On est lundi, mais pas n'importe quel lundi ! Aujourd'hui, c'est la publication du dernier chapitre de la partie 5, ce qui représente un gros cap pour moi (et pour l'histoire). J'attends ça depuis des mois, avec un mélange d'impatience et d'angoisse... Ceux qui me suivent sur les réseaux sociaux ou papotent avec moi s'en doutent, ce chapitre va être... pas cool. Je dirai même : prévoyez du chocolat et une boite de mouchoirs. En apprenant le retour du confinement, je me suis presque demandée si j'allais le publier, parce que le vrai monde est déjà bien pourri, mais je me suis dit que vous seriez encore plus frustrés si je ne postais pas. Du coup, je le publie comme prévu, mais je préfère le dire : si vous êtes déjà déprimés, laissez tomber et revenez lire ce chapitre plus tard.
Sinon, le NaNoWriMo d'avril est en cours, je suis à mi-chemin des 40k, ce qui devrait me permettre d'arriver à la moitié de la partie 6, à peu près... donc la suite est bien dans les tuyaux, même si j'aurais aimé parvenir à écrire davantage pour reprendre de l'avance. Beaucoup de choses sont encore en train de se mettre en place côté scénario, et c'est parfois frustrant de devoir me laisser le temps de décanter et ne pas encore pouvoir attaquer certaines scènes que j'ai particulièrement hâte d'écrire... mais tout ça fait partie du processus, il faut faire avec !
Bref, avec cette intro et ma réputation de sadique, vous vous demandez sans doute à quelle sauce vous allez être mangés... alors je ne m'attarde pas plus et je vous laisse le découvrir. Bonne lecture !
Chapitre 69 - 2 : Coupable (Edward)
– Quoi ? !
– Comment ça, tu veux partir ? s'exclama Andy, choqué.
– Tu ne nous aimes plus ? demanda Tallulah avec un irrésistible regard embué.
– Bien sûr que si, enfin ! m'exclamai-je en rougissant un peu. C'est juste que…
Je regardai la bande qui me fixait avec une gamme d'expressions allant du choc à la tristesse. Seul Mel et Neil restaient impassibles, ce dernier se versant un verre de vin. Mel lui avait sans doute annoncé la nouvelle. À moins qu'il l'ait deviné.
– Mel, tu le savais ? ! demanda Andy.
– Oui, Angie m'en a parlé dimanche soir, et on a signé la fin du contrat hier.
– Et tu n'as rien dit ?!
– Ce n'est pas à moi d'annoncer ce genre de nouvelles.
– Roxane, tu ne dis rien ? demanda Natacha.
– Je le savais aussi, soupira la rouquine.
– Et tu trouves ça normal qu'Angie nous quitte comme ça ?
– Je comprends ses raisons.
– … Tu vas partir avec elle, toi aussi ?
Nous avions évoqué l'idée, mais après avoir discuté ensemble, la veille, nous nous étions dit que ce n'était pas une solution. Deux personnes attireraient plus l'attention qu'une seule, et puis… Elle s'était fiancée avec Havoc. Même si elle était prête à m'accompagner, parce qu'elle me l'avait promis, je lui avais fait remarquer que son futur mari ne serait sans doute pas ravi de la voir disparaître et elle m'avait laissée résoudre son dilemme à sa place.
Les dilemmes des autres étaient tellement plus simples, décidément.
– Allons, ne vous mettez pas dans des états pareils, enfin ! tempéra Jessica en tapotant l'épaule de Natacha. Angie n'est ni votre poupée ni votre prisonnière, elle a tout à fait le droit de quitter le Cabaret si elle le souhaite.
Natacha répondit à la remarque par une moue particulièrement caricaturale, et j'eus du mal à ne pas rire.
– Vraiment, ne le prenez pas personnellement. Si je pouvais rester ici, je le ferais. Seulement, il s'est passé beaucoup de choses ces derniers temps, je crois qu'il vaut mieux que je parte, et puis… il y a des choses que je dois faire.
– On peut peut-être t'aider ? tenta Andy.
Je regardai le danseur qui me fixait avec un certain désarroi, et je me sentis émue de voir à quel point il était affecté par mon départ. J'avais presque envie de lui ébouriffer les cheveux, comme le faisaient les aînés. Il était pourtant plus vieux que moi, même s'il l'ignorait. Après un instant d'hésitation, je me redressai et cédai à la tentation de le décoiffer en lui répondant.
– Crois-moi, tu ne sais pas à quoi tu t'engages. Donc non, je ne peux pas accepter ton aide.
– Mais tu te fiches de moi, là ? se rebiffa-t-il en se recoiffant.
– Un peu, admis-je en souriant, faisant rire les autres.
– Tu vas où ? demanda Claudine avec curiosité.
– … Je ne sais pas encore.
– Geeeenre !
– Avec tout ce qui lui arrrive, Angie se transforrrme vraiment en hérrroïne de rroman-feuilleton !
– Qui part en voyage sans savoir où aller ? On n'est pas crédules à ce point !
– Alors, disons que c'est un secret, corrigeai-je en tirant la langue.
– Tu nous écriras, hein ? demanda Clara.
– J'essaierai, en tout cas.
Si ça n'est pas trop dangereux…
– Envoie-nous des messages secrrrets, suggéra Aïna avec un clin d'œil.
Je hochai la tête en souriant, puis regardai toute la tablée tandis que Roxane m'ébouriffait les cheveux à son tour. Jessica me tendait le plat de gratin, Natacha boudait comme une enfant, les bras croisés, Mel et Neil étaient restés silencieux, observant les autres. Aïna avait son sourire mi-joyeux, mi-triste, Andy plissait légèrement les yeux et Tallulah semblait prête à pleurer me faisait presque sentir coupable… Lily-Rose, elle, semblait peu surprise, tandis que Lia me traitait de cachottière et que Ray profitait que je croise son regard pour me signer qu'il était triste que je parte. Wilhelm, assis à côté de lui, était resté aussi silencieux et impassible qu'à son habitude, mais j'eus tout de même l'impression que la nouvelle l'affectait tout de même. Enfin, Claudine se pencha pour me voir, me disant que si par hasard, je passais à Meox, j'y trouverai, à quelques rues de la gare, la meilleure échoppe de pain fourré du pays. Clara tempérant en disant que c'était « seulement le meilleur de la région », avant d'ajouter qu'elle avait eu l'occasion de visiter l'arrière-boutique avec un clin d'œil que j'avais appris à décoder.
En presque deux mois à leurs côtés, j'avais au moins acquis une certaine compréhension des sous-entendus sexuels. De toute la bande, la seule personne qui manquait à ce repas de midi, c'était Maï, qui était sans doute en train de manger avec Havoc et les autres au QG. Je l'avais avertie elle aussi de mon départ imminent.
– Tu comptes partir quand ? demanda Jessica.
– Je pensais partir dans l'après-midi, soufflai-je en faisant passer le gratin.
Cette fois, Andy se redressa tellement vivement qu'il en envoya promener sa chaise.
– AH PARDON, MAIS TU NE PEUX PAS FAIRE ÇA ! s'exclama-t-il d'un ton indigné.
Je clignai des yeux, figée.
– Déjà tu nous annonces ça, comme ça, sans prévenir, et en plus, tu ne nous laisses même pas le temps de profiter encore un peu de ta présence ? De faire une soirée d'adieu ? De te dire au revoir comme il se doit ?
– Je… Je ne suis pas très douée avec les adieux, bredouillai-je en rougissant.
Cela m'arrivait souvent, pourtant, mais je détestais toujours autant ces moments. Je m'arrangeais pour disparaître rapidement, ou pour faire quelque chose de particulièrement théâtral pour dissimuler la tristesse que j'éprouvais à quitter les personnes qui avaient cessé d'être des inconnus. Quand je restais plus longtemps, c'était encore pire. Je me souvenais encore de l'émotion que j'avais eu à quitter Lacosta, alors que je n'y avais passé qu'une dizaine de jours. Le jour où j'avais quitté ma maison. Le jour où j'avais été séparé de mon frère. L'appel d'adieu passé à Roy, à l'époque où il était encore Mustang et où je venais d'attaquer le QG avec Izumi.
Il ne fallait pas que je pense à ça.
– Alors, laisse-nous faire. On va te faire une soirée d'adieu du tonnerre, annonça Clara.
– J'ai peur quand c'est toi qui dis ça !
– Mais non, ça va être bien.
– Tellement bien que tu vas vouloir rester avec nous ! annonça Andy en souriant de toutes ses dents.
J'avais envie de pleurer, mais je parvins à rire et acceptai finalement de reporter mon départ au lendemain matin.
Je leur devais bien ça.
J'avais bien fait de profiter de la journée de la veille et de la matinée pour terminer de recopier le carnet d'Alphonse m'avait confié, car depuis qu'ils avaient appris mon départ imminent, les autres semblaient décidés à ne pas me laisser une minute de répit. Un peu dépassée par les événements, je me laissais emporter par un Andy déterminé à me conseiller sur les points sur lesquels je pouvais progresser en danse après mon départ, tandis que Natacha voulait me mettre en garde contre les « dangereux inconnus qu'il ne fallait pas suivre sans poser de questions », dans une ultime mise en boîte sur ma prétendue naïveté. J'imaginais le choc qu'elle aurait éprouvé à apprendre que je m'étais aventurée bien plus loin qu'elle ne le pensait sur ce terrain. Pour garder les choses simples, je m'appliquai à rester dans le rôle de la « petite chose effarouchée », m'amusant en silence de l'ironie de la situation.
Jess m'incitait à prendre soin de ma voix, et dans le doute, je le lui promis, puis Claudine découvrit que Tallulah avait oublié de me signaler que le facteur était passé et partit fureter dans les lettres avant de m'annoncer que j'avais du courrier. Je pris en main l'épaisse enveloppe, prise d'une petite boule au ventre. Les courriers avaient été rares, et n'étaient pas toujours de bon augure. Pourtant, en observant l'écriture élégante à l'encre sépia, je crus deviner que les nouvelles n'étaient pas si mauvaises. Je me faufilai tout de même à l'écart, m'éclipsant dans le grenier pour l'ouvrir sans témoins. J'y trouvai un carnet de cuir brun plutôt rustique où avaient été épinglées quelques fleurs séchées qui avaient déteint sur les pages, accompagné d'une lettre pliée en deux. Perplexe, je me penchai dessus pour la déchiffrer.
«Ma chère élève,
Je vous remercie bien tardivement pour votre bouquet, il a illuminé mon salon, me faisant oublier un temps ce long hiver. Je suis rassurée de voir que vous tracez votre chemin dans le milieu du spectacle, même si j'espérais que vous trouveriez des institutions plus classiques que ce "Cabaret Bigarré".
Enfin, j'ai beau penser cela, c'est sans doute là que vous vous sentez à votre place et c'est le plus important. J'espère que vous ne vous relâchez pas dans votre entraînement, il vous reste encore beaucoup à apprendre pour devenir une danseuse accomplie. J'espère avoir l'occasion de voir vos progrès.
Ici, le quotidien suit son cours, le manoir est bien plus calme en votre absence. Nadine et moi attendons le retour des beaux jours avec impatience, et nous pensons à vous quelquefois. Nous avons peu de distractions, donc si vous passez dans la région, n'hésitez pas venir boire un thé et nous raconter davantage vos nouvelles aventures.
Je vous glisse ci-joint un carnet, modeste cadeau de votre maître. Vous connaissant, je sais que vous en ferez bon usage.
Prenez soin de vous et donnez-nous de vos nouvelles à l'occasion.
Bien à vous,
Olga Fierceagle.»
Je clignai trois fois des yeux pour en chasser la buée. Le thème de la journée était-il la nostalgie ? Les souvenirs me revirent, ceux de l'entraînement sans pitié que m'avait fait subir l'ancienne danseuse étoile, de la silhouette boulotte de Nadine qui me gratifiait toujours d'un sourire rassurant, et de ces longs repas du soir ou je luttais pour ne pas m'endormir dans mon assiette. Je n'allai quand même pas regretter cette époque ?
Je feuilletai le carnet qu'elle m'avait envoyé. De la taille d'un livre de poche et d'une épaisseur moyenne, il ne contenait que quelques fleurs séchées glissées entre les pages. Le papier, bouffant, se courbait sous mes doigts tandis que je laissais mon regard se perdre, pensif.
« De la part de votre maître »… était-ce un cadeau qu'elle me faisait personnellement ou ne faisait-elle que relayer quelque chose qu'Izumi lui aurait confié ? J'imaginais mal Fierceagle se pencher sur un ouvrage aussi rustique, bien qu'elle me connaisse sans doute assez pour savoir que le choix serait plus judicieux que celui d'une reliure luxueuse couverte de dorures. Cela m'aurait peut-être fait plaisir sur le coup, mais j'étais indélicate et il aurait subi de mauvais traitements immérités.
D'un autre côté, pourquoi diable Izumi prendrait le risque de m'envoyer un carnet vierge ? Cela n'avait pas de sens. Après l'avoir feuilleté, je le refermai dans un claquement, décidant de ne pas déranger les plantes glissées entre les pages et de m'accorder un peu de temps pour l'observer plus tard avec un meilleur éclairage. Je le glissai de nouveau dans l'enveloppe avec la lettre et les pétales.
Puis je levai la tête vers la fenêtre et poussai un soupir qui souleva un peu de poussière.
Vraiment, je n'aimais pas les départs.
Je m'époussetai et redescendis l'échelle, trouvant avec une certaine surprise Wilhelm, adossé au mur. Il se redressa, comme s'il m'attendait, et prit une grande inspiration.
– Tiens, souffla-t-il en me tendant la main dans laquelle reposait un objet fourchu.
– Qu'est-ce que c'est… un diapason ?
Il hocha la tête.
– C'est pour moi ?
Il acquiesça de nouveau.
– Euh, merci, bafouillai-je avec un mélange de perplexité et de déférence.
Connaissant Wilhelm, ça avait dû être laborieux de venir m'offrir quelque chose, et le geste me touchait bien plus que l'objet. Là où j'allais, un diapason ne serait sans doute pas l'outil le plus utile, mais je lui promis tout de même d'en prendre soin.
– … Tu vas me manquer.
– Toi aussi, lui répondis-je en souriant.
Il tenta de sourire sans y parvenir réellement, tant cette expression était peu naturelle chez lui, puis il repartit abruptement. Je restai figée quelques secondes, avant de me dire que j'avais intérêt à profiter de ce moment de liberté pour filer sous la douche. Une fois sortie, Lily-Rose chercherait sans doute à me faire enfiler une tenue dénichée dans les fins fonds du cabaret, Tallulah me supplierait de me laisser coiffer une fois encore et Andy me harcèlerait de danses. Je n'avais pas de temps à perdre. Je filai donc dans ma chambre pour glisser dans ma besace l'enveloppe contenant le carnet et le diapason. Mon sac s'alourdissait de souvenirs, et même si ce n'était en rien pratique, j'étais touché par cette pensée.
L'après-midi avait filé à toute vitesse, et à force d'être sollicitée par les uns et les autres, j'eus à peine le temps de réaliser que le Bigarré avait ouvert ses portes. C'était un des soirs de routine et j'avais insisté pour remonter sur scène une dernière fois avec Natacha et Tallulah. Après tout, le numéro de Pistol était le premier spectacle auquel j'avais participé, c'était une belle manière de boucler la boucle. Je fermai les yeux sous l'éclat éblouissant des projecteurs pour savourer mes derniers applaudissements qui faisaient vibrer le plancher sous mes pieds. Si chez Olga Fierceagle, j'avais appris à danser, c'était ici que je m'étais vraiment épanouie. Personne dans le cabaret ne me jugeait en fonction de ce que j'avais été avant mon arrivée, et c'était finalement reposant d'avoir pu jouer ce rôle, avec ses désagréments et ses complications, mais aussi ses bons moments et ses libertés.
À peine faufilée derrière les rideaux, je sentis Nat et Tallulah me tomber dessus pour me faire un câlin. Je me laissai faire en leur tapotant l'épaule, avec un sourire en pensant qu'il n'y avait pas si longtemps, je me sentais mal à l'aise à la simple idée d'être touchée de la sorte. Oui, j'avais fait bien du chemin.
– Tu vas me manquer, souffla Tallulah qui ne semblait pas vouloir relâcher sa prise. Avec qui on va faire ce numéro maintenant ?
– Et qui est-ce que je vais pouvoir taquiner sur sa pureté ?
– Il reste toujours Tallulah, fis-je remarquer.
– Moi ?
– Oui, toi, répondis-je en riant. Qui d'autre ? Allez, lâchez-moi que je puisse me changer et profiter de la soirée !
– Toi aussi, tu devrais te dépêcher, Tallulah, je crois que c'est à toi de tenir la billetterie après l'entracte.
– Ah ! J'avais oublié.
– Ça ne m'étonne pas de toi !
La petite danseuse haussa les épaules et leva les yeux au ciel en souriant, comme si c'était un simple détail, tandis que je me faufilai dans un coin des coulisses pour me changer. À force de séjourner ici, ma pudeur s'était estompée, mais pas au point de dévoiler les démarcations qui séparaient le recouvrement des automails de ma véritable peau à d'autres personnes que Roxane et Lily-Rose.
Je retirai la robe noire et rouge que j'avais trouvée si courte lors de mes premiers essayages et qui était depuis devenue mon costume de scène le plus décent. En me revoyant danser pour le spectacle du mercredi soir dans cette tenue en cuir et résille, je me sentis m'empourprer. Je pensais que l'embarras s'était estompé avec le temps, mais réflexion faite, je n'assumais pas tout à fait d'avoir fait ça. Pourtant, je ne le regrettais pas non plus…
J'attrapai le vêtement que je comptais porter pour le reste de la soirée, une robe blanche et bleu clair dont les rayures s'évasaient pour former une jupe ample qui m'arrivait presque jusqu'aux pieds. Je me tortillai un peu pour la faire descendre, l'ajustai et remontai la fermeture éclair dans mon dos, puis rejoignis les autres avec le sentiment d'être décente.
– Angie, vient par là que je t'arrange ! m'appela Clara, déjà assise devant le miroir pour finir de se préparer.
J'obéis, et elle acheva de remonter la fermeture avant de fixer l'agrafe qui la surmontait, puis me fit tourner d'un quart de tout pour nouer la ceinture par-dessus.
– Bon, je n'aurai jamais réussi à apprendre à faire un joli nœud, commentai-je ironiquement.
– Ça nous donne un prétexte pour te rendre service. En tout cas, je suis contente d'avoir ressorti cette robe, je ne peux plus la porter, mais elle te va comme un gant.
– Hem, merci… fis-je en rougissant.
– Je crois que je vais être obligée de te l'offrir, ajouta-t-elle en m'adressant un large sourire.
– Je… C'est gentil, mais… je ne peux pas accepter un cadeau aussi généreux, bafouillai-je.
– Allons ! Cette robe sera plus heureuse portée que dans un placard ! fit Clara avec un clin d'œil.
Je n'étais pas sûre qu'« heureuse » soit le bon mot, ni d'avoir l'occasion de la mettre beaucoup plus souvent qu'elle, mais j'acceptai finalement le présent, faute de savoir quoi répondre, puis je poussai la porte qui donnait sur la verrière pour revenir dans la salle. L'odeur de la terre et des plantes me berça quelques instants tandis que j'effleurai les feuilles en passant avant de revenir dans la salle pleinement éclairée où les gens riaient et parlaient par-dessus la musique.
Au-dessus de moi, les tentures rouges parsemées de lampions formaient le décor d'un ciel multicolore qui veillait sur nous. Les lampes tout autour diffusaient une lumière chaude qui éclairait les meubles dépareillés et les clients tout aussi disparates. Du soldat à peine plus âgé que moi au couple marié, du vieil homme cabossé à la cousette, n'importe qui pouvait venir ici. Cette idée me plaisait.
Et moi, pourrai-je revenir ?
Une fois redevenu Edward, pourrai-je passer les portes du cabaret Bigarré ? Si un jour j'osais le faire, comment serai-je accueilli ? Me verrait-on comme un simple client, ou me reconnaîtraient-ils ? Si c'était le cas, ils me poseraient mille questions auxquelles je n'aurais pas le courage de répondre.
En y pensant, je sentis cette conviction douce-amère remonter dans ma gorge. Je ne reviendrai sans doute pas.
Je laissai quelques secondes à cette pensée pour exister, je m'autorisai cet instant de deuil, puis pris une grande inspiration et quittai la verrière et sa pénombre pour rejoindre la foule animée.
Je voulais en profiter jusqu'à la dernière minute. Je rejoignis Neil et lui proposai mon aide. Il me rabroua en riant, me rappelant qu'officiellement je ne travaillais plus ici, puis accepta tout de même. J'étais en train d'apporter des pintes et de discuter avec des habitués, leur annonçant mon départ, quand la porte s'ouvrit sur Havoc, puis Breda, Falman et Fuery. Puis Riza.
Et ce fut tout.
Tandis que Roxane traversait la salle en courant pour se jeter dans les bras de son fiancé, je ravalais l'absence de Roy dans un mélange de tristesse et de soulagement, puis me dirigeai vers l'équipe pour les saluer.
– Bonsoir ! Ça me fait plaisir de vous voir !
– Oh, tu es belle comme tout ce soir ! s'exclama Fuery. Cette robe est tellement délicate, on dirait une pervenche !
– Aha, merci Fuery !
Il était tellement spontané et désintéressé que cela rendait ses compliments faciles à accepter.
– On aurait bien aimé venir plus tôt pour voir ton spectacle, mais on a eu une réunion interminable… on est arrivés dès qu'on a pu.
– Il paraît que tu vas partir ? demanda Falman. Hayles nous a dit ça ce midi…
– Oui, je vais quitter le Bigarré demain.
– Pourquoi ? Tu as pourtant l'air bien ici… commenta Fuery.
– C'est… compliqué… Disons que j'ai causé beaucoup de soucis à tout le monde, et qu'il y a des choses que je voudrais régler par moi-même.
– Ça a un rapport avec Harfang ? demanda Falman.
– Pas vraiment…
– Oui, tu me diras, c'est logique… maintenant qu'il est mort, il ne te causera plus de soucis.
– C'est à nous de régler le problème, maintenant, fit Fuery d'un ton résolu.
– Me parlez pas de ça, il a laissé un tel bordel derrière lui, soupira Havoc. Il y a plein de choses qu'on ne savait pas encore et qu'on a découvertes en fouillant dans ses documents privés…
– En effet, admit Riza d'un air sévère.
– Ah, mince, vous voulez peut-être que ça soit confidentiel, s'inquiéta le grand blond.
– Non, pas spécialement, corrigea la militaire. Je pense que cette fois, il n'y aura pas de troisième « Harfang ».
– J'ai déjà du mal à comprendre comment il a été possible qu'il y en ait eu deux ? souffla Roxane d'un ton perplexe.
– Sen Uang était le véritable Harfang, depuis le début… en réalité, Greenhouse a tenté de se faire passer pour lui afin de profiter de son influence. C'est pour ça que Walker, le bijoutier, s'est fait tuer en représailles : il avait fondu des bagues d'Ambassadeur pour Greenhouse.
– Oh.
– Et ensuite, Sen Uang ayant compris qu'on enquêtait sur lui, a décidé de piéger Greenhouse pour qu'il soit arrêté à sa place. Comme ça, il se débarrassait à la fois de l'enquête de l'armée et d'un concurrent. C'était habile, et ça a failli réussir…
– Vous êtes sûr que c'est ce qui s'est passé ? demandai-je.
– Greenhouse a avoué après la mort de Sen Uang que celui-ci l'avait fait chanter… il a sous-entendu qu'il s'occuperait de sa femme et de ses enfants s'il niait être Harfang…
– Le bordel, je vous dis, soupira Havoc.
Je lui tapotai l'épaule avec sollicitude.
– J'avoue que je n'aimerais pas devoir faire un rapport sur une enquête pareille.
– Rhaaah, ne prononce pas ce mot !
Il y eut quelques rires, puis Roxane les attira dans la pièce, les invitant à s'asseoir et à profiter du reste du spectacle. Pour ma part, je restai debout, embarrassée de chercher quand reprendre la parole.
– Je… Je voulais vous dire quelque chose, fis-je d'un ton guindé.
– Oui ?
– Je… Je suis désolé d'avoir abusé de votre confiance et de vous avoir tous mis en danger. Je ne me le serai jamais pardonné si l'un d'entre vous était mort par ma faute !
Les militaires me regardèrent avec un fin sourire, et Riza hocha légèrement la tête d'un signe approbateur. Je m'étais déjà excusée quand je l'avais eue au téléphone pour lui annoncer à mots couverts qu'Al et Winry étaient sains et saufs. J'avais reconnu mes erreurs, et même si je ne pouvais pas exactement dire que j'étais à l'aise, nous étions revenus à de meilleurs termes.
– En tant que militaires, on sait qu'on peut mourir, fit remarquer Havoc en haussant les épaules.
– Jean, fais-moi le plaisir d'éviter, veux-tu ? s'indigna Roxane avec une moue. Je n'ai pas envie d'être veuve avant d'être mariée !
– Ce n'est pas à l'ordre du jour, tempéra le grand blond d'un sourire rassurant avant de l'embrasser.
– Gnagnagnaaa soupira Breda, jouant des mines écœurées face au bonheur du couple fraîchement fiancé.
– Arrête de jouer les jaloux, va, fit Falman. Admets que tu es heureux pour eux.
– Je peux être heureux ET jaloux, non ?
Ces mots résumaient mes pensées tandis que je gardais un sourire creux, contente pour mes amis et consciente que ce bonheur-là, je ne le connaîtrais pas.
Roy ne viendrait pas.
Quand bien même il aurait décidé de venir, ça ne changerait rien.
– Hey, vous êtes là ! s'exclama Maï en faisant irruption à la table.
– Eh oui ! On a cru qu'on y arriverait jamais, mais on a fini par quitter le QG.
– J'imagine qu'avec le dossier Harfang, vous devez avoir un travail monstre… Dire que j'avais réclamé de faire partie de votre équipe à un moment… J'avoue qu'en y repensant, je suis bien contente de n'avoir que mon propre rapport à gérer, c'est déjà assez compliqué comme ça !
– Gnagnagna, grommela Havoc à son tour, arrachant quelques rires à ses collègues
– Bah, même si ce n'est pas officiel, c'est tout comme, hein ? fit Fuery.
– Ah bon ?
– Bah oui, pour nous, tu fais partie de l'équipe, admit Falman avec un sourire.
– Aaaw… tu es adorable ! s'exclama la militaire émue.
– Tu as vu, c'est beau, hein ? Tu viens nous aider à boucler le dossier du coup ? tenta Breda en souriant de toutes ses dents.
Maï éclata de rire puis répondit.
– Bien essayé, mais non. Tu sais, j'ai toujours mon propre travail sous les ordres de Kramer.
– Ça a l'air tranquille avec lui…
– C'est vrai qu'il est plutôt bonne pâte, il vient même au cabaret de temps en temps avec sa femme… D'ailleurs ils sont là ce soir !
– Ça doit être bien d'être sous les ordres d'un jeune marié, soupira Breda. Il doit être détendu, pas comme notre monstre de chef…
– Breda ! reprit Riza sur un ton de reproche.
La routine du spectacle s'acheva et je profitai de ne pas avoir de travail pour rester attablée avec la bande en papotant, me faisant déloger de temps à autre par les membres du cabaret qui voulaient me parler ou me faire danser. Andy me kidnappa à de multiples reprises pour m'amener sur la piste et je dansai avec enthousiasme, rejoint par les autres. Breda s'était mis en tête de papoter avec Neil, tandis que Falman dansait avec Clara, Fuery avec Natacha, et Havoc avec Roxane, bien évidemment. Contrairement à ses collègues, il se montrait prudent et précautionneux. Le coup qu'il avait reçu lors de l'assaut devait encore être douloureux.
Comme j'avais envie de me poser, Andy proposa la danse suivante à une cliente. Riza avait disparu de la tablée, elle aussi, alors je décidai de me faufiler entre le piano et la batterie pour passer un peu de temps avec les deux membres les plus laconiques du Cabaret. Je les observais l'un et l'autre. Le pianiste dégingandé flattait les touches blanches et noires en me jetant un coup d'œil de temps à autre, tandis que Molly tambourinait énergiquement sa batterie.
Elle et moi n'avions jamais discuté, et même avec les autres membres du cabaret, elle parlait à peine. Avec sa morphologie rondelette, à la frontière de l'adolescence, son physique peu soigné et ses yeux souvent vagues et lourds, elle laissait une impression étrange, celle d'être inaccessible, imperméable aux autres. J'aurais sans doute éprouvé de la peine pour elle si je n'avais pas vu son regard s'illuminer d'une joie sincère quand elle mangeait ou jouait de la musique. Elle avait beau être la plus proche de moi en âge, elle était et resterait un mystère pour moi.
J'avais tellement parlé depuis ce matin que le fait de rester assise là à siroter un verre d'eau en observant les alentours en devenait un répit. Les instants de silence pouvaient sembler parfois éternels… Je pensais à Al, si laconique, et songeai que c'était peut-être ce qu'il se disait quand il restait silencieux avec un sourire lointain tandis que les autres babillaient à ses côtés. Tout à coup, son sourire me manqua terriblement, laissant comme une vive brûlure dans ma poitrine.
Je vais le retrouver… Je le jure.
Cette résolution en tête, je laissais mon regard traverser la pièce, passant sur les silhouettes bondissant sur la piste, les chaises et tables, les tentures qui recouvraient les murs des alcôves, voyant jusqu'à la porte d'entrée. Quand je la vis s'ouvrir sur une silhouette en uniforme bleu, je sentis mon cœur bégayer.
Roy était là.
Je le fixai, incrédule, tandis qu'il refermait derrière lui avant de poser sur la salle un regard sérieux, presque furtif. Je le regardais de loin, fixant les traits de son visage. Il semblait moins fatigué que les dernières fois que je l'avais vu, et cette pensée me rassura un peu. Je posai mon verre vide sur le piano de Wilhel, puis me levai sans un mot, sentant l'appréhension faire trembler mes mains. Même si la pensée qu'il était l'assassin des parents de Winry me tordait le ventre, j'aurais voulu faire comme Roxane un peu plus tôt et me précipiter dans ses bras… mais je savais bien que je n'en avais pas le droit. S'il était venu, c'était sans doute pour une raison sérieuse. Même si j'ignorais laquelle, il ne fallait pas espérer quoi que ce soit.
Il me vit arriver et continua à s'avancer à pas mesurés, jusqu'à ce que nous nous retrouvions face à face, à un mètre de distance.
– Bonsoir, fit-il d'une voix fermée.
– Bonsoir…
– Il faut qu'on parle.
Je hochai la tête. Je ne savais pas à quoi m'attendre, mais son ton sérieux ne disait rien qui vaille. Pourtant, je voyais son visage, je sentais son parfum, et je voulais juste briser l'espace qui nous séparait.
– Allons dans le salon avant qu'Andy ne remarque votre présence et essaie de vous frapper.
Avais-je réussi mon vouvoiement ? Nous étions juste à côté de la porte et je le fis entrer dans la pièce en jetant un coup d'œil pour vérifier que ni Andy ni les autres n'avaient remarqué sa présence. Le danseur n'avait pas l'étoffe d'un combattant, mais il avait la rancune tenace et de bonnes raisons d'avoir une dent contre le militaire.
Je refermai la porte derrière moi avant d'allumer la lumière, beaucoup plus nerveuse que je voulais l'admettre. Je sentais sa présence, je reconnaissais son odeur, je devinais aussi une colère sourde qui ne me rassurait pas. Peut-être ne m'avait-il pas pardonné d'avoir mis tout le monde en danger en allant seule chez Sen Uang ? Ce serait compréhensible. Je me retournai vers lui, levant péniblement mon regard vers ses yeux noirs.
– Pourquoi tu ne m'as pas dit qui tu étais ?
IL SAIT.
Je me pétrifiai, comprenant soudainement la noirceur dans son regard, son visage fermé par la colère. Ce que je craignais était finalement arrivé. Sa question était abrupte, mais sans doute moins brutale que le choc pour lui d'apprendre la vérité. Je ne savais pas quoi dire pour sauver les apparences, je ne savais pas quoi faire d'autre que fouiller son regard en espérant y retrouver de la tendresse. Il s'en fichait, de la tendresse, il voulait des réponses. Je baissais les yeux, les entrailles nouées. Je me savais coupable, et je savais que j'allais devoir rendre des comptes.
– Je n'ai jamais trouvé le bon moment, murmurai-je.
– Ce n'est pas faute d'avoir passé du temps ensemble, soupira-t-il d'une voix grave.
Je hochai la tête, les yeux vissés au sol, me concentrant sur ma respiration pour ne pas me laisser déborder par mes émotions. Lui avait l'air si calme malgré les circonstances, je ne pouvais pas me permettre de pleurer devant lui alors que tout était de ma faute.
– J'avoue que l'apprendre en fouillant les documents de Sen Uang m'a fait un choc, fit-il en fouillant la poche de son manteau.
Il en sortit une enveloppe qu'il me tendit. Je l'attrapai d'une main tremblante et l'ouvris, découvrant une coupure de journal accompagné d'une photo que je reconnus aussitôt. Une dizaine de danseuses en tenues orientale, dont Roxane… et moi. Un cercle rouge avait été tracé autour de ma tête, comme pour souligner encore plus ma présence, et je déglutis.
– Tu es Iris Swan, énonça-t-il.
Je hochai la tête en déglutissant, fixant mes chaussures blanches.
– Tu connais Edward Elric.
Je me figeai de nouveau, prise d'un mélange terrible de soulagement et d'angoisse. Est-ce qu'il en faisait exprès, qu'il me donnait une chance d'avouer, ou s'était-il vraiment perdu dans le dédale de mes fausses identités sans découvrir toute la vérité ?
Devais-je tout dire maintenant, quitte à ce qu'il ne me pardonne jamais, ou disparaître après avoir sauvé les meubles ? Après avoir été un poids des semaines durant, l'identité d'Edward me semblait être une échappatoire précieuse, une deuxième chance après avoir tout ruiné. Quitte à ce qu'il déteste quelqu'un, autant que ce soit Angie, n'est-ce pas ?
En même temps, je lui devais la vérité.
Je ne m'en sentais juste pas capable.
– C'est toi, l'intermédiaire par lequel Hawkeye discute avec Edward ? reprit Roy, brisant le silence.
– Oui…
Un intermédiaire des plus directs…
Je ne m'attendais pas à ce qu'il m'attrape par les épaules et me redressai en sursautant.
– Dis-moi où il est, fit-il d'une voix basse, mais précipitée, plantant son regard dans le mien. Mène-moi à lui.
Je pris mon inspiration et ouvris la bouche pour lui répondre.
«Il est sous tes yeux.»
Je ne peux pas dire ça.
Je ne peux
décemment
pas dire ça.
– Je ne peux pas.
– Comment ça ? Tu vas me dire que tu ne sais pas où il est ? Tu as bien un moyen de le contacter, non ? Je suis prêt à attendre des jours s'il le faut, mais j'ai besoin de lui parler.
Il m'avait questionné avec un mélange de colère et de nervosité, ses mains tenaient fermement mes épaules, et il me regardait droit dans les yeux, à travers moi. Il ne voyait pas que j'étais déjà là. J'étais transparente, bouleversée de me retrouver dans cette situation absurde où il me réclamait mon autre moi. Alors que j'avais le sentiment d'avoir oublié jusqu'à la substance de mon ancienne identité, je le voyais se débattre pour me revoir et j'éprouvais une douleur teintée de soulagement.
Pour lui, Edward n'avait pas cessé d'exister.
Il y accordait encore de l'importance.
Le soulagement qui m'inonda me fit céder. J'échappai à sa prise et attrapai sa veste pour le serrer contre moi, fourrant le nez dans son col, m'imprégnant de son odeur, luttant pour ne pas pleurer. Il se figea, pris au dépourvu par mon geste.
– Angie ?
– S'il te plaît, ne me demande pas de faire ça, murmurai-je, mon front contre sa gorge.
– Pourquoi ?
– Parce que tu nous détesterais.
Il y eut un silence tandis que je raffermissais ma prise. Pourquoi est-ce que je faisais ça ? J'avais l'air ridicule. Il était en colère contre moi et il avait raison de l'être. Il aurait même dû l'être davantage. Je n'avais pas le droit.
Pourtant, je sentis la chaleur de ses bras sur mes épaules et le soulagement coula dans mes veines. Je réajustai ma prise pour me nicher plus confortablement contre lui, fermant les yeux, le front contre son épaule tandis qu'il me serrait dans ses bras une dernière fois.
Ça devrait être interdit par la loi d'avoir une présence aussi apaisante…
Je ne pouvais pas m'empêcher de me dire que s'il avait ce geste, c'était parce qu'il ne savait pas tout, et que la vérité anéantirait tout ce qui avait pu se passer entre nous. Je ne voulais pas que ça arrive. Le mensonge était doux, la chaleur de son corps aussi. J'aurais juste voulu rester dans ses bras pour l'éternité. J'avais soif de lui et son étreinte me soulageait comme de l'eau fraîche au milieu du désert.
– Pourquoi tu le couvres comme ça ? souffla-t-il en posant ses mains sur mes épaules pour me repousser doucement. Tu évites encore mes questions… Il t'a mis en danger, pourtant.
– Je me suis mise en danger, corrigeai-je. Mais je n'avais pas vraiment d'autre choix…
Il y a eu un silence hésitant, avant que je reprenne la parole.
– Tu as dit qu'on ne se verrait plus.
– C'est vrai.
– C'est à cause de lui que tu es revenu ce soir ?
– … Oui.
– Il est si important que ça ?
Roy me regarda sans répondre, plantant ses yeux noirs, torturés, dans mon regard. Je devais avoir l'air tout aussi confuse. Je ne savais même pas quelle réponse j'espérais. Après quelques secondes de silence, il hocha la tête. Je n'aurais jamais imaginé éprouver de la jalousie envers moi-même, sentir la rancœur et le soulagement se mélanger de la sorte.
Je me sentais anéantie et soulagée à la fois. Puisqu'Angie n'avait pas d'avenir, autant qu'il se préoccupe d'Edward.
C'était tellement étrange de parler de moi comme si j'étais quelqu'un d'autre. À force de m'être scindé en deux, j'avais l'impression de ne plus être ni l'une ni l'autre de mes identités. Je reculai d'un pas en baissant les yeux, comme pour m'habituer à notre séparation imminente.
– Je ne peux pas te mener à lui, mais j'ai quelque chose à te transmettre de sa part, fis-je avec un pauvre sourire.
Et voilà, j'ai officiellement renoncé à dire la vérité. Abrutie jusqu'au bout.
Mais en voyant son regard s'éclairer à cette annonce, je me sentis émue. J'avais envie de l'embrasser. J'avais envie de retomber dans ses bras, de tout recommencer.
Je pris une grande inspiration, m'écartant de lui en sentant que cette distance pesait déjà sur ma poitrine. C'était douloureux, mais il fallait au moins que je fasse ça.
– Tu veux bien m'attendre ici, le temps que j'aille le chercher ?
Le militaire hocha la tête et je me faufilai hors de la pièce tandis qu'il s'asseyait sur un fauteuil. Le cœur battant, je traversai la salle, emportée par Andy qui me fit valser sur quelques mètres avant que je lui dise que j'étais pressée. Il me laissa partir à contrecœur et je cavalai dans les escaliers pour pousser la porte de ma chambre et retrouver la pièce rangée comme jamais depuis mon arrivée.
J'attrapai ma besace posée sur le bureau, en tirai le carnet donné par Alphonse. Je restai figée, l'objet à la main. S'il voyait le contenu maintenant, il me demanderait sûrement si je l'avais lu, si je savais d'où il venait, et d'autres questions gênantes… Pour contourner ces questions, je décidai de le transmuter pour le maquiller en portefeuille, dissimulant les précieuses pages entre deux épaisseurs de cuir, puis je redescendis, l'objet dans la poche. Me faufiler de nouveau dans le salon me prit plus de temps que prévu, les uns et les autres engageant la conversation avec moi, mais je parvins à revenir dans la pièce, retrouvant le militaire qui fixait le plafond d'un air mélancolique. Il se tourna vers moi et je tendis l'objet transmuté à deux mains.
– Il veut que vous l'ayez.
Il me regarda avec perplexité et se leva pour le prendre et l'ouvrir, constatant qu'il était vide.
– Un portefeuille ?
– Il contient quelque chose de précieux dont vous saurez quoi en faire… apparemment. Je pensais le transmettre à Riza pour qu'elle te… vous le passe, mais puisque tu es venu en personne…
Cette remarque le rendrait-il assez curieux pour décider d'éventrer le portefeuille une fois rentré chez lui ? Pendant quelques instants, je me posai la question… puis je repensais à son expression quand il m'avait attrapé les épaules en demandant à voir Edward, et j'eus la conviction qu'il étudierait l'objet avec attention, parce que le simple fait de l'avoir entre ses mains rompait un long silence.
J'aurais voulu pouvoir être Edward. Là, maintenant. Pouvoir lui parler d'Alchimie sans retenue, lui dire ce que j'avais appris, compris.
– Il contient quelque chose d'important, hm ? souffla Roy avec un demi-sourire.
– Oui.
– Je verrai ce qu'il en est une fois chez moi, commenta-t-il en glissant le portefeuille dans la poche intérieure de son manteau. Tu pourras lui dire que j'en ferai bon usage.
– Il le sait déjà.
Un silence gêné retomba. Et maintenant, qu'est-ce que j'étais censée faire ? Roy avait les yeux vissés au sol, comme s'il n'osait pas me regarder en face.
– Alors, comme ça, tu vas vraiment partir ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Longue histoire…
– Encore cette réponse, hein.
Je craignis qu'il se mette en colère, agacé que je lui cache encore et toujours des choses, mais il se contenta de pousser un soupir las. Il avait beau m'éviter depuis des jours, la nouvelle l'affectait.
– Au moins, j'aurai plus la tentation de revenir ici en dépit de ce que j'ai dit.
– Oui… C'est sans doute la dernière fois qu'on se voit, murmurai-je.
À ces mots-là, il céda et leva vers moi un regard brisé. Il était aussi déchiré que moi par cette idée… piètre réconfort.
Je me mordis la lèvre, baissant les yeux à mon tour. Avant tout mes changements, je m'étais forgé l'idée d'un Colonel froid et mordant, brillant, invulnérable. En apprenant à le connaître, cette image s'était brisée, et j'avais conscience que c'était en grande partie de ma faute. Je n'avais jamais voulu lui faire autant de mal.
– Je suis sincèrement désolée. Tu dois me détester pour tout ce qui est arrivé.
– Je ne te déteste pas… Mais je crois que ça aurait été plus simple pour moi.
Je fermai les yeux, encaissant l'aveu, et sentis un mouvement contre ma joue, celui de ses doigts effleurant ma peau, la caressant, glissant derrière mon oreille, entre les mèches de mon chignon. Je frissonnai tandis qu'il se penchait vers moi et je me redressai vers lui, vibrant tout entier d'émotions contradictoires.
Chacun de ses contacts avec moi était une pépite de bonheur au milieu d'un océan de catastrophes. Comment aurais-je pu m'écarter ? Je sentis ses lèvres m'effleurer, son bras qui s'était posé sur mon épaule, et luttai pour ne pas l'attirer contre moi dans une étreinte moins chaste, pour ne pas chercher de nouveau le contact de sa peau nue.
– PUTAIN, JE LE SAVAIS !
L'exclamation d'Andy me fit l'effet d'une douche froide et je bondis en arrière dans un sursaut. Le danseur avait poussé la porte du salon et fixait Roy avec une expression de rage pure.
– Connard de militaire, tu as du toupet de revenir ici après ce que tu as fait à Angie !
– Andy ! m'exclamai-je.
Ledit militaire se redressa de toute sa taille et plissa les yeux. J'avais l'impression qu'il s'était transformé en bloc de glace, et si c'était contre moi qu'il avait dirigé ce regard, je me serais recroquevillée. Ce ne fut pas le cas d'Andy qui semblait dépourvu d'instinct de survie et continua à s'approcher en tempêtant.
– Tu la jettes un soir et tu reviens la voir après quand ça te chante ?! T'es encore pire que ce qu'on raconte ma parole !
– C'est pas. Tes. Affaires, gronda Roy en l'attrapant par la cravate, le soulevant légèrement.
– SI, C'EST MES AFFAIRES ! se rebiffa le danseur malgré le regard menaçant de son ennemi et le fait qu'il était sur la pointe des pieds. Parce qu'Angie est mon amie ! Et j'ai pas envie que la revoir pleurer toutes les larmes de son corps à cause de toi !
Je vis Roy sursauter et grimaçai sous le coup de l'embarras. C'était la dernière chose que je voulais l'entendre dire, bon sang ! Ne pouvait-il pas me laisser un peu de dignité ?
– Andy, ferme -là bon sang ! m'exclamai-je, les joues brûlantes. C'est à moi de régler ça ! Reste en dehors de cette histoire.
Roy avait l'air désarçonné par les mots qu'avait crachés Andy. Pourtant, il devait se douter que je n'avais pas bien vécu la décision d'arrêter de se voir, peu importe à quel point elle pouvait être sensée.
Il faut croire que mon destin est d'enchaîner les situations embarrassantes du début à la fin…
– Roy, lâche-le. S'il te plaît.
Le militaire obéit à contrecœur, mais son regard n'en disait pas moins. Les deux hommes restèrent immobiles, se fixant avec l'expression d'une paire de chiens prêts à se sauter à la gorge.
– Et toi, Andy, arrête d'être aussi envahissant, je t'en prie, soupirai-je. Je sais que tu te fais du souci pour moi, mais…
Un cri perçant traversa le brouhaha de la grande salle et m'interrompit en tournant la tête vers la porte, sentant un froid glacial m'envahir. Le cabaret était toujours bruyant, mais je savais reconnaître un cri de panique.
Je restai figé, suspendu entre fausse alerte et vraie catastrophe. Une vague de hurlements déferla, des bruits de course, de chute qui balayèrent mes espoirs. Il se passait quelque chose de grave. J'entendis des coups de feu et me sentis blêmir.
Oh non…
Mustang se précipita vers la porte et je le suivis avant de me figer, stupéfaite face au spectacle de la salle de cabaret transformée en champ de bataille. Un chaos indescriptible de clients fuyants, de chimères difformes traversant la pièce en détruisant tout sur leur passage, et au milieu, Riza, Havoc et les autres qui tentaient de leur faire barrage.
Non.
J'avais l'impression d'avoir avalé une enclume. Je ne pouvais pas croire que c'était en train d'arriver. Pourtant, les tables éventrées et les giclées de sang sur le parquet ne mentaient pas.
C'est pas possible… C'est pas possible, pas eux, pas ça, bordel, pas ça!
– NON ! hurlai-je.
Je sentis la main de Roy se refermer sur mon épaule tandis qu'il m'attirait contre lui dans un geste protecteur qui n'effaçait rien de mon horreur.
– Venez, ordonna Mustang d'un ton ferme.
Andy, lui aussi sous le choc, se laissa traîner et nous traversâmes la pièce en longeant les murs. Roy faisait barrage, comme pour me protéger et m'empêcher de voir, mais je captais quand même quelques fragments de la situation. Riza, debout au milieu de la pièce, deux armes au poing, tirai et faisait mouche, tandis que Havoc se battait avec ce qu'il avait sous la main contre ce que je réalisai être une chimère. La blonde profita d'un moment où le militaire était assez proche pour lui jeter une de ses armes qu'il attrapa au vol et mit en joue aussitôt après. Au milieu des coups de patte, des tirs et des hurlements, les invités étaient terrés sous les tables, derrière un canapé éventré, perdus dans la tourmente.
J'avais l'impression de tomber dans le vide.
Ce n'était pas possible.
Pourquoi? !
Je réalisai que j'étais vraiment sur le point de m'effondrer quand je sentis les mains de Roy me jeter dans les bras de Maï.
– Hayles, mettez les civils en lieu sûr. Je compte sur vous.
La militaire hocha la tête et Roy fit demi-tour, tirant ses gants de sa poche. Un éclair bleu traversa la pièce, carbonisant une silhouette qui poussa un râle d'agonie. Je sursautais, lui découvrant une finesse de frappe que je ne lui avais jamais vue.
– Venez à l'étage ! s'exclama la militaire en tâchant de mettre de côté ses émotions.
Derrière elle, une partie des clients s'étaient réfugiés, espérant sa protection. Ils lui obéirent au doigt et à l'œil alors qu'elle courait vers la porte. Je la suivis aussi, le cerveau hurlant que derrière moi, tous les autres risquaient leur vie. Et moi, je devais fuir ?
Je vis une silhouette noire foncer sur Maï, toutes dents dehors, et lâchai un cri avant de me précipiter pour lui jeter un coup de pied dans la mâchoire, jetant l'ennemi contre le mur. Hayles me regarda avec des yeux ronds qui m'auraient fait rire à n'importe quel autre moment.
– Angie ?!
– Tu l'as entendu ! Protège les autres ! criai-je avant de donner un nouveau coup à l'assaillant qui s'était relevé pour m'attaquer de nouveau.
– Comment…
– Pas le temps d'expliquer ! coupai-je. J'y retourne !
Je fonçai dans la mêlée, sans plus d'explications, courant entre les tables et les chaises renversées, rouant de coups les chimères qui se trouvaient sur mon chemin. Tant pis pour mon identité, je ne pouvais tout simplement pas laisser des gens mourir sans rien faire. Plus loin, Roy jetait des boules de feu aux ennemis qu'il pouvait toucher sans blesser de civils. Et moi, je me jetai de table en table, de refuge en en abri, tâchant de rester discret, attrapant les personnes terrées, hurlant par-dessus le vacarme de rejoindre Hayles qui les protégeraient. En me retournant, je vis la silhouette d'Andy bondir entre les tables à son tour et lui hurlai.
– Andy ! Qu'est-ce que tu fous ?!
– Tallulah ! Elle était à l'entrée ! Il faut la sauver !
– Retourne avec Hayles, tu fais pas le poids ! lui ordonnai-je avant de parer l'attaque d'une chimère mêlée de loup.
D'où ils sortent, bordel? Des survivants du cinquième laboratoire?
– Attention ! Derrière toi ! criai-je, les mains prises par le combat.
Je n'eus pas le temps d'en dire plus avant de voir l'un des monstres lui tomber dessus, et il put tout juste jeter son bras devant son visage. La créature le lança sur les débris d'une table dans un craquement terrible avant de se ruer de nouveau sur lui.
– ANDY !
Un coup de feu traversa l'air et son ennemi s'effondra sur lui. Je vis la silhouette trop grande de Wilhelm se frayer un chemin dans un gigantesque cri de rage, rejetant ses assaillants à coups de poings, de pieds, de chaises, presque sans les regarder, avant de tomber à côté du tas de muscles avachi sur notre ami.
Je ne pouvais pas le croire. Je ne pouvais pas détacher mon regard, je l'imaginais déjà labouré de griffures, éventré, et mon ventre se tordait. Pas ça. Pas Andy !
Entre deux coups de poing, je vis Wilhelm jeter le cadavre qui le recouvrait avec une force que je ne lui connaissais pas, dévoilant le corps désarticulé du danseur, son bras ensanglanté. Il ne bougeait plus.
Pitié, dites-moi qu'il est en vie! hurlai-je intérieurement.
L'une des chimères, croisée avec un reptile, se jeta sur moi, ouvrant grand une gueule monstrueuse, et j'eus juste le temps de me protéger de mon bras pour ne pas me faire égorger. Je me battais à gestes tremblants, paniqué, incapable de rassembler mes pensées sous le choc, jusqu'à ce qu'un de ses coups me fasse rouler sous une table ou je trouvai un couple enlacé. Ma tête cogna au sol, enfonçant une nouvelle fois l'image d'Andy inanimé.
Pas le temps de penser à ça. Sauver ce qui peut l'être.
– Ne restez pas là ! m'exclamai-je en me redressant. Par ici ! Maï vous couvrira !
Le son grave de coups de fusil rejoignit la cacophonie ambiante et je sursautai tandis que la table vola au-dessus de nous, nous mettant à découvert. J'eus un spasme en reconnaissant l'éclat bleu d'un uniforme qui avait emporté le meuble, mais je n'avais pas le temps de me retourner. Une chimère nous surplombait de tout son poids, mélange difforme de chair, de poils et de griffes. Je levai les yeux vers elle. Je voyais des articulations humaines dans cet entrelacs alchimique, mais ce monstre avait yeux brillants d'un animal enragé et balançait un bras en arrière, prenant son élan pour nous éventrer tous les trois.
Je claquai des mains et les jetai à terre, et une nuée de piques jaillirent du sol pour déchirer sa chair, le plantant là. La vue de son corps déchiqueté me donna envie de vomir.
– Regardez pas. Allez par là ! fis-je fermement en désignant j'espace derrière moi de mes deux pouces.
Le couple hocha la tête et se mit à courir, sans se lâcher la main. Je me retournai pour les suivre du regard, vis une silhouette fondre sur eux et claquais des mains pour la gifler d'un poing de pierre. Les rescapés bondirent en hurlant, mais échappèrent aux morsures, tandis que mon regard s'arrêtait sur une autre vision terrible.
La table qui avait été jetée en arrière par le poids d'un corps en uniforme gisait un peu plus loin. Et la silhouette inanimée était celle de Riza.
Non…
Non, non, non, c'est pas possible!
Je hurlai en courant vers elle, espérant voir ce cauchemar se dissoudre et me redresser sur mon lit en pantelant. À la place, je n'eus que le temps de me protéger de mon bras droit pour éviter de me faire mordre en plein visage, avant de chasser la silhouette d'un coup de pied.
Ils vont me le payer.
Je claquai des mains pour transformer mon automail en lame, puis me jetai sur la chimère qui m'avait attaquée pour lui trancher la gorge, le sang giclant sur moi, emporté par une rage animale.
Ils n'avaient pas le droit.
PERSONNE n'avait le droit de s'attaquer comme ça au Bigarré, à mes amis.
En pensant aux corps inanimés, en pensant qu'ils étaient peut-être en train de mourir, j'utilisais toutes mes forces pour massacrer l'ennemi à mon tour, déchiqueter ces créatures qui n'avaient plus rien d'humain. Je laissais parler mes tripes, achevant tous les ennemis que je pouvais trouver. Je refusais de croire ça. Pas Andy. Pas Tallulah. Pas Riza.
Je croisai Havoc, toujours debout, se tenant les côtes avec une grimace, mais toujours prêt à frapper et tirer sur tout ce qui bougeait et n'était pas humain, couvrant les civils pour qu'ils rejoignent Hayles. Lia se battait aussi. Malgré un bras ensanglanté, elle avait le regard acéré d'une guerrière et rejeta une chimère à coups de pied, l'envoyant s'écraser sur le dos d'un canapé. Je n'avais même pas le temps de leur parler, et si j'avais pu, je n'aurai pas su quoi dire au milieu de ce bain de sang complètement cauchemardesque.
Un éclair bleu traversa la pièce et frappa de plein fouet une chimère dans un éclat aveuglant, la jetant contre une tenture qui prit feu. Je tournai vivement la tête et vis la silhouette de Roy, dressée au milieu de la tourmente, exposée comme jamais. Et surtout, je vis une masse de muscles fondre dans son dos.
Pas Roy.
Je me jetai en avant avec un feulement de rage, courant en voyant la créature se ruer sur lui et hurlai de tous mes poumons en tombant sur son dos râblé pour enfoncer la lame de mon automail en pleine tête. Je frappai trois fois de suite, voyant le sang gicler de sa nuque déchiquetée pour tremper mes gants partis en lambeaux.
Pas Roy.
Pas Roy.
Pas Roy.
Je plantai mes doigts tremblants dans sa fourrure pour l'attraper par la peau du cou et tirer la bête inanimée en arrière, pour voir, pour savoir. J'avais le cœur au bord des lèvres et j'étais trempé de sang des pieds à la tête. Le corps inerte était bien plus lourd que moi, mais ma rage et ma peur pesaient plus encore. Je parvis à le soulever pour le jeter de côté, retrouvant la silhouette de Roy qui pantelait sous le choc.
Il était vivant.
Je lâchai une expiration de soulagement et me laissai tomber à genoux, mon regard bondissant de ses yeux écarquillés à sa bouche ouverte, à sa poitrine qui montait et baissait à toute vitesse, à sa hanche gauche labourée par des griffes et au bras ensanglanté qu'il avait relevé par réflexe pour protéger son visage.
Il était blessé, saignait beaucoup, mais il restait conscient. À quel point était-ce grave ? À l'idée de le perdre, j'en oubliai presque qu'il y avait un champ de bataille autour de nous.
Pas Roy.
En voyant le tissu de son uniforme se gorger de sang à une vitesse alarmante, je claquai des mains pour restaurer mon automail et retirai mes gants, les nouant bout à bout afin d'en faire un garrot de fortune. Je sentais ses spasmes et sa chair brûlante de douleur contre ma main nue et j'avais l'impression que mes poumons entraient en ébullition.
Il était hors de question que je le laisse mourir.
Cette certitude me donna l'assurance de serrer le nœud du garrot, lui arrachant un cri de douleur avant de lever les yeux vers lui. Je voulais lui dire de tenir bon, de résister, mais en croisant son regard, je me figeai, sentant le sol se dérober sous mes pieds.
Il me fixait en tentant de reprendre une respiration normale, hébété, horrifié.
– … Ed… ? articula-t-il d'une voix sans souffle.
J'avais oublié de me cacher. J'avais oublié de le lui cacher. Le secret était impossible à protéger dans ces conditions, je ne pouvais pas préférer ma couverture à la vie de mon entourage… mais le regard choqué qu'il posait sur moi me donnait l'impression d'être foudroyé sur place.
J'entendis un dernier coup de feu résonner à travers la pièce, un bruit de chute, et compris que c'était terminé. Mon cerveau faisait rouler les visions réelles et fictives, les corps inanimés de mes amis et d'inconnus. J'avais trop peur de me retourner et de devoir affronter la réalité. De toute façon, je ne pouvais pas me détourner de ces yeux noirs, ce puits sans fond, cette douleur insupportable qui me traversait de part en part.
Je déglutis, incapable de parler, peinant à retrouver mon souffle. Tout dans cette situation était atroce, mais je n'avais pas le droit de me dire que le regard qu'il me lançait était pire que tout. Pas alors qu'un carnage venait de se dérouler sous mes yeux.
Je n'arrivais plus à penser. Je n'arrivai même plus à faire un geste, le regard aimanté par les yeux noirs d'horreur de Roy, qui avait vu, qui avait finalement compris la vérité.
Jamais, même dans mes pires cauchemars, je n'aurais pu imaginer un moment pire que celui-ci.
J'aurais voulu pouvoir effacer la réalité.
Une main se posa sur mon épaule, m'arrachant à ma stupeur et à son regard. Je me retournai d'un geste lent, le cœur au bord des lèvres. Peinant à raccrocher mes pensées, je reconnus la chevelure flamboyante de Roxane qui me tira vers elle et vis Havoc se précipiter dans notre direction.
– Roxane, Angie ça va ?
– Oui, fit-elle malgré son épaule tachée de sang.
– Tu sais où sont Fuery et Breda ?
– J'ai pas vu Fuery, mais Mustang est blessé. Et… Breda aussi… il est… c'est grave…
– Quoi ? Non…
Le visage du grand blond se décomposa.
– Jean, soigne Mustang, fit-elle d'un ton ferme en le désignant. Je vais m'occuper de Breda.
Havoc eut un hoquet d'horreur en voyant les taches de sang qui grandissaient à vue d'œil et s'agenouilla péniblement, retirant son uniforme pour faire d'autres garrots avec la manche de sa veste.
Pitié, ne le laissez pas mourir, pensai-je tandis que Roxane m'arrachait à la scène pour me traîner dans son sillage.
Elle traça notre route au milieu des meubles explosés et des corps effondrés. Je vis les gerbes de sang sur le sol. Je vis la tenture en flammes que Lia tentait d'éteindre malgré son bras ensanglanté. Je vis Neil courir vers nous, un fusil de chasse à la main. J'entendais les cris de douleur, les noms qui se bousculaient, les appels à l'aide, et submergée par l'odeur intense du charnier, je tombai à genoux, terrassé par mon dégoût et mon rejet de la réalité, ressentant la même déchirure que lorsque j'avais passé la porte. C'était tout simplement plus que ce que je pouvais supporter.
Pourtant, Roxane ne me laissa pas de répit, me forçant à me relever pour m'amener vers les civils rescapés, qui redescendaient l'escalier et semblaient tout aussi effondrés que moi. Je fouillais des yeux, reconnaissant des clients indemnes ou légèrement blessés, notamment ceux que j'avais rabattus, Natacha qui avait le flanc taché, mais tenait debout, Lily-Rose, les jumelles qui avaient plaqué la main sur leur visage dans un même mouvement d'horreur en découvrant le massacre. Terrée contre le mur, Molly se tenait la tête en hurlant à pleins poumons sans discontinuer, tandis que Jess se penchait sur elle, échouant à la calmer. Debout à la tête du convoi des rescapés, Hayles, était là, pantelante, son arme à la main, ses yeux noyés de larmes. Je m'arrachai à la prise de Roxane pour me jeter sur elle.
– Maï, sauve-les ! Il faut les sauver !
– Qui ?
– TOUS ! Andy Tallulah Riza Fuery Breda et les autres et Roy est blessé ! Sauve-les ! Je t'en prie sauve-les comme tu m'as sauvée !
– … Riza ?
La brunette laissa tomber son arme au sol et se précipita au milieu de la pièce, Aïna, Lily Rose, Jess et tous ceux qui arrivaient à tenir sur leurs deux jambes suivirent, se diffusant entre les meubles dévastés pour essayer de porter secours. Pourtant Roxane reprit sa route vers les escaliers, me traînant derrière elle. Je résistai, pris d'une poussée d'indignation et m'exclamai.
– Qu'est-ce que tu fais ? Il y a des blessés, il faut les soigner ! Il FAUT les sauver !
Elle se retourna enfin et posa ses mains sur mes épaules. Je la sentis trembler, mais son regard planté droit dans le mien ne cilla pas.
– Tu ne peux rien faire Angie. Rien à part fuir avant que l'armée arrive et leur échapper.
Je sentis que le sanglot qui me nouait la gorge était sur le point d'éclore face à ma propre impuissance. Je sentais confusément que c'était arrivé par ma faute et cette idée m'était insupportable. Je voulais revenir dans le passé pour effacer cette soirée. Je voulais remonter le temps.
Derrière le hurlement continu de Molly, je reconnus le bruit des sirènes dans le lointain et me ressaisis.
Fuir.
Roxane avait raison : je devais fuir maintenant.
Avant que l'Armée ne me trouve.
Avant que les Homonculus ne m'attaquent.
Parce que c'était forcément les Homonculus qui avaient fait ça.
Je hochai la tête, encaissant les faits.
Je n'avais pas le temps. Pas le choix.
– Fais attention à toi. Ils doivent t'attendre au tournant.
– Dis aux autres que je suis désolée, murmurai-je d'une voix nouée.
Elle me serra contre elle un instant, comme pour me donner de la force, puis me lâcha et se retourna vers l'enfer que j'abandonnais, me laissant en affronter un autre. Je finis de traverser la pièce et montai l'escalier en courant pour me précipiter dans ma chambre, attrapant ma besace et mon manteau, renonçant à mon sac de voyage qui m'encombrerait trop dans le combat qui risquait de suivre…
En ressortant dans le couloir qui bordait la salle principale, j'entendis les cris des militaires venus en renfort qui commençaient à évacuer les blessés et serrai les dents. Je n'avais plus d'autre choix que de passer par les toits. Je montai vers le grenier au rythme d'une litanie de noms qui tournait dans ma tête et me plongeait dans l'angoisse. Roy. Riza. Tallulah. Andy. Fuery. Breda. Lia. Natacha. Roy. Les corps inanimés, blessés, les membres déchiquetés, le sang, les viscères des chimères. Roy. L'odeur de la mort. Roy. J'abandonnais tout ça sans avoir le droit de savoir s'ils étaient en vie. Cette idée me labourait le ventre.
Je traversai en courant le grenier que je connaissais par cœur malgré l'obscurité, et claquai de nouveau des mains pour faire ressortir la lame de mon automail. Roxane avait raison. Je devais m'attendre au pire.
J'ouvris la fenêtre en tremblant, voyant le tapis de lumières de la ville qui ne savait pas encore ce qui s'était déroulé dans nos murs, et sentis un bras m'attraper pour m'étrangler contre le chambranle.
– Alors comme ça, le petit rat quitte le navire ? souffla une voix narquoise.
Je jetai ma main gauche vers le haut pour empoigner le corps de celui qui m'agressait et le jetai sur le rebord, plantant mon automail en travers de sa poitrine avant de le piétiner pour sortir, reconnaissant Envy au passage. Je bondis sur le toit enneigé, me sentant glisser, et vis deux autres silhouettes qui bondirent vers moi. Faisant le gros dos, je claquai des mains pour les planter dans la neige faisant jaillir une vague de pics de glace qui les transpercèrent et les jetèrent par-dessus le toit.
Envy se jeta sur moi et je le repoussai de ma lame, engageant le combat contre lui avec l'envie viscérale de le massacrer.
– Oh, le roquet est en colère ? minauda-t-il en voyant mon expression furieuse. Tu ne te serais pas planqué comme un rat, on n'aurait pas été obligé de s'attaquer à tes petits camarades.
Je le fis tomber sur les ardoises d'un coup de pied et lui tranchai la gorge. Le sang éclaboussa la neige d'une grande giclée.
Une pensée tentante traversa mon esprit, celle de le planter de coups, de le déchiqueter sans répit jusqu'à ce qu'il meure vraiment.
Mais Lust et Gluttony étaient là aussi et je ne ferai jamais le poids contre trois Homonculus.
Je lui plantai de nouveau ma lame, en plein travers du visage cette fois, et l'éjectai d'un coup de pied avant de poser des mains tremblantes sur les ardoises, pour transmuter un pont qui jaillit sous mes pieds et me permit de bondir jusqu'au toit suivant malgré la distance, laissant dans mon sillage une arche inachevée qui s'éboula juste après. Je retombai dans la neige et sentis qu'une nouvelle attaque était imminente. Je roulai pour éviter un coup et jetai mon automail vers la silhouette sans parvenir à la toucher. Lust m'avait retrouvée et jeta vers moi ses griffes d'un geste presque négligent, que j'évitais de justesse.
– Décidément, je ne sais pas qui, de toi ou ton frère, êtes le plus pénible, lâcha-t-elle d'un ton méprisant.
Elle espérait sans doute m'ébranler, mais rassuré par le télégramme, sa remarque eut l'effet opposé et je lançai mon automail dans sa poitrine avant qu'un coup ne me touche à l'épaule et me jette sur les ardoises, plusieurs mètres plus loin.
Trois contre un, je suis mal barré, pensai-je en constatant que mon bras était déchiré par une longue estafilade.
Envy m'attrapa à la gorge et je sentis le poids du combat précédent. Eux ne connaissaient ni la fatigue ni la mort. La rage avait beau me consumer, je me sentais tremblant sous l'effet de l'adrénaline et je commençais à réaliser que c'était un combat que je ne pouvais pas gagner.
Je lui jetai tout de même mon pied dans le ventre pour le repousser avant de le planter de nouveau. Envy avait à peine eu le temps de tomber à terre que la silhouette de Glutonny déboula, prête à m'écraser. À ce moment-là, deux coups de feu déchirèrent la nuit et les silhouettes de Gluttony et Lust tombèrent dans la neige. Je baissai les yeux vers le cabaret et vis, se découpant à contrejour dans une fenêtre, une silhouette tenant un fusil.
Qui?
Un militaire?
Ça m'étonnerait
Peut-être Neil, je l'avais vu avec une arme tout à l'heure.
Tu dois fuir, pas combattre.
Le souvenir de Roxane me rappela à l'ordre. Qui que ce soit, je n'avais pas le temps de comprendre les raisons de son aide providentielle. Je profitai du fait que mes ennemis soient tous au sol en même temps pour claquer des mains une nouvelle foi et transmuter une multitude de piques de glace qui les traversèrent de part en part, puis me relevai et partis en courant, jetant un dernier coup d'œil à la fenêtre du cabaret, ou la silhouette me fit un signe de main avant de remettre en joue le toit dévasté par le combat.
Je ne pensais pas que ça serait la dernière image que j'emporterai du Cabaret.
Ne pas penser à ça, m'ordonnai-je en refermant mon esprit. Reste calme, il faut arriver à leur échapper. Il ne fait que me faire gagner du temps. Je dois parvenir à leur faire perdre ma trace.
J'arrivai à un carrefour qui me coupait le chemin des toits. Je me retournai, entendant de nouveaux coups de feu, et claquait des mains pour effacer les traces de pas avant de sauter dans la rue, tombant et roulant dans la neige qui amortit ma chute.
Il faut vraiment que j'arrête de sauter des toits, pestai-je en bondissant sur mes pieds malgré le choc avant de me remettre à courir en titubant, boitant, effaçant mes traces par alchimie.
Reprenant mon souffle, je réalisai soudainement à quoi je devais ressembler, jeune fille en haillons ensanglantés, à quel point j'étais repérable. Je profitai d'arriver à une rue bordée d'arches pour restaurer une nouvelle fois la neige derrière moi, puis me laissai tomber contre le mur pour poser les mains sur ma propre poitrine et transmuter les vêtements que je portais en quelque chose de plus discret. Je m'autorisai à reprendre mon souffle quelques instants avant de me remettre à courir.
Les traces de pas, les vêtements, quoi d'autre?
Gluttony était avec eux.
L'odeur.
Je levai le coude pour me renifler, constatant que je sentais encore le sang et la sueur. Je tentai une nouvelle transmutation claquant mes mains sans cesser de courir sous les porches, et tâchai de supprimer tout ce qui pourrait constituer une piste olfactive, transformant la sueur, le sang, le maquillage et le parfum qui me couvraient en substances plus volatiles. Le vide de ne plus percevoir ma propre odeur me donna la chair de poule, mais je me persuadai que c'était bon signe et continuai ma fuite, serrant la bandoulière de mon sac.
Peut-être que je vais arriver.
Non.
Je DOIS réussir à fuir.
Partir, n'importe où.
Après, j'aviserai.
Je ne voulais pas penser à « après ».
Je quittai la rue et traversai le pont qui donnait vers l'Est. Contrairement aux rues désertes où j'étais passée tout à l'heure, ce quartier était plus animé et la neige était déjà écrasée par les pas et les roues des voitures. Pas besoin d'effacer mes traces ici, elles se perdraient dans la masse. Je vis arriver un trolley de nuit qui roulait vers la gare Est, et m'y précipitai, m'effondrant sur le premier siège, terrassé, puis passai le trajet à plier nerveusement le ticket que je tenais à la main, composté par un réflexe idiot. Il n'y avait presque personne, une bande d'amis éméchés, une femme aux traits tirés par la fatigue, un homme encore mal réveillé, partant sans doute travailler de nuit. Dans le silence paresseux du compartiment, seuls résonnaient le claquement des rails et les rires gras de ceux qui revenaient d'une soirée. Tout était tellement normal que ça en était surréaliste.
Comme si j'étais en train de basculer d'un monde à l'autre, de la guerre au quotidien. Ces deux choses ne pouvaient pas se côtoyer si étroitement, mes entrailles se révulsaient à cette idée. Le pouls pulsait dans mes oreilles glacées, mon corps tout entier me faisait mal, ma gorge me brûlait et la panique hurlait encore dans mes oreilles.
J'avais envie de croire que ce qui s'était passé au Cabaret Bigarré n'était qu'un fantasme dévastateur issu de mon imagination torturée, mais j'avais beau refuser d'y croire, je savais que c'était réel. Alors je me contentai de regarder par la fenêtre avec un regard vide, laissant mes yeux se perdre dans les ruelles sombres où il neigeait de nouveau.
Je laissai passer l'arrêt de la gare où le trio d'alcooliques descendit, me laissant seule dans le wagon, et sortis à la station suivante d'un pas mécanique, me retrouvant sur un quai désert entre les usines et la gare de triage. Il n'y avait même pas de réverbères dans le secteur, accentuant l'ambiance angoissante des lieux. Mais si j'étais lucide, il valait mieux qu'il n'y ait pas de lumière pour ce que je m'apprêtai à faire.
Dans le silence de la neige qui tombait, j'attendis que mes yeux soient accoutumés à l'obscurité pour escalader le grillage qui me séparait des rails, contournai les barbelés du sommet, puis sautai de l'autre côté, tenant mon sac contre ma poitrine.
Dans les trains de marchandises, il y a des départs tout le temps, même de nuit, pensai-je en me faufilant entre les poteaux, les containers et les wagons vides. Il faut que j'arrive à monter dans le prochain.
Je jetai un coup d'œil derrière moi, hésitant à effacer mes traces. Si j'avais réussi à les semer, comme ça semblait être le cas, il ne valait mieux pas attirer l'attention avec l'éclat d'une transmutation… Et puis, il s'était remis à neiger à gros flocons, mes traces seraient sans doute recouvertes assez vite. Je continuais prudemment mon chemin, jusqu'à ce que l'éclat d'une lampe torche attire mon attention. Je m'approchai en restant à couvert pour observer la scène, et découvris des hommes en uniforme des chemins de fer en train de charger un wagon à bestiaux. En m'approchant, je vis qu'ils transportaient des caisses qu'ils couvaient d'un regard affectueux. Il en montait de petits glapissements inquiets.
– Hé, ils sont mignons, hein ? Tu crois qu'ils le verront s'il en manque un ? fit l'un des deux avec un sourire en coin.
– Ducky, arrête tes conneries, on pourrait être virés pour ça.
– C'est bon, je vais pas le faire, t'inquiètes… même si c'est tentant.
– J'avoue qu'ils ont de bonnes bouilles… Je vais finir par accepter que ma fille ait un chien.
– Je croyais que t'étais plus chat ?
– On s'adapte, mon vieux, on s'adapte.
– Les femmes de la maison n'aiment pas les chats, c'est ça ?
Je les écoutai discuter et profitai qu'ils soient distraits pour me faufiler le long des wagons, tandis qu'ils chargeaient de l'autre côté. J'escaladai la façade de l'un d'eux pendant que l'un des hommes claquait la porte en épiloguant sur la tristesse de devoir laisser voyager seuls ces adorables petites bêtes. Son collègue lui fit remarquer que payer un billet pour un gardien coûterait trop cher au chenil.
– C'est bon, boss, on a fini !
Un coup de sifflet résonna, et le train se mit en branle. C'était presque trop facile.
Enfin, un peu de facilité faisait du bien. J'attendis de m'être éloigné des hommes pour me faufiler sur l'arrière du wagon. Après avoir vérifié par l'interstice de la porte que la voie était libre, je transmutai la serrure pour pouvoir entrer. La locomotive accélérait, et rester à l'extérieur du train allait être de plus en plus dangereux. Pourtant, en entrant dans le wagon éclairé d'un unique plafonnier poussif, je sentis une bouffée de peur à l'idée que même ici, les Homonculus me retombent dessus.
Mais non, le wagon était tout à fait normal : quelques veaux entravés par des barrières molletonnées, les sabots dans la paille, me regardaient d'un œil humide, et trois caisses de bois ouvertes étaient sanglées à la cloison. Je m'en approchai et découvris trois portées d'épagneuls à peine sevrés, qui levèrent vers moi leur truffe, quêtant de l'affection. Je m'accroupis pour les caresser et ils virent me renifler avec une perplexité attendrissante. Ils avaient dû être séparés de leur mère récemment et semblaient chercher une présence rassurante.
– Vous ne voulez pas faire le trajet tout seuls, hein ? murmurai-je en baissant sur eux un regard empreint d'affection. Moi non plus, je n'en ai pas le courage…
Ma voix s'était brisée à ces mots, et je cessai de les caresser pour poser mon front sur le bord de la caisse, terrassé par une vague d'épuisement. J'étais arrivé au bout de mon objectif d'échapper aux Homonculu et je n'avais aucune idée de ce que j'allais faire après ça. La tension de l'instinct de survie était en train de m'échapper, laissant la place à l'épuisement et à un désespoir accablant. Je craquai, incapable de lutter plus longtemps contre mon envie de pleurer.
– Tout est de ma faute, hoquetai-je entre mes larmes.
Le massacre. Les blessés, les morts. L'idée que des inconnus et des personnes que j'aimais puissent avoir cessé d'exister. Les Homonculus qui m'avaient retrouvé. Qui connaissaient ma double identité. Comment ? J'avais bien une idée. Aller seule chez Sen Uang avait sans doute été la connerie de trop. Le but de ma fausse identité n'était-il pas de ne pas attirer l'attention ? On pouvait dire que c'était un échec cuisant.
J'avais tout brisé.
J'avais tout perdu.
Je sentais la langue des chiots me lécher le dos de la main en jappant, tentant de consoler l'inconsolable. La douceur naïve de leur présence me fit céder, pleurant et embrassant plus profondément mon désespoir. J'avais envie de hurler ma peine, ma douleur et ma honte à pleins poumons, mais je ne pouvais pas prendre le risque de me faire remarquer, même ici. Alors je me contentai d'attraper l'un des épagneuls pour le poser sur mes genoux et le cajoler en sanglotant, soulagé de ne pas avoir d'autres témoins que des animaux qui ne raconteraient pas m'avoir vu et ne se moqueraient pas de me voir brisé.
Je finis par serrer le chien dans mes bras, doucement pour ne pas le blesser, et me recroqueviller sur lui tandis qu'il léchait mes larmes et me donnait des coups de truffe affectueux, mais vains.
Roy.
Riza.
Andy.
Tallulah.
Breda.
Et tous les autres.
Sauvez-les. Je vous en prie, sauvez-les tous. Si l'un d'eux est mort par ma faute, je n'y survivrai pas.
Je restai là, bercé par les cahots d'un train à la destination inconnue, noyant mon visage dans le pelage trempé d'un chiot qui n'avait rien demandé. Dévasté, pleurant, priant un Dieu auquel je ne croyais pas, j'essayais désespérément d'oublier l'horreur pure que j'avais lue dans le regard de Roy quand il m'avait reconnu.
Comment étais-je censé me relever de ça ?
Fin
de la cinquième partie.
