On est lundi, c'est le moment de découvrir le dernier chapitre de l'année !

Pour donner des petites nouvelles, mon calendrier de tendresse est toujours en cours sur les réseaux sociaux (d'ailleurs, le dessin d'aujourd'hui est lié à ce chapitre, à croire que c'était prévu ! :D) Vous pouvez retrouver les dessins postés jour après jour sur mes comptes Instagram, Facebook, Twitter, ainsi que sur le site de Mangadraft.

Ma boutique en ligne est grande ouverte, avec quelques nouveautés, ça peut être l'occasion de trouver quelques cadeaux (mieux vaut ne pas trainer pour commander par contre, Noël approche à grands pas et la poste est parfois capricieuse). Le lien est dans mon profil, mais sinon, il suffit de taper "laboutiqueastate . ecwid . com" pour tomber dessus (sans espaces bien sûr). Après Noël, elle sera toujours ouverte mais dans une version "réduite" pour économiser l'abonnement en attendant les nouveautés de printemps.

Sinon, j'ai une question pour vous : Quelques personnes parmi vous m'ont dit qu'elles aimeraient avoir une version papier de Bras de fer quand l'histoire sera terminée, et j'avoue que j'aimerais bien aussi. J'ai fait quelques calculs pour voir, mais entre le nombre (énorme) de pages, et le (très petit) tirage, ça fait des prix unitaires plutôt violents... J'aimerais beaucoup pouvoir concrétiser ça – ne serait-ce que pour avoir mon propre exemplaire XD – mais pour vous donner un ordre d'idée, on serait sur une impression en 5 tomes format A5 faisant plus de 300 pages chacun (et plus de 500 pour les 2 dernières parties). Je tourne ce projet dans tous les sens, parce que j'aimerais vraiment que ça puisse se faire, mais dans tous les cas, ça serait pas donné (de l'ordre de 16/20 euros par tome). C'est énorme, je le sais. Du coup, avant de partir dans des projets super élaborés, je me suis dit que ça serait bien de demander qui serait intéressé ?

En tout cas, même si vous n'êtes pas intéressés et/ou n'avez pas le budget (ce que je peux tout à fait comprendre, hein, je suis moi-même estomaquée) vous serez ravis d'apprendre que Bras de fer, une fois complet, occuperait à vue de nez 12 cm de rayonnage à lui seul s'il était imprimé au format papier. Bon, tout n'est pas encore écrit, mais si vous êtes arrivés jusqu'ici, vous êtes déjà de bons gros lecteurs. Bravo et merci à vous !

Sur ce, je ferme ma parenthèse marchande (en espérant ne pas vous avoir trop embêtée avec ça) je vous souhaite de joyeuses fêtes de fin d'année et je vous laisse découvrir la suite après l'attente frustrante provoquée par le chapitre précédent !


Chapitre 73 : Trahis — 2 (Roxane)

Un silence de mort était retombé dans le couloir, la scène s'était figée. La blonde, maîtrisée et menottée par Jean et Hawkeye, avait renoncé à se battre et se serait effondrée s'ils ne l'avaient pas retenue d'une main ferme. L'adolescent à la tignasse châtain était tombé à genoux, penché vers elle avec une expression bouleversée, flanqué par deux militaires à l'expression mortifiée. Mustang était toujours à terre, tenant son nez ensanglanté, les yeux plissés au point d'être réduits à de simples fentes. Et Angie, dont les jambes s'étaient dérobées sous elle, fixait le tout, les yeux exorbités, la bouche ouverte sous le choc de ce qu'elle venait d'entendre.

Moi qui n'y comprenais rien, je renonçai à tenter de démêler les tenants et aboutissants de l'attaque qui venait de se dérouler sous mes yeux pour m'accroupir à côté de mon amie.

– Angie, soufflai-je en posant une main sur son épaule.

Elle me regarda un instant, mais ses yeux se détournèrent bien vite, sautant du général au duo d'adolescents avec la vivacité de la panique.

– Je suis désolé Général, tout s'est passé si vite… Elle nous a pris tellement au dépourvu qu'on n'a pas eu le temps de la retenir, bredouilla le soldat penché vers Mustang qui lui tendait la main pour l'aider à se relever.

Lui et son collègue étaient tous deux catastrophés, et je pouvais le comprendre. Si leur responsabilité était de s'occuper d'eux, ils avaient largement failli à leur mission. Le brun semblait de cet avis puisqu'il rejeta l'aide proposée d'un revers de main brutal et leur lança un regard si assassin qu'ils eurent tous deux un mouvement de recul.

– Disparaissez, gronda-t-il sans écarter la main de son visage.

Il n'avait pas parlé fort, mais la phrase était tombée comme un couperet. Les deux hommes s'entre-regardèrent, et le deuxième, un rouquin, bafouilla.

– Mais Général, nous avons comme mission de les escorter en permanence…

– Mon équipe s'en chargera bien mieux que vous et vous n'êtes vraiment pas en position de discuter mes ordres après une telle bavure. Continuez à insister et vous serez mis à pied à coup sûr. Alors n'empirez pas votre cas et disparaissez de ma vue.

Les deux hommes n'insistèrent pas davantage face à la colère noire du Général et détalèrent sans demander leur reste. L'adolescent les suivit du regard avec une pointe d'inquiétude, mais ne se leva pas pour autant. Breda, qui était resté à la porte, se pencha pour tendre un mouchoir à Mustang, qui l'accepta, mais ne pris pas la main qu'il lui tendait. À la place, il essuya soigneusement le sang qui avait débordé dans sa main et sur le bas de son visage, puis se tourna vers la blonde qui sanglotait, effondrée.

– Mademoiselle Rockbell, je vous dois des explications, souffla-t-il d'une voix particulièrement grave. Laissez-moi juste le temps d'arrêter de saigner, et nous aurons la discussion qui s'impose.

Il plaqua de nouveau le mouchoir imbibé sur son nez qui continuait à saigner abondamment, et se releva en refusant toute aide.

– Breda. Trousse à pharmacie.

Ce qui me frappait, c'était le calme avec lequel il abordait la situation. Après le ton qu'il avait employé auprès des militaires, je me serai attendue à ce qu'il se montre autrement plus agressif envers celle qui l'avait blessé. Pourtant, le regard qu'il posait sur elle ne portait aucune violence, juste une infinie tristesse.

Je compris alors que s'il acceptait la situation, c'était parce que l'accusation était fondée, et cette idée me noua l'estomac. Évidemment, un militaire tuait des gens, mais…

En retournant dans le bureau de l'équipe, il ne parvint pas à éviter le regard d'Angie, et je devinai une pointe de douleur dans ses yeux en la voyant. Cela ne dura qu'une fraction de seconde, avant qu'il ne passe le seuil de la porte, mais quoi qu'il essaye de faire croire, son avis lui importait toujours autant. Il le regrettait sans doute amèrement à cet instant.

– Winry, si tu me promets de rester calme, je te retirerai ces menottes, fit Jean d'une voix sérieuse.

– Je ne promets rien, lâcha la blonde d'une voix rauque, entre désespoir et colère.

Hawkeye se mordit les lèvres et tourna les yeux vers nous. Angie n'avait pas bougé et était toujours à genoux, hébétée. Et moi, j'essayais de comprendre la situation, sentant bien que les militaires les connaissaient et que la réaction d'Angie m'échappait.

– Alphonse, qu'est-ce qui s'est passé ? fit Hawkeye en se tournant vers l'adolescent.

À ce moment-là, j'eus un déclic.

Alphonse. Al. Le frère d'Edward. C'était de là que me venait ce sentiment de familiarité.

Et donc, Winry, c'était son amie d'enfance, celle qui avait fabriqué ses automails. Comment avais-je pu oublier ça ? Certes, je ne les avais jamais rencontrés, mais tout de même… Je me sentis idiote de ne pas avoir réalisé plus vite.

Une fois ce fait en tête, je pus prendre la pleine mesure du désastre. Angie venait d'apprendre que la personne qu'elle aimait avait tué les parents de son amie d'enfance. Si sa réaction choquée m'avait prise au dépourvu, elle ne m'étonnait plus du tout, et c'est la gorge nouée que je posai mes mains sur ses épaules.

– Angie… tu crois que tu pourras te relever ?

En réalité, j'aurais plutôt voulu la serrer dans mes bras, la bercer en la laissant éclater en sanglots sur mon épaule, mais ce n'était ni le lieu, ni le moment. Elle avait un rôle à jouer, et son rôle ne justifiait pas une réaction pareille. Elle sembla s'en rappeler, car elle tourna la tête vers moi, hochant le menton, avant de se redresser en même temps que les autres. L'adolescent remarqua notre présence et fixa Angie d'un air stupéfait. En le voyant réagir ainsi, Winry se tourna à son tour, dévoila un visage rougi, ravagé par les larmes, puis Jean, qui avait posé une main douce, mais ferme sur son épaule, la fit entrer dans le bureau en nous jetant un bref coup d'œil inquiet.

Il ne restait plus que moi, Angie, Hawkeye et Alphonse. Celui-ci détacha son regard de mon amie pour lever un regard interrogateur vers la militaire, et celle-ci hocha la tête, esquissant presque un sourire. Il regarda Angie de nouveau et la joie éclaira ses yeux comme un rayon de soleil déchirant les nuages.

Il l'avait reconnu.

Cette idée me réchauffa le cœur. Au milieu de cette situation désastreuse, tout n'était pas à jeter.


– Est-ce que vous voulez que je vous serve quelque chose à boire… en attendant ? proposa maladroitement Fuery. Il y a une cafeteria au rez-de-chaussée.

Je hochai la tête, et Angie déglutit avant d'en faire autant.

Nous étions installés dans le bureau de l'équipe, et si Mustang, Hawkeye et Winry étaient partis dans le nouveau bureau du Général pour discuter à l'écart des oreilles indiscrètes de leurs collègues, l'ambiance restait plutôt tendue. Alphonse s'était assis, fixant le mur comme s'il pouvait voir au travers. Jean le scrutait, adossé au mur, les mains dans les poches. Il prenait très au sérieux son rôle de surveillant, même si l'adolescent n'avait pas donné le moindre signe d'agressivité. De temps à autre, celui-ci nous jetait des coups d'œil envieux, mais n'osait pas bouger, restant les mains croisées sur ses genoux. La présence des militaires devait l'intimider, surtout dans cette situation pour le moins délicate.

– On a du thé, du café, du cappucino, des jus d'orange, de pomme et de raisin. Et aussi de la bière.

– Je veux bien un cappucino, soufflai-je.

– Moi aussi, ajouta Angie d'une voix rauque.

– Si je peux avoir un jus de pomme, souffla Alphonse d'un ton hésitant, baissant les yeux ;

– Bien sûr ! s'exclama Fuery en lui lançant un sourire rassurant. Je vais vous chercher tout ça. Havoc, Breda, une bière ?

– Vu l'heure, c'est l'idéal, oui !

Le petit brun quitta la pièce en fermant la porte derrière lui, et le silence retomba, pesant. Alphonse regardait ici et là, se mordant les lèvres. Sa silhouette encore enfantine et sa tenue rustique le faisaient détonner dans les locaux de l'armée et ses jambes se balançaient, trahissant sa nervosité. Angie se leva, prenant appui sur le bureau d'Hawkeye où elle s'était assise, et traversa la pièce pour se planter face à lui.

– Tous ceux qui sont encore ici sont au courant, souffla-t-elle en rougissant un peu.

– Vraiment ? demanda-t-il d'une voix frêle.

Elle hocha la tête, et l'adolescent lui tomba aussitôt dans les bras, la serrant contre lui sans retenue. Angie sourit, émue, et l'enlaça à son tour, fermant les yeux.

– Tu m'as tellement manqué, Ed, tu peux pas savoir.

– Je peux imaginer… Toi aussi, tu m'as manqué.

Moi et les militaires regardions la scène, émus par cette effusion. Ils n'avaient pas beaucoup de temps avant que Fuery ne revienne, mais dans le pire des cas, il tomberait dans la confidence. Leurs retrouvailles étaient trop précieuses.

– Je suis désolé, vraiment désolé d'être parti comme ça… bredouilla-t-elle. Je… pardon. Pardon…

– Ne t'inquiète pas, je te pardonne, fit Alphonse avec un sourire. Je sais que tu n'avais pas vraiment le choix.

– Tu avais raison de prendre la défense de Cub.

Il se contenta de lui répondre par un sourire, un des plus tendres et lumineux que j'avais jamais vus, et je reconnus toute la douceur et l'empathie qu'Angie m'avait décrites chez son frère. Il se redressa, lâchant son étreinte, et observa son ainée de haut en bas, tandis qu'Angie rougissait.

– Le moins qu'on puisse dire, c'est que tu as changé ! J'ai failli ne pas te reconnaître.

– Estime-toi heureux, la plupart des gens n'ont pas réussi ! fit Angie avec un de ces sourires francs qui avaient pourtant un je-ne-sais-quoi de triste.

– Ça va, toi ? Il paraît que tu as été blessé il n'y a pas longtemps…

– Oh, tu me connais, quand tu n'es pas là j'ai toujours le chic pour me mettre dans le pétrin… Je me suis fait une grosse frayeur il y a une dizaine de jours, mais l'équipe m'a retrouvée à temps, et je suis comme neuf.

– Il nous a vraiment fichu la trouille, confirma Jean avant de croiser le regard d'Angie qui n'avait sans doute pas envie qu'on s'appesantisse sur le fait qu'il avait failli mourir devant son frère.

– Dans l'ensemble, je ne suis pas à plaindre, Roxane et les autres prennent soin de moi, fit-il en me désignant. Je travaille en ville, au Cabaret Bigarré. Les membres sont tous plus foufous les uns que les autres… Tu les adorerais, je pense ! Et toi, ça va ?

– C'était… compliqué, souffla Alphonse. Et ça l'est encore. Mais globalement, ça va.

Angie hocha la tête. Elle m'avait un peu raconté ce qui leur était arrivé. Son départ, l'agression de Winry, le procès, et maintenant, ça… Ils n'étaient effectivement pas gâtés. Elle leva la main et la posa sur sa tête, ébouriffant ses cheveux.

– Ils ont sacrément poussé depuis la dernière fois. Tu comptes les recouper à un moment ?

– Je n'en sais rien… peut-être que je vais t'imiter et les laisser pousser ? répondit-il en tirant la langue.

– Eh dis-moi, tu as grandi, non ?

– … Je suppose, je n'ai pas pris la peine de me mesurer depuis un bout de temps.

– … Debout !

Alphonse pouffa de rire, puis obéit et quitta son siège en voyant que la blonde qui était son frère la regardait avec sérieux. Ils se firent face, nous laissant voir qu'ils étaient proches en taille, et Angie le scruta en plissant un peu les yeux.

– Ça va, j'ai encore de la marge, souffla-t-elle, soulagée.

– … Tu portes des talons, tu sais ?

– Même avec les talons, tu ne me dépasses pas, se rebiffa-t-elle.

– Tu sais que ça risque d'arriver, hein ? fit l'adolescent avec un sourire taquin.

– Je te l'interdis !

Alphonse se contenta d'éclater de rire, rappelant qu'il n'avait guère la main sur sa propre biologie, et elle bougonna, vexée.

Quant à moi, je regardais la scène, attendrie de voir Angie renouer avec ses racines, se laisser aller à redevenir Edward. C'était touchant de les voir parler et se chamailler comme s'ils s'étaient quittés la veille, alors qu'ils avaient passé plusieurs mois sans se voir et que les circonstances étaient plutôt dramatiques. D'ailleurs, le petit frère reprit bien vite son sérieux.

- J'ai quelque chose pour toi, Ed.

– Quelque chose pour moi ?

– J'ai… Peu avant notre départ de Rush valley, j'ai rencontré quelqu'un qui me l'a confié. Je pense que c'était une des chimères, expliqua Alphonse en fouillant sous sa chemise pour en tirer un petit sac qu'il portait en collier et l'ouvrir. Il m'a confié ça, de la part de Greed.

Angie prit le petit carnet qu'il lui tendait et le feuilleta, s'arrêtant net au bout de quelques pages, ouvrant de grands yeux.

– Il a dit que ça venait de la bibliothèque de Dante, expliqua l'adolescent. Je l'ai recopié et étudié de mon mieux, mais j'avoue que beaucoup de choses m'échappent. Du coup, c'est aussi pour ça qu'on est revenus à Central, dans l'espoir de te retrouver, ou à défaut, le de confier à… à Mustang.

Sa voix s'étrangla à ce nom, et je compris que s'il n'avait pas eu la virulence de son amie d'enfance, la rancœur envers le militaire était bien présente.

– Je… Je suis désolé, bredouilla Angie, les yeux embués.

Ils restèrent face à face, Al plongeant ses yeux dans ceux d'Angie avec une expression douloureuse. Il y eut un silence pesant, ou la conscience de ce que nous avions appris aujourd'hui eut le temps d'enfler.

– … C'est moi qui suis désolé pour toi, souffla finalement son frère, levant vers elle un visage empreint d'une profonde tristesse avant d'avancer et de la serrer dans ses bras à gestes lents et doux.

Angie leva un regard ou la surprise avait chassé la tristesse, mais elle n'eut pas le temps de réagir davantage. Des bruits de pas approchaient, et elle s'écarta précipitamment d'Alphonse, fourrant le carnet dans sa poche avant que la porte ne s'ouvre. Fuery entra avec son habituelle expression joyeuse, tenant un plein plateau de boissons.

– Je crois que je n'ai rien oublié !

– Merci Fuery !

Il nous servit et chacun se pencha sur sa boisson. La tasse me réchauffa les mains et s'il n'était pas aussi bon que ceux que l'on préparait au Bigarré, le cappucino me fit du bien.

– Vous pensez qu'ils en auront pour longtemps ? demanda le petit binoclard d'un ton curieux.

– Ça risque d'être long, ouais… souffla Jean. J'avoue que je ne m'attendais pas à ça…

– Personne ne s'y attendait.

Angie souffla sur sa tasse et sirota son cappuccino, les yeux rivés sur Alphonse. Leur discussion avait pris fin, mais ils devaient avoir encore mille choses à se dire ! La petite blonde devait trépigner intérieurement dans une situation aussi frustrante que celle-ci. À défaut de mieux, dévorait des yeux son frère qu'elle n'avait pas vu pendant si longtemps. De mon côté, je l'étudiai aussi avec une certaine curiosité.

À peine plus petit qu'Angie, il était plutôt plus musclé que la moyenne de son âge. Son visage, qui avait encore les rondeurs de l'enfance, était marqué par des émotions trop sérieuses pour son âge et surmonté par une spectaculaire tignasse châtain clair qui approchait de la limite de longueur qu'elle pouvait atteindre avant que la gravité ne reprenne ses droits et ne fasse retomber le tout. Il avait des yeux noisette cerclés de vert clair, infiniment doux. Pour le reste, il partageait beaucoup de traits avec Edward et j'aurais sans doute pu le deviner rien qu'en l'observant si j'avais été moins désarçonnée tout à l'heure. Malgré sa jeunesse évidente, il se dégageait de lui une aura de bienveillance et de mélancolie qui lui donnait l'air plus mûr que son âge.

Edward était une personne extraordinaire, il ne m'avait pas fallu longtemps pour le comprendre, mais en rencontrant Alphonse, je pressentais que son frère l'était tout autant, d'une manière différente.

J'en étais là de mes réflexions quand le téléphone sonna. Breda décrocha pour répondre, répondit un sobre « ok » et raccrocha.

– Ils ont fini leur discussion, ils reviennent.

– Angie, on ne va peut-être pas trop tarder ? fis-je. Le cabaret nous attend…

– Je… oui, fit-elle, la mort dans l'âme.

– Vous n'attendez pas les autres ? demanda Fuery.

– Il ne vaut mieux pas… nous n'aurions déjà pas dû être là, fit Angie avec un sourire forcé.

Bien sûr, elle aurait préféré rester, parler à son frère, à Winry… mais cela impliquait de risquer que d'autres personnes sachent la vérité, et, pire encore, de devoir faire face de nouveau à Mustang. Elle avait beau faire bonne figure, la révélation du jour devait avoir salement secoué l'adolescente. Je doutais qu'elle ait envie de faire de nouveau face au militaire avant un bon moment.

– Vous y allez, du coup ?

– Oui, il vaut mieux, répondit Angie en s'étirant. Ce soir on accueille un trio assez connu, je pense qu'il y aura du monde et donc pas mal de travail. Et puis, je n'ai pas beaucoup participé au service ces derniers temps, j'aimerais me rendre plus utile.

– Si tu penses à ta semaine d'hospitalisation, je pense que personne ne t'en tient rigueur, fit remarquer Jean.

Fuery la questionna sur le groupe du jour, hésitant peut-être à venir, et comme je me levai pour reprendre nos manteaux, passant à côté d'Alphonse, je lui soufflai discrètement.

– N'hésitez pas à passer au Cabaret, toi et Winry… vous serez bienvenus. Tout le monde ici à l'adresse, demandez-leur si besoin.

Je ponctuai la phrase d'un clin d'œil. Il me regarda, surpris, touché aussi, et me rendit un sourire.

– Ah, pas le mercredi, par contre, ajoutai-je dans un sursaute de lucidité.

– Merci de prendre soin de lui, murmura-t-il. Je sais que ce n'est pas toujours une partie de plaisir.

Je retins un rire et échangeai un regard pétillant avec lui. Nous n'avions échangé que quelques phrases, mais cela avait suffi pour tisser une complicité teintée d'humour. Edward n'était pas une personne facile à vivre… mais c'était justement pour ça qu'on l'aimait, n'est-ce pas ?

Nous saluâmes les autres, repartant. Une fois dans le couloir, je passai les mains sur mon visage, comme pour essuyer la lassitude qui se serait collée à ma peau, puis jetai un coup d'œil vers Angie qui regardait derrière nous. Elle pensait sans doute à Winry qu'elle n'avait même pas pu saluer, à Mustang, aussi. La révélation d'aujourd'hui devait être un séisme à ses yeux.

– Sacrée journée, soufflai-je. Je ne pensais pas que ça prendrait une tournure pareille… Ça va aller, toi ?

– Je n'ai pas envie d'en parler.

Je tournai la tête, surprise par la froideur de son ton, et je vis que son visage s'était refermé comme pour contenir une explosion d'émotions incontrôlables. Je compris alors que la situation était vraiment plus douloureuse que ce qu'elle avait voulu montrer, parce qu'il y avait les militaires, parce qu'elle ne voulait pas perdre la face, parce que les retrouvailles avec son frère avaient temporairement apaisé sa douleur. Mais comme la morsure d'une brûlure revient dès qu'on cesse de l'arroser d'eau froide, sa peine rejaillissait une fois que nous avions quitté les autres.

Comprenant cela, je renonçai à faire la conversation, ni elle ni moi ne disant un mot jusqu'à notre retour au Bigarré. Une fois arrivées, Angie annonça sèchement qu'elle allait se changer et monta les escaliers menant aux chambres, tandis que les membres du cabaret s'étonnaient de sa froideur inhabituelle. Puis je montai à mon tour pour déposer mes affaires dans ma chambre avant d'entamer le service. En passant à côté de la chambre d'Angie, j'entendis un long cri de douleur, des sanglots, et je la devinai en train de hurler sa rage et sa peine, le visage enfoncé dans son oreiller. Je restai figée devant sa porte, la gorge nouée par contagion, incapable de savoir si je devais ouvrir pour la serrer dans mes bras ou passer mon chemin et prétendre ne pas avoir été témoin de cette douleur qu'elle refusait de dévoiler aux autres.

Si je poussais cette porte, allait-elle me tomber dans les bras ou me cracher de partir ? Que devais-je faire ?

Je me mordis la lèvre inférieure et toquai tout de même.

– Angie ?

Je n'eus pas de réponse, alors l'inquiétude prit le dessus et je me décidai à ouvrir et entrer. La pièce avait une aura de chaos tout à fait habituelle de sa part, mais en la voyant prostrée sur son lit, secouée par les sanglots, la coiffure défaite, le visage enfoncé dans son oreiller comme pour s'y noyer, je me sentis ravagée par sa tristesse. Je fermai la porte derrière moi et elle se figea, sentant ma présence.

– Je ne veux pas en parler, répéta-t-elle d'une voix rauque.

– D'accord. Tu n'as pas besoin d'en parler, je ne te le demande pas, répondis-je en m'asseyant sur le lit, caressant ses cheveux épars. Pleure tout ton soûl, et quand tu te sentiras mieux, je t'aiderai à cacher la misère à coup de fond de teint, d'accord ?

Elle tenta d'acquiescer malgré ses larmes, mais il en résultat une espèce de sifflement lamentable. Elle continua à pleurer, fort et longtemps, et hurla toutes les insanités qu'elle pouvait à propos de Mustang, de Hawkeye, et, tant qu'à faire, envers l'univers entier. Et moi, je ne pouvais rien faire d'autre que caresser son dos d'un geste répétitif en attendant qu'elle se calme, soufflant des mots rassurants sans queue ni tête qu'elle n'entendait sans doute même pas, trop empêtrée qu'elle était dans sa détresse.

Mais je le savais, une fois que ses sanglots se tariraient, elle se redresserait, rouge et décoiffée, avec une mine lamentable, mais le regard résolu de quelqu'un qui ne voulait pas se laisser écraser par la situation plus longtemps. Je prendrai soin de dissimuler les traces de ses larmes en déployant toutes mes compétences en maquillage, lui racontant les pires âneries pour la faire rire malgré elle, et quand nous descendrions pour aider au bar et en cuisine, nous plongerions dans les chants, les rires et la lueur des lampions, laissant dans la pénombre toutes ces sentiments qu'elle voulait passer sous silence et que je ne chercherai pas à débusquer.


La soirée suivait finalement son cours. Angie travaillait au bar, enchaînant le remplissage des pintes de bière et préparant ses premiers cocktails sous l'œil expert de Neil qui avait entamé une explication pleine de passion sur le bon usage du shaker, qu'Angie écoutait d'un bout à l'autre. Pour ma part, je m'occupais du service, allant et venant entre les tables pour distribuer les boissons et ramasser les verres vides, saluant quelques habitués au passage. Pas très loin, Jean et Breda s'étaient installés à un guéridon recouvert d'une nappe blanche, et je comptais les rejoindre dès que je pouvais. Sur scène, un groupe animait la soirée, la voix douce et grave de la chanteuse portée par une batterie menée tambour battant et un contrebassiste aux cheveux longs. Il y avait une douceur mêlée de dynamisme qui m'aurait envie de sautiller entre les tables si l'après-midi n'avait pas porté un tel coup au moral de ma meilleure amie.

Je jetai un coup d'œil au bar et la vis secouer brutalement le shaker avec l'objectif clairement affiché de perturber le barman qui tendait les mains vers elle pour la faire arrêter, ouvrant de grands yeux choqués. La petite blonde riait, se moquant sans doute du sérieux méticuleux dont faisait preuve le barman dans son enseignement.

Je me détournai et pris la commande de la table adjacente, provisoirement rassurée. Bien sûr, je savais que son large sourire n'était qu'une façade, mais elle allait suffisamment bien pour, à défaut d'être réellement heureuse, parvenir à faire semblant. Rien de glorieux, mais un progrès tout de même comparé à tout à l'heure.

Cela me rappela cette phrase que je lui avais dite, il y a bien longtemps, quand nous étions à Lacosta, et qu'elle n'avait pas d'autres rôles à jouer que celui d'Iris :

Dans le pays, on dit que si on se force assez à sourire, on finit par être vraiment heureux. Alors, même quand ça va mal, on chante et on danse.

C'était exactement ce qu'elle faisait. Je connaissais les limites de cette méthode, mais ce n'était pas le moment de les pointer du doigt. Elle se battait déjà assez comme ça, toute victoire était bonne à prendre.

Quand je revins au bar, le plateau chargé de verres vides, je dus me pencher pour voir Angie qui, perchée sur un pied, versait le contenu du shaker dans un verre tenu par un bras qu'elle avait passé sous son genou levé.

– Ce n'est pas très académique, commenta Neil, surjouant un peu la lassitude.

– Hé, mais c'est un style, nan ? répondit la petite blonde, redressant la tête avec un sourire avant de vaciller et sautiller pour ne pas perdre l'équilibre, renversant un peu de son verre au passage. Je pourrai faire ça, debout sur le bar, ça ferait une animation !

– Ça y est, tu passes officiellement trop de temps avec Natacha, elle a déteint sur toi, commentai-je avec un rire.

– C'est pas vrai, si ça avait été le cas ça aurait impliqué de se déshabiller avant !

– Tu marques un point, admis-je en pouffant avant d'annoncer les boissons que je devais apporter en salle.

– Jean et Breda sont là, tu voudras les voir ? demandai-je à Angie.

– Non.

Elle n'avait pas cessé de sourire, mais même si son expression n'avait pas changé, j'avais eu la même sensation de claquement sec que quand une vitre se fendait net.

– J'ai du travail, et quand je n'en ai pas, Neil m'enseigne les arcanes suprêmes des cocktails.

– J'essaie plutôt de te faire assimiler les bases, tempéra le barbu en souriant tout de même. Ça fera 7 cents, ajouta-t-il à l'attention d'un client en lui tendant un cocktail.

– C'est moins classe dit comme ça.

– Tu la laisses pas boire, hein ? J'ai pas envie de devoir gérer une Angie sauvage en train de servir des cocktails tout en faisant le poirier, fis-je en riant.

– Oooooh ! fit-elle, les yeux s'illuminant.

– N'y pense même pas ! Tu sais combien coûtent ces bouteilles ?! s'indigna Neil en la voyant se frotter les mains à cette idée.

Je repartis en riant. Quoi qu'il en dise, j'étais sûr que le barman se prêtait volontiers au jeu. Il était généralement peu bavard — à moins qu'on le lance sur un sujet qui le passionne — mais il faisait partie de ces personnes qui réussissaient à garder de bonnes relations avec tout le monde, même quand il prenait parti dans les conflits. Je servis les boissons, encaissai les paiements, puis, comme il ne semblait pas y avoir beaucoup de travail, me faufilai derrière Jean pour l'enlacer, calant mon menton sur sa tête en lâchant un soupir. Il leva une main un peu au hasard pour caresser ma joue d'un geste réconfortant et demanda :

– Ça va, toi ?

– Moi oui… soupirai-je.

– … mais tu t'inquiètes pour Angie.

– Je comprends, c'est pour ça qu'on est venus, avoua Breda.

– J'imagine que ça lui a fait un choc…

– Je ne dirai pas le contraire, admis-je. Mais elle tient le coup pour le moment. Là elle fait des clowneries en servant des cocktails, et connaissant nos collègues, ils ne louperont pas une occasion de la faire rigoler… il suffit de repenser à la soirée de dimanche.

– On n'est pas obligés de parler de ça, fit Jean, soudainement nerveux.

– Il s'est passé des trucs après mon départ ?

– Il se passe toujours des trucs au Bigarré.

– Oui, mais Havoc ne cherche pas toujours à le cacher comme ça.

– Tu avais qu'à être là à ce moment-là, rétorqua-t-il.

Le rouquin leva vers moi des yeux suppliants, et je secouai négativement la tête en caressant les cheveux de Jean sans cesser de sourire. Je le connaissais assez pour savoir que lui annoncer que son collègue et ami s'était laissé maquiller et même travestir, emporté par l'élan de folie du Cabaret, était l'équivalent de confier un bâton de dynamique et un briquet à un gamin de quatre ans.

– Pfff… rabat-joie. Puisque c'est comme ça, je vais tenter de tirer des informations d'une autre source, fit Breda en s'appuyant à la table pour se relever.

– Si tu comptes aller voir Angie, je ne te le conseille pas, annonçai-je avec un pincement au cœur. Je crois qu'elle n'a pas envie de vous parler pour le moment.

– Mais on y est pour rien ! s'exclama Jean, un peu vexé. On ne le savait même pas !

– On a été aussi assez choqués par l'événement, confirma Breda. On a beau savoir qu'il avait fait des choses moches pendant la guerre d'Ishbal, ça… c'est vraiment moche.

– Il vous en a dit plus ?

– Pas vraiment, c'est Hawkeye qui nous a parlé. Il n'est pas revenu au bureau après, il l'a laissée escorter Winry seule.

– Soi-disant qu'il avait une réunion… je crois plutôt qu'il n'avait pas envie de nous regarder dans les yeux, souffla Jean en se penchant en avant, m'entraînant dans son mouvement pour attraper son verre de bière.

– Et du coup, il s'est passé quoi, au juste ?

J'avais accepté, bon gré, mal gré, de ne pas forcer Angie à en parler, mais la curiosité restait bien présente.

– C'était à Ishbal, en 1907, les parents de Winry étaient médecins et avaient co-fondé un hôpital de fortune au front.

– Ils soignaient tout le monde, soldats comme ennemis, continua Jean.

– Mais en faisant cela, ils causaient de gros problèmes à l'armée, qui devaient gérer des civils qui n'avaient rien à faire là, et l'emplacement de leur hôpital avait un intérêt militaire, puisqu'il permettait à des Ishbals de s'enfuir. Ils ont reçu plusieurs fois l'ordre de quitter les lieux, mais ont systématiquement refusé.

– Du coup, début 1908, les généraux ont demandé à Mustang de s'occuper de leur cas. Ils l'ont envoyé à l'hôpital, et…

– Il les a tués… tous les deux.

– Les militaires ont été évacués, l'hôpital a ensuite été bombardé. Et quelques jours après, le décret n° 3066 a été appliqué.

– Le décret 3066 ? demandai-je.

– Ils ont lâché les Alchimistes d'État sur les Ishbals, avec ordre de ne laisser aucun survivant, traduisit Breda.

Il me fallut quelques secondes pour me représenter ce qu'ils voulaient dire, mais en me remémorant les pouvoirs d'alchimiste d'Edward, je pus me représenter une fraction de l'horreur qu'avait été cette guerre. Plus jeune, j'avais croisé des rescapés qui avaient évoqué l'horreur de la guerre, les soldats qui les traquaient…

Une peur irrationnelle me frappa quand je réalisai que dans mon esprit, je venais d'imaginer ma propre ville d'origine, réduite à l'état de ruines.

– C'était une saloperie, cette guerre… Personne n'en est ressorti indemne, souffla Jean.

– Tu… Tu as participé ? murmurai-je.

– Je n'avais pas trop le choix, à cette époque-là, je faisais partie de la piétaille… J'ai eu la chance d'être blessé, je ne suis pas resté longtemps au front.

– De toute façon on a tous été retirés des premières lignes quand Mustang et les autres Alchimistes d'État ont commencé à attaquer. On ne servait à rien comparés à des machines de guerre comme eux.

Je me redressai, lâchant Jean et m'écartant de lui, glacée par cette pensée. Je n'y avais jamais réfléchi, mais c'était pourtant évident. Il avait fait partie de ces soldats qui avaient tiré sur ces gens qui s'étaient réfugiés à Lacosta, ceux qui fuyaient la misère et la mort, qui étaient prêts à se saigner les veines pour avoir le droit de passer la frontière.

Cette idée était juste horrible, et même si je savais qu'en tant que simple pion, il n'avait guère eu le choix, mais j'eus l'impression que quelque chose se cassait en moi. Viscéralement, j'étais du côté des Ishbals. Je les avais vus souffrir, fuir et mourir jusque dans les rues de ma ville, et ce n'était pas une idée que je pouvais simplement accepter, en me disant avec un haussement d'épaules que c'était les aléas de la vie, le passé ou de la malchance.

Jean dû le sentir et se retourna vers moi avec une expression inquiète. Il sembla lire mes pensées dans mon regard et me regarda d'un air sincèrement peiné.

– Roxane…

– Je dois reprendre le service, une tablée m'a fait signe, mentis-je, la gorge nouée avant de repartir précipitamment.

Mon mensonge était grossier, mais il n'avait rien à redire, et je me remis effectivement au travail, les yeux embués, me sentant la dernière des idiotes. Je pensais à Angie, qui avait dû affronter une pensée bien plus sombre et cruelle et me sentais bien désarçonnée en faisant face à mon tour à ce qui était, dans une moindre mesure, la même chose.

La personne que j'aimais était un assassin.

On pouvait l'oublier, avec leurs sourires, leurs airs doux et leurs rires, parce que c'étaient des personnes adorables au quotidien, mais Jean et toute son équipe restaient des militaires. Qui maniaient des armes, faisaient la guerre et… tuaient des gens.

Ce paradoxe créait en moi une grande déchirure dont je ne savais absolument pas quoi faire. Alors je tâchais de me concentrer en notant les boissons, les commandes, puis j'entrai dans la cuisine, ou Clara, Mel, Lily-Rose et Maï s'activaient en chantant de leurs voix douces. J'avais à la fois envie de sourire et de pleurer. Ce Cabaret, si accueillant, si doux, m'avait fait oublier la dureté du monde réel, comme si la guerre et la violence n'avaient pas le droit d'en passer les portes. Mais cela aurait été bien naïf de croire ça, n'est-ce pas ?

– Tiens Roxane, sers donc la table douze, chanta Clara sur la même mélodie, arrachant un petit rire à ses collègues.

– Avec plaisir, répondis-je en suivant les notes du chant avant de ressortir, les mains chargées d'assiettes.

Elles étaient parvenues à me faire sourire. Allais-je m'en plaindre ? Pas vraiment, après tout, la vie continuait, j'avais du travail, je n'allais quand même pas me morfondre. Je servais les gens, répondais à leurs questions, profitant des moments plus calmes pour profiter moi aussi du spectacle ou parler avec Angie.

Avec une pointe de honte, je me vis contourner le duo de militaires, refusant de continuer cette conversation et d'affronter ces pensées. Jean était parvenu à croiser mon regard, et le voir peiné me mis d'autant plus mal à l'aise. Pour autant, il n'essaya pas de se lever pour me rejoindre au bar ou je discutais avec Angie entre deux services. Je ne lui dis pas un mot de la discussion avec Jean et Breda, ne souhaitant pas aborder le sujet et sachant qu'elle le voudrait encore moins que moi.

– Tu peux la récupérer, Roxane ? Elle me fatigue… fit Neil.

– Je ne vois pas pourquoi, commentai-je d'un ton moqueur.

La petite blonde était en train de danser au rythme de la chanson, bougeant les poignets en petits cercles tandis que ses pieds claquetaient, la faisant se déplacer d'un côté, puis de l'autre, à gestes retenus.

– Je crois que le travail au bar est trop statique pour moi, commenta-t-elle.

– Sans l'ombre d'un doute. Allez, file, je vais prendre ta place, va faire le service ou danser un coup, sinon, tu vas jamais dormir.

– Yes ! s'exclama-t-elle, levant les bras. Enfin, c'est pas que je t'aime pas, hein ? fit-elle en se tournant vers Neil, c'est juste…

– Va gambader, répondit simplement le grand barbu avec un sourire.

Elle le remercia avant de s'essuyer les mains, remettant ses gants et quittant le bar d'un pas sautillant.

– Elle était vraiment pénible ? demandai-je en me retroussant les manches, m'installant à sa place.

– … Un peu, avoua Neil après un instant d'hésitation. Mais je ne lui en veux pas, et c'était en même temps assez drôle.

Je hochai la tête, regardant Angie parler aux gens, laissant ses pieds claqueter sous elle comme s'ils avaient pris leur indépendance. Elle souriait largement, et personne en la voyant n'aurait pu deviner que quelques heures auparavant, elle pleurait toutes les larmes de son corps dans mes bras.

Personne, sauf moi, qui l'avais vu de mes yeux, et Neil, qui avait une compréhension des autres bien au-dessus de la moyenne.

– C'est fou d'avoir autant d'énergie et de fraîcheur… Je lui donnerai plus une quinzaine d'années que vingt.

Je me mordis les lèvres à ses mots, me demandant avec une pointe d'inquiétude s'il en savait plus qu'il ne le montrait. C'était probable, avec sa perspicacité et son sens de l'observation, il était sans doute le meilleur candidat du cabaret pour la démasquer. Mais peut-être avait-il dit ça au hasard.

– Ça donne envie de la protéger, ajouta-t-il.

– Oui…

– Elle en a vraiment bavé ces derniers temps, c'est impressionnant de la voir tenir le coup aussi bien, non ?

– Je trouve aussi… Elle m'impressionne, avouai-je.

Même si elle avait accepté de s'effondrer en ma présence, sachant qu'elle n'avait rien à cacher avec moi, elle avait remballé toutes ses émotions et refusé de faire de nouveau preuve de faiblesse devant les autres. Je ne savais pas ou elle trouvait les ressources de nier ses émotions… Peut-être par susceptibilité… ou peut-être que, à force de dissimuler son identité, elle était passée maître dans le mensonge en général.

– J'ai l'impression qu'elle est extrêmement en colère, commenta-t-il, accoudé au bar.

– Oui… répondis-je simplement.

– Et toi ?

– Moi ? m'étonnai-je en me retournant vers lui.

– Tu n'es pas obligée d'en parler, tempéra-t-il en rinçant les verres.

Je m'occupai des deux clients qui venaient d'arriver, leur versant deux pintes et encaissant l'argent, avant de répondre au barman.

– Des fois tu es tellement perspicace que ça en fait peur, répondis-je simplement.

Il sourit et hocha la tête, acceptant la semi-critique que je lui assénais.

– Je sais, c'est pour ça que j'évite de trop le montrer.

– Alors pourquoi tu le fais là ?

– Parce que je pense que ça ne doit pas être facile d'être la confidente attitrée d'une personne comme Angie.

– … Non, ce n'est pas facile, admis-je avant de prêter l'oreille au client qui venait d'arriver au bar.

Je lui sortis et ouvris la bouteille de vin demandée, puis ajoutai.

– Mais je ne regrette pas. C'est quelqu'un de spécial, elle mérite qu'on prenne soin d'elle.

– Et toi, qui prend soin de toi ?

J'ouvris la bouche, prête à répondre « Jean », mais cette pensée me revint. Celle qu'il était militaire, et que si nous nous étions rencontrés à Lacosta, il aurait sans doute été mon ennemi. Celle que si les choses prenaient une mauvaise tournure, il n'aurait peut-être pas d'autre choix que de se retourner contre moi. De la même manière qu'il avait tué des Ishbals, de la même manière que Mustang avait tué les parents de Winry, des médecins prêts à risquer leur vie pour sauver leur prochain.

La perspective de cette trahison me donnait envie de pleurer. Neil dû le sentir, car il posa une main compatissante sur ma tête, m'ébouriffant les cheveux au passage.

– Tu en as gros sur le cœur, n'est-ce pas ?

– Pas si gros que ça, marmonnai-je en rinçant les verres, me retenant de renifler bruyamment.

– J'espère que tu ne te compares pas à Angie en disant ça.

Je soupirais. Je ne pouvais pas dire le contraire.

– Si tu te casses le poignet, ce n'est pas parce qu'une personne à côté de toi se fait couper le bras que ta douleur disparaîtra. Bien sûr, ce n'est pas comparable, mais ça n'a pas de sens de faire comme si tu allais bien si ce n'est pas le cas.

– Je… je me dis que ma relation avec Jean n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît.

En vérité, on s'était croisé, on s'était plu, et, dégagé de tout calcul, on s'était laissés aller au sexe une première fois. Et puis, comme nous avions aimé ça et il n'y avait pas de raison de s'arrêter là, nous avions recommencé, et notre relation s'était créée comme ça, presque par hasard. Ça n'avait rien de glorieux ni de romantique, et quand nous avions commencé à sortir ensemble, je n'espérais rien de particulier.

Et pourtant, force était d'avouer que je m'étais terriblement attachée au grand blond, que son sourire et ses bras étaient un refuge dont je n'avais plus envie de me passer. Seulement…

Seulement, nous n'avions guère parlé de nous deux, mis à part le jour de la première de mon spectacle, ou il avait admis, grâce à Lily-Rose, que j'avais le droit de disposer de moi-même comme je l'entendais. De mon côté, je l'avais rassuré en disant que peu importe mon activité sur scène, j'étais une personne plutôt monogame et qu'il n'avait pas d'inquiétude à avoir de ce côté-là. Et pour le reste, nous n'en avions pas parlé beaucoup plus, trop occupés par nos chahuts et nos galipettes et portés par un sentiment d'évidence.

Nous ne nous étions même pas dit « Je t'aime ».

Et maintenant… je me rendais compte que je n'avais aucune idée de la valeur qu'il m'accordait, qu'il accordait à notre relation. À quel point tenait-il à moi ? Quel avenir avions-nous ensemble ? Le simple fait de me poser ces questions me donna le sentiment que notre relation était déséquilibrée et que j'en ressortirai perdante.

– Mh… le meilleur moyen de le savoir, c'est encore de poser la question, non ?

– J'ai un peu peur de la réponse.

– Allons… il n'y a rien de pire que l'incertitude, souffla Neil.

Je hochai la tête, admettant la remarque. Peut-être que je m'angoissais pour rien, peut-être que j'avais de bonnes raisons de le faire, au contraire. Mais ne valait-il pas mieux le savoir, plutôt que fuir ? Après tout, j'avais été la première à reprocher ce comportement chez Angie… Il était temps que je montre moi-même l'exemple.

Je relevai la tête, tournant le regard vers les yeux clairs de Neil qui souriait de son habituel air affectueux.

– Allez, file ! Il n'y a plus assez de travail pour deux, de toute façon, ils sont trop occupés à danser maintenant que le bœuf a commencé.

– … Merci.

Il fit un clin d'œil et répondit à la femme qui s'était accoudée au bar pour commander, tandis que je m'essuyais les mains. Sortant du bar, je vis l'animation ambiante, des dizaines de couples dansant sur la piste, et j'eus un rire en voyant la silhouette d'Angie voler bien au-dessus de la masse des danseurs avant de retomber dans les bras d'Andy qui l'avait gratifié d'un porté particulièrement spectaculaire.

Je savais qu'on pouvait compter sur lui pour la distraire, pensai-je avec un petit sourire satisfait en me frayant un chemin entre les tables et la scène où Jess et Lia avaient rejoint le groupe pour chanter, animant la soirée. Tant qu'Andy était occupé à la faire danser, Angie ne risquait pas de se morfondre. Elle aimait trop bouger pour ça, et c'était tant mieux… j'allais pouvoir me préoccuper de moi-même sans trop de culpabilité.

C'était ce que je croyais, mais en approchant de la table ou Jean et Breda étaient assis, je me rendis compte qu'elle était vide. J'approchai, constatant que leurs affaires aussi avaient disparu, et attrapai le bras de Natacha qui passait par là.

– Tu sais où ils sont passés ?

– Ils ont senti que l'ambiance n'était pas au beau fixe… comme ni Angie ni toi n'êtes revenues, ils ont fini par partir.

Je dus tirer une tête de deux pieds de long, car la petite brunette me tapota le dos avec sollicitude.

– C'est à cause de ce qui s'est passé aujourd'hui ?

– Ils t'en ont parlé ?

– Non, je sais juste qu'il s'est passé un truc. Vous deux, vous n'êtes pas dans votre assiette.

– Ça se voit à ce point ?

Elle haussa les épaules souriant avec une pointe de mélancolie.

– On vit avec vous, on commence à vous connaître toutes les deux.

– Je vois…

– Est-ce qu'on peut faire quelque chose pour aider ?

– Pas vraiment… Il n'y a pas grand-chose à faire.

Natacha ne répondit pas, mais tendit les mains pour m'attraper les poignets, m'attirant vers la piste.

– Qu'est-ce que…

– Viens danser ! s'exclama-t-elle. Ça te fera du bien de bouger et de profiter de la musique.

Je n'eus pas le temps de répondre qu'elle commença à mener la danse, ne me laissant pas d'autre choix que de suivre. C'était perturbant d'être dirigée par quelqu'un de plus petit que moi, mais elle avait assez d'assurance pour que je puisse me laisser guider sans encombre. Embarquée par la musique, la foule mouvante et les pas de danse, je déglutis et décidai de laisser mes pensées se dissoudre dans la fête, pour refuser d'être triste, de céder à l'appréhension face à l'avenir, puisque je n'avais de toute façon aucun pouvoir sur tout ça. Danser ainsi avec une amie, les jupes volant l'une contre l'autre, me rappelait le temps lointain du Angel's Chest et ma vie à Lacosta.

Dans le pays, on dit que si on se force assez à sourire, on finit par être vraiment heureux. Alors, même quand ça va mal, on chante et on danse.


La vie au Cabaret avait suivi son cours, entre chahut, ménage, danses, chants en canon, repas, concours d'éloquence et de piques, et si le souvenir de la veille restait présent dans mon esprit, je pris le parti, comme Angie, de ne pas le montrer. L'humour indestructible de notre entourage était une arme puissante contre la morosité, et il ne fut pas si difficile de faire comme avant.

J'avais participé à l'installation des tables et chaises, et, comme l'ouverture du Cabaret approchait, je me demandai où était Angie. J'avais ce besoin, idiot peut-être, de garder un œil sur elle de temps à autre. Peut-être un reste du traumatisme qu'avait été son enlèvement.

D'ailleurs, je me rendis compte que je n'étais pas la seule à avoir cette attention quand je demandai à Wilhelm s'il ne l'avait pas vue.

– La remise, souffla-t-il sobrement avant de repartir à ses occupations.

Le pianiste était toujours aussi peu loquace, mais il ne sursautait plus quand je lui adressais la parole. Je supposai que c'était un progrès notable et pris le couloir pour me diriger vers les pièces qui servaient de débarras. Je retrouvai Angie dans l'une d'elles, affalée dans un coin, à moitié sur un vieux matelas, les jambes irrespectueusement calées sur une des sculptures de femmes dont les drapés ne masquaient rien de leurs attributs. Les mains croisées sur l'abdomen, elle regardait le plafond, les joues humides, une expression soucieuse et profondément triste sur le visage.

– Ça va ? demandai-je.

– Ouais… fit-elle sans conviction.

Je m'assis à côté d'elle.

– Toi aussi, tu y repenses, hein ? demandai-je.

Elle soupira en guise de réponse, sans détacher son regard des moulures écaillées du plafond.

– Je ne dirai pas que je te comprends, mais… si ça peut te faire sentir moins seule, ça m'en a mis un coup au moral aussi.

Elle hocha la tête, déglutit, et prit enfin la parole.

– Je savais qu'ils avaient fait la guerre d'Ishbal, que Mustang et Hawkeye ont fait de sales trucs à cette époque. Mais ça… C'est une trahison. Ils nous connaissent Winry, Al et moi, depuis des années, ils étaient venus à Resembool, ils… tout ce temps, ils le savaient. Et ils m'ont caché ça. Ils nous l'ont caché, à nous trois. Et à Pinako. Il n'aurait jamais pu passer le pas de la porte si elle avait su qui il était.

Je hochai la tête. Elle avait caché des choses beaucoup plus récentes à Mustang, mais le moment était sans doute mal choisi pour le faire remarquer.

– Je ne sais pas comment il a pu la regarder en face alors qu'il les a tués. Et moi…

Dans cette phrase laissée en suspens, je sentis toute la confusion de ses émotions, l'affection, l'attirance, la douleur et la rancune.

– Je croyais que je pouvais leur faire confiance. À Mustang et Hawkeye. Mais comment croire en quelqu'un qui a fait un truc pareil, et qui me l'a caché depuis des années ? Je me sens tellement… tellement…

Je soupirai et m'allongeai à côté d'elle, au milieu du désordre, des rideaux et de la poussière.

– Eh, tu avais quoi… douze ans, la première fois que tu les as vus, c'est ça ?

– Moins que ça.

– À quoi aurait ressemblé votre rencontre si ça avait été la première chose qu'il t'avait dite ? Sincèrement ?

Angie se mura dans un silence boudeur, voyant sans doute ce que je voulais dire sans parvenir à l'accepter.

– Il… Je pense sincèrement qu'il voulait t'aider. Et s'il avait dit la vérité, il n'aurait pas pu, n'est-ce pas ? Tu ne l'aurais jamais laissé approcher s'il avait juste été « l'assassin des parents de Winry ».

– Et je n'en serai pas là aujourd'hui, grommela-t-elle de sa voix d'Edward.

– Tu en serais où ?

– … Tu fais chier.

Sa réponse me fit pouffer.

– Ouais, s'il avait pas été là à ce moment-là, j'en serais sans doute nulle part, et je suis mal placée pour me plaindre vu tout ce que je lui cache. Je sais tout ça, mais… je peux juste pas lui pardonner comme ça. J'ai juste envie de lui casser la gueule comme elle l'a fait.

– À coup de clé à molette ?

– Yep.

– Rappelle-moi de ne jamais devenir votre ennemie, commentai-je simplement.

Il y eut un soupir, un silence, tandis qu'on entendait des discussions dans la salle principale, dominée par la voix forte de Mel qui donnait des consignes.

– De toute façon, je ne sais pas pourquoi je me prends la tête, je ne vais sans doute pas le revoir de sitôt.

Cette phrase était tellement, tellement triste. Pour les avoir vus ensemble, flirter en prétendant le contraire, danser et rire, je les avais trouvé touchants. Cela me brisait le cœur de me dire que les choses avaient aussi mal tourné entre eux. Seulement… Je n'y pouvais rien, et je ne pouvais pas aller contre les choix qui avaient été les leurs.

À la place, je tendis une main à Angie pour l'aider à s'extraire du coin où elle s'était laissée couler pour ruminer.

– Tu passes en première partie, non ? Tu ne devrais pas tarder à te changer pour ton numéro.

– Très juste, admit-elle en acceptant mon aide. Allez, au boulot !

Elle se redressa, se secoua en tapant les pans de sa robe pour chasser la poussière et les toiles qui recouvrait maintenant son dos et ses fesses pendant que je me moquais gentiment d'elle, puis elle fila en coulisses tandis que je revenais dans la pièce principale après m'être époussetée à mon tour.

– Roxane, tu peux t'occuper de la billetterie pour la première heure ? demanda Mel.

– Pas de soucis ! m'exclamai-je, me dirigeant vers l'entrée.

Je m'installai derrière le petit comptoir, me calant confortablement dans le fauteuil, prête à accueillir les clients.

Au lieu de cela, je vis arriver une silhouette en uniforme bien familière, les mains chargées par un bouquet de roses. J'eus un hoquet en reconnaissant Jean qui me tendit ledit bouquet en rougissant. Son geste, d'une raideur maladroite, traduisait sa gêne.

– Je comprends que tu aies envie de me détester… Moi-même je m'aime pas trop pour ce que j'ai fait à cette époque. Mais ne me rejette pas, s'il te plaît.

– Je ne te rejette pas, bredouillai-je, désarçonnée par son retour. C'est juste que… c'est compliqué.

– Explique-moi, s'il te plaît, j'ai besoin de te comprendre.

– Tu ne t'es jamais dit que notre relation est un pur hasard ?

– Non, je me dis que j'ai une chance énorme de t'avoir rencontrée, bredouilla-t-il.

– Jean, si les choses s'étaient passées autrement… Est-ce que tu te rends compte que si on s'était rencontrés à Lacosta, tu n'aurais pas été en train de boire des coups avec moi, mais de me tenir en joue ? La ville où j'ai grandi est en train de tomber en miettes à cause de l'armée. Et les soldats, là-bas, se disent sans doute qu'ils n'ont pas le choix. Exactement comme toi à l'époque. Et peut-être que tu n'as vraiment pas le choix, bafouillai-je, sentant les larmes monter tandis que je cédais, lui jetant au visage mes peurs. Peut-être que dans un futur proche, on se retrouvera à être ennemis, parce que je suis contre ce que fait l'armée, et parce que toi, en tant que militaire, ton devoir est d'y obéir. Tu y as pensé, à ça ? Tu feras quoi, si ça arrive ?

Le grand blond, dont le visage s'était assombri à ces mots, posa le bouquet et se pencha par-dessus le comptoir pour prendre mon visage dans ses mains, m'attirant vers lui pour m'embrasser passionnément. Je me sentis rougir, à deux doigts de me débattre, prise au dépourvu par ce geste.

– Si ça arrivait, je préférerais largement prendre le maquis ou crever que de te tirer dessus, souffla-t-il tout près de mon visage après avoir relâché son baiser.

Il avait planté son regard dans le mien, et face à la résolution qui brillait dans ses yeux bleu clair, je me sentis devenir cramoisie. En vérité, personne ne m'avait jamais dit une chose pareille, et je me sentis chavirer en l'entendant prononcer ces mots.

– Et puis, ne dis pas qu'on est ennemis, parce que c'est faux. Tu le sais, non ? On est du même côté.

– Du côté d'Angie.

– Oui.

Je hochai la tête, passant machinalement la langue sur mes lèvres, sentant les joues me brûler et le soulagement couler dans mes veines, et il m'embrassa de nouveau, sans retenir sa fougue. Je sentis tout mon corps fourmiller tandis que je passais les bras contre sa nuque, que je glissais la main dans ses cheveux. C'était le genre de baiser qui donnait envie de s'enfermer tous les deux dans une pièce pour en ressortir longtemps après.

Il y eut un raclement de gorge et nous nous séparâmes dans un sursaut, le souffle court, les joues rouges, et soudainement très embarrassés. Un couple attendait de payer sa place. Je tendis fébrilement les tickets à l'homme moustachu qui avait rappelé sa présence en toussotant, lui annonçant le prix d'un ton d'excuse et il paya avant d'entrer, se tournant vers sa compagne qui lui tenait le bras, soufflant simplement.

– Alala, ces jeunes ne savent plus se tenir, de nos jours…

Je me retournai vers Jean, levant des yeux contrits et un brin amusés. J'étais tellement soulagée de l'avoir vu revenir vers moi alors que je l'avais snobé la veille, soulagée qu'il soit résolu à me rassurer, à contredire mes peurs.

– … J'avais tellement peur qu'en fait, tu t'en fiches de moi, que je sois juste « un truc comme ça »…

– Un truc comme ça ? Tu crois vraiment que je suis du genre à prendre ce genre de choses à la légère ? fit-il en se renfrognant.

– Je… non, mais… bredouillai-je, sentant que je l'avais vexé. Je ne sais pas vraiment dans quelle mesure notre histoire est sérieuse pour toi…

Je ne m'attendais pas à ce qu'il mette un genou à terre et glapit sous le coup de l'incrédulité.

Il ne va quand même pas…

– Est-ce que ça, c'est assez sérieux ? fit-il en tirant de sa poche une bague qu'il me tendit en me regardant dans les yeux.

Il me fixait avec le plus grand sérieux et aurait été irrésistiblement classe si n'avait pas été rouge jusqu'aux oreilles, ses mains tremblantes trahissant qu'il était beaucoup moins assuré qu'il ne voulait le paraître. Mais je n'avais pas de leçon à dire, en le voyant faire ce geste, j'avais levé mon bras pour cacher la moitié inférieure de mon visage dans un mouvement de gêne immense. Je rougissais tellement que même mon cuir chevelu me brûlait. Mon cerveau n'arrivait pas à assimiler la situation. Il était vraiment en train de me demander en mariage ? Là, comme ça ?

– Ce n'est pas une blague ? bredouillai-je, terriblement embarrassée.

– Tu voudrais que ce soit une blague ? demanda Jean, laissant ses bras retomber sous le coup de la déception.

– Non.

– Alors…

– Oui, fis-je en rougissant.

Ses yeux s'éclaircirent, mais il n'osa pas se réjouir ouvertement, de peur d'avoir mal compris ma réponse.

– Vraiment ?

– Oui, j'accepte, bredouillai-je, un peu incrédule face à ma propre réponse.

Il bondit et poussa un cri de joie, se jetant dans mes bras pour le serrer contre lui et me soulever pour me faire tourner avec l'enthousiasme d'un adolescent, comme s'il était le premier surpris que sa demande fût acceptée. S'il était le premier surpris, il n'était pas le seul. Je n'étais pas censée me poser avant de répondre à une chose pareille ? Sans doute que si, mais je n'avais pas envie de refuser, et je sentais confusément que même en y réfléchissant et en trouvant toutes sortes de bonnes raisons objectives, cela ne changerait rien à ma réponse.

Est-ce que j'étais prête à me marier avec lui ?

Avec la même spontanéité irréfléchie que le début de notre relation, la réponse était « oui ». Je n'aurais jamais cru pouvoir penser ça un jour. Je partis dans un rire, non pas par moquerie, mais sous le coup d'une joie un peu absurde et profondément merveilleuse.

Je pensais avoir de la rancœur, de la méfiance, mais comment en vouloir à quelqu'un avait assez de franchise et de courage pour se lancer à faire sa demande, sans certitude de ma réponse ? Il avait balayé mes peurs et ouvert grand les bras, et je n'avais qu'une envie, courir me jeter dedans.

Il me reposa et s'étonna de me voir rire.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– On ne fait vraiment pas les choses dans l'ordre, commentai-je, souriant jusqu'aux oreilles.

– Comment ça ?

– Je t'aime.

J'avais dit ces mots posément, levant les yeux vers lui en souriant. Ces mots-là m'avaient paru jusque là inaccessibles et un peu tabous. Je ne pensais pas que cela pourrait devenir serait aussi simple, aussi évident de les dire.

– On est censés commencer par dire ça avant de se fiancer, non ? ajoutai-je d'un ton amusé.

– Aaah j'ai pas fait les choses dans le bon ordre ! Et je t'ai même pas demandée en mariage à voix haute ! Il faut que je recommence ma demande en y mettant les formes ! s'exclama-t-il en s'accroupissant, la tête dans les mains, catastrophé.

J'eus un grand rire face à sa réaction et m'accroupis face à lui.

– Tu n'as pas besoin de recommencer, répondis-je sans parvenir à cesser de rire. Moi, ça me va comme ça.

Il s'arrêta de paniquer et me regarda en rougissant.

– Après, ne t'inquiète pas… si tu me le redemandes, j'accepterai encore.

– … Moi aussi, je t'aime, bafouilla-t-il.

Il y avait autant de maladresse que de franchise dans ses mots, dans son regard, et je me sentis rougir de nouveau, plongeant dans un bonheur inédit. Je risquai de ne pas me lasser de sitôt de ces trois petits mots, surtout quand c'était le plus craquant des militaires qui me le disait.

Avec un sourire, je lui tendis ma main, l'invitant à me passer la bague au doigt. Il tenta de l'enfiler, mais elle était étroite et ses mains tremblaient.

– Je… elle est peut-être trop petite, bredouilla-t-il. C'est une bague familiale, je la tiens de ma grand-mère, et… je suis pas malin, décidément je fais tout de travers.

Je secouai négativement la tête et pris la suite. En la faisant tourner le long de mon annulaire, je parvins à la mettre complètement, et lui montrai le résultat avec un sourire fier. C'était une bague en or plutôt fine, avec une pierre d'un rouge profond, un rubis peut-être, entourée d'une couronne de petits diamants. Elle était magnifique, mais cela aurait aussi bien pu être du quartz ou du verre, l'objet m'aurait tout autant comblée. Ce qui importait, c'était le sens qu'il portait.

– Tu n'as rien fait de travers, regarde ! C'est parfait !

– Mais tu risques de ne pas pouvoir l'enlever.

– Pourquoi je l'enlèverais ? fis-je d'un ton taquin.

Il eut un rire, tout aussi débordé de joie que moi, et une voix m'interpella d'un ton gêné.

– Excusez-moi ?

Je levai les yeux et vis qu'une quantité respectable de gens s'étaient amassés dans l'entrée, attendant manifestement de pouvoir passer au guichet. Revenant à la réalité, je bondis sur mes pieds en rougissant.

– Oh mon dieu, je suis désolée… Depuis combien de temps vous êtes là ?!

– Assez longtemps pour vous féliciter, annonça l'une des clientes, une femme noire lovée dans un manteau rouge, s'autorisant un large sourire.

– Ah, merci ! Je suis désolé ! Merci !

Je m'activai pour rattraper mon retard, embarrassée mais bien incapable de réprimer le sourire qui me dévorait les joues. Si j'avais fait attendre ces gens, personne ne sembla m'en tenir rigueur en payant sa place. Ils semblaient plutôt amusés du spectacle auquel ils venaient d'assister au contraire, s'autorisant des sourires, parfois même des clins d'œil.

De toute ma vie, je ne m'étais jamais sentie aussi ridicule, heureuse et fière à la fois.