrement fait de même avec d'autres. Peut-être que d'autres femmes de l'entreprise pourraient témoigner à leur tour.

- Il faut prouver qu'il ment, énonça Henry.

- Plus facile à dire qu'à faire, fis-je remarquer.

- Prenons par étapes : Par exemple, la clé à molette. Il disait qu'elle l'avait sortie d'un tiroir pour le frapper avec, mais ce n'est pas vrai.

- Ce qui n'est pas anodin, avec son témoignage, le geste devient prémédité… on passe de la légitime défense à une tentative d'homicide volontaire et la peine est beaucoup plus lourde.

- Il faudrait faire appeler à la barre la personne qui aurait dû avoir rangé son espace de travail pour qu'il confirme avoir laissé ses outils traîner. Ça ne semble être qu'un détail, mais si on réussi à prouver qu'il ment, même partiellement, cela rendra son témoignage moins solide. Et si on arrive à suffisamment ébranler ses fondations… nous aurons gain de cause.

Avoir gain de cause ? Il faudrait que Thaddeus soit jugé pour tentative d'agression sexuelle, qu'il soit emprisonné pour ça. Nous étions bien loin du compte, pour l'instant, nous cherchions déjà à ce que Winry ne soit pas injustement emprisonnée.

Je serrai les dents. La situation s'annonçait sombre, mais il ne fallait pas se décourager. Winry était déjà plus bas que terre, si nous nous laissions aller, qui la soutiendrait ? Comment tiendrait-elle ? Il fallait que je sois fort, qu'elle puisse s'appuyer sur moi sans me faire flancher.

- Est-ce que tu sais qui travaille à cet établi ? demanda Louise. On pourrait lui demander de confirmer que…

- Je ne sais pas, non. Je ne sais plus, lâcha Winry d'une voix vibrante, le visage enfoui dans les mains, la frange ébouriffée par ses doigts crispés sur son front. À force de les écouter parler et me contredire, j'en viens à me demander si je ne suis pas folle, si ce n'est pas moi qui suis en tort, si je n'ai pas tout inventé. Je me dis que si je leur donnais raison, les choses se termineraient et que je n'aurais plus à retourner à la barre.

C'était la phrase la plus longue qu'elle ait dit depuis des heures. Louise se mordit les lèvres, réalisant son indélicatesse, et vint s'asseoir à côté de Winry, posant une tasse avant de poser sa main sur son épaule dans un geste aussi doux que possible

- Winry… Ce n'est pas parce qu'ils sont plus facilement crus qu'ils disent la vérité. La vérité, tu l'as vécue, tu la connais, tout le monde ici sait que tu la dis. Tu dois la défendre, et ne pas les laisser te la voler. Si tu les laisses faire, ils te dépouilleront de ton récit et tu n'auras plus rien pour te défendre. Ne les laisse pas te faire croire que tu as tort. Ce n'est pas le cas. Tu es dans ton bon droit.

Très lentement, Winry retira ses mains, les posant sur la table, laissant voir un visage ravagé.

- Je ne sais pas si je vaux la peine d'être défendue. Et au fond, qu'est-ce qui importe : la vérité qu'on dit, ou celle qui est crue ? Je peux m'échiner à répéter ce qui s'est passé, ce n'est pas comme ça que je vais convaincre le juge et le jury. N'essayez pas de m'épargner en me tapotant dans la main, je m'en suis bien rendue compte aujourd'hui, être honnête ne suffit pas.

- Ça ne suffit pas, mais c'est un début, repris-je. Reste honnête avec toi-même, pour le reste, on s'en occupe. D'accord ?

Winry hocha la tête, et je laissai mon regard glisser sur sa silhouette amaigrie, ses yeux chargés de cernes et ses cheveux qui avaient perdu leur éclat doré et semblaient presque gris dans l'atmosphère hivernale. Je sentais à quel point elle était mal, à quel point elle avait besoin d'aide, et je compris qu'elle n'y parviendrait pas seule. Qu'il fallait que je me batte pour elle. Parce qu'elle n'aurait pas la force de se défendre seule, de se chercher des alliés, c'était à moi de le faire. J'irais interroger ses collègues, enquêter à mon tour, trouver la vérité derrière les vérités. Je demanderais à tout le personnel de Marshall & Co, je me traînerais à leurs pieds s'il le fallait, mais je trouverais la preuve qui la disculperait.

Fort de cette résolution, je me levai de ma chaise dans un geste aussi résolu que maladroit.

- Je vais vous laisser préparer la défense, j'ai du travail prévu cette après-midi, je dois aller livrer Stain. Je peux compter sur vous pour veiller sur elle ?

Henry et Louise hochèrent tous deux la tête d'un air entendu. Craig se montrait plus distant, mais avait déjà sorti des notes et livres de loi. Nous ne connaissions les résidents que depuis un mois environ, mais ils semblaient solides et résolus à épauler Winry. Je fis deux pas vers mon amie, lui ébouriffai les cheveux d'une main rassurante, et pris d'un impulsion idiote, lui embrassai le front.

- Courage. Ça va aller, murmurai-je avant de m'écarter.

C'était simplement amical. Sa réaction avait douché mes espoirs le jour même de mon aveu, et je savais que vu son état, c'était le dernier de ses soucis. Il ne se passerait rien, simplement rien, et cela m'allait. J'avais beau rougir légèrement en sortant du bâtiment, Gordon sur les talons, je m'habituais à l'idée, en sachant qu'il y avait bien plus grave à gérer que cette peine-là. J'allais commencer dès aujourd'hui, en revenant de ma livraison chez Stain, le vieil homme au caractère d'ours qui vivait exilé dans son chalet.

Une fois ma tâche accomplie, j'irais voir Jordan, je passerais par-dessus mon envie de le frapper, et j'essaierais de lui faire réaliser la gravité de ce qui arrivait, et de le pousser à voir les choses avec honnêteté. Winry ne l'avait pas laissé indifférente, et il était jaloux de ses compétences techniques. S'il mettait de côté son ego pour l'avouer à la cour, ce serait un bon point pour elle. Cela ne suffirait pas, il en faudrait des dizaines d'autres, mais je les arracherais, un à un.

Je la défendrais, bec et ongles.


L'expédition vers la demeure de Stain me parut bien longue. Je me rendais compte que je ne pouvais rien faire sans penser avec inquiétude à Winry. Certes, elle n'était pas seule, je savais que les gens de la résidence gardaient un oeil sur elle et rabroueraient sans ménagement ceux qui auraient le malheur de vouloir s'immiscer dans notre petit monde, mais cela ne l'empêcherait pas de se sentir naufragée.

Je l'avais bien vu après le départ d'Edward, travailler était pour elle quelque chose de vital, ce qui rythmait son quotidien et lui donnait du sens. Elle en avait besoin pour se sentir bien. Avec le jugement, elle avait été suspendue jusqu'à nouvel ordre, et se retrouver oisive était déjà une punition en soi pour elle. Enfermée à errer dans la résidence entre chaque séance du procès, elle n'avait rien d'autre à faire que d'essayer de dormir et ressasser en boucle les derniers événements. Son état m'inquiétait sincèrement. J'aurais aimé qu'Edward soit ici, même s'il n'aurait sans doute pas su davantage quoi faire que nous. Peut-être que ses cris de colère et son poing menaçant aurait secoué l'apathie de Winry.

C'était à tout cela que je pensais en pataugeant dans la neige, suivi de près par Gordon, qui à force de me suivre, avait bon gré mal gré pris l'entraînement. Je débouchai sur un endroit où le sentier se lovait contre une crête, dévoilant un panorama superbe, dont je ne me lassais pas. Comme à chaque fois, je pris le temps de m'arrêter pour admirer la vue.

En contrebas, Rush Valley ressemblait à une maquette, série de maisons tassées les unes contres les autres comme une meute d'animaux se serrant pour se tenir chaud. Quand je regardais la ville de loin, je me sentais pris d'affection et je ne parvenais plus à détester ses habitants, malgré toutes les raisons que j'avais de leur en vouloir. J'eus un petit sourire en pensant à Stain, me disant que c'était peut-être cela qu'il ressentait en regardant la cité depuis les hauteurs. Il pouvait avoir de l'affection pour eux sans avoir à les subir au quotidien, et cela lui convenait sans doute.

- C'est vraiment beau.

Gordon m'avait rejoint, reprenant son souffle.

- Oui… J'aimerais bien que Winry voie ça, un jour.

- Il faudrait lui proposer de faire l'ascension avec nous.

- Je doute qu'elle accepte… Elle est plutôt frileuse, et en ce moment, elle n'a vraiment envie de rien.

- Peut-être, mais ça lui ferait vraiment du bien, je pense… Respirer le grand air, se fatiguer un grand coup. Elle dormirait mieux après. En tout cas, moi, je dors comme un bébé après ces ascensions.

L'honnêteté de Gordon m'amena un rire. Je n'avais pas choisi sa présence, mais je devais admettre qu'elle était parfois réconfortante. Contrairement aux Homonculus qui gouvernaient dans l'ombre, nos escortes étaient des hommes comme les autres, parfois maladroits, mais pas foncièrement mauvais. Le militaire se gratta la tête et remit sa capuche pour se protéger du vent qui balayait la zone, puis, après quelques secondes de silence, je repris mon ascension, guettant du coin de l'oeil ces silhouettes inconnues que j'entrevoyais parfois, et dont je sentais bien souvent la présence.

Je m'étais imaginé un temps que c'était Edward, Cub ou Izumi, mais aucune de ces hypothèses n'avait de sens. J'étais surveillé dans mes ascensions. Par qui, je n'en savais rien, mais je ne sentais aucune animosité en leur présence, et même si c'était un argument tout sauf valable, cela suffisait à me rassurer.

J'avais parfois l'impression de deviner, percevoir les émotions de mon entourage. Je ne voulais pas me croire spécialement intelligent ou doté d'une capacité quelconque, je faisais simplement plus attention que d'autres aux expressions et non-dits… mais le temps passant, je me fiais de plus en plus à mon instinct, qui ne m'avait pas trompé jusque là.

De toute façon, pour ces inconnus, je ne saurais pas plus aujourd'hui que la dernière fois de qui il s'agissait. Peut-être des gamins curieux venus gambader et essayer de me faire peur. Peut-être autre chose… Mais je n'allais pas me torturer l'esprit à ce sujet, j'avais bien d'autres choses à penser en ce moment. J'arrivai au chalet, toujours suivi de Gordon, m'ébrouai pour chasser la neige qui parsemait mes vêtements, puis toquai à la porte. L'homme nous ouvrit en bougonnant comme à son habitude, nous proposa le rituel verre d'eau-de-vie que je refusais aussi systématiquement que mon escorte l'acceptait, puis sortit du sac les courses qu'il avait demandées. Nous nous installâmes à sa table tandis qu'il rangeait, et nous parlâmes de tout et de rien en se réchauffant au coin du feu.

Je ne dis pas un mot au sujet du procès. Stain vivait reclus et ne savait rien de ce qui arrivait, et savoir cela était étrangement réconfortant. Son chalet devenait un refuge, et je songeai que si un jour, je parvenais à traîner Winry sur ce sentier de montagne, cela lui ferait du bien de pouvoir parler à quelqu'un qui ne saurait rien du jugement en cours.

Nous ne nous attardâmes pas trop pour éviter de devoir rentrer de nuit, et je redescendis les montagnes avec le sentiment d'avoir regagné de l'énergie, d'être prêt à affronter les discussions qui m'attendaient.


Une fois rentré, j'allai directement toquer à la porte de la chambre de Winry pour voir comment elle se sentait. Avec une prévenance teintée d'inquiétude, j'attendis quelques secondes avant d'ouvrir et de rentrer dans sa chambre. Je la trouvai vautrée par terre, adossée à son lit, son oreiller dans les bras, fixant le mur en face d'elle où elle avait accroché des plans et recherches d'automails. Je traversai la pièce pour m'asseoir à côté d'elle et les observer moi aussi.

- C'est du bon travail, commentai-je après un long silence.

- Non. Je n'aurais pas dû organiser cette zone comme ça, si le vérin se coince, il faut démonter trois plaques de recouvrement, dévisser l'ossature qui est là et démonter l'articulation avant de pouvoir y toucher.

- … Tu t'inquiètes pour Edward ?

- Un peu… il se met toujours dans des situations pas possibles, j'espère qu'il n'a pas explosé son automail, puisque je ne peux pas le réparer.

- Ne t'en fais pas, il va bien.

- Comment tu peux en être aussi sûr ?

- Parce que s'il avait été arrêté, nous le saurions. Parce que s'il avait réellement un problème, il trouverait comment nous contacter, d'une manière ou d'une autre. Parce qu'il y a sûrement quelqu'un qui veille sur lui en ce moment même.

En prononçant ces mots, je pensai avec une pointe d'amertume à Roy Mustang. Un militaire accompli comme lui était sans doute bien plus en mesure de protéger mon frère que moi, à coup de jeux d'influence comme à coup de flammes. Je me demandai s'il en savait plus que moi au sujet de mon frère et supposai que oui. Je n'avais pas oublié cette proximité dans leur discussion téléphonique, cette complicité, et je savais que si j'en voulais confusément à cet homme, c'était parce que j'avais le sentiment qu'il m'avait pris ma place, volé quelque chose.

Edward me manquait terriblement… mais je ne pensais pas qu'il allait mal. Je n'avais pas vraiment de preuves concrète à apporter, plus une sensation confuse, une confiance profonde en lui. Comment quelque chose d'aussi flou pouvait être d'une aide quelconque à Winry ?

- Ce sera son anniversaire dans quelques semaines.

- Oui.

- … ça fait des années que je n'ai pas pu fêter son anniversaire avec lui, murmura-elle. Tu crois qu'un jour, ça arrivera de nouveau ?

- Oui, j'y crois, fis-je en souriant.

Je tournai la tête vers elle, observant son profil soucieux. Je la sentais se débattre, chercher autre chose à penser qu'elle-même pour s'arracher à l'angoisse du procès et de toutes ses questions sans réponse.

- Le même jour, c'est l'anniversaire d'Elysia. J'aimerais bien lui envoyer un cadeau pour l'occasion, pas toi ?

- Si, ça pourrait être bien… mais bon, on n'a pas vraiment d'argent pour ça…

- On pourrait le fabriquer nous mêmes ?

Au mot "fabriquer", je vis une petite lueur se frayer un chemin dans son regard. L'oisiveté était la chose la plus insupportable pour elle, si elle pouvait trouver quelque chose à faire, cela lui ferait du bien, je le savais.

- Il faudrait une idée, déjà, fit-elle remarquer.

- Je pourrai aller entre deux courses au magasin de jouet pour chercher l'inspiration.

J'aurais voulu lui proposer qu'on y aille ensemble, mais elle ne voudrait sans doute pas subir les regards curieux des passants, et je n'avais pas envie de l'y exposer non plus.

- Si tu veux, tu peux réfléchir à ça, soufflai-je avant de me lever et de m'épousseter. Je te laisse, je crois que Jordan est rentré et je voudrais avoir une discussion avec lui.

Elle leva vers moi un regard teinté d'inquiétude et je lui répondis par un sourire que j'espérais encourageant. Je n'aimais pas la laisser seule, mais si je voulais agir, je ne pouvais pas rester avec elle en permanence non plus. Je ressortis, espérant que ma suggestion de faire un cadeau pour Elysia l'inspirerait, et descendis les marches, surpris d'entendre des voix qui ne m'étaient pas familières dans l'entrée.

- Non, je ne vous connais pas, je ne vais pas vous laisser entrer, fit Henry d'un voix posée.

Il avait parlé sans agressivité, avec son gabarit, il n'en avait pas besoin.

- Ne soyez pas buté, on est là pour vous aider, on veut juste voir Winry Rockbell.

- Vous voulez la voir pour quoi ? Satisfaire votre curiosité, publier un article dans le journal, lui arracher une photographie ? demanda-t-il d'un ton las.

- Mais non, nous sommes des alliés, répéta un un homme à la voix joyeuse. Je la connais personnellement, je suis sûre que si vous acceptez de la prévenir, elle sera ravie de discuter avec nous.

- Qui êtes-vous ? demandai-je en approchant, détaillant les deux visiteurs du regard.

Le premier était un homme rondouillard et de très petite taille à la voix haut perchée, les cheveux gris ébouriffés sous sa casquette couverte de neige, le visage barré par un sourire permanent. L'autre était une femme entre deux âges à la silhouette massive. Son visage un peu émacié était percé d'un regard dense, et il y avait un je-ne-sais-quoi de félin dans sa posture. Ni l'un ni l'autre ne semblaient hostiles, tout au plus, la femme était un peu agacée.

- Dwyer. Je suis prothésiste, j'ai travaillé avec mademoiselle Rockbell il y a quelques mois de cela. Et je vous présente Betty Ketten, une mécanicienne de talent avec laquelle j'ai eu l'occasion de travailler.

- Je le connais, fis-je en posant une main rassurante sur le bras d'Henry. Enfin, indirectement.

- Ah, merci jeune homme. Vous devez être Alphonse ?

- Vous devinez bien, fis-je en lui tendant la main. Je ne m'attendais pas à vous voir ici, pourquoi êtes-vous venus ?

- Hé bien, figurez-vous que Betty, ici présente, souhaiterait apporter son aide lors du procès. Elle a travaillé pour Marshall and Co, avant de quitter l'entreprise pour des raisons similaires à celles qui amènent aujourd'hui votre amie à la barre.

- Oh… fis-je simplement en levant les yeux vers l'inconnu avec une reconnaissance mêlée de peine.

- Votre ami ne voulait pas nous laisser entrer, pour l'épargner, sans doute, mais pouvez-vous au moins prévenir que nous sommes venus ? Nous attendrons si nécessaire. Si elle se sent trop mal pour nous rencontrer aujourd'hui, je comprendrais, mais je voudrais au moins qu'elle sache qu'elle n'est pas seule.

- Je… merci beaucoup. Je vais la prévenir, et je reviens vous dire ce qu'il en est.

Ce fut le coeur battant que je remontai les escaliers. Je préférais attendre d'avoir la confirmation que c'était bien lui, qu'il n'y avait pas d'entourloupe, mais l'idée d'avoir le soutien d'une autre victime de Thaddeus redonnait beaucoup d'espoir. Elle n'était pas seule, et si d'autres la rejoignaient, elle aurait davantage de poids.

- Winry ! fis-je un peu trop fort en ouvrant la porte. À quoi ressemble Dwyer ?

Elle leva vers moi ses yeux éteints.

- … Il est petit, avec les cheveux gris en pétard, et il sourit tout le temps. Pourquoi ?

- Parce que dans ce cas, il est en bas. Il est venu te rendre visite, avec une femme qui a travaillé pour Thaddeus. Elle veut témoigner pour nous !

Ses yeux s'arrondirent et s'embuèrent dans un mélange de surprise et d'émotion. C'était peut-être la meilleure nouvelle que je pouvais lui apporter à ce moment-là. Je fis trois pas pour m'approcher, reprenant un comportement plus calme pour ne pas heurter ses nerfs à fleur de peau.

- Est-ce que tu te sens de discuter avec eux ? Sinon, je peux leur demander de revenir plus tard, je pense qu'ils comprendront.

Elle secoua la tête, les yeux rougis d'avoir trop pleuré sans être parvenus à se tarir pour autant.

- Je vais venir. Laisse-moi juste quelques minutes.

- D'accord.

Je ressortis pour avertir les autres. À ce moment-là seulement, Henry accepta de les laisser entrer. En cuisine, Louise s'apprêtait à préparer un thé, tandis que je leur proposai de s'installer dans le salon, petite pièce boisée du sol au plafond dans laquelle de vieux fauteuils attendaient d'être occupés. J'allumai la lampe, leur désignai les sièges. La plupart du temps, tout le monde se retrouvait dans la cuisine, et l'ambiance à la résidence était plutôt bonne. La pièce n'était utilisée qu'occasionnellement par ceux qui voulaient discuter au calme ailleurs que dans leur chambre.

Les boiseries étouffaient la lumière, donnant à la pièce une ambiance tamisée, un peu sombre, qui donnait à notre assemblée des airs funèbres. Quand Winry arriva, avec sa robe noire et ses cernes, suivie de Greyden qui resta poliment au seuil de la porte, rejoignant Gordon. elle ne fit qu'accentuer cette impression. Je désignai le dernier fauteuil et me levai pour lui céder la place, m'asseyant sur l'accoudoir, et elle s'installa, levant un regard inquiet vers les autres.

-Bonjour, fit-elle d'un ton hésitant.

- Bonjour, Winry. Tu as l'air fatiguée, tu es bien pâle.

- Oui, je suis épuisée, admit-elle sans se défendre.

L'homme se releva et s'approcha d'elle, fourrant presque le nez sous le sien, la poussant à avoir un mouvement de recul. Il remonta ses lunettes rondes sur son nez et constata d'un ton égal.

- Spasmes de la paupière et lèvres bleutées… Je pense que tu manques de fer et de magnésium.

- Je manque de tout, souffla-t-elle d'un ton cynique.

- J'imagine que tu ne dois pas avoir beaucoup d'appétit.

- En effet.

Je me pinçai la lèvre. J'essayais de la pousser à manger, mais cela faisait des jours qu'elle n'avalait presque rien.

- Je comprends que ça soit difficile, mais le corps humain est une belle machine, il faut en prendre soin. Je te conseille de manger des lentilles, ou du chou… J'ai une recette de gratin de chou, avec une bonne dose de béchamel, elle fait tabac auprès des mes amis ! Si tu veux en manger à l'occasion, je t'en préparerai avec plaisir.

- Gaël… soupira la femme d'un ton las, voyant qu'il avait dérivé du sujet initial.

- Oh, pardon, je ne suis pas venu pour parler cuisine. Je te présente Betty Ketten. Elle est chef d'un petit atelier en contrebas de la ville et fait du très joli travail.

- Je vous trouve extrêmement courageuse d'avoir témoigné au procès. Cela a remonté des souvenirs douloureux… Il y a dix ans, je travaillais avec Thaddeus, et il m'a… violée. Je n'ai pas su me défendre, j'ai essayé de me rebeller, mais il m'a fait suffisamment peur, en disant qu'avec son influence, il s'assurerait que plus jamais je ne pourrais travailler à Rush Valley si je portais plainte. Je l'ai cru. J'ai démissionné, j'ai gardé le silence.

Je sentais le poids de ces mots. Des mots qu'elle posait pour ce qu'ils étaient, sans voiler la réalité, sans chercher à attirer la pitié, avec une sobriété factuelle… mais l'émotion qu'elle m'amenait me laissait percevoir à quel point elle remuait des souvenirs difficiles.

- Je n'ai pas vraiment eu le choix, je suis accusée, je ne fais que me défendre, fit Winry en baissant les yeux.

- Vous avez raison de vous défendre. J'ai commis l'erreur de ne pas le faire à l'époque. Je pensais avoir trop à perdre. Mais en étant face à vous aujourd'hui, je m'en veux d'avoir été égoïste. Si j'avais osé me rebeller contre lui, il n'aurait pas pu vous faire de mal. J'en suis sincèrement désolée.

Winry pinça les lèvres et je vis des larmes bourgeonner sur ses joues.

- J'aimerais réparer cette erreur. Je vais demander à témoigner pour le procès, et annoncer les véritables raisons de mon départ. Ça ne sera pas facile, mais aujourd'hui, j'ai un atelier qui marche, des collègues, des clients fidèles, un mari aimant. Et… c'est aussi ça que je voulais vous dire. Vous pensez peut-être que c'est de votre faute… Ce n'est pas le cas, vous n'êtes pas la seule. Vous n'êtes pas seule. Et surtout… ça ira mieux. On a parfois l'impression que ce cauchemar est sans fin, mais je vous jure qu'un jour, ça ira mieux.

Winry céda et pleura pour de bon, et je lui tapotai l'épaule, entre désarroi et soulagement. J'avais beau lui dire qu'on arriverait à s'en sortir, qu'on se battrait, que ça irait mieux, l'entendre de la bouche de quelqu'un qui avait vécu la même chose qu'elle… c'était différent.

Ketten était une preuve vivante que l'on pouvait affronter une agression sans voir toute sa vie détruite, qu'on pouvait repartir de plus belle. En l'écoutant parler un peu plus, je vis en elle la personne que Winry voulait sans doute devenir. Une femme indépendante, capable de construire seule son entreprise, respectée et aimée par son entourage.

Elle pouvait davantage y croire.


Le lendemain matin, nous retournâmes au palais de justice. Protégé à l'arrière de la voiture conduite par Gordon, je scrutais les personnes qui s'étaient agglutinées sur les marches du bâtiment. Parmi les personnes présentes, certaines étaient nos alliés. Même si elles semblaient bien lointaines et impuissantes, cette pensée suffisait à me réchauffer. La conversation d'hier avait duré longtemps, avec la sollicitude mêlée de combativité de Ketten et les remarques parfois étranges de Dwyer, qui semblait parfois venir d'un autre monde, mais montrait une sollicitude sincère pour Winry. Il avait même réussi à la faire rire, un rire fragile, mais un rire quand même, et pour la première fois depuis longtemps, elle s'était attablée pour un vrai repas. Elle ne s'était pas gavée pour autant, mais c'était une belle victoire, et j'étais fier d'elle. Après le repas, j'avais trouvé le temps de discuter avec Jordan, passant plus de temps à l'écouter avouer sa rancoeur qu'à défendre Winry, jusqu'à ce que je parvienne à le toucher et qu'il sorte de son propre point de vue. Cela suffirait-il à ce qu'il défende Winry ? Je ne pouvais pas être sûr, mais je l'espérais.

Aujourd'hui, elle était assise à côté de moi dans la voiture. Toujours aussi fatiguée, toujours aussi maigre, toujours aussi vulnérable. Mais cette fois, elle avait pris la peine de laver et démêler ses cheveux avant de les attacher, et dans son regard azur, je retrouvais un fragment de sa résolution. Je bénissais les visiteurs de lui avoir fait autant de bien, tout en priant pour que cela aille plus loin que des mots, et que Thaddeus soit accusé, jugé, condamné pour ses actes.

La séance prit place avec l'annonce du Juge que Betty Ketten voulait témoigner à propos de Thaddeus, et qu'il n'y voyait pas d'inconvénients, si ce n'est que d'autres témoins avaient déjà été appelés et qu'ils passeraient en priorité. D'ici quelques jours, cette femme lancerait cette bombe qu'elle avait gardée pour elle et ses proches pendant si longtemps.

Cela commença par des collègues de Thaddeus, tous les plus hauts placés dans l'entreprise, qui vantèrent sa gestion d'équipe et la qualité de se travail, gommant ce qu'il pouvait avoir d'agressif ou obscène dans ses propos. Si on les écoutait, c'était un saint. Je serrais les dents, percevant bien à quel point, en faisant passer en premier leurs supérieurs, avec un discours aussi bien lissé, il serait difficile aux simples employés de les contredire. Et quand les premiers collègues de Winry passèrent, aucun n'osa aller frontalement contre leurs propos, préférant tenir le discours facile, celui qu'elle était une allumeuse. Elle avait beau tenter de se tenir droite, je la voyais se ratatiner au fil des mots qu'assénaient ses collègues.

Ses supérieurs, c'était une chose, ils voulaient sauver l'image de leur entreprise… mais que ces collègues parlent d'elle comme ça, c'était une trahison.

Puis vint le tour de Jordan.

Il se présenta, simple employé depuis bientôt un an, puis se mit à raconter.

- Quand Winry...

- Mademoiselle Rockbell.

- Pardon. Quand mademoiselle Rockbell est arrivée, je me suis demandé pourquoi elle était là. Une fille, dans un atelier de métallurgie ? Elle n'avait pas sa place. C'était ce que je m'étais dit. Mais elle travaillait dur, elle était sympa avec nous, et elle faisait plus que sa part. Elle était drôle. J'avais une idée fausse des filles, je pensais qu'elles devaient toutes être coquettes et faibles, comme les secrétaires qu'on croise dans les locaux de l'administration. Mais… euh… elles peuvent aussi être fortes.

- Venez-en aux faits. Racontez-nous ce que vous avez vu le jour de l'agression.

- Ce jour-là, je travaillais à l'atelier, comme d'habitude. Un peu avant midi, W… mademoiselle Rockbell a été appelée par Mlle Linen pour discuter avec Monsieur Thaddeus. Elle est revenue après son entrevue et nous annoncé avec un grand sourire qu'elle était mutée à l'atelier sur mesure. La plupart de mes collègues l'ont félicitée, même si j'avoue que quand j'ai appris la nouvelle, je me suis sentis jaloux.

- Pourquoi ?

- Cela fait plus longtemps que je suis dans l'atelier, donc je ne pensais pas qu'elle aurait cette opportunité avant moi. J'avoue que j'ai été très vexé.

- Y avait-il d'autres personnes qui ont manifesté de la jalousie ?

- Swift avait l'air assez mécontent. Il faut dire, ça fait plusieurs années qu'il est là, et il a toujours montré son intérêt pour le sur mesure. On a pas mal discuté à ce sujet dans l'après-midi qui a suivi. Mais avant, il y a eu le repas de midi. Alphonse Elric est arrivé pour manger avec elle, ils étaient donc à une table à part. Elle lui a annoncé qu'elle était promue, et je me suis énervé. J'ai crié que j'étais jaloux parce que j'étais arrivé avant elle, je trouvais ça injuste. Derrick a dit quelque chose, comme quoi elle avait été choisie parce que c'était une fille, et elle lui a jeté un clé en riant, puis m'a dit

- Excusez-moi, vous dites qu'elle a jeté une clé à son collège ? Un outil ?

- Oui, bredouilla-t-il en regrettant aussitôt d'avoir dit ça.

- Elle a donc fait preuve de violence à l'égard d'un de ses collègues ?

- Je… non, pas du tout. C'était pas l'idée, on était entre amis, c'est juste qu'on est un peu bourrins des fois. On fait des blagues graveleuses et on s'envoie des coups, mais tout ça, c'est pour rire ! Elle n'était pas réellement en colère.

- Cela va dans le sens du témoignage de monsieur Thaddeus, confirmant qu'elle est susceptible de frapper les gens de manière disproportionnée.

J'espérais de l'aide du témoignage de Jordan, et je sentis mes entrailles se refermer en voyant que le juge le retournait contre nous.

- Mais monsieur, sauf votre respect, vous n'avez jamais travaillé dans un atelier de ce genre… C'est une manière d'être entre mécaniciens, comme par exemple, jeter des pièces ou des outils sans prévenir à son voisin. Ça m'est arrivé avec Derrick, qui m'a lancé un mécanisme en me disant juste "Hey, attrape !" Je n'ai pas été assez rapide, alors j'ai saigné du nez pendant une partie de l'après-midi. Mais au final, c'était plus drôle qu'autre chose. On… on est juste des brutes, avoua-t-il.

- Vous êtes témoin, pas avocat, je vous prie donc de revenir au sujet.

- Désolé, monsieur. Donc, je disais, on discutait, et après avoir rembarré D… monsieur Derrick, elle m'a répondu "Jordan, tu me rejoindras quand tu sauras monter une double bascule à l'endroit du premier coup."

Il y eut un ou deux rires dans l'assemblée, des collègues qui se souvenant de la scène ou des mécaniciens sensibles à l'ironie de la réplique, qui me passait bien au dessus de la tête.

-La veille, je m'étais trompé en montant un mécanisme pour un bras mécanique. Le reste de l'atelier s'est beaucoup moqué de moi, et j'ai perdu du temps à démonter et remonter pour corriger mon erreur. Sa remarque m'a blessé, et j'avais d'autant plus de rancune contre elle, mais… Objectivement, elle avait raison. Je suis parfois étourdi, même si j'ai progressé, il m'arrive encore de faire des erreurs grossières.

Il toussa puis reprit.

- La vérité, qui m'a beaucoup vexée mais que j'ai l'honnêteté d'admettre aujourd'hui, c'est que… mademoiselle Rockbell est une bien meilleure mécanicienne que moi. Elle travaille plus vite, fait peu d'erreurs, et a beaucoup plus l'esprit d'initiative. Avant de venir travailler chez Marshall and Co, elle a fabriqué de bout en bout des automails, en apprentissage dans sa famille. Je ne peux pas en dire autant, même si j'ai plus d'ancienneté dans l'atelier. Elle a plus d'expérience que moi, et même si la décision me paraissait déplaisante, elle était légitime.

- Vous dites donc que vous considérez qu'il aurait été légitime de l'avoir promue, elle, plutôt que vous ou votre collègue ?

- … Oui. Je suis désolé pour mon collègue Swift de dire ça, parce que c'est un très bon technicien et que je l'admire pour ça, mais Win… mademoiselle Rockbell a beaucoup plus d'initiative, elle est capable de s'adapter et de proposer des solutions. D'ailleurs, à part Swift et moi, personne n'a réagi négativement à l'annonce qu'elle nous a faite, elle a au contraire été félicitée par l'équipe.

- Je suis étonné. Les dirigeants de Marshall and co se sont accordés à dire qu'il était inenvisageable de promouvoir une nouvelle recrue aussi rapidement et que sa promesse de promotion était un malentendu.

- Je… risque d'être insolent, votre honneur.

- C'est-à-dire ? demanda le vieil homme en haussant les sourcils.

- Je pense qu'ils mentent pour couvrir monsieur Thaddeus. Parce qu'avant les événements, ils étaient très satisfaits de son travail et disaient qu'elle progressait vite. Quand mademoiselle Rockbell a proposé une amélioration de la conception des masque à gaz commandés par l'armée pour en accélérer la fabrication, tout le monde l'a saluée pour son coup d'éclat ! Son idée a permis à l'usine de sortir la commande à temps pour fournir l'armée lors de la tentative de coup d'état du Front de l'Est ! Sans elle, les soldats qui se sont battus ce jour-là n'auraient peut-être pas pu être correctement équipés, ils seraient peut-être tous morts ! Donc, oui, elle a du mérite !

Il avait parlé de plus en plus fort pour couvrir la vague de murmures de plus en plus bruyants que son accusation avait provoquée, et le juge fut obligé d'utiliser son marteau pour ramener l'assemblée à l'ordre.

- Silence ! Je constate que votre positionnement est très clair dans cet affaire. Or, nous cherchons des faits, pas des opinions. Avez-vous d'autres événements à rapporter pouvant être liés à l'agression ?

Jordan se mordit la lèvre et fronça les sourcils. Bien conscient de l'injustice de cette réponse, il prit une grande inspiration et reprit d'un ton prudent.

- Après notre échange, le repas de midi a continué, Alphonse est reparti, puis nous nous sommes remis au travail. Je suis reparti vers sept heures, comme d'habitude, puis je suis rentré à la résidence participer à la préparation du repas. J'étais en train de discuter avec mes colocataires quand Winr… mademoiselle Rockbell, corrigea-t-il avec un soupir las, est entrée en trombe. Elle a traversé l'entrée en courant et s'est enfermée dans sa chambre en pleurant. Il y a eu un grand silence, et Alphonse Elric s'est levé pour aller lui parler.

Je l'écoutais raconter son point de vue sur la soirée. Le silence, l'appel de Marshall qui annonçait l'hospitalisation de Thaddeus, et leur fureur. Le Juge abrégea son entrevue avant qu'il n'ait à raconter la discussion qui avait suivi et le moment ou Henry l'avait fichu dehors pour le faire taire, et le renvoya à sa place. L'adolescent était sans doute soulagé de ne pas avoir à raconter un comportement dont il avait eu le temps d'avoir honte, mais à son regard sombre, je sus qu'il avait aussi remarqué ce qui m'avait sauté aux yeux pendant son témoignage.

Le Juge était partial. Il avait laissé à Marshall et aux autres chefs de services l'occasion de se porter caution morale, mais quand Jordan avait fait la même chose, il avait été interrompu au bout de quatre phrases. Je tournai la tête vers les jurés. Avaient-ils remarqué cette orientation ? Probablement. La prendraient-ils en compte ? Je n'en savais rien.

Mais Jordan avait osé contredire la hiérarchie. Il avait osé dire la vérité. Ses mots avaient secoué l'assemblée, peut-être feraient-ils réfléchir les jurés. Je l'espérais.

En attendant, le procès continuait.


- Bon, les choses ne se prolifent pas si mal… l'intervention de Jordan peut vraiment faire la différence, commenta l'avocat.

Nous nous étions assis dans une des salles du palais de justice, le temps de parler de la séance du jour et de réfléchir à stratégie à adopter. Nos deux gardes du corps s'étaient attablés et s'échangeaient une gourde d'eau pour se désaltérer après la séance, tandis que Winry et moi discutions avec Craig.

- Ils ont quand même réussi à lui faire dire que j'étais violente.

Dans un autre contexte, j'aurais eu du mal à ne pas répondre "mais tu ES violente !" d'un ton amusé, mais aujourd'hui, cela ne s'y prêtait vraiment pas.

- Il a bien rattrapé le coup ensuite, je pense. En tout cas, c'est un appui à ne pas négliger.

- J'espère que ça ne va pas lui poser trop de problèmes fit Winry d'un ton inquiet. Je ne sais pas comment Marshall et les autres vont le prendre.

- Plus il a de problèmes, plus cela montrera qu'ils veulent le faire taire, et croyez-moi, cela peut vite se retourner contre eux.

- Quand même… Je ne vais pas souhaiter qu'il lui arrive malheur pour étayer mon cas.

L'avocat, un homme à lunettes dont les cheveux courts retombaient en fines mèches sur son front, leva la tête d'un air surpris.

- … Mademoiselle, vous n'avez vraiment pas l'habitude des procès.

- Et je ne compte pas en faire une habitude, rétorqua-t-elle.

À ces mots, j'eus un petit sourire. Elle se rebiffait un peu, ce n'était pas grand-chose à première vue, mais après son apathie des derniers jours, cela sonnait comme une résurrection pour moi.

- Voilà, ça, c'est un bon état d'esprit !

- Mademoiselle Rockbell, Monsieur Creg, vous êtes appelés pour une entrevue avec le Juge et l'autre partie.

Je me levai en même temps qu'eux avec l'impression d'avoir avalé une brique.

- Seuls l'accusée et son avocat sont autorisés à venir, lança l'homme qui venait de nous héler, baissant sur moi un regard méprisant.

Je serrai les dents, furieux d'être mis à l'écart, comme je l'avais été trop de fois déjà. Maigre réconfort, Greyden se leva à son tour pour les suivre, me jetant un regard entendu. Si moi, je n'avais pas le droit d'entrer dans la pièce, lui serait présent et veillerait sur Winry. L'homme qui les avait convoqué fronça les sourcils.

- J'ai dit que seul l'accusée et son avocat étaient appelés.

- Je suis le garde du corps de mademoiselle Rockbell. Avez-vous l'intention de contrecarrer l'armée ou me laisserez-vous faire mon travail correctement ? fit-il avec toute la prestance dont il était capable.

L'homme eut un petit mouvement de recul, soudainement conscient que l'homme face à lui était tout de même un soldat et qu'il n'était jamais conseillé d'énerver une personne armée. Il cracha un soupir agacé et abdiqua.

- Soit. Je vous laisserai voir ça avec le Juge en personne.

Tous les trois partirent, me laissant seul avec Gordon et la sensation que mon ventre se grignotait de l'intérieur.

Pourquoi étaient-ils convoqués ? Qu'allait-il se passer ? Cela avait-il un rapport avec le témoignage de Jordan ? Avec moi ? Avec Greyden ? Avec Betty Ketten ? Autre chose encore ? Je n'en savais rien, mais à rester assis là dans cette pièce imposante, avec pour seul compagnie le silence compatissant de Gordon qui me surveillait d'un oeil attentif, je me rongeais les sangs et les ongles.

Les secondes paraissaient interminables et je n'avais aucune idée de ce qui se passait ni du temps que cela durerait. J'étais à deux doigts de me lever pour aller vers la porte et mettre fin à l'attente, sentant le vif picotement de ma peau à vif sous mes dents nerveuses. Je savais que c'était idiot, mais je ne parvenais pas à m'arrêter. Je le regretterais pourtant quand je devrais arracher mes gants et sentir la brûlure du froid sur mes doigts malmenés, alors pourquoi ?

Je me redressai soudainement, comme si j'avais entendu un cri, comme si j'avais reçu un coup. Gordon sursauta en me voyant avoir se geste brusque.

- Ça va ? Tu as une drôle de mine…

- Je… ça va, bredouillai-je maladroitement.

En vérité, je n'en savais rien. Je me sentais pris d'un mélange incompréhensible d'espoir, de honte, de soulagement et de colère. Un sentiment confus et brutal qui ne m'appartenait pas. Et il me vint à l'idée, comme une superstition absurde, que ces émotions étrangères étaient celles de Winry.

Je me maudis pour cette idée qui n'avait aucun fondement logique, me disant que ce n'était pas sérieux de la part d'un Alchimiste de s'imaginer des choses pareilles, sans parvenir à brider cette sensation qui cavalait dans mes entrailles comme un animal se ruant sur les barreaux de sa cage.

Puis la porte se rouvrit, laissant passer Winry flanquée des deux hommes, la mine défaite, laissant voir la panique d'une personne dépassée par les événements.

- Alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qu'ils ont dit ? demandai-je, incapable de m'empêcher de me précipiter vers eux.

Winry se mordit la lèvre, comme si elle est incapable de parler, et ce fut l'avocat qui me répondit.

- Monsieur Marshall a demandé à ce que le procès soit ajourné, en avançant que la convocation de monsieur Thaddeus et de ses employés compromettaient l'avenir de la boîte en raison de commandes importantes qui risquaient de ne pas être prêtes à temps.

- Ils ont le droit de faire ça ?

- Tout à fait. Mais ce n'est pas forcément une mauvaise chose, ça peut nous permettre d'étayer notre défense.

- Mais ça leur laisse le temps de préparer une riposte, aussi, fit remarquer Greyden d'un ton plus sombre.

- Nous avons l'appui de Betty Ketten, peut-être trouverons-nous d'autres personnes pour témoigner, fis-je remarquer en essayant de rester positif.

- Oui… mais je suppose que s'ils demandent ça, c'est qu'ils ont une idée derrière la tête, répondit l'avocat d'un ton soucieux.

Je fixai Winry, cherchant à déchiffrer les émotions contradictoires qui passaient dans son regard. Laisser le procès en attente, c'était autant de jours d'angoisse supplémentaires… Je ne parvenais pas à voir cela comme une bonne nouvelle. Mais je sentis qu'il y avait quelque chose d'autre.

- Ils ont demandé combien de temps ? demandai-je.

- Une vingtaine de jours, le temps de préparer la commande et de l'envoyer à l'armée.

Vingt jours…

Vingt jours d'attente et d'incertitude… Même moi, je n'étais pas sûr de le supporter. Alors Winry…

- Ce n'est pas tout, murmura-t-elle.

En plantant mon regard dans ses yeux bleu azur. Je réalisai que je n'avais plus besoin de lever la tête pour la regarder, mais cette pensée ne fit que m'effleurer, tout attentif que j'étais à ce qu'elle s'apprêtait à dire.

- Ils m'ont proposé un accord.

- Quoi ?

- Quatre vingt mille cents pour que je garde le silence sur l'affaire, en échange de quoi ils retirent leur plainte. Il laissent jusqu'à la veille de la reprise du procès pour me décider.

Je restai bouche bée, stupéfait par la somme, outré par le procédé.

- Mais… pourquoi ? Ils te donnent de l'argent… si tu te tais ?

- Ils veulent qu'elle retire publiquement son accusation… auquel cas, ils annonceront l'abandon des poursuites et le procès aboutira à un non-lieu, expliqua Craig.

- Je ne comprends pas… bredouillai-je. Pourquoi ils lui font ça ? Ils lui proposent de l'argent ?

- Compensation financière.

- Si je dis ça, si je retire ma plainte pour… agression sexuelle, je serai considéré comme une employée violente et fabulatrice… Comment crois-tu que je retrouverai un travail en Rush Valley après une affaire pareille ? dit-elle d'une voix creuse.

- De leur côté, entre les frais d'avocats et les convocations d'employées, chaque séance du procès est un manque à gagner qui dépassera largement cette somme si le procès s'enlise. Et ils s'évitent le risque de perdre le procès, même s'ils sont convaincus que ça n'arrivera pas.

- Tout le monde y gagne, c'est ça ? demanda amèrement Greyden.

- C'est l'idée.

- Et si elle refuse ?

- Si elle refuse, ça sera au jury de déterminer l'issue du procès. Si elle gagne, elle pourrait toucher jusqu'à cent cinquante mille cents de dommages et intérêts, plus mes honoraires qui seront à leur charge. Dans le cas contraire, si elle est condamnée, ce sera à elle de rembourser les frais d'avocats des deux parties, plus une amende pouvant aller jusqu'à deux cent cinquante mille cents. Si la défense adverse arrive à monter un dossier de tentative d'homicide avec préméditation comme ils tentent de le faire, la peine peut aller à jusqu'à plusieurs années de prison.

J'ouvris une bouche horrifiée à ces mots. C'était de la folie. Je refusais de croire ça, je refusais que ça puisse être possible.

- Dans ce cas précis, je pense pas qu'elle risquerait plus que quelques mois, mais ce n'est tout de même pas négligeable.

- Et lui, il ne serait pas emprisonné s'il est condamné ? C'est quand même lui qui a essayé de la violer ! m'exclamai-je.

Craig retira ses lunettes et se frotta l'arête du nez.

- Je vais être honnête avec vous. Même en cas de condamnation, sur ce genre d'affaires, c'est plutôt rare qu'une personne accusée de violences sexuelles soit emprisonné. Qu'ils doivent payer des amendes, oui, je pense qu'on peut y arriver, mais être incarcéré... Il faudrait un dossier en béton pour cela, et ce n'est pas notre cas à l'heure actuelle. En plus… Le Juge est plutôt en bon termes avec nos adversaires.

Je restai silencieux, dépassé par la violence de ces informations, ces chiffres, ce danger très réel qui menaçait Winry, l'injustice de la situation, l'indifférence du système judiciaire.

Je n'arrivais pas à croire que Thaddeus et Marshall aient autant de pouvoir, qu'ils puissent mettre Winry en prison alors que c'était le chef d'atelier qui avait passé les bornes en l'agressant. Et elle, après cela, devrait être traînée dans la boue au mieux, envoyée en prison au pire ? Je n'arrivai plus à respirer.

- Vous pensez qu'on peut gagner le procès ? demanda-elle d'une voix nouée.

- Ce n'est pas impossible, mais je ne peux pas le garantir à l'heure actuelle… Les jours à venir seront décisifs.

Elle hocha la tête et déglutit, la gorge nouée. J'avais mal à la voir, je devinais sa détresse, son sentiment d'être trahie, qui devait être mille fois plus violent encore que ce que je ressentais.

Le temps d'un éclair, je me fis cette promesse à moi-même. Si elle était emprisonnée, je la ferais s'évader. Je fuirais avec elle, peu importe où, ça n'avait aucun sens. Rien n'avait de sens, mais si vraiment elle était condamnée, je me battrai de toutes mes forces pour rétablir la situation, redonner une justice à ce monde qui semblait en être dépourvu, quitte à être hors-là-loi, quitte à faire n'importe quoi.

J'avais à peine formulé ces mots qu'elle éclata en sanglots, laissant exploser les émotions qui la submergeait.

- Je… je sais p-pas quoi faire… je s-sais pas c-comment m-m'en sortir… Qu-qu-qu'est-ce qu-que je dois faaaaire ?

Je me mordis les lèvres, luttant contre l'envie de pleurer par empathie et bien incapable de savoir quoi répondre. Il y eut un silence douloureux, sans rien d'autre que ses sanglots résonnant dans le vide de la grande pièce de marbre et de moulures. Au bout de quelques secondes, quelques minutes, je n'aurai pas su dire au juste, je fis les trois pas qui me séparaient d'elle pour la serrer dans mes bras, l'enlaçant avec toute la douceur dont j'étais capable et laissant ses larmes tremper mon épaule.

J'étais bouleversé, perdu, mais bien moins qu'elle sans doute. Elle était face à un dilemme horrible, entre la certitude de perdre son honneur et le risque de perdre plusieurs années de sa vie. Je n'avais pas le droit de choisir pour elle, et pour être honnête, si j'avais été à sa place, je n'aurai pas davantage su quoi faire. Alors je la tenais contre moi, luttant contre mon impuissance, la berçant imperceptiblement, passant la main dans ses cheveux dans l'espoir un peu vain de l'apaiser, en me promettant de devenir aussi fort que je pouvais l'être, pour qu'elle puisse s'appuyer sur moi pour surmonter cette épreuve, qu'elle puisse compter sur moi, quelle que soit l'issue.