Ça y est, c'est l'heure de la suite de Bras de fer !
Après les larmes des derniers chapitres (qui me rassurent, ça m'aurait vexée que je sois la seule à pleurer sur ce passage X'D) on change d'ambiance avec le retour de Winry. J'ai ajouté un peu de musique dans la playlist Youtube de l'histoire (disponible à cette adresse, en enlevant les espaces : www . youtube playlist?list=PL7xbS9Cs04ybFcFcEW3itYzqRjiBxVHNi ) Tout comme l'histoire fait régulièrement des grands écarts, cette playlist est très, euh... éclectique ^^°
Pas grand-chose à dire, à part que je suis (comme toujours) très touchée par vos commentaires et votre fidélité sur cette histoire. 3 Ce rendez-vous du lundi est important pour moi, et j'espère bien avancer dans l'écriture courant juillet avec le NaNoWriMo pour pouvoir continuer à publier à un rythme de 3 semaines le plus longtemps possible. Si vous voulez m'envoyer des bonnes ondes, du coup, ça sera le moment ! XD
Sur ce, je m'arrête là pour vous souhaiter une bonne lecture !
Chapitre 81 : Au fil de l'eau (Winry)
Un coup frappé à la porte me réveilla en sursaut.
— Hé, les mômes ! Grouillez-vous si vous voulez casser la croûte.
— OK, j'arrive ! m'exclamai-je en me redressant sur le lit pour entrouvrir la porte, laissant la lumière jaune de la lampe entrer dans le réduit qui nous servait de chambre.
À côté de moi, un grognement se fit entendre. Je me retournai pour constater qu'Al remuait laborieusement sous la pile de couvertures.
— Alors, on joue les loirs ? Tu n'as pas faim ?
— Sisi, grommela-t-il, je suis juste fatigué.
De fait, quand il se redressa à son tour, avec ses cheveux en pétard, son regard flou marqué de cernes et la marque des draps sur la joue gauche, il en était une allégorie si parfaite que je ne pus m'empêcher de rire, entendant derrière moi les échos des autres qui étaient déjà attablés.
— Vous n'êtes pas charitables, grommela-t-il.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, soufflai-je en me penchant pour fouiller dans le sac qui me servait d'oreiller afin d'en tirer un pull et des chaussettes.
— Prends ton temps, vu l'état dans lequel tu étais il y a quelques jours, c'est normal que tu sois encore fatigué, fit Gaël d'un ton rassurant.
— D'ailleurs, ça fait plaisir de te voir sur pied, commenta Ney, sa femme.
— Ça, c'est clair ! Tu pourras aider au déchargement du coup ! ajouta Cred, ses yeux disparaissant presque sous les plis de ses paupières sous l'effet d'un sourire taquin.
— On ne va pas faire bosser un convalescent dehors par ce temps, enfin !
— Ha, parce que moi c'est pas un souci de me faire trimer sous la neige ?
— Tu sais ce qu'on dit ! Les imbéciles tombent jamais malade !
— Hé, c'est ton neveu que tu traites d'imbécile !
Je restai figée, debout sur le parquet nu qui tanguait mollement, jetant un coup d'œil à Al qui était resté immobile, refermant les yeux comme s'il se rendormait sur place pendant que nos hôtes se chamaillaient. Je pouvais en rire aujourd'hui, mais j'étais loin d'avoir fait la fière cette semaine en le voyant cloué au lit, pris par une fièvre qui aurait mérité qu'on l'emmène à l'hôpital.
Pendant ces journées passées à désinfecter ses plaies et éponger son front en veillant sur lui, c'était la culpabilité qui m'avait noué les entrailles. Je savais que c'était de ma faute s'il était tombé malade, parce que j'avais eu l'idée franchement dangereuse de sauter dans le fleuve en plein hiver pour échapper aux Homonculus. Si j'avais pris conscience du risque que cela représentait, j'aurais sans doute renoncé à ce plan stupide.
Mais serions-nous libres à présent, si je n'avais pas pris ce risque ?
Je n'étais sûre que d'une chose, nous avions eu de la chance.
— Ne me regarde pas comme ça, je vais bien, fit Al avec un sourire rassurant en remarquant ma mine inquiète. J'ai juste un peu de mal à émerger.
Je lui lançai un sourire, rassurée par sa réponse, et réalisai que Gaël et Cred louchaient dangereusement sur le reste d'œufs au lard.
— Hey, bouffez pas tout ! m'indignai-je en ouvrant grand la porte, provoquant un éclat de rire.
Je tendis les pieds pour me laisser tomber du lit superposé dans la pièce à vivre.
— C'est le risque quand on joue les marmottes ! répondit Gaël avec son grand sourire édenté.
— Alors, j'ai bossé cette nuit, rappelai-je en leur arrachant la poêle des mains, et je vous rappelle que c'est moi qui vous ai sauvé les fesses lors de la révision du moteur que Cred avait mal remonté. Je vous conseille de me nourrir si vous ne voulez pas avoir de problèmes.
— Ne jamais fâcher une femme, rappela Ney en souriant. Il reste du café, tu en veux ?
— Avec plaisir, répondis-je en escaladant le banc pour m'asseoir à côté de Cred qui s'écarta un peu, bougonnant qu'on remette sur le tapis son erreur de la veille.
— Bon, je remonte, annonça Gaël en posant ses larges mains sur la table de bois pour se lever. Le fleuve est large, mais le courant est traître par ici.
— Est-ce que tu crois que tu arriveras à laisser Evie tenir la barre seule plus de deux minutes ?
— Elle n'a encore que huit ans.
Ney regarda son mari gravir les quelques marches qui donnaient sur la timonerie avec un sourire amusé, puis tendit le bras pour attraper la cafetière métallique et me servir. Son visage doux était dévoré par une cascade de larges boucles noires qui couvraient ses épaules. C'était une femme entre deux âges, à la silhouette massive et aux mains larges, mais avant même de lui parler, elle m'avait évoqué la douceur d'une mère.
— Albert, tu voudras du café aussi ?
Je vis Al grimacer et réprimai un rire dans ma tasse de métal émaillé tandis que Ney se corrigeait.
— Alphonse, pardon.
Devinant que nous allions être recherchés par l'armée comme par les Homonculus, j'avais commencé par livrer une fausse identité aux bateliers qui nous avaient repêchés. Identité qu'Alphonse avait modérément appréciée quand il l'avait découverte, une fois remis de sa fièvre.
— S'il vous plaît, fit-il d'un ton formel.
Il me jeta un coup d'œil et je haussai les épaules. Le secret était éventé depuis longtemps. Le jour où la police fluviale était venue fouiller le bateau, je n'avais pas eu d'autre choix que de les supplier de nous cacher. Al ne s'en souvenait pas, sa fièvre était au plus fort à ce moment-là, mais moi, je me rappelais avoir blêmi en entrevoyant des hommes en uniforme remonter le ponton.
J'étais debout à côté du lit-placard, épongeant le front brûlant d'Alphonse, le thermomètre dans l'autre main.
- 39,9… soufflai-je, le front plissé par l'inquiétude. Ça ne baisse pas.
Je posais le thermomètre pour me moucher. C'était sans comparaison avec Al, mais j'avais quand même écopé d'un bon rhume.
— Il faudrait appeler un docteur, souffla Evie d'un ton appliqué.
La gamine s'était installée à côté de moi, ses petites pattes serrées sur le rebord du lit tandis qu'elle regardait le malade d'un air inquiet.
Elle avait les cheveux blonds, mais pour le reste, était une version miniature de sa mère : même nez rond, mêmes sourcils arqués. Elle nous avait vus arriver sur le navire avec le mélange de peur et de curiosité qu'aurait eu un petit animal, avant de décider qu'elle nous appréciait.
Pour l'heure, nous nous inquiétions pour Alphonse dont la fièvre ne cessait de monter et qui n'avait pas repris conscience depuis des heures. Il marmonnait par moments, récitant des formules, parlant dans son délire, interpellant Ed et, plus surprenant, son père. Ses mains rougies et gonflées montraient tous les signes d'une infection, ce qui n'avait rien d'étonnant étant donné que nous avions enchaîné un combat avec une chute dans le fleuve en plein quartier des tanneries. Je me mordis les lèvres, pétrie d'inquiétude. Devais-je renoncer à nous cacher pour trouver un médecin ? Je faisais de mon mieux avec mes maigres moyens, mais sa fièvre prenait des proportions dangereuses malgré mes soins.
— Qu'est-ce qu'ils nous veulent, à la police fluviale ? soupira Ney en se penchant pour regarder le hublot.
— La… la police ? hoquetai-je avec un sursaut d'inquiétude.
— Je ne sais pas si c'est à cause de l'attaque de l'autre jour, mais on dirait bien qu'ils ont décidé de fouiller toutes les embarcations…
Ney se retourna vers moi et planta son regard dans le mien. Je fis de mon mieux pour le pas ciller, mais mes mains tremblantes me trahissaient.
Il y eut quelques secondes de silence pétri d'angoisse, tandis que très vite, je tentais de faire le point sur la situation, comprenant qu'il fallait que je prenne rapidement ma décision.
— Vous deux, vous avez quelque chose à planquer, n'est-ce pas ?
Je hochai la tête en déglutissant. Al était inconscient, et seule, je ne ferai jamais le poids contre des militaires. La seule option qui me restait était de quémander de l'aide à ceux qui nous avaient recueillis.
— S'il vous plaît… cachez-nous, lâchai-je finalement, au bord des larmes. On ne peut pas se permettre d'être retrouvés.
— Il va falloir nous donner des explications alors.
— Toutes les explications que vous voulez, bredouillai-je en entendant les pas sur le pont. Mais pas maintenant, on n'a pas le temps.
Ney hocha la tête, me donnant envie de m'effondrer de soulagement. Elle fit demi-tour pour ouvrir un placard, en tirant une cocotte et de lourds sacs de farine.
— Evie, on va jouer à garder un secret, d'accord. Quand la police viendra, tu ne diras rien à propos d'Albert et Wendy, d'accord ?
— Oui Maman. Motus et bouche cousue.
— Bien. Wendy, tu arriveras à le porter seule ?
Je hochai la tête. J'avais repris des forces depuis notre départ et lui avait perdu du poids sous l'effet de la fièvre. Je glissai les bras contre son dos et ses genoux et le soulevai en titubant tandis que la batelière retirait le plancher du placard qui s'ouvrit sur un réduit plongé dans la pénombre. Je regardai l'ouverture avec appréhension.
— File devant, je vais t'aider à le descendre, m'ordonna-t-elle en me tirant Al des mains. C'est étroit, mais vous n'êtes pas bien gros, ça ira.
J'obéis, les mains tremblantes tandis que je me faufilai dans le trou, me tortillant pour réussir à me couler toute entière sous le plancher. Les pieds nus d'Al suivirent, et je tendis les bras pour l'aider à descendre tandis que Ney le portait par les aisselles. Je parvins à le faire glisser à côté de moi sans trop le cogner, levant les yeux vers la trappe qui se découpait.
— Je referme, chuchota Ney. Il y a un loquet sur l'arrière, fixe-le de l'intérieur, comme ça même s'ils essaient de le soulever, ça ne donnera rien.
— D'accord.
Elle reposa aussitôt la planche, me plongeant dans le noir total. Je levai les mains, cherchant le loquet à tâtons tandis que je l'entendais le son lourd des objets qu'elle traînait sur la trappe, puis le claquement des portes du placard. Le cœur battant, j'avais la sensation qu'on m'enterrait vivante, et quand je sentis la structure de métal se verrouiller sur mes doigts, ma gorge se noua.
J'étais dans l'obscurité oppressante d'un entresol de quarante centimètres de haut tout au plus. À côté de moi, Alphonse, tellement malade que je l'aurai immédiatement emmené à l'hôpital dans un autre contexte, au-dessus, les pas de Ney qui s'activait résonnaient et faisaient grincer les planches.
En me représentant l'embarcation, j'estimai être entre le plancher de la pièce à vivre et la salle des machines, et la tiédeur des planches sous mon dos confirmait cette hypothèse. Tandis que j'entendais les pas hâtifs, le bruit de l'eau qui coulait, et Ney qui donnait des ordres à sa fille, je tentai de rouler de côté sans y parvenir, mon épaule se cognant contre les poutres de l'entresol, et je tendis une main inquiète pour atteindre Al. Je sentis sous mes doigts la peau brûlante de ses joues, son front trempé de sueur sur lequel des mèches s'étaient collées, et même ses cils tremblants contre mes paumes.
— Ça va aller, murmurai-je, autant pour lui que pour moi-même.
Des bruits de bottes se firent entendre, faisant écho aux battements de mon cœur, et je me figeai, terrifiée. Ils arrivaient.
J'avais l'impression que le pas des soldats m'écrasait la poitrine alors qu'ils traversaient la pièce. Combien étaient-ils ? Allaient-ils vraiment me trouver ?
— Qu'est-ce que vous faites, madame ?
— La lessive, répondit la voix de Ney, déformée par le plancher qui nous séparait. Ça ne se voit pas ?
— Veuillez vous écarter, nous devons procéder à une fouille.
Les portes du placard claquèrent et je sursautai tandis que je les entendais arpenter la pièce en donnant des ordres, ouvrant toutes les portes, soulevant, déplaçant, posant des questions. J'avais l'impression qu'une nuée d'insectes s'était abattue sur la péniche, qu'ils infiltreraient dans chaque interstice, chaque embrasure, jusqu'à ce qu'ils nous trouvent. Et s'ils nous trouvaient…
Je revis les Homonculus, le sourire de Lust alors qu'elle s'apprêtait à me tuer, la mâchoire immense de Gluttony et ses poings plus gros que ma tête, leur ton moqueur, méprisant, les mares de sang au sol, les vitres explosées. J'entendais de nouveau les coups de feu qui les avaient ralentis durant notre fuite et la pluie battante qui tombait ce soir-là.
En y repensant, je ne savais même pas comment j'avais eu le courage de me battre et de courir de toutes mes forces, de lutter contre ces ennemis tellement plus puissants que moi. L'instinct de survie, sans doute.
J'avais le nez bouché, mais pas moyen de me moucher dans ces conditions. Alors je respirais, la bouche entrouverte asséchée par la peur, en espérant ne pas tousser ou éternuer.
— Je peux savoir pourquoi vous fouillez mon bateau ?
La voix grave de Gaël résonna, forte, mais pas agressive.
— Ne le prenez pas personnellement, monsieur, toutes les voies de circulations sont soumises à une fouille systématique depuis l'attaque du Bigarré.
— Vous cherchez les coupables ? Je croyais qu'ils étaient tous morts.
— C'est quelqu'un d'autre que nous cherchons.
— Si on peut vous aider à coincer les enflures qui ont fait ça… grogna la voix de Cred.
— On soupçonne le Fullmetal Alchemist d'être lié aux Snake and Panthers. Si vous voyez un petit blond d'une quinzaine d'années aux cheveux longs et aux yeux dorés… il est coupable de haute trahison envers l'armée, on le cherche toujours activement. Il est extrêmement dangereux, si vous le croisez, n'essayez pas de le confronter, contactez directement l'armée.
Ed…
— Ah, et il se peut qu'il ait pris une apparence féminine pour brouiller les pistes.
Merde… Ils savent…
Je levai les yeux vers le plancher, me mordant les lèvres tandis que Gaël faisait parler le militaire avec l'habileté d'une absence totale d'agressivité, et celui-ci lui expliqua que d'autres personnes étaient activement recherchées. Izumi et Cub étaient toujours portés disparus, ainsi qu'un certain Tony Digger, et nous deux, bien sûr. Et moi, je restais là, dans la pénombre de l'entresol où la lumière parvenait à se frayer timidement un chemin par quelques interstices, tenant le poignet d'Al d'une main tremblante, priant pour ne pas être retrouvée, pour que les inconnus qui nous avaient recueillis ne fassent pas volte-face.
Puis, de bruits de pas en claquements de porte, le son des fouilles décrut peu à peu, et la tempête repartit sans nous arracher aux entrailles de la péniche dans lesquelles je m'étais pelotonnée, tremblante de peur. Je restai là, étouffant dans le réduit, tremblante, incapable d'oser espérer avoir réchappé à la fouille. Puis j'entendis trois coups toqués au-dessus de moi et sursautai.
— C'est nous. Ils sont partis, tu peux rouvrir le loquet.
Je cherchai l'ouverture à tâtons, peinant à rouvrir, puis la trappe se souleva, découvrant les visages sombres de Ney, Gaël et Evie. Le courant d'air qui me caressa le visage me fit réaliser que mes joues étaient trempées de larmes. Sans force et éperdue de reconnaissance, j'eus de la peine à m'extraire de ma cachette malgré les bras tendus. Je restais à genoux sur le parquet à côté d'Al, tremblant de tous mes membres en découvrant le chaos de la pièce fouillée de fond en comble.
— Maintenant, tu nous dois des explications, petite. J'espère qu'on n'aura pas de raison de regretter de t'avoir planquée.
Je hochai la tête et déglutis, encore tourneboulée et incapable de faire le tri de ce que je devais partager et taire, pour mon bien et le leur.
Il m'avait fallu le reste de la journée pour me remettre de mes émotions, leur avouer une partie de la vérité. Étrangement, ils n'avaient aucune peine à comprendre la peur que je nourrissais envers l'armée et semblaient la partager. Le fait de nous avoir repêchés dans le fleuve et de nous voir blessés, terrifiés, les avait fait se douter que nous fuyons depuis le début. Par respect pour le risque qu'ils avaient pris et dans l'espoir de gagner leur confiance, je leur avais avoué nos véritables identités. Cela avait tourné à notre avantage puisqu'ils connaissaient vaguement Izumi et avait entendu parler des « gamins apprentis » qu'elle avait pris sous son aile quelques années auparavant.
Gaël s'était radouci au point que je n'avais pas eu besoin d'entrer dans les détails pour qu'ils me croient, et je découvris qu'ils étaient loin de porter les militaires dans leur cœur. J'appris à l'occasion qu'ils avaient œuvré pour sauver des Ishbals lors de la guerre, les faisant voyager dans l'entresol ou je m'étais dissimulée pour les approcher de Lacosta ou ils pouvaient ensuite tenter de passer la frontière. La petite famille qui se tenait devant moi et à qui nous devions la vie ne nous avait pas attendus pour douter du bien-fondé des actions de l'armée.
Rassurée d'avoir mon destin entre les mains d'âmes aussi fortes et bienveillantes, je m'étais effondrée de fatigue une fois que la fièvre d'Alphonse avait commencé à baisser. J'avais passé les jours suivants blottie au cœur de la péniche qui remontait la Rain en direction d'East-city, soulagée de voir Al se rétablir peu à peu et les contrôles s'espacer tandis que nous quittions la région centre. Une routine étrange avait pris place dans ce lieu ou le temps semblait s'écouler différemment, et cela faisait maintenant une semaine que nous avions été repêchés, nous glissant dans le quotidien de cette famille jusque-là inconnue sans que cela ne les émeuve.
Dans le faux silence de la pièce, j'entendais le grincement du bois et les murmures de la discussion entre le père et sa fille dans la timonerie. C'était tellement paisible. Pendant que nous petit-déjeunions au chaud dans les entrailles d'une péniche voguant vers l'Est, les derniers événements semblaient irréels. C'était sans doute cette sensation qui m'avait permis de trouver le sommeil ces derniers jours.
Je jetai un coup d'œil à Al qui avait les yeux rivés sur son assiette, mastiquant avec application. Il avait l'air perdu dans ses pensées, et je ne pouvais pas lui en vouloir. Sans doute se remémorait-il notre combat, la mort probable des soldats qui nous avaient escortés des semaines durant. Si j'avais su que Flint et Gordon devraient affronter les Homonculus, j'aurais… Je les aurais avertis du danger. J'aurais été moins butée envers eux, je leur aurai dit de fuir… n'importe quoi qui puisse alléger ma culpabilité.
Mais il était trop tard, morts ou vivants, leur destin était hors de notre portée. Je priai sans trop oser croire que les coups de feu qui nous avaient protégés soient le signe qu'ils s'en étaient sortis en vie.
Ce moment avait été si choquant. Je ne me serais pas crue capable de me défendre bec et ongles, je n'aurai jamais imaginé voir Al massacrer quelqu'un à coups de couteau comme il l'avait fait. Je n'aurais jamais cru que nous pourrions échapper à des ennemis pareils… Mais nous l'avions fait. Et cette victoire semblait plus forte encore que la peur et l'horreur. Nous avions réussi à nous échapper, à battre des ennemis immortels. Ensemble, nous avions vaincu l'invincible.
Je me sentis ridicule d'avoir pensé quelque chose d'aussi grandiloquent et détournai les yeux pour les poser sur Ney qui faisait la vaisselle.
— Bon, moi je vais me préparer, annonça Cred. On ne va pas tarder à passer une écluse, il vaut mieux que je sois sur le pont, sinon Gaël va me passer un savon.
— Tout de suite, les grands mots, taquina Ney en tournant la tête.
Le silence retomba.
— Vous n'êtes pas bavards ce matin.
— Ah, désolé, je suis un peu perdu dans mes pensées, admit Al.
— Ce n'est pas grave, fit la femme en se tournant vers vous. Ça ne sert à rien de bavarder si vous n'avez rien à dire.
— C'est vrai…
— Ça ne vous dérange pas que je mette la radio ?
— Tu es chez toi, voyons !
Ney eu un petit rire et alluma la grande radio fixée sur l'étagère au-dessus de l'évier, qui grésilla et crachota ses informations.
— … quête est toujours en cours. Dans son dernier communiqué, le Généralissime a annoncé que l'attaque avait été revendiquée par les Snakes & Panthers et encouragé les citoyens à partager toute information susceptible d'aider à identifier et arrêter les terroristes.
— L'hypothèse que ce soit lié à l'arrestation du fameux Harfang est donc écartée ? fit une autre voix déformée par les ondes.
— En effet, les soupçons se sont d'abord posés sur des complices du criminel, étant donné que l'équipe du Général Mustang a été durement touchée lors de l'assaut.
Je tournai la tête vers la radio, prise d'un mélange de rage et d'inquiétude. Ils avaient évoqué cette attaque lors de la fouille, mais à ce moment-là, je me souciais trop de mon sort et de celui d'Al pour y porter la moindre attention. Je n'avais pas réalisé que Mustang et les autres y étaient liés.
J'avais toutes les raisons de détester cet homme qui avait tué mes parents, mais l'idée que son équipe ait été attaquée ne me disait rien qui vaille. Je posai une main sur l'épaule d'Al qui sursauta et reporta son attention sur la radio que je lui pointai du doigt.
— … félicités par le Généralissime pour leur arrestation de Harfang, qui a permis de mettre à jour un important réseau de trafic d'armes et de proxénétisme, les membres de l'équipe ont presque tous étés hospitalisés. On déplore la perte du Lieutenant Breda, qui a protégé des civils au prix de sa propre vie, et le Colonel Hawkeye est toujours dans un état critique. Une cérémonie officielle aura lieu ce mercredi 7 février pour honorer la mémoire de tous les militaires et civils tombés lors de cette attaque. L'assaut du Cabaret Bigarré a été particulièrement meurtrier, avec quatre morts parmi les militaires et onze morts parmi les civils, ainsi que de nombreuses personnes gravement blessées. Du côté ennemi, dix-huit personnes ont été neutralisées. Cela faisait plus d'une décennie qu'une attaque n'avait pas causé autant de morts parmi les civils à Central-city.
— À la capitale, peut-être, mais faut voir c'que ça donne dans le reste du pays, pesta Ney en frottant vigoureusement sa poêle sans percevoir notre désarroi.
— Nous vous invitons à l'occasion de cette journée de deuil à afficher votre soutien pour l'armée qui fait face à des ennemis d'une brutalité redoutable. Dans quelques minutes, la météo, suivie d'un dossier sur les Snake and Panthers et leurs agissements dans la région Sud avant cette attaque coup de poing…
Je me tournai vers Al et chuchotai en tâchant de faire taire ma panique.
— Le Cabaret Bigarré, c'est là qu'il était… Tu crois qu'il…
— Il est pas mort, souffla Al.
— … Comment tu le sais ?
— Je le sais, c'est tout, balbutia-t-il en rougissant.
Je fis une petite moue perplexe. Bien avant que les Homonculus ne nous attaquent, Al avait commencé à se comporter bizarrement. Je n'avais pas oublié cette fin d'après-midi que nous avions passée à lui courir après sous une pluie battante alors qu'il fonçait droit devant lui. Il ne m'avait jamais expliqué ce qui lui avait pris ce soir-là et je n'avais pas osé lui en reparler. Tout ce que je savais, c'est que quand je m'inquiétais pour Edward, il arrivait toujours à me répondre avec conviction, comme s'il savait quelque chose que j'ignorais, et que j'avais pris l'habitude de le croire.
— Vous pourrez essuyer la vaisselle ? J'aimerais que tout soit rangé, on ne devrait pas tarder à arriver à la prochaine écluse, et vous savez ce que c'est.
— Oui, Ney ! répondit Al d'une voix claire en se levant pour se diriger vers l'évier.
— On s'occupe de ça et on se prépare pour vous donner un coup de main.
— Merci !
Je me levai à mon tour, attrapant les premières tasses pour commencer à les sécher et les ranger dans le placard au fur et à mesure. Je jetai un coup d'œil à la timonerie ou les autres discutaient avec animation, puis repris mes chuchotements.
— Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? Je croyais que les chimères étaient nos alliés… Ed les a aidés à échapper à l'armée !
— Je ne sais pas, je ne comprends pas, moi non plus. Elles m'ont confié le carnet alors qu'Ed était déjà recherché.
— Tu crois qu'ils ont considéré que l'équipe de Mustang était une menace pour eux ?
— Si c'est le cas, ils se sont trompés d'ennemi… souffla Al, les yeux ternis de tristesse.
— Quand je pense qu'on les a aidés à l'époque, j'en suis malade… Hawkeye et Breda…
— Je me demande si ce n'est pas plutôt un coup des Homonculus. Après tout, les chimères du cinquième laboratoire se sont enfuies, mais ils avaient peut-être d'autres prisonniers ailleurs…
— Je crois qu'on aura du mal à en savoir plus de là où on est, soupirai-je. J'espère juste qu'Ed et les autres arriveront à s'en sortir.
— Hé, les gosses, encore en pyjama ? lança Gaël en se penchant depuis la porte de la timonerie. Winry, on aura besoin de toi d'ici un quart d'heure !
— Ah, oui ! Pardon !
Je me faufilai jusqu'au lit-placard pour tirer de mon sac des vêtements propres et refermai la porte, puis attrapai le bleu de travail qui avait été mis à sécher sur une corde au-dessus du poële pour l'enfiler. Je n'avais que quelques pas de plus à faire pour entrer dans la salle d'eau exigüe et me débarbouiller pour finir de me réveiller. C'était ça de vivre sur une péniche. Se déplacer dans un mouchoir de poche, économiser l'eau et l'électricité… Nous avions une chance immense que Gaël et Ney aient eu la générosité de nous accueillir et de nous protéger malgré le peu d'espace et de moyens.
La moindre des choses était de les aider en retour pour les travaux du quotidien, à défaut de mieux. Une fois débarbouillée, je démêlai sommairement mes cheveux pour en faire une tresse blonde que j'enroulai sur ma tête, la fixant de quelques barrettes empruntées à Ney avant d'enfoncer un bonnet dessus. Nous n'étions pas dans une région très animée, mais ce n'était pas une raison pour attirer l'attention. Je quittai la salle de bain, faisant un dernier signe de main à Al avant de monter les marches menant à la timonerie tout en enfilant les manches de la combinaison. Al se faufila derrière moi pour héler Gaël au moment où j'ouvrais la porte.
— Vous voulez que je vienne aussi ?
— On sera assez de cinq pour manœuvrer, et il ne fait pas bon. Reste plutôt à l'intérieur, ça ne sert à rien que tu attrapes de nouveau la mort.
Al hocha la tête en réprimant une grimace, les yeux baissés sur ses mains ou les plaies rouges étaient encore bien visibles. Gaël avait raison de l'exclure des manœuvres, mais le connaissant, il devait regretter de ne pas pouvoir se rendre plus utile. Il ne le montra pas, cependant, puisqu'il releva bien vite la tête en nous lançant un des sourires doux dont il avait le secret.
— Je compte sur vous alors. Je vais en profiter pour continuer mes études.
— Bon courage pour ça, fis-je avec un petit rire.
Une fois de nouveau en état de parler, il avait réclamé le sac qu'il avait lors de son départ, soulagé de retrouver ses notes d'alchimie pourtant lessivées par notre plongeon dans le fleuve. Ses feuillets étaient gondolés, vaseux et se déchiraient deux fois sur trois quand il tâchait de séparer les pages, mais cela ne l'avait pas découragé d'entreprendre un travail de scribe pour en recopier le contenu une nouvelle fois, en se félicitant d'avoir pris ses notes au crayon à papier et pas à l'encre.
Pour ma part, je préférais largement gambader sur le pont pour jeter des bouts et annoncer la distance qui nous séparait du bajoyer une fois dans l'écluse. Je refermai la porte de la timonerie et me retournai vers Ney qui tenait la barre, tandis qu'Evie feuilletait le plan du circuit fluvial avec application.
— Où sont les autres ? demandai-je.
— Dehors. Gaël est sur l'avant pour parler avec l'éclusier.
— Je peux venir avec toi ? demanda Evie en levant ses yeux noisette.
Je levai les yeux vers sa mère qui me répondit par une moue hésitante.
— Je lui ai dit de ne pas sortir parce que la visibilité est affreuse ce matin, mais si tu l'accompagnes, je suppose que ça va…
— On y va ensemble ?
— Oui !
Je hochai la tête et sortis à ses côtés. L'air hors de la cabine de pilotage était froid et humide, formant un mélange de brume et de minuscules flocons dans lequel le paysage semblait se dissoudre et perdre ses couleurs. Vu l'heure, le soleil était déjà levé, mais impossible de le situer dans cette ambiance diffuse et terne. Evie commença à gambader sur le pont, écartant les bras dans son ciré jaune vif.
— Ne cours pas, conseillai-je, le pont est glissant avec cette humidité.
— Ça vaaa, c'est chez moi ici, je vais pas tomber.
— Ça peut arriver à tout le monde, tu sais ! Qu'on connaisse bien les lieux ou pas. Tu ne veux pas tomber malade comme Al, non ?
— Non, admit-elle à contrecœur, s'arrêtant pour que je puise la rattraper.
Je n'avais beau avoir que six ans de plus qu'elle, je devais paraître bien rabat-joie aux yeux de la fillette. Pourtant, je la comprenais. J'étais contente de pouvoir ne serait-ce que mettre un pied dehors, et j'aurais bien été tentée de danser sur le bateau comme elle s'était apprêtée le faire. À la place, j'arpentais le pont à pas lents pour rejoindre les deux silhouettes plus sombres qui se dessinaient à sa pointe, me retrouvant à côté de Cred.
— Comment ça se présente ? demandai-je.
— On a un bateau avalant en train de passer, donc il faut attendre qu'ils aient terminé pour pouvoir remonter, soupira-t-il.
— Avec cette purée de pois, ça ne sera pas une partie de plaisir de manœuvrer… commenta Gaël en scrutant. Evie, tu nous as rejoints ?
— Winry m'a estor… escortée !
— On dirait que ça te plaît bien d'avoir une camarade de jeux, commenta Cred en lui ébouriffant les cheveux.
Je souris, songeant que si je pouvais faire plaisir à la fillette, c'était déjà un bon début.
— Il est déjà dix heures… à ce rythme, on n'arrivera pas avant quatorze heures à East city.
— C'est grave ? demandai-je tandis qu'Evie s'appuyait contre mon flan pour me faire un câlin et que je lui tapotais machinalement l'épaule.
— J'aurais voulu faire les chargements aujourd'hui et quitter East-city dans la foulée pour rattraper un peu le retard pris à Central… mais ça me paraît compromis.
— Je suis désolée.
— Allons, ce n'est pas toi qui as posé un arrêté pour faire fouiller toutes les voies fluviales de la région, hein.
— Je sais, mais bon…
— Ah, les portes s'ouvrent ! s'exclama Evie.
Je plissai des yeux, distinguant des mouvements lents parmi les zones plus sombres et plus claires qui se dessinaient dans la brume, avant qu'une péniche ne s'avance vers nous. À l'avant, une silhouette nous fit signe, et tout le monde répondit. Le nez relevé du bateau s'approchait pour nous croiser et la personne s'avança.
— Bah alors, Gaël ! s'exclama une voix forte. Je me disais bien que je ne t'avais pas vu sur les docks !
— Ne m'en parle pas, on a été coincés à Central pendant presque une semaine !
— À Central aussi ça coince ? À East-city ils n'ont pas arrêté de faire des contrôles !
— L'armée n'a pas intérêt à râler sur les retards alors que c'est de leur faute !
— Comme tu dis ! Bon courage pour ta livraison en tout cas !
— Bon courage !
La voix de l'homme s'éloignait déjà, emportée par l'embarcation qui filait lentement vers l'Ouest, et le silence retomba.
— On peut dire à Maman d'avancer maintenant ? s'exclama Evie.
— Oui, répondit sobrement Gaël.
— Allez, je t'accompagne, lança Cred.
— Bon… on dirait bien qu'on ne quittera pas East-city avant lundi, soupira Gaël. Il faudra que je contacte la draperie de Resembool pour les prévenir qu'on aura plus de retard que prévu.
Je baissai la tête, partageant son inquiétude et incapable de ne pas me sentir coupable face à la situation.
— Désolé gamine, mais toi et ton ami allez sans doute devoir passer du temps dans l'entresol ce weekend.
— Je suis désolée de vous causer autant de soucis.
— Ce n'est pas toi qui me causes du souci, c'est plutôt la direction que prend ce pays.
Il ne dit rien de plus avant que ne commencent les manœuvres, mais tandis que j'arpentais le pont en suivant ses ordres, sa phrase continua à résonner dans ma tête.
À l'approche d'East-city, les fouilles reprirent, et Al et moi restions le plus clair du temps terrés dans l'entresol, tandis que l'agacement de Gaël augmentait de plus en plus au fil du retard accumulé. Quand il put enfin s'amarrer devant l'usine de montage, la nuit était tombée depuis longtemps et ses portes s'étaient fermées.
— On ne repartira pas avant lundi soir, voire mardi s'ils continuent les fouilles, soupira Gaël durant le repas du soir.
— Profitons de ce dimanche pour se reposer et reprendre des forces, suggéra Ney, plus rassurante.
— De toute façon, on n'y peut rien, non ? fit remarquer Cred.
Je rompis mon pain en silence pour saucer mon assiette, incapable de m'empêcher de penser que d'une certaine manière, j'étais responsable de leurs difficultés.
— Je ne m'inquiète pas d'une rupture de contrat, tout le trafic est perturbé et les usines le savent… Par contre, le paiement arrivera plus tard.
— On a un peu de côté, on peut voir venir…
— Je sais, mais…
L'homme soupira et passa une main dans ses cheveux entre le châtain et le gris.
— Vous voulez une tisane ? demanda Alphonse.
— Ce n'est pas de refus.
Al se leva pour mettre de l'eau à bouillir, pendant que Cred débarrassait la table. Evie se faufila pour aller chercher un petit tabouret pliant qu'elle escalada pour commencer à faire la vaisselle qui s'était empilée dans l'évier. Gaël ouvrit le livre de comptes pour discuter chiffres avec Ney, et la fillette se mit à chanter de sa petite voix d'enfant, arrachant un sourire tendre à ses parents, avant qu'Al ne reprenne le refrain avec elle en essuyant la vaisselle. Je pris le relais de la tisane, servant tout le monde. J'avais, par réflexe, sorti six tasses, mais en commençant à les remplir, je réalisai que Cred avait quitté la pièce.
J'hésitais, puis croisai le regard d'Alphonse, qui sans cesser de chanter, jeta un coup d'œil vers la timonerie, comme pour m'inciter à le rejoindre. Je versai les deux dernières tasses que je pris à la main, montant dans la timonerie plongée dans l'obscurité, distinguant la silhouette de Cred, accoudé à la rambarde, côté fleuve. J'ouvris la porte du coude pour sortir et le rejoindre. Il sursauta en me remarquant, puis pris la tasse que je lui tendis avec un sourire triste.
— Ça ne va pas ? demandai-je.
— Pas trop, non…
— À cause de ces problèmes d'argent ?
Cred hocha la tête, sirotant sa tasse fumante en contemplant l'étendue de la Rain sur laquelle se reflétaient les reflets des réverbères qui parvenaient à percer la brume sombre qui pesait sur la ville tout entière.
— Moi… je voulais devenir instituteur, souffla-t-il.
— Instituteur ? bégayai-je.
— Hé, ne me regarde pas comme si c'était l'idée la plus improbable du monde ! grommela-t-il.
— Désolé, je voulais pas être vexante… C'est juste que je m'y attendais pas.
— Enfin, c'est ce que je pensais faire avant la mort de mes parents. Ney et son mari m'ont pris sous leur aile et m'ont donné du travail. Je leur en suis très reconnaissant, je ne sais pas ce que je serai devenu sans eux. Mais du coup, je ne peux pas attendre la même chose de ma tante que de mes parents, je le sais. Je vois bien qu'ils aimeraient m'aider, mais ils n'en ont pas les moyens.
— … Je suis désolée pour toi. Ça doit pas être facile.
— Et toi, tu as l'air d'avoir une vie compliquée, recherchée par l'armée… Tes parents ne s'inquiètent pas pour toi ?
— Ils sont morts quand j'avais neuf ans, fis-je avec un sourire forcé. Ils se sont fait tuer par un militaire pendant la guerre d'Ishbal.
— Oh… désolé.
— Tu ne pouvais pas savoir. Et puis, moi ça fait longtemps, je me suis faite à l'idée.
Je m'affalai sur la rambarde, posant la tasse vide à côté de moi, et regardai l'eau noire qui s'étendait devant nous en poussant un soupir. Je n'arrivais pas à oublier que c'était Mustang qui les avait tués. Cet homme élégant qui m'avait intimidée à chaque fois que je l'avais entrevu et qu'Edward admirait tant était un meurtrier, celui de mes parents. Il les avait regardé droit dans les yeux en leur tirant une balle à bout portant. Je ne savais toujours pas ce que j'allais faire de cette vérité que j'avais activement cherchée et que je regrettais de connaître.
— C'est pour ça que tu t'es opposée aux militaires ? Pour te venger ?
— Non, ce sont deux choses différentes. Pour ce qui est de me venger… je sais que je pourrai le faire, le moment venu.
«Je ne vous demande pas de me pardonner, je sais que je suis impardonnable. Mais nous avons des ennemis communs à abattre, pour notre bien comme celui du pays, et je voudrais que nous fassions une alliance. Je suis prêt à perdre la vie pour les faire tomber… mais si je leur survis, vous pourrez me juger et me condamner pour mon crime. J'accepterai la sentence, quelle qu'elle soit.»
J'avais cru mal comprendre, mais le reste de la discussion m'avait confirmé ce que je croyais avoir surinterprété. Il m'avait promis droit de vie et de mort sur sa tête et si une partie de moi avait envie de le frapper, je n'étais pas sûre de vouloir devenir une meurtrière à mon tour. J'étais restée marquée par la manière dont, une fois seul avec moi et Hawkeye, il avait laissé tomber ses défenses pour laisser voir un gouffre de tristesse et de culpabilité que je n'aurais jamais soupçonné. J'avais eu la sensation qu'il ne cherchait même plus à défendre sa propre vie, et cette pensée m'avait noué le ventre, entravant provisoirement ma colère.
— Tu sais, il y a une récompense sur vos têtes, à Al et toi. Une grosse. Si je vous dénonçais, ça pourrait me payer mes études.
Je me redressai, lui jetant un regard horrifié à cette perspective.
— J'avoue que c'est tentant. Mais ne t'inquiète pas, ajouta-t-il en riant. Je ne suis pas près de faire une chose pareille, je ne pourrai plus me regarder dans la glace. Je pense que vous êtes des gens bien, et que l'armée n'est pas dans son bon droit. En tout cas, Ney et Gaël vous font confiance, et moi, je crois en eux.
Je poussai un soupir soulagé qui se transforma en buée. Il faisait froid ce soir.
— C'est de la poudre aux yeux, ces récompenses. Ils font ça parce que le fait que l'armée lance un avis de recherche n'est plus un argument valable pour les gens. Tu sais, l'avantage, quand tu es batelier, c'est que tu vois du pays. Tu rencontres beaucoup de gens, tu entends plein de choses… Et s'il y a un truc que nos voyages m'ont appris, c'est qu'il y a un paquet de choses qui ne vont pas dans le pays. Beaucoup de gens sont à la rue. Beaucoup sont orphelins. Beaucoup meurent dans des conflits causés par l'armée. Ça n'a pas de sens, tout ça. L'état te protège si tu es de son côté, ou s'il a besoin de toi… Ils nous payent pour transporter leurs marchandises, mais s'ils pouvaient se passer de nous ils nous jetteraient hors des fleuves. Enfin, tout ça pour dire… je sais que mon quotidien pourrait être meilleur, mais je suis loin d'être le plus à plaindre pour autant. Alors… Je n'ai pas le droit de me morfondre, encore moins d'en vouloir à Ney et Gaël de ne pas m'offrir le destin que je voulais…
— Je te trouve courageux, et lucide, commentai-je en me frottant les bras pour me réchauffer. Et je pense que c'est un beau métier, instituteur. Je suis sûre que tu trouveras bien un moyen d'y arriver. Peut-être pas avec le parcours que tu imaginais… mais ce n'est pas parce que tout le monde emprunte par le fleuve qu'on n'a pas le droit de passer par les rives, non ? lui lançai-je avec un large sourire.
— … Merci, Winry, murmura-t-il en plantant ses yeux dans les miens. Ça me touche beaucoup.
Cred leva le bras pour le poser sur mon épaule et je m'écartai dans un sursaut sous l'effet de ce geste inattendu. Depuis ce jour où Thaddeus avait posé la main sur moi, les contacts physiques me crispaient, et le combat avec les Homonculus n'avait rien arrangé.
— Pardon, je… voulais pas te faire peur.
En voyant son air peiné, je compris qu'il était sincère et réalisai que ce geste empreint de tendresse était peut-être le signe d'un sentiment dépassant la simple amitié. Je me sentis noyée dans l'embarras d'avoir réagi aussi vivement, mais tout aussi gênée à l'idée qu'il me considère de cette façon alors que je ça ne m'avait pas effleuré l'esprit un instant.
— Je… suis désolée…
— C'est moi… je me suis laissé emporter, bafouilla-t-il en baissant les yeux pour fixer ses chaussures avec une expression honteuse et dépitée. Je sais bien que t'es pas… que t'es…
— Que je suis… ? demandai-je en fronçant légèrement les sourcils dans une attente teintée d'autorité.
— … amoureuse d'Alphonse.
Je restai silencieuse, prise au dépourvu par l'ensemble de la situation, la discussion, ce moment d'intimité mal interprété qui m'avait désarçonnée, l'aveu à demi-mot de Cred et sa conclusion posée comme un fait. Je secouai négativement la tête, réalisant que je n'étais pas prête à accepter que les autres considèrent que j'étais amoureuse d'Alphonse ou que l'on puisse avoir une relation plus qu'amicale.
Pourtant, force était d'admettre que c'était sans doute la seule personne du sexe opposé qui pouvait me toucher l'épaule ou me serrer dans ses bras sans que je me crispe d'appréhension. Le seul à être à mes côtés dans la solitude et la fuite, le seul à me comprendre. Mais… cela ne faisait pas de nous des amoureux, non ?
D'un autre côté, je ne m'imaginais pas une seconde embrasser l'adolescent qui se tenait en face de moi, avec ses oreilles décollées qui viraient au rouge carmin et son regard fuyant sous l'effet de la gêne. Confirmer son hypothèse était peut-être plus simple et moins vexant pour lui, mais j'avais l'impression que ce serait mentir.
— C'est… très gênant, bredouillai-je au bout d'un moment faute de savoir quoi dire d'autre.
— Comme tu dis… Bon, écoute, je te propose qu'on oublie tout ça, hein ? fit-il avec un sourire maladroit. Ça sera plus simple.
Je hochai la tête, soulagée par sa proposition et tentai de lui rendre son sourire.
— Ça ne change rien à ce que j'ai dit avant, ajouta-t-il. Je te souhaite bonne chance, pour la suite, pour… tout ça.
— Merci. Moi aussi, je te souhaite bonne chance.
— Hey, vous êtes là vous deux ? fit la voix de Gaël derrière nous.
— J'avais envie de prendre l'air, oui.
— Cred, ça te dirais de prendre l'air au bar avec moi ?
— Oh, tu sors ?
— Puisque l'usine est fermée demain et qu'on devra attendre lundi pour charger, autant profiter un peu du temps passé coincés ici, non ?
— OK, j'arrive ! Laisse-moi juste prendre un peu de monnaie, s'exclama Cred en descendant.
Je le regardai partir avec un sourire soulagé. Il n'avait pas l'air trop bouleversé par ma réaction et tant mieux. J'avais de l'affection pour cet adolescent dégingandé et un brin caustique.
— Désolé, je ne te propose pas de débarquer avec nous, me fit Gaël, les mains dans les poches.
— Pas de soucis, je ne tiens pas à me faire coffrer, répondis-je du même ton. Aucune bière ne mériterait de prendre ce risque.
— Bien dit ! Les filles ne vont pas tarder à se coucher et Al planche sur ses études. J'ai regardé par-dessus son épaule, ça m'a l'air d'être une tête ton ami.
— Ahaha, oui ! Ça fait longtemps que je ne comprends plus rien à ce qu'il étudie, confirmai-je.
Cred ressortit de la timonerie et les deux bateliers partirent en me saluant au passage, me laissant seule sur le pont. Je restai immobile avant de m'asseoir sur le bois humide, regardant le fleuve et la rive opposée à travers les barreaux de la rambarde. L'eau était noire, parcourue de reflets orangés mouvant paresseusement avant de se perdre dans la brume. Le quai d'en face se dessinait vaguement, silhouettes plus sombres ou plus claires dans la brume, et le bruit de la circulation était étouffé par l'atmosphère diffuse de ce brouillard qui ne s'était pas levé de la journée.
Les coudes sur les genoux, je regardai ce paysage irréel avec une petite moue. Je n'étais plus passée à East-city depuis mon départ pour Central en compagnie des deux frères, et je n'avais jamais mis les pieds dans ce quartier. Cette époque me paraissait si lointaine que j'avais l'impression de penser à une autre vie. À l'époque, j'étais amoureuse d'Edward… ou du moins, j'en étais convaincue, avant de me rendre compte de ma naïveté. Je croyais que des adultes comme Mustang ou Izumi sauraient nous guider et nous apporter les réponses qui nous manquaient. Je ne voyais Alphonse que comme un petit frère.
Et maintenant… Je ne savais plus quoi penser, qui croire. Je me remémorais juste avec lassitude le talent que nous avions eu quand nous étions tous les trois, Ed, Al et moi, pour nous envoyer des piques et nous rendre malheureux. Je repensais à Ed qui pataugeait dans sa colère, moi dans mes questions, et Al qui faisait tant d'efforts pour ne pas tomber aussi bas que nous deux. En me revoyant a posteriori, je me rendis compte de tous ces moments où je le négligeais aux dépens de son frère, toutes ces fois où j'avais pu être blessante et je me sentis envahie par la honte.
J'entendis des pas et tournai la tête, voyant Ney arriver.
— Ça va ? Je ne te voyais pas revenir, je commençais à m'inquiéter.
— Ça va, j'avais juste besoin de prendre l'air, de réfléchir un peu…
— Je vais coucher Evie, elle tombe de sommeil, et je ne vais pas tarder. Mais si tu veux rester encore un peu, je te passe les clés pour que tu puisses fermer la timonerie derrière toi.
— Non, je vais descendre, je fatigue aussi, fis-je en me levant, sentant que l'humidité avait traversé mon bleu de travail pendant que je m'étais assise.
Ça ne sert à rien de se morfondre sur le passé… je ferai mieux de réfléchir à ce qu'on peut faire à partir de maintenant… Après tout, il faut sauver Ed et les autres, protéger le pays…
Cette pensée me fit sourire tout en me donnant envie de pleurer. Comme si j'étais capable de sauver quoi que ce soit !
Pourtant, il semblait bien que je n'avais pas vraiment le choix.
Un besoin pressant me tira du sommeil et je poussai un soupir las, comprenant que je ne me rendormirai pas sans un passage aux toilettes. Je m'assis mollement sur le lit et cherchai la porte à tâtons, peinant à l'ouvrir, puis sorti du lit à contrecœur. Il faisait froid hors des draps, et je me sentais courbaturée d'une journée passée à charger et décharger les marchandises, travaillant depuis la cale pour ne pas être vue. Participer à cette activité m'avait donné un sentiment d'utilité très satisfaisant, mais mon corps protestait après coup du manque de ménagement dont j'avais fait preuve.
Je traversai la salle principale, me faufilant entre les ombres des meubles et des placards jusqu'aux toilettes, puis revins quelques minutes plus tard pour me recoucher. Je refermai la porte du lit-placard derrière moi, et me glissai dans les draps encore tièdes, poussant un petit soupir de soulagement.
Je pensais me rendormir sans peine, mais un je-ne-sais-quoi m'en empêcha. Il me fallut un certain temps pour comprendre que c'était parce que je n'entendais pas la respiration d'Al à côté de moi. Hésitante, j'avançai la main à tâtons sans trouver autre chose que le matelas et les draps, jusqu'à toucher le fond du placard.
Il n'est pas là… Il s'est levé?
Je fis une petite moue, étonnée et vexée de constater que là où j'avais la discrétion d'un éléphant, lui arrivait à se faufiler depuis le fond du lit sans me réveiller, puis je me décidai à me lever malgré ma fatigue. Je rouvris la porte et cherchai à tâtons pull et chaussettes pour m'éviter d'attraper froid. Il n'était pas assis à la table du séjour, et n'était pas aux toilettes puisque j'en venais. Je ne savais pas quelle heure il était, mais même en étant embrumée de sommeil, j'avais l'intuition que son absence n'était pas normale.
Je montai dans la timonerie à pas de souris, constatai que la porte était bien verrouillée, mais regardai quand même à travers les vitres si je ne voyais personne sur le pont. J'attrapai ensuite la lampe torche qui traînait sur le plan de travail pour redescendre, éclairant la pièce à vivre et la salle d'eau sans trouver Al nulle part. Je pris les escaliers vers la cale avec une inquiétude croissante, éclairant le chargement d'équipements agricoles qui traçaient des ombres tranchantes sur les écoutilles, donnant à la pièce des airs horrifiques.
Je le voyant pas, je n'insistai pas trop et quittai la cale pour explorer le dernier endroit où je n'étais pas allée, et descendis les marches abruptes menant à la salle des machines qui sentait fort le métal, l'huile et le charbon avant d'éclairer le moteur à l'arrêt et les parois de la pièce. À ce moment-là seulement, je vis la lumière d'une lampe posée au sol et la silhouette d'Alphonse, recroquevillé dans un coin. Je me dirigeai vers lui à pas rapides et je le vis bouger.
— Al ? Qu'est-ce que tu fais là ? fis-je d'un ton inquiet.
Il leva les yeux vers moi, et la lumière de ma lampe s'accrocha aux reliefs de son visage, accentuant ses joues creusées et ses cernes. En le voyant ainsi, son mal-être me frappa de plein fouet. Comment avais-je pu passer à côté de ça ? Ses yeux brillaient d'épuisement et la détresse se lisait sur son visage.
— Al, qu'est-ce qui se passe ?
— Je… j'ai peur de dormir, murmura-t-il.
Je restai debout face à lui, esquissant une moue perplexe. Avoir peur de mourir, je pouvais comprendre, surtout après ce que nous avions vécu… mais dormir ?
Il ne me fallut pas longtemps pour réaliser que ma réaction n'était pas la bonne et m'asseoir à côté de lui, posant une main sur son épaule.
— Pourquoi dormir te fait peur ?
— Quand… quand je ferme les yeux, j'ai l'impression de basculer en arrière, que des bras m'attirent vers eux, qu'ils vont m'étouffer, me déchiqueter… à chaque fois, depuis…
— Depuis le jour de notre fuite ?
Il ne répondit pas, mais hocha la tête en déglutissant. En le voyant là, pelotonné contre le mur tremblant comme un petit enfant, il me parut tout à coup terriblement jeune et vulnérable.
— Winry… Je me souviens, maintenant.
— Tu te souviens… ?
C'était vrai qu'il avait dit ça après qu'on l'ait repêché. Il avait murmuré qu'il se souvenait, avant de s'endormir, puis de tomber malade. Je ne m'en étais pas souciée à ce moment-là, ma seule préoccupation était de le garder en vie et hors de portée des Homonculus.
— Je me souviens de tout… Tout le temps passé dans cette armure, toutes ces nuits où je ne dormais pas, et tout ce qui s'est passé quand je suis tombé derrière la porte…
Tout à coup, je pris la pleine mesure de ce qu'il disait. Trois ans de sa vie qui déboulaient d'un coup, et plus de moments d'horreur encore. Ça devait être tellement brutal… pourquoi avoir dissimulé ce choc derrière un sourire ? Pourquoi ne pas me l'avoir dit avant ?
Non.
Il me l'avait dit.
Pourquoi, moi, je ne l'avais pas compris ?
— Je suis désolée… Je n'avais pas réalisé ce qui t'arrivait. Je n'avais pas compris à quel point c'était grave. Tu… pourquoi tu ne m'en as pas parlé ?
— Je voulais pas t'inquiéter… et… je voulais pas en parler, murmura-t-il d'une voix brisée.
Je laissai tomber la lampe pour le serrer dans mes bras tandis qu'il éclatait en sanglots.
— Je ne voulais pas, Winry ! Je voulais pas me souvenir. Je voulais pas me rappeler tout ça, ça fait trop mal, avoua-t-il en pleurant. Ça fait trop d'un coup et j'ai l'impression que je ne sais même plus qui je suis au milieu de tout ça.
— Tu es Alphonse Elric, mon ami d'enfance, et un alchimiste de talent, murmurai-je.
— Dès que je ferme les yeux, je revois la porte… c'était l'enfer… je te jure que c'est horrible, tu n'imagines pas à quel point c'était horrible… Je ne veux plus jamais vivre ça. Je ne veux plus jamais faire d'alchimie.
Il ne m'entendait pas, déversant ses souvenirs dans un flot ininterrompu de paroles. Je le serrais contre moi, caressant ses cheveux en le berçant avec l'impression d'être un rocher attaqué par une déferlante d'émotions. Je ne savais pas quoi dire, quoi faire, et j'étais estomaquée de découvrir l'océan de détresse qui l'habitait, de réaliser que durant les jours précédents, il me l'avait caché.
— C'est pire qu'être blessé, c'est comme si on te déchiquetait de l'intérieur sans que tu puisses mourir… et tout ce qu'on a vécu, et Nina… je sais pas comment Ed fait pour ne pas s'effondrer…
— Edward a vécu ces événements au fur et à mesure, tout n'est pas arrivé d'un coup comme toi, murmurai-je à son oreille.
— Même… il va mal, Winry, je le sens. Il est tout seul, et j'ai peur que…
Il m'avait souvent soutenu qu'Edward allait bien, avec un aplomb qui me donnait envie de le croire, même sans preuves tangibles. Une seule fois, il avait affirmé le contraire, nous traînant sous un déluge, sans explication et sans but apparent. Mais il semblait si sûr, si convaincu que nous n'avions pas eu d'autre choix que de le suivre. Quelques jours après, Hawkeye nous avait dit à mots couverts qu'il avait été blessé, qu'il avait été en danger.
Je me demandais par quel miracle Alphonse aurait pu deviner ça, et je ne voyais pas comment ça aurait pu être possible. Malgré tout, qu'il m'annonce avec autant de conviction qu'il allait mal m'angoissa à mon tour. Je ne voyais pas comment il pouvait savoir, mais d'une manière ou d'une autre, c'était le cas. En tout cas, je le croyais. Mais comment le rassurer malgré ces pensées-là ?
— Je suis sûr qu'il y aura quelqu'un pour le soutenir, Al. Même si ce n'est pas nous, quelqu'un viendra.
Il hocha la tête, tentant d'arrêter de pleurer.
— Tu as raison… Je suis sûr qu'il est en route, après tout.
— Qui ?
— Tu ne me croirais pas, répondit-il.
— Essaie toujours.
— Je… je pense que notre père le cherche.
Je ne sus pas quoi dire. Étant donné que nous n'avions vu personne d'autre que la petite famille de Gaël, et avant ça, nos gardes du corps qui étaient probablement morts, je ne voyais pas comment il pourrait savoir une chose pareille. Nous ne savions même pas exactement ce qui s'était passé le jour de l'attaque, encore moins où il était à l'heure actuelle.
Mais sa réponse me rassurait inexplicablement et je renonçai à comprendre davantage. Je vis les yeux d'Al se fermer doucement, avant qu'un spasme le fasse les rouvrir en sursaut. Après un instant d'hésitation, il se remit à parler d'une voix rauque, angoissée.
— Quand je commence à m'endormir, je me dis que tout ça, c'est une illusion, que je vais me réveiller dans l'armure, que je ne sentirai plus rien de nouveau. J'ai peur, Winry, j'ai tellement, tellement peur, sanglota-t-il en s'accrochant à moi.
Je restais là, les larmes aux yeux, portant à bout de bras Al sans comprendre tout à fait ce qu'il se passait. Dire que je n'avais rien vu, rien compris. Trop occupée par sa fièvre et les fouilles de la police fluviale, je n'avais pas pris la peine de réfléchir au chaos qui pouvait régner dans son esprit et je m'en voulais terriblement. Alors je restais près de lui en le serrant dans mes bras tandis qu'il pleurait à chaudes larmes, déversant sa douleur comme une plaie qui saigne, trempant mon épaule et tremblant contre moi.
Je ne l'avais jamais vu aussi fragile, même le jour de leur transmutation ratée, et j'avais l'impression que mon monde aussi s'effondrait. Il avait su être fort et rassurant, paisible, pendant toutes ces heures d'angoisse de mon procès… j'avais cru que ce serait toujours comme ça, mais une nouvelle fois, je réalisais à quel point j'étais naïve.
Maintenant, c'était à mon tour de le soutenir. Je le serrai contre moi, sentant les larmes perler dans mes yeux, touchée en plein cœur par sa détresse, honteuse de réaliser que je n'avais jamais vraiment réfléchi, pendant toutes ces journées rythmées par l'absence d'Edward et les nouvelles du procès, que je n'avais jamais pris la peine de me demander vraiment ce que lui pouvait ressentir.
— Tu ne retourneras pas là-bas, murmurai-je d'un ton rassurant. Tu n'as pas de raison de retourner derrière la Porte, tu as retrouvé ton corps et tes souvenirs… et ne t'inquiètes pas, je te promets que ton corps est bien là. Tu le sens, non, que je suis là ?
— … Oui… croassa-t-il.
Je l'enveloppai dans mes bras, soulagée d'entendre ses sanglots s'espacer.
— C'est normal que tu te sentes mal, on s'est fait attaquer, tous tes souvenirs sont revenus, tu as eu une infection et plus de quarante de fièvre il y a quelques jours à peine… et vu ce que tu me dis, tu n'as pas dû dormir beaucoup depuis.
J'avais mis ses cernes sur le compte de la fatigue due à sa maladie, je n'avais pas réalisé que c'était parce que chaque nuit, il luttait contre un maelström d'angoisses pendant que je dormais profondément. La moindre des choses était de l'aider.
— Je suis désolée, je n'avais pas réalisé que tu te sentais aussi mal… Tu auras dû me le dire, murmurai-je.
— Je voulais pas en parler, murmura-t-il.
— Pourquoi ? soufflai-je un peu plus bas encore.
— Parce que je ne voulais pas que ça devienne plus réel que ça ne l'était déjà.
Je le serrai un peu plus contre moi et murmurai.
— Je ne suis pas dans ta tête, je ne peux qu'imaginer vaguement ce que ça fait… mais je sais une chose : c'est quand on se sent mal qu'on a le plus besoin des autres. Toi et les habitants de la résidence, vous m'avez répété que ce n'était pas de ma faute, que je n'étais pas dans mon tort… si vous n'aviez pas été là, je n'aurai pas eu la force de me défendre, j'aurai perdu le procès. Peut-être même que j'aurai été en prison.
— Je t'interdis d'aller en prison, souffla Al en se dégageant pour me regarder dans les yeux.
Il avait le visage rougi par les larmes, éclairé par la lampe qui avait roulé un peu plus loin, et en réalisant que nous étions si proches, je sentis les battements de mon cœur s'accélérer.
— Je ne compte pas aller en prison, le rassurai-je en souriant maladroitement. Mais c'est grâce à toi. Maintenant, c'est à ton tour de te reposer un peu sur moi, d'accord ?
Il me fixa quelques secondes et hocha lentement la tête, le regard sombre.
— C'est important que tu retrouves le sommeil. Peut-être que quand tu étais dans ce corps d'armure, tu n'avais pas besoin de dormir, mais maintenant, tu es redevenu une personne de chair et de sang, martelai-je en lui tenant les mains, plantant mes yeux dans les siens. Il faut que tu prennes soin de ton corps, que tu le nourrisses et que tu lui laisses le temps de se reposer. D'accord ?
— Je… ne veux pas me retrouver seul, murmura-t-il. Je ne veux plus jamais me retrouver seul avec moi-même comme dans ces moments-là.
— Ça n'arrivera plus. Je suis là, d'accord ?
Il hocha la tête, les yeux baissés sur les mains que j'avais posées sur les siennes. Peut-être qu'il avait honte que je le voie comme ça, sans doute, même… Je posai une main sur son épaule d'un geste rassurant.
— Al, tu es toujours là pour moi quand j'en ai besoin… je veux juste te rendre la pareille. C'est normal, non ?
— … Je… je suppose.
— La prochaine fois que tu n'arrives pas à dormir, tu me réveilles, et on en parlera, d'accord ?
— Mais…
— N'essaie pas de m'épargner. Tu te souviens quand Ed voulait te cacher tout ce qui s'était passé durant la période où tu étais en armure ? Tu étais furieux.
— Oui…
— Dis-toi que c'est pareil pour moi. Je suis pas comme toi, j'ai pas le truc pour être toujours là au bon moment et dire ce que les autres ont besoin d'entendre… mais justement, il faut que tu me préviennes quand tu vas mal. Je suis peut-être pas très maligne, mais te promets que si tu as besoin de moi, je serai là.
Il leva vers moi des yeux brillant d'émotion, de fatigue, de tristesse et de soulagement, et me lança un des sourires doux dont il avait le secret.
— Merci, Winry.
Il était si près que j'aurais pu l'embrasser.
Cette pensée m'offusqua aussitôt et je me sentis rougir tandis que je me redressais.
— Bon, maintenant on arrête les conneries et on remonte se coucher, on se pèle le cul ici.
Mon manque de délicatesse lui arracha un rire, le premier vrai rire depuis un moment, et je me sentis soulagée.
Il avait sans doute beaucoup d'autres choses à dire, mais là, je voyais sa tête tomber en avant sous l'effet de la somnolence. Il était lessivé par les larmes et l'épuisement qu'il portait depuis trop longtemps. Je le tins par l'épaule pour l'aider à remonter les marches, le sentant tituber, puis m'installai avec lui dans le lit-placard pour nous recoucher.
— Je peux te demander quelque chose ? murmura-t-il d'un ton hésitant, les yeux baissés.
— Tu m'as écouté, oui ? pestai-je gentiment. Oui, tout ce que tu veux.
— … Ne… me lâche pas. S'il te plaît.
Il y eut un silence ou je me sentis rougir, me rappelait que je le tenais toujours par la main. Je devinais à quel point c'était gênant et difficile pour lui de demander une chose pareille… Mais je pouvais comprendre en quoi un contact physique pouvait le rassurer, lui qui avait peur du néant et de la perte de ses sensations…
Je ne répondis rien, mais en m'allongeant près de lui, j'enroulai mon bras sur son épaule. Je sentis sa main tremblante s'entrelacer dans la mienne, et il se détendit aussitôt sous l'effet du soulagement. Sentant la chaleur de son corps contre le mien, le nez fourré dans ses cheveux, je n'arrivais pas à savoir si je trouvais ça agréable ou atrocement embarrassant. Les deux, sans doute… mais quand je sentis sa respiration s'adoucir, ralentir, pour finalement devenir un peu sifflante, je sus que la réponse importait peu. Il s'était endormi dans mes bras et c'était tout ce qui comptait.
Je n'étais pas bien installée et j'allais sans doute tergiverser pendant des heures sur les contours mal définis de notre relation, mais je savais que j'avais fait ce qu'il fallait et cette pensée m'apaisait profondément.
Dors bien, Al.
