C'est l'heure d'un nouveau chapitre ! Cette fois, on revient à Central avec le point de vue de Jean, et... je peux vous dire tout de suite que vous avez intérêt à préparer les mouchoirs pour celui-ci. Parce que pour ne rien vous cacher, j'ai moi-même bien pleuré en l'écrivant.
Côté playlist, j'ai ajouté non pas un, mais deux morceaux pour ce chapitre. Oui, je fais des folies (et je ne sais même pas si vous allez la voir de temps en temps XD Enfin, dans tous les cas à elle m'aide à me mettre dans l'ambiance ^^°).
De mon côté, je continue à avancer mes projets comme je peux, entre mon projet de BD qui avance douuu-ceee-meeent et le NaNoWriMo qui me permet d'avancer sur l'écriture de Bras de fer. Pour l'instant je suis à peu près dans les clous, j'espère réussir à boucler les 5 chapitres prévus ce mois-ci pour pouvoir continuer à publier au même rythme. On croise les doigts ! XD Les chapitres que j'ai à écrire ce mois-ci sont méga compliqués (mais bon, j'ai l'impression de dire ça à chaque Nano en fait). Enfin, on lâche rien, je tâche de ne pas me laisser décourager.
J'espère que vous profitez bien de l'été (même si dans le Nord le temps est un peu moisi) et que vous ne me détesterez pas trop pour ce chapitre pas peu joyeux. Les commentaires me le diront, je le suppose :P. Sur ce, bonne lecture et à bientôt !
Chapitre 82 : Dans le brouillard (Jean)
La sonnerie du couloir résonna, me jetant hors du sommeil dans un sursaut. J'ouvris les yeux, fixant le plafond de ma chambre en attendant que l'alarme prenne fin. Elle s'arrêta au bout de longues secondes et je poussai un soupir dans le silence restauré.
Nous étions le mardi six février. Cela faisait très exactement une semaine que l'attaque avait eu lieu. Une semaine que tout ce que je croyais acquis m'avait filé entre les doigts.
Edward avait disparu.
Breda était mort.
Roxane était en prison.
Même en ayant su avant qu'une partie de ces choses pouvait arriver, ces idées me mettaient du plomb dans l'estomac au point que je me demandais comment j'allais réussir à me lever, ce matin encore. J'étais censé fermer les yeux, croiser les doigts et jouer le rôle de l'idiot trahi par sa fiancée, de l'imbécile qui n'avait rien compris. Cette décision qui n'en était pas une avait au moins porté ces fruits. J'avais été officiellement innocenté la veille, après une série d'interrogatoires où je m'étais fait passer pour plus couillon que je ne l'étais. J'avais gagné le droit de récupérer ma bague de fiançailles et toute l'amertume qui allait avec. Falman et Fuery étaient innocentés depuis plus longtemps que moi, ce qui était logique puisqu'ils ne savaient effectivement rien de la double identité d'Angie. Breda avait découvert la vérité, mais… il ne parlerait plus.
Je clignai plusieurs fois pour chasser la buée de mes yeux. On me reprochait parfois d'être trop émotif, transparent, mais la perte de mon ami était un choc plus grand que ce que je voulais bien admettre. On avait beau savoir qu'on risquait notre vie, quand ça arrivait vraiment…
Je n'avais pas réalisé à quel point je nous avais crus invulnérables à force de combattre en nous en tirant avec des égratignures. Cette fois-ci, notre équipe n'avait pas eu cette chance.
Et moi, je n'entendrais plus jamais son rire gras, ses remarques taquines, je ne profiterai plus de son intelligence et de la bonté qu'il dissimulait sous son humour caustique. Quand je retournerai au travail, le bureau de mon collègue et ami resterait vide.
Cette idée était omniprésente dans mon esprit, sans que je parvienne à y croire vraiment.
Il n'avait pas le droit de mourir, pas le droit de nous laisser là.
Je tournai la tête vers la table de nuit, tâtonnant pour allumer la lumière. Il fallait que je me lève. Ou pas. Il n'y avait pas d'urgence, j'étais en arrêt de travail, aucun supérieur ne réclamait mon retour.
Mustang était interrogé par l'armée pour déterminer ce qu'il savait réellement au sujet d'Angie. Je savais pertinemment qu'il ignorait la vérité, mais le dire me trahirait, et les militaires qui menaient l'enquête ne parvenaient pas à croire que son supérieur hiérarchique l'ait côtoyé de si près sans l'avoir percée à jour.
Il faut avouer que c'est difficile à croire, quand on voit comme ils ont pu être proches…
Je me revoyais encore presser le garrot fait à sa cuisse par la petite blonde juste avant sa fuite, tandis que Mustang fixait le vide, en état de choc. Il avait eu le même regard que le jour ou Angie avait failli mourir. La prise de conscience lui avait coupé le souffle et en le voyant aussi apathique, j'avais commencé à craindre qu'il se soit pris un mauvais coup sur la tête.
— Général ? Ça va ?
— Non.
C'était tout ce qu'il avait dit en tournant les yeux vers moi, le visage blême, avant que les brancardiers ne m'écartent pour l'emporter à l'hôpital. J'avais dû me contenter de cette réponse-là et me convaincre que s'il était encore capable de parler, ce n'était pas si mauvais signe.
Le Cabaret Bigarré avait été débarrassé de ses blessés qui avaient été emportés à l'hôpital de la gare, plus ou moins vite selon la gravité de leurs blessures. Croisant les brancardiers et les pompiers, les militaires avaient photographié les lieux, les traces de transmutation et les corps des chimères qui gisaient dans la grande salle avant de barricader la scène de crime. J'étais parti dans l'une des dernières ambulances, y retrouvant Fuery, tandis que derrière nous, les militaires avaient déployaient un cordon de sécurité. En levant les yeux vers la toiture de l'immeuble voisin, j'avais pu entrevoir les traces d'un combat. Des traînées noires dans la neige et des pics de glace dressés vers le ciel. J'avais tout de suite compris que ce serait la dernière trace d'Edward que je verrais avant longtemps.
— Putain… qu'est-ce que je suis censé faire maintenant, moi ? marmonnai-je en revenant au présent, regardant le plafond ou le cercle de la lampe se dessinait en pensant à cette nouvelle journée qui commençait.
Me faire innocenter, j'avais réussi, je ne savais pas trop comment.
Guérir ne devrait pas poser trop de problèmes, ce n'était qu'une question de temps…
Mais après ça ? Qu'est-ce que j'étais censé faire ?
J'étais beaucoup trop dépassé par la situation pour prendre la moindre décision. J'avais trop peur de mal agir, je n'avais trop peu confiance en mon intelligence pour ne pas considérer d'office que la moindre idée que j'aurai serait idiote.
J'avais besoin de mes supérieurs. Seulement, ils ne me donneraient pas leur avis de sitôt. Je ne savais même pas si Mustang saurait se dépêtrer de la persévérance des enquêteurs. Je ne l'avais pas revu depuis, je n'avais que les bruits de couloir pour m'informer.
Quant à Hawkeye… elle était toujours à l'hôpital. Alitée. Inconsciente. Les médecins ne pouvaient même pas nous dire si elle allait se réveiller, quelles séquelles elle allait avoir si c'était le cas. Tout ce qu'ils avaient pu dire, c'est qu'elle avait été blessée à la tête. Un hématome dans la boite crânienne, qui compressait le cerveau. Ça pouvait être grave. Mais elle avait perdu tellement de sang que ça ne le serait peut-être pas tant que ça. Je ne voyais pas en quoi avoir perdu beaucoup de sang pouvait être une bonne nouvelle… mais bon, je n'étais pas médecin.
Je poussai un soupir, conscient que je ne me rendormirai pas et que je ferai mieux de me lever pour aller manger. Cette idée me faisait grimacer d'avance. J'arrivais à ne pas avoir trop mal tant que je restais allongé ou assis, mais le passage de l'un à l'autre n'avait rien d'une partie de plaisir. Je pris mon élan et me relevai précautionneusement, soufflant un peu. Ma côte cassée continuait à me faire mal au moindre mouvement qui la sollicitait. J'étais toujours gonflé, même si mon bleu était passé du noir violacé au verdâtre, signe qu'il était sur le chemin de la guérison.
Je m'assis sur le bord, soufflant un coup avant de m'attaquer à la deuxième partie de mon ascension. Quand je voyais comme une bête côte cassée pouvait faire mal, je plaignais de tout mon cœur ceux qui avaient été plus sévèrement blessés que moi pendant l'attaque.
À peu près tout le monde, en somme.
Allez, c'est parti pour une nouvelle journée de congé, dans la joie et la bonne humeur, pensai-je en traversant la pièce pour attraper ma serviette et mon savon avant d'aller me doucher.
— Hey, Havoc ! fit Cage en me croisant. Ça va ?
— … Bof.
— Ouais, pardon, c'est peut-être pas la bonne question. J'imagine que c'est pas facile pour toi en ce moment. Là je suis pressé, mais si tu veux manger avec nous ce midi, te changer un peu les idées…
— C'est gentil, mais aujourd'hui, je ne serai pas dispo.
— Tu as repris le travail ? Je croyais que tu en avais pour trois semaines de congé ?
— C'est toujours le cas, confirmai-je. Mais aujourd'hui, il a… l'enterrement de Tallulah.
— Tallulah, c'est la petite danseuse du Cabaret Bigarré ?
— Oui…
— C'est moche… souffla-t-il en baissant les yeux.
Et encore, tu ne la connaissais pas… sinon tu trouverais ça encore plus terrible.
Bah écoute, peut-être pas aujourd'hui, mais si tu veux manger avec la bande dans la semaine, tu es bienvenu, d'accord ?
— C'est gentil, mais… je ne sais pas si j'aurai la foi.
— Faut pas que tu restes tout seul à te morfondre, hein ?
— Ouais, fis-je en me forçant à sourire sans grand enthousiasme.
— Je file, le Colonel Mingus va me passer un savon sinon.
— Bon courage pour le boulot !
Mon collègue reparti avec un dernier salut, avant de passer une main dans ses cheveux crépus. De mon côté, je poussai la porte de la douche. Je ne devais pas trop traîner si je voulais avoir le temps de manger avant que le réfectoire ne ferme. Pas que j'avais particulièrement faim, mais je savais qu'il fallait que je me nourrisse si je voulais guérir.
Le savonnage fut aussi pénible que les fois précédentes, limité dans mes mouvements par la douleur de mes côtes, mais je parvins à ressortir à peu propre. Après une nouvelle lutte pour enfiler mon unique costume noir, je descendis un étage pour toquer à la porte de la chambre de Fuery. Il était revenu hier, négociant avec les médecins pour quitter la morosité de l'hôpital. Si je m'étais réjoui de manger avec lui hier soir, le voir aussi abattu et épuisé m'avait fait plus mal au cœur qu'autre chose.
Après quelques secondes, mon collège m'ouvrit la porte avec une mine défaite qui ne l'avait pas quitté depuis une semaine, le bras en écharpe, une chemise noire froissée sur son épaule.
— Hey… je me disais que tu apprécierais d'avoir un coup de main.
— Je… je veux bien, soupira-t-il. S'habiller d'une seule main, c'est une plaie.
— Ça aurait peut-être été plus simple de rester à l'hôpital cette nuit ?
— … Sans doute… mais j'en pouvais plus d'être là-bas, et puis j'avais peur de l'état dans lequel j'allais retrouver mes plantes.
— Tu m'avais quand même passé les clés pour que je les arrose, rappelai-je.
Je rentrai dans sa chambre, fermant la porte derrière moi. La pièce avait beau avoir la même structure que la mienne, l'ambiance n'avait rien à voir. Les lieux étaient couverts d'étagères remplies d'un bric-à-brac de matériel de bricolage, de livres et d'objets cassés, de bocaux remplis de tout et n'importe quoi au milieu desquels des plantes vertes parvenaient à pousser vaillamment, grimant vers le plafonnier dans un équilibre précaire.
— Ça va, ton bras ?
— Je suis perpétuellement drogué, ça rend la douleur supportable, fit mon collègue avec un pauvre sourire. Et puis, ça m'aide à rester calme…
Je l'aidai à sortir son bras entravé de son écharpe et à le glisser dans la manche de sa chemise, et il le posa prudemment sur son genou avant d'enfiler l'autre manche. Son bras, couvert par un plâtre qui ne laissait dépasser que la pointe de ses doigts boudinés, donnait l'impression de ne plus être qu'un amas de chair gonflée. Penser à quel point sa main devait être charcutée là-dessous me retournait l'estomac.
— … Merci… C'est gentil d'avoir pensé à moi.
— Je me suis vu à ta place et je me suis dit qu'il fallait que je fasse quelque chose, soufflai-je après avoir fini de reboutonner sa chemise et l'avoir aidé à recaler son bras dans son écharpe.
Je tirai un des tiroirs hauts de son placard pour sortir une ceinture qu'il m'avait demandée.
— Je me sens tellement misérable… souffla-t-il, les yeux embués.
— Hé, tu n'es pas misérable, tu es blessé, rappelai-je d'un ton affectueux.
— Blessé alors que je n'ai pu sauver personne, et en plus, je suis dépendant des autres…
— C'est provisoire, ça.
— Je ne sais pas encore dans quelle mesure je pourrai me resservir de ma main… Les médecins m'ont dit qu'il s'en était fallu de peu pour qu'on doive m'amputer. Même là, ils m'ont prévenu que je n'étais pas encore tiré d'affaire, à cause des risques d'infection…
Je posai une main compatissante sur son épaule. Fuery était un gars doux de caractère, très manuel. Être privé d'une main était une punition terrible pour lui.
— Mais pour l'instant, ça va, non ? Ils t'ont laissé sortir, après tout, c'est plutôt bon signe, non ?
— Oui, après c'est moi qui l'ai demandé, pour pouvoir…
Pour pouvoir aller à l'enterrement de Tallulah.
Il n'avait pas besoin de terminer sa phrase.
— Il faudra quand même que j'y retourne pour un suivi régulier.
Après avoir renoncé à passer son bras dans sa veste, faute d'avoir une manche assez large, nous quittâmes sa chambre pour descendre au réfectoire, nous hâtant avec la lenteur de deux blessés. Sur le trajet, nos collègues nous saluèrent avec des expressions allant de la joie à la compassion. Au moment de prendre nos plats, la cuisinière qui nous vit arriver nous adressa un sourire encourageant et remplit généreusement nos assiettes d'œufs brouillés au lard.
— Fuery, une standardiste nous a laissé ça pour vous, fit-elle en désignant du menton un sachet de kraft.
En le voyant, son regard s'embua tandis qu'il luttait pour ne pas éclater en sanglots en public. De mon côté, j'attrapai le sac pour le poser sur le plateau.
— Des chouquettes ? devinai-je.
— Bon courage vous deux. Mangez bien et tâchez de guérir vite !
— OK patronne, soufflai-je avec un sourire. On fera de notre mieux.
En m'attablant devant mon assiette après avoir déchargé le plateau que j'avais rempli pour deux, cela me sembla plus facile à dire qu'à faire. Si appétissants que soient les œufs fumants et le bacon croustillant qui se trouvaient sous mes yeux, j'avais le ventre noué.
Bon. Faut manger, pensai-je en empoignant mes couverts. Essayer, au moins.
J'attaquai mon plat et si je n'y trouvais aucun plaisir, j'eus au moins la satisfaction de réussir à avaler de la nourriture.
— Alors… il s'est passé quoi, pendant que j'étais à l'hôpital ?
— Beaucoup de choses, soupirai-je. L'Armée a mis à jour qu'Angie était en réalité le Fullmetal et même s'ils n'ont pas transmis l'information aux médias, ils matraquent des avis de recherche partout avec récompense à la clé. Apparemment, ils fouillent tous les transports : les trains, les bateaux, les routes… ça met un bordel monstre. Officiellement, Edward était de mèche avec les chimères qui nous ont attaquées.
— Mais bien sûr… Qui va croire ça ? Pourquoi il se serait battu contre eux alors ?
— Et il a aidé Mustang, aussi, oui… Mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, nous… ?
— On sait bien qu'il ne serait jamais complice d'un truc pareil… murmura le binoclard entre deux bouchées.
— Oui, mais si on se met à le défendre, ils vont nous envoyer en cellule pour trahison.
— … pour le coup, c'est moi qui me sens trahi, souffla Fuery. J'aurais jamais deviné… que c'était lui.
— Ça… c'était indevinable, soufflai-je.
Il leva les yeux vers moi, me scrutant avec un mélange de tristesse et d'application. Il se doutait sans doute que je mentais, que j'étais au courant depuis longtemps. Mais il savait aussi pourquoi je ne le dirais pas à voix haute.
— Falman et toi, vous avez été innocentés assez vite, mais moi… ils se sont bien acharnés, du fait de mon lien avec… Roxane.
— J'ai entendu dire qu'ils l'avaient carrément emprisonnée ?
— Oui. Complicité avec un terroriste. Elle l'a aidé à fuir, donc sa culpabilité n'a pas fait de doute auprès de l'armée.
— C'est horrible… J'espère qu'elle sera bien traitée.
— Si ce n'est pas le cas, il y a des dents qui vont voler, lâchai-je d'une voix grondante.
L'idée que ma rouquine soit entre quatre murs, enfermée au milieu de criminels, me donnait des envies de meurtre. J'admirais la dignité et le calme elle avait fait face à tout ça, mais je craignais tellement qu'il lui arrive malheur que j'étais incapable de me montrer aussi mesuré. Je priai pour que cette décision prise pendant notre nuit blanche à l'hôpital n'ait pas des conséquences dramatiques pour elle. J'avais beaucoup trop d'imagination à ce sujet, le pire étant la perspective que les Homonculus viennent l'interroger en personne. Et depuis que j'avais appris des choses à propos de Byers, mon ancien collègue, j'avais d'autres motifs d'inquiétude…
J'attrapai machinalement le cordon que j'avais passé autour de mon cou. Après avoir été innocenté, je m'étais mis à porter la bague qu'elle avait dû retirer en pendentif, comme pour la garder près de moi et me redonner de la force. J'avais cette conviction confuse que je la retrouverai tôt ou tard, et je voulais être prêt à lui passer de nouveau la bague au doigt le moment venu. Si Breda avait été là, il se serait sans doute foutu de moi pour cet excès de romantisme.
Mais il n'était plus là.
— Quand j'ai quitté l'hôpital, Hawkeye était toujours inconsciente… souffla Fuery.
— Je croyais que les médecins disaient qu'elle faisait des progrès ?
Fuery poussa un soupir.
— Oui, maintenant elle réagit à la douleur en bougeant les mains et ouvrant les yeux… ça veut dire qu'elle n'est pas en état de mort cérébrale, mais… commenta-t-il d'un ton las.
Je grimaçais. S'il fallait admettre que c'était un progrès, celui-ci était loin de suffire à me rassurer sur son sort.
— Il parait que plus le temps passe, plus la récupération est difficile… ajouta-t-il.
Je secouai la tête, glacé de voir mon paisible et optimiste collègue parler avec tant de noirceur. Je refusais d'envisager cette hypothèse. La mort de Breda, c'était déjà assez dur comme ça, il était hors de question que notre Lieutenant nous lâche aussi.
— Même si elle se réveille et guérit, on risque de ne pas la voir de sitôt… Roxane a été soupçonnée très vite, mais Hawkeye qui se faisait passer pour sa cousine… elle savait forcément la vérité. Elle sera emprisonnée aussi. C'est même plus grave que Roxane, comme elle fait partie de l'armée…
— Ne dis pas ça, soufflai-je, mortifié.
Je savais qu'il avait raison. On ne pouvait pas compter sur elle pour nous guider. Tout ce qu'on pouvait faire, c'était prier pour qu'elle se réveille, qu'elle guérisse. Je me sentais comme un enfant ayant perdu ses parents sur un marché, cherchant désespérément une figure d'autorité vers laquelle me tourner, faute de savoir comment agir par moi-même. C'était sans doute ridicule de la part d'un homme adulte de me comporter comme ça, mais je n'y pouvais rien. Je savais que la situation me dépassait largement, j'avais besoin de directives de personnes capables de voir loin.
— Et le Général, comment il se remet ? demanda Fuery, comme pour me faire écho.
— Mustang est sorti assez vite de l'hôpital, mais je l'ai pas revu depuis… Il est toujours mis à l'arrêt et interrogé, ils ne lui lâchent pas la grappe.
— Lui, pour le coup, il doit se sentir mal, vu comme il a dragué Angie… pardon, Edward.
— C'est rien de le dire… Attends, passe ton assiette.
— Je vais avoir du mal à m'habituer à l'idée que c'était la même personne.
— C'est sûr que c'est perturbant.
Je tirai le plat vers moi pour couper en morceau ses tranches de bacon. Il me regarda faire, soulagé de ne pas avoir eu à demander, mais un peu humilié tout de même. Je pouvais imaginer que chaque instant où il avait besoin d'aide devait le faire sentir comme un petit enfant, dépendant et limité.
Nous nous sentions tous orphelins.
Pour autant, ça ne me gênait pas de l'aider, c'était un ami et si la situation était inversée, je savais qu'il en aurait fait autant.
— Tu crois que ça ira, pour lui ?
Mustang, blessé, isolé, harcelé d'interrogatoires, avec la perspective de son bras droit dans le coma et la personne qu'il aimait s'avérant être son subordonné, mineur et recherché pour terroriste ? Je ne voyais pas comment cela pourrait « aller ». Je poussai un soupir pour ne pas énoncer tout ça à voix haute. Nous étions déjà assez effondrés, autant de pas nous enterrer davantage dans ces perspectives désespérantes.
— Il se sort toujours de ses mauvais pas, alors… faisons-lui confiance, soufflai-je.
— Tu crois qu'il sera là à l'enterrement ?
— Ce serait bien… ça voudrait dire qu'ils l'ont enfin innocenté.
La conversation continua encore un peu, jusqu'à ce qu'on se rende compte que nous étions bons derniers et que les cuisiniers s'affairaient déjà à laver les tables vides. Ce n'était pas parce que nous étions en arrêt de travail que nous devions empêcher les autres de faire le leur. Après m'être levé péniblement, je commençai à rassembler nos couverts quand une femme m'apostropha.
— Ne vous embêtez pas avec ça, je m'en occupe.
— Merci… soufflai-je, soulagé de ne pas avoir à me pencher.
Nous sortîmes du réfectoire, saisi par le froid humide d'un temps morne et brumeux. En regardant à l'autre bout de la cour, l'aile gauche du bâtiment se réduisait à une silhouette plus sombre dans la brune. Rapidement, Fuery frissonna.
— Tu veux qu'on repasse te prendre un manteau ? On risque de passer pas mal de temps dehors.
— … Je veux bien, oui.
Après un crochet vers les dortoirs et la traversée du QG, nous arrivâmes sur le parking de la bibliothèque où Falman nous avait donné rendez-vous. Il avait loué un taxi pour que nous puissions y aller ensemble. Debout à côté du véhicule, il nous rejoignit, habillé de noir des pieds à la tête, et après un instant de flottement, nous fit à chacun une accolade prudente. Peu expansif, il n'était pas du genre à serrer ses collègues dans ses bras, C'était la première fois et cela resterait probablement la seule.
— Ça va, vous ne souffrez pas trop, vous deux ?
— Joker, grimaça Fuery, tandis que je haussai les épaules
Il monta à l'avant et nous à l'arrière de la voiture, puis j'aidai Fuery à boucler sa ceinture.
— Tu as des nouvelles de Mustang ? demandai-je à mon collègue aux cheveux gris.
— Non, toujours pas… ils l'ont cadenassé, je crois qu'ils ne veulent pas qu'il ait de contact avec l'extérieur tant qu'il n'est pas innocenté.
— Attends… il est en prison ? m'étranglai-je.
— Pas en cellule, si c'est ta question. Mais franchement, vu la situation, c'est tout comme… Ils ne le laissent voir personne pour l'instant. Après… on sait qu'il ignorait forcément la vérité à propos d'Angie, donc… Je pense qu'ils seront bien obligés de le relâcher tôt ou tard.
En disant ces mots, je sentis une certaine lourdeur. Falman était absent le soir de l'attaque, il était rentré plus tôt. Comme tout le monde, il avait été estomaqué par les événements, mais ne les avait pas vécus directement. Alors, en apprenant à son tour la vérité à propos d'Angie, il avait très vite deviné qui était au courant de la situation et qui l'ignorait. Pointilleux comme il était, il devait être furieux, à la fois de ne pas avoir été mis dans la confidence et parce qu'il n'avait pas su deviner la vérité par lui-même. Quoi qu'il en soit, je sentais chez lui une certaine rancune et ce n'était pas une pensée agréable.
— Ça ne sera pas tôt en tout cas, ça fait déjà six jours… grommelai-je.
J'avais moi-même été innocenté deux jours avant, en trouvant le temps bien long.
— J'espère qu'on pourra reprendre rapidement le travail, tellement de choses doivent s'être accumulées en notre absence… s'inquiéta Fuery.
— Les gars… commença Falman d'un ton grave. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais… notre équipe va sûrement être dissoute.
— QUOI ?! s'étrangla Fuery.
— Ça a déjà commencé… Mustang avait réussi à nous garder sous ses ordres directs parce que Hawkeye était montée en grade pour reprendre l'équipe en main, et on avait un statut d'unité spéciale, pour enquêter sur Harfang. Maintenant que l'enquête est résolue, la question se pose de nouveau… et vu la situation, là… on ne peut juste… pas travailler.
— Mais… notre équipe ! s'indigna le petit brun, exprimant l'indignation mêlée de panique qui me gagnait à son annonce.
— Je sais, c'est moche… mais on est censés suivre les ordres, c'est pas comme si on avait le choix. L'équipe toute entière est suspendue, et comme j'étais le seul à ne pas être blessé, une fois innocenté ils m'ont mis sous les ordres de Kramer pour remplacer Reinhart. Ils m'ont présenté le truc comme étant provisoire, mais… honnêtement, j'en doute.
Je poussai un soupir tremblant. J'affichais moins explicitement mes émotions que Fuery, mais la nouvelle ne m'atteignait pas moins pour autant. Sans Mustang et Hawkeye, nous étions officiellement à l'abandon. Allaient-ils nous séparer, les uns et les autres ? Sans doute.
Je gardai le silence, la tête contre la vitre embuée du taxi, digérant la nouvelle dans mon coin en me demandant vaguement où j'allais atterrir. Pendant ce temps, Falman rassurait Fuery en disant que quand il sortirait de son arrêt maladie, le service de télécommunication allait se battre bec et ongles pour l'avoir. Comme il appréciait le travail et connaissait ses probables futurs collègues, l'idée le réconforta un peu.
— Et moi, tu as des hypothèses sur mon point de chute ? demandai-je, la morosité cédant à la curiosité.
— … J'avoue que toi, je ne sais pas… Je pense que Kramer aimerait bien t'avoir dans ton équipe — et Hayles serait ravie d'être ta collègue, bien sûr — mais je ne suis pas sûr qu'il en ait le pouvoir. Je crois que le Colonel Mingus veut agrandir son équipe dans les unités d'assaut.
— Merveilleux… commentai-je d'un ton ironique.
— Après, ce ne sont que des rumeurs et des suppositions… Je ne suis pas dans les petits papiers de nos supérieurs, je ne suis sûr de rien.
— J'espère juste que j'échapperai à Mingus.
Du peu que je connaissais du personnage, c'était un homme sec et autoritaire, qui se souciait peu de ses troupes et n'avait pas de scrupule à envoyer les soldats à l'abattoir. Pas le genre de supérieur pour lequel j'avais envie de travailler.
En me faisant cette réflexion, je repensai à Mustang. Je m'en étais plaint beaucoup de fois, j'avais eu envie de le frapper à l'occasion, mais j'avais beaucoup plus de respect pour lui. Paradoxalement, les derniers événements, où il avait montré des signes de faiblesse, avaient décuplé mon admiration pour lui…
Comme si j'avais réalisé tout à coup qu'il était un homme de chair et de sang, qu'il avait des sentiments et n'était pas simplement une machine infaillible conçue dans l'unique but de monter toujours plus haut. Il luttait, et il luttait beaucoup plus que moi.
Pendant que notre taxi s'engouffrait dans la brume d'une route de banlieue, je méditais sur la question, essayant de trouver un moyen, n'importe lequel, par lequel je pourrai le soutenir.
En vain.
Dans le cimetière encore noyé d'une brume qui effaçait les couleurs, il y avait un monde fou. Des silhouettes noires, murmurant ou silencieuses, des bouquets de fleurs blanches qui s'entassaient auprès de la fosse… En louvoyant entre ces inconnus pour retrouver les membres du Cabaret, je vis que certaines personnes avaient les mains dansantes, échangeant en langage des signes, que d'autres avaient des cannes blanches… J'avais entendu dire que les parents de Tallulah tenaient un centre accueillant toutes sortes de personnes souffrant d'un handicap. Cela expliquait sans doute qu'ils soient si nombreux aujourd'hui. Et la simplicité qu'elle avait toujours eue, cette manière de prendre les gens comme ils étaient, sans se poser la moindre question.
Je vis les membres du Bigarré, un peu épars. Mel, qui discutait avec un couple relativement âgé, un homme aux favoris poivre et sel et une petite dame potelée que j'identifiais instinctivement comme étant les parents de Tallulah. Un peu plus loin, Natacha, que Jess avait enveloppée de son bras massif dans un geste réconfortant. Clara et Claudine se tenaient épaule contre épaule, deux sœurs unies dans la peine, et en croisant mon regard, la seconde me lança un vague sourire. Hayles avait son étui de guitare sur l'épaule, et tenait la main de Lily Rose comme si elle craignait de la perdre. Celle-ci échangeait quelques mots avec Aïna dont les larmes retenues cassaient les traits habituellement lisses. Un peu à l'écart, le pianiste traînait sa grande carcasse, les yeux flottant dans le vide, comme s'il n'appartenait pas vraiment à la terre qu'il foulait.
Je saluai Hayles d'un geste de main et elle leva vers moi des yeux éprouvés. Évidemment, entre la mort de Tallulah et Breda d'un côté, et la perspective que la personne qu'elle aimait était encore entre la vie et la mort de l'autre, elle faisait partie des personnes les plus durement touchées par les événements.
— Hey, fit-elle d'une petite voix.
— Tu tiens le coup ? demandai-je d'un ton inquiet.
— Et toi ?
J'eus un sourire sans joie, comprenant ce qu'elle voulait dire. De mon côté, avec ma blessure, la mort de mon meilleur ami et ma fiancée en prison, on ne pouvait pas dire que je m'en tirais beaucoup mieux.
— Où sont les autres ? demandai-je pour ne pas répondre.
— Ray et Lia porteront le cercueil, ils sont du côté du corbillard. Neil est encore en garde à vue, comme tu sais, mais il devrait sortir demain. Andy est toujours à l'hôpital, mais il va un peu mieux. Il sent ses jambes.
— J'ai entendu dire ça, oui, fit Fuery. C'est une bonne nouvelle.
— Pour le moment, il s'en plaint beaucoup, mais je ne sais pas s'il réalise pleinement ce à quoi il a échappé. Enfin… vous le connaissez, il ne réfléchit pas trop.
— Et la petite Molly ?
— Elle ne sort plus de chez elle depuis que c'est arrivé. Ça l'a tellement terrorisée, elle est redevenue un chat sauvage et je peux la comprendre. Mel vient la voir tous les jours, mais… il lui faudra beaucoup de temps pour s'en remettre, je pense.
— Pour nous tous, commenta Fuery.
— Et toi, ton bras ?
— … Jusque-là, ça va, répondit le petit brun d'un ton incertain.
Hayles lui lança un regard encourageant, puis la cérémonie commença. Il y eut un discours d'un officiant, un inconnu qui faisait de son mieux pour bien parler de cette jeune fille qu'il ne connaissait sans doute pas, ce qui me laissa une impression de malaise. Puis Hayles tira de l'étui sa guitare et commença à jouer, couvrant le silence lourd et le son du vent dans les arbres, tandis que les gens s'avançaient pour soulever le cercueil et le faire descendre dans la fosse. Parmi eux, Ray, dont les yeux ternes fixaient le sol, et Lia, qui malgré sa blessure, portait son fardeau sans fléchir, le visage fermé, regardant droit sur la fosse, cette plaie béante dans la terre, si noire qu'elle semblait avaler même la lumière. Tandis qu'elle me dépassait, je constatai qu'elle avait troqué son habituelle tresse plaquée pour une coiffure beaucoup plus élaborée. Sans doute une forme d'hommage. Puis, avec l'aide des hommes du corbillard, les six personnes firent descendre le cercueil au bois roux à l'aide d'une corde, le relâchant en l'effleurant dans une caresse d'adieu.
À l'idée qu'à l'intérieur de ce coffre se trouvait la silhouette de cette petite danseuse au sourire lumineux, avec tous ses rires, sa voix si douce et ses étourderies attendrissantes, je me sentis plus impuissant que jamais. À quoi bon être soldat, si je ne pouvais pas sauver les innocents ? À quel point étais-je inutile face à cette preuve de notre échec à tous et aux jours sombres qui s'annonçaient ? Je me sentais écrasé par ce poids autant que par la tristesse de ceux qui m'entouraient.
Je me sentais flotter dans un entre-deux, un peu décroché de la réalité. Le père de Tallulah, dont la voix grave vibrait d'amour et de tristesse, entama un discours dont je ne retins pas grand-chose, plus marqué par l'infinie bonté qu'il dégageait. Sa fille ne sortait pas de nulle part et j'étais impressionné de le voir, malgré la violence et la haine qui s'était déchaînée contre nous et contre sa propre fille, inciter ceux qui l'écoutaient à faire preuve de plus d'intelligence, d'écoute et de bonté que jamais. Il rappelait que la violence engendrait la violence, et nous demandait quel monde nous voulions construire, avec assez d'intelligence et de lucidité pour ne pas sembler naïf. Il nous soufflait que nous avions besoin les uns des autres, et que c'était en nous soutenant mutuellement que nous pourrions surmonter ce deuil. Je pensais à Mustang, à la solitude terrible qu'il devait subir, seul face à ceux qui l'interrogeaient, et je me sentis pris de vertiges.
Il avait besoin de nous. Il fallait que je parvienne à l'atteindre.
J'imaginais aussi Edward, errant au hasard, seul, les yeux baignés de larmes, et Roxane, isolée dans sa cellule de prison. Moi qui ne croyais pas en grand-chose, je priai de toutes mes forces pour que mes pensées les atteignent, qu'elles sachent que je les avais toujours à l'esprit et dans mon cœur.
C'était peut-être idiot. En même temps, j'étais un idiot.
Les gens s'avancèrent, jetant les uns après les autres une poignée de terre sur le cercueil de bois chatoyant en murmurant un dernier adieu. Quand mon tour arriva, la majorité du couvercle était déjà recouvert d'une terre noire mêlée de fleurs blanches qui semblaient presque briller par contraste.
Je ne savais pas quoi murmurer, quels adieux dire à cette fille que je connaissais peu, malgré l'affection instantanée que je lui avais portée, alors je ne dis rien et pinçai les lèvres.
Jessica entama un chant d'une voix douce, après qu'un violon et une guitare avaient commencé à s'élever au milieu des pierres et des ifs. Leurs mélodies étaient chaudes et frêles comme la flamme d'une bougie et il y avait tant de tendresse et de délicatesse dans sa voix fragile, qui laissait percer la peine, que je me sentis touché en plein cœur et fondis en larmes pour de bon.
Son visage rond tourné vers le ciel, la grande blonde abattait toutes mes défenses, non pas par la force, mais parce qu'il y avait tellement de beauté, tellement de courage dans l'équilibre ténu de ce chant irréel, ce funambule perché si haut, bien au-dessus de la rage, de la peur, de la rancœur et de l'envie de vengeance. Moi qui étais incapable de parler, la gorge nouée de larmes, je ne comprenais pas comment c'était humainement possible de parvenir à modeler sa propre désolation pour en faire quelque chose d'aussi beau, à chanter sans que sa voix s'étrangle, alors que l'émotion prenait corps et débordait de toutes parts, nous frappant comme une vague.
— Ceux dont nous manque le sourire, qui n'ont plus que nos souvenirs pour ne pas finir leur chemin.
Ceux qui seront chez eux partout, mais qui ne viendront plus chez nous pour faire chanter nos lendemains.
Tous ceux qui ont rendu la clé… derrière la porte refermée… nous ont mis au regret.
Alors que sa voix dessinait une ligne douce, celles des autres membres du cabaret, fragiles elles aussi, se joignirent et s'entrelacèrent dans des harmonies qui m'enveloppèrent et me caressèrent mon âme à vif. Je me sentis effondré comme jamais et pourtant apaisé, soulagé de me laisser couler dans la peine comme si je me laissai sombrer au fond de l'eau, m'enfonçant dans la vase, juste un moment, acceptant de ressentir pleinement ma peine sans chercher à en faire quoi que ce soit, en sachant que je n'étais pas seul, que ceux qui m'entouraient ressentaient exactement la même chose. Parce que personne n'aurait pu être indifférent à ce chant. Personne.
Quand sa voix s'éteignit, il ne resta qu'un profond silence que rien ni personne n'osa briser, trop absorbés que nous étions à émerger de cette vague d'émotion pure qui nous avait plongés au fond de nous-mêmes. Au fond, très loin, je perçus le murmure de la circulation des voitures qui semblaient appartenir à un autre monde et je restais sonné, mettant un moment à revenir à la réalité.
Puis Jess se mit en mouvement, rejoignant les autres. Natacha lui tomba dans les bras, les joues trempées, et peu à peu, les murmures reprirent, les retrouvailles, les mains serrées ou posées sur une épaule, les gens qui se mouchaient plus ou moins discrètement. Malgré la foule, le volume n'augmenta que peu. Peut-être parce qu'au milieu de tous ces gens, beaucoup parlaient en laissant danser leur main, évitant l'habituelle escalade sonore que provoquaient les grands rassemblements. À côté de moi, Fuery sanglotait sans pouvoir s'arrêter, tandis que Falman lui tapotait l'épaule, lui tendant un mouchoir.
La réalité reprenait doucement ses droits.
Puisque c'était manifestement terminé, je m'éloignais à pas lents, les yeux levés au ciel pour empêcher les larmes de couler davantage, la bouche ouverte pour respirer, mon nez étant trop bouché pour me le permettre. Bien sûr, comme un imbécile, pas un mouchoir dans ma poche.
Qui va à un enterrement sans prendre de mouchoir, sérieusement? Quel con.
— Havoc, appela Falman.
Je tournai prudemment la tête vers lui et il m'en tendit un sans rien dire de plus. Je l'attrapai avec soulagement et me mouchai abondamment. Il eut un sourire triste, épuisé, et m'en sortit un second en disant.
— Fuery et toi, vous allez me mettre à sec.
— Merci, soufflai-je.
Je me détournai pour me moucher de nouveau, mais j'avais vu que lui aussi avec les yeux rougis. Il n'était pas du genre expansif, pourtant, même lui avait craqué.
De loin, je vis Hayles ranger sa guitare dans l'étui puis se diriger vers nous.
— On a prévu à boire et à manger au Bigarré, pour rester ensemble un moment. Ça vous dit de venir ?
Je restai hésitant. Je me sentais trop épuisé pour ça, mais Fuery leva vers elle des yeux humides, manifestement tenté par l'idée. Falman quant à lui, soupira.
— Je suis censé travailler cette après-midi, je ne pense pas que j'aurai le temps, vu l'heure.
— Je comprends… de mon côté, j'ai pris un jour de congé pour rester avec les autres, fit la brunette d'un ton sérieuse.
Le petit brun à lunettes se tourna vers moi et je lui lançai un pauvre sourire.
— Nous, on n'a rien de prévu, si ça ne vous gêne pas d'accueillir des pièces rapportées…
— Vous n'êtes pas des pièces rapportées. Vous avez parfaitement votre place.
— … Merci.
— Je vais voir qui peut vous transporter, d'accord ?
— D'accord.
Elle repartit, fendant la foule pour toucher le coude de telle ou telle personne et lui demander si elle pouvait nous prendre en voiture. Falman posa une main sur l'épaule de Fuery.
— Bon, moi il faut que j'y aille si je veux avoir le temps de manger avant de reprendre le travail. Bon courage, vous deux, et ne forcez pas trop, vous avez besoin de repos. On se revoit demain ?
— Ça marche. Bon courage à toi aussi.
Il repartit vers les grilles en nous lançant un dernier signe de main et j'avalais machinalement une petite goulée d'air, comme si je venais enfin d'atteindre la surface.
Fuery et moi nous retrouvâmes à l'arrière d'une voiture avec des inconnus, et le trajet se passa dans un silence profond, à la fois parce que nous n'avions rien à dire, et parce que tout le monde était épuisé d'avoir pleuré. Quand, sur le départ, nous avions vu Natacha trébucher et sautiller à cloche-pied sur un bon mètre avant de s'affaler dans la neige boueuse, ni mon collègue ni moi n'avions pu retenir un rire nerveux. Nous n'avions pas été les seuls à pouffer plus ou moins discrètement, les joues encore mouillées de larmes, à la fois honteux et soulagés d'en être encore capables. Sans doute que la vie reprenait ses droits.
Après être descendus de voiture en remerciant ceux qui nous avaient acceptés de nous transporter, ce fut avec une pique d'appréhension au ventre que je passai la porte du Bigarré pour la première fois depuis le drame. Je sentais dans l'air un je-ne-sais-quoi de poussiéreux, éteint, et Fuery lança un long regard endolori au guichet où lui et Tallulah avaient été attaqués. Je serrai son épaule dans un geste rassurant pour l'empêcher de replonger trop profondément dans ce souvenir et en entrant dans la pièce principale, j'avais dans l'idée que nous ne resterions pas longtemps.
Je levai les yeux vers les lampions, laissés éteints, pour une fois. Le jour perça le chapiteau intérieur et nappait la grande pièce d'une lumière rougoyante qui m'évoqua cette soirée meurtrière, et je me sentis trembler un instant. Puis, comme j'avais continué à marcher, je tombai nez à nez avec une version plus brune et plus âgée de Tallulah qui se tenait une table, prête à servir.
— Qu'est-ce que vous voulez boire ? Une bière, un verre de vin, du jus de raisin, de pomme ? On a du punch aussi…
Je restai muet face à ce qui devait être une sœur, et après un moment de flottement qui frôlait l'impolitesse, je désignai une bouteille de bière qu'elle décapsula et me tendit avec un sourire. Elle avait eu le temps de servir au moins quatre personnes, dont Fuery, qui tenait bien serré son verre de jus de pomme.
— Merci, bafouillai-je maladroitement.
— Il y a des choses à grignoter sur les tables du fond, mettez-vous à l'aise ! fit-elle énergiquement avant de se tourner vers quelqu'un d'autre.
Elle avait les yeux rougis et pochés, mais un sourire sincère qui me réchauffa autant qu'il m'impressionnait. Dans la salle, loin des pierres et du froid, les voix qui m'entouraient semblaient moins moroses. Les tables rassemblées en îlots étaient couvertes de victuailles, saucissons, terrines, bouchées, gougères, cakes tranchés… Le tout était plus rustique et hétéroclite que d'habitude, et certains déposaient un plat sur la table, me faisant réaliser que nous n'avions rien rapporté.
Tant pis… nous n'étions pas au courant, et de toute façon, il y a toujours trop à manger dans ce genre de buffet.
Boulottant un morceau de croque-monsieur coupé avant de tendre l'assiette à Fuery pour qu'il puisse se servir, j'entendais les conversations s'animer, quelques rires bourgeonner au milieu de toute cette tristesse.
— Jus de pomme, hm ? commentai-je en trinquant.
— Avec tous les médicaments que je prends, il vaut mieux éviter l'alcool.
— Tu as sans doute raison, commentai-je avant de boire ma bière au goulot.
Les gens arrivaient par vagues, des groupes se connaissant qui discutaient avec animation, laissant poindre le plaisir de se retrouver, malgré tout, et j'entendais des bribes de conversation, des fragments de vie qui me réchauffaient peu à peu. Je n'avais pas l'énergie de bavarder, pas encore, et je sentais la culpabilité palpable de Fuery. Nous avions sûrement l'air un peu gauches, bras cassés au milieu de tous ces inconnus…
Mais bientôt, des membres du cabaret se faufilèrent jusqu'à nous. Sans signe avant-coureur, je me retrouvai dans les bras de Clara, renversant ma bière et bégayant quelque peu.
— Qu-qu'est-ce que…
— Tallulah faisait beaucoup de câlins, et en en parlant, on s'est dit qu'elle avait raison, commenta Claudine en m'enlaçant à son tour, tandis que Hayles et Clara avaient enveloppé un Fuery larmoyant de leurs bras.
Quelques secondes plus tard, nous nous retrouvâmes engloutis, enlacés, et je renonçai à comprendre, appréciant la chaleur qui m'entourait en prenant garde à mes côtes et au bras de Fuery à côté de moi. Puis l'étreinte se relâcha, me laissant l'impression de faire partie de ce groupe d'inconnus qui avaient reflué dans la pièce, alors que je ne les reverrai sans doute jamais pour la plupart. Je reculai en regardant alentour et manquai de trébucher, provoquant un couinement. En me penchant, je découvris la silhouette d'un chien que je reconnus aussitôt et m'accroupis très prudemment en lâchant un sourire.
— Oh, Black Hayatte ! Ça faisait longtemps !
Je ne savais pas s'il nous reconnaissait vraiment ou s'il appréciait juste d'avoir de l'attention, mais il nous fit la fête, gambadant autour de nous et léchant le visage de Fuery qui essaya de sauver ses lunettes de sa main libre en riant, avant de les remettre et d'enlacer son encolure.
— Tu as bien grandi, hein ?
— Je ne savais pas qu'il était là !
— C'est moi qui l'ai ramené ici, fit Hayles en s'amusant de nous voir accroupis comme des enfants. Je n'allais pas le laisser tout seul.
— T'es une brave bête, hein ? Oh oui t'es une brave bête ! ponctua Fuery qui s'était assis par terre et grattait le ventre du chien qui se vautrait sur le parquet avec délice.
— J'y vais, fit la voix grave et rauque de Wilhelm derrière moi.
— Attends un peu, fit Claudine avant d'attraper un bol presque vide pour le remplir pêle-mêle des bonnes choses qui se trouvaient sur la table. Rapportes-en à Andy, ça le changera des repas d'hôpital.
Je levai la tête vers le pianiste qui nous regardait gâter Black Hayatte, et vis la violoncelliste s'approcher, tenant le bol d'une main, et l'enlacer, ce qui le pétrifia. Elle s'écarta ensuite pour lui fourrer le récipient rempli à ras bord dans les mains.
— Tiens, prends ça, et salue-le de ma part. Dis-lui que Clara et moi, on passera le voir en fin d'après-midi.
— Il dormira peut-être…
— Ce n'est pas grave.
Il hocha la tête et repartit d'une démarche guindée. Claudine le suivit du regard avec un sourire tandis qu'il quittait la pièce.
— Comme quoi, il y a toujours de l'espoir, commenta-t-elle.
— J'ai loupé un truc ? demandai-je en me relevant, essuyant mes mains sur mon pantalon pour en chasser les poils comme je pouvais avant d'attraper de nouveau à manger.
— Disons que la situation a poussé ces deux-là à être un peu plus honnêtes.
— Honnêtes ? Tu veux dire que… Que… Quoi ? Ces deux-là… ? Andy et… Nooon !
— Hé si ! confirma Clara en s'appuyant sur l'épaule de sa sœur. Et franchement, c'est pas trop tôt, qu'est-ce qu'ils étaient chiants !
Je clignais des yeux trois fois. J'étais au courant des penchants d'Andy, mais… lui et Wilhelm… connaissant leurs caractères respectifs, l'idée était surréaliste.
— Mais c'est le mariage de la carpe et du lapin ! m'exclamai-je.
Ma réaction provoqua un rire franc des deux sœurs.
— C'est rien de le dire ! Mais que veux-tu, l'amouuur !
— Il va me falloir du temps pour me faire à l'idée, commentai-je.
— T'inquiète, c'est pas des rapides, commenta Clara la bouche pleine.
Sa remarque nous fit pouffer. Chaque rire était une petite victoire. Fuery se releva pour aller se rechercher à boire avec moi, et nous partîmes tester une autre tablée.
— Oh non… murmura Fuery.
— Quoi ?
Je suivis son regard et reconnu les parents de Tallulah, le père parlant, la mère souriant, les yeux brillants de larmes en sourdine. Il chercha instinctivement à se cacher derrière moi, mais Aïna, qui se tenait à côté d'eux, le désigna. La petite dame se dirigea vers nous et nous salua.
— Lequel de vous est Kain Fuery ?
Il leva une main contrainte, et elle tourna les yeux vers elle.
— C'est bien vous qui étiez avec elle ?
Il hocha la tête, les yeux vissés au parquet, et répondit d'une voix nouée.
— Je suis désolé… je n'ai rien pu faire pour la sauver.
— Venez avec nous… fit-elle en posant une main sur son épaule. Ça ne vous dérange pas que je le kidnappe ?
— Non, allez-y.
Fuery hurlait intérieurement de panique, mais force était d'admettre qu'il n'y avait pas une once de malveillance dans le ton qu'elle avait employé. À l'instinct, je jugeai qu'il était entre de bonnes mains.
Je me retrouvai seul et étudiai la tablée qui se trouvait devant moi, me demandant ce que j'allais goûter en premier, quand mon regard remonta machinalement sur le mur en découvrant une fresque noircie de fumée par endroits. J'avais toujours vu des tentures sur ces murs et je n'avais jamais pris la peine d'imaginer qu'il y avait quoi que ce soit en dessous. Je clignais des yeux et fronçai les sourcils en découvrant toute la dimension érotique de la peinture, qui représentait un véritable entrelacs de végétations et de corps des deux sexes, le tout emboîté dans des positions très créatives.
— Oh…
— Ne me dis pas que tu n'étais pas au courant, commenta Hayles me faisant sursauter.
— … Mais c'est obscène !
— Tu trouves ? fit-elle en croquant une amande, me jetant un regard en coin.
— Mais c'était pas là avant, ça !
— Sisi ! Hé, Nat, Jess, venez !
— Attends, pourquoi il y a un dessin de cul sur ce mur ?
— Avant que Mel, Neil et Jess le rachètent pour créer le Bigarré, c'était un bordel abandonné. Roxane te l'a jamais dit ?
— Roxane le savait ?
— Je l'ai vue soulever la tenture le premier jour, fit Nat.
— Et elle me l'a jamais dit !
Il y eut un instant de flottement, l'écho d'un « il n'y a pas que ça qu'elle n'a pas dit » et le souvenir que pendant que je boulottais sans limites, elle était enfermée entre quatre murs.
— Ceci dit, je ne crois pas que Bérangère était au courant, fit Jess en se servant à manger.
Le regard de Natacha se durcit à l'évocation de son nom. Elle lui en voulait encore. Elle leur en voulait à elles deux.
— Et Tallulah ? Tu crois qu'elle savait ?
— Évidemment que non ! Ceci dit, j'aurais bien aimé voir sa réaction, fit Nat en laissant ses yeux se perdre dans le vague un instant.
— Je crois qu'elle aurait regardé avec perplexité puis hoché les épaules. Elle s'étonnait de tout, mais ne s'offusquait de rien.
— C'est tellement bien résumé, confirma Hayles.
— … Mais du coup, tous les murs sont comme ça ?
— Oui. Et je ne te parle pas des statues qu'on a retirées, aussi, ajouta Jess avec un sourire en coin.
Le duo resta papoter encore un peu, puis repartit saluer d'autres visages connus, et je me retrouvai seul à côté de Hayles qui s'autorisa un profond soupir. À quelques mètres de là, je vis la silhouette de Fuery et celles des parents de Tallulah qui l'avaient enlacé, les trois pleurant doucement, avec tendresse. J'eus un sourire las. Il avait manifestement obtenu leur pardon, et j'espérais que ça l'aiderait à avancer. Assis contre le bord de la table, je me tournai de nouveau vers ma collègue qui regardait droit devant elle, les yeux perdus dans la vaste salle. Ses cils papillonnaient, laissant voir qu'elle avait envie de pleurer.
— … Tu crois que ça va aller mieux ? demanda-t-elle d'une voix un peu rauque.
— Oui.
Je ne savais pas à quoi elle faisait référence au juste, mais j'étais à peu près sûr que c'était la réponse qu'elle avait besoin d'entendre, même si j'avais du mal à m'en persuader moi-même. Elle s'essuya les yeux et regarda droit devant elle pour ne pas tourner la tête vers moi.
— Depuis que j'ai été innocentée, je vais la voir tous les jours. Je ne sais pas si elle me reconnaît, je ne sais même pas si elle me reconnaîtra un jour. C'est injuste.
— Oui. Rien n'est juste dans cette histoire.
— Est-ce que ça en valait la peine ? De se mettre en danger, de risquer sa vie ? Est-ce que le secret d'Edward en valait la peine ?
— Oui.
— À quoi bon ? Pourquoi avoir fait ça ?
— Hawkeye… et Ed, et d'autres… il essaient juste de sauver le pays.
— Le pays… ? Tout le pays ?
— En quelque sorte, ouais…
— … Quand quoi je me suis embarquée ? soupira-t-elle.
— Comment ça ?
— Je vous aiderai, tu sais, fit-elle en tournant vers moi un regard résolu. Même si Riza ne m'a pas dit, pour Edward… je crois qu'elle me faisait confiance. Je l'espère. Et je me dis que… que si elle se réveille pas…
— Elle se réveillera, coupai-je d'une voix ferme.
C'était une certitude. Le contraire n'était pas une option.
— Vous voulez qu'on fasse un sort pour l'aider ?
— … Quoi ? lâchai-je en tournant lentement la tête vers Claudine qui s'était assise de l'autre côté et venait de parler.
— Quoi ? répondit la violoncelliste sans voir de problème à cette proposition. Tu avais cette coutume, Maï, quand les gens quittaient leur tribu…
— Les matshka-nanna ?
— Oui. On pourrait en faire une.
— C'est quoi ça ?
— Tu vas trouver ça ridicule, fit Hayles, se mordant la lèvre inférieure avant de reprendre. J'ai grandi dans une tribu nomade, et quand quelqu'un devait partir seul, on lui fabriquait une petite poupée avec des mèches de cheveux de tous les membres de la famille. Pour la protéger et l'aider à nous retrouver le moment venu.
— Et ça marchait ? demandai-je stupidement.
Hayles détourna les yeux, gênée, et entre ces deux femmes chez qui je découvrais un penchant pour la sorcellerie, je me sentis un instant perplexe.
— Ça ne coûte rien d'essayer, je suppose, lâchai-je d'un ton hésitant.
— Tu serais prêt à me passer une mèche de cheveux ?
— Une petite, cédai-je. À un endroit où ça se voit pas trop.
Elle m'enlaça et je couinai sous l'effet conjugué de la surprise et de la douleur, elle s'écarta en s'excusant.
— Je suis sûr que Fuery sera d'accord. Et s'il y a une mèche de tes cheveux, je suis sûr que ça l'aidera.
Je lui souris en prononçant ces mots que je ne croyais pas vraiment. Mais je croyais en Hawkeye et en son affection pour Hayles. J'étais convaincu qu'elle était beaucoup trop inflexible pour se laisser mourir sans rien faire alors qu'on avait tous tellement besoin d'elle. C'était peut-être aussi stupide que fabriquer une poupée magique, mais ça m'aidait à tenir. Et on avait tous besoin de ça, tenir. S'accrocher. Y croire.
Fuery nous rejoignit d'un pas titubant et à l'autre bout de la pièce, une chanson à boire commença à résonner, enflant au fur et à mesure que les voix s'y joignaient. Elles n'étaient pas toujours très belles ni très justes, mais je me rendis compte que ça n'était pas important.
Je pris une grande inspiration, et avec les autres, me mis à chanter à mon tour.
Quand je me levai le lendemain, matin, ce fut avec un sentiment d'épuisement profond et une légère gueule de bois. Après avoir hésité, Fuery et moi étions restés au Bigarré toute l'après-midi et une partie de la soirée. Les lieux s'étaient animés de jeux à boire, d'anecdotes et de chants, les gens avaient une gaieté aussi poignante que le chant au cimetière, comme si chaque rire était en son honneur. Après une longue partie de traderidera, j'étais finalement rentré bourré en compagnie de Fuery. Hayles avait emprunté la camionnette de Neil pour nous déposer au plus près des dortoirs en nous souhaitant une bonne nuit.
J'étais heureux d'y être allé, d'avoir vécu cette journée hors du temps. Au-delà de l'épuisement profond qui rendait tout sommeil réparateur, j'avais l'impression que toutes ces larmes et tous ses rires m'avaient soigné l'âme.
Plus prosaïquement, j'étais aussi soulagé de me dire que mon absence des locaux aujourd'hui m'avait permis d'échapper aux horribles appels de ma mère qui était outrée que je ne veuille pas profiter de mes « jours de congés » pour venir la voir dans l'Est, sans comprendre qu'il n'était pas conseillé à une personne blessée de s'épuiser dans de longs trajets en train et que je n'en avais de toute façon pas envie. Une fois la vague de cérémonies passée, je pourrai, quand je ne dormirai pas, errer de ma chambre aux sanitaires, au réfectoire, me poser dans la cour le temps d'allumer une cigarette… Bref, de me reposer, comme je sentais que j'en avais besoin.
Je bâillais longuement, passai une main lasse sur mon visage.
Je pensais que j'allais dormir profondément après une journée pareille, mais Fuery s'était réveillé dans la nuit avec une douleur croissante dans le bras. Ses voisins de chambrée, paniqués par ses cris, étaient venus me tirer du sommeil à mon tour, et j'avais fait de mon mieux pour calmer sa panique le temps de l'amener d'urgence à l'infirmerie. Le médecin fut sans appel : entre le gonflement de son bras et sa fièvre qui montait, l'infection était certaine et les soins devaient être prodigués d'urgence.
Ignorant ma fatigue et mon corps courbaturé, je l'avais accompagné jusqu'à l'hôpital à l'arrière d'une des voitures de l'armée que mon collègue conduisait, moins dans l'espoir de pouvoir faire quelque chose de concret que pour l'empêcher de sombrer dans une nouvelle crise de panique à l'idée que ses pires craintes deviennent réalité. Dans ce contexte, je ne pouvais pas lui mentir en souriant, le rassurer en lui disant « Mais non, les médecins ne vont pas t'amputer, je suis sûr que ce n'est rien »… mais je pouvais au moins être là.
Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que, quelles que soient ses angoisses à ce sujet, un automail fonctionnel serait au bout du compte préférable à un membre mutilé à ce point. Mais je ne le formulais pas à voix haute, sachant qu'il n'était pas prêt à l'entendre. L'idée de perdre son intégrité physique était violente, et, comme j'avais fini pour le comprendre, plus difficile pour certaines personnes que pour d'autres. Tout le monde n'était pas comme Edward, prêt à sacrifier son bras sans hésiter pour sauver une vie.
Dans tous les cas, la veille avait été fatigante, et la nuit qui avait suivi n'avait été guère mieux, me laissant pâteux et assez las à l'idée de devoir revivre une nouvelle journée du même acabit.
Non, aujourd'hui, c'est même pire… Je vais devoir faire l'effort d'enfiler mon uniforme de cérémonie.
Laissez-moi un peu de répit, bon Dieu! pensai-je en fronçant les sourcils à l'intention du plafond ou la lumière de ma lampe de chevet dessinait un cercle parfait.
Un regard sur ma montre m'apprit que ce n'était pas une option, étant donné le temps interminable qu'il me fallait pour me laver et m'habiller. Je n'avais pas si mal que ça, mais je savais que le meilleur moyen de ne pas avoir de problèmes était encore d'être prudent. Après tout, j'avais forcé sur ma jambe un peu trop tôt, et elle me lançait encore de temps en temps.
Je me préparai laborieusement, songeant que j'avais envie de crever sans le penser réellement, puis déjeunai avec des militaires de mon étage, dont Cage, qui m'avait parlé la veille. Si Mingus, son chef était réputé infect, lui et ses collègues étaient plutôt de bonne composition du peu que j'avais pu voir, et l'idée de travailler à leurs côtés me sembla moins terrible que la veille.
— Eh, tu vas être content d'entendre ça, Havoc. Ton chef, il est officiellement innocenté.
— Ah ! fis-je, mon regard s'illuminant pour la première fois depuis longtemps. Tu es sûr ? D'où tu tiens ça ?
— L'info traînait déjà dans les couloirs hier soir, vu que River l'a vu rentrer chez lui sans escorte, mais c'est surtout que le Général Lewis a annoncé aux équipes qu'il devrait reprendre ses fonctions aujourd'hui, après la cérémonie.
Je sentis le soulagement couler dans mes veines et me retins de sourire bêtement. L'idée de le voir revenir me soulageait, j'avais tellement besoin de son assurance et de sa clairvoyance. Avec un peu de chance, les pronostics de Falman allaient s'avérer faux, et nous allions pouvoir travailler ensemble de nouveau…
Cette idée me redonna de l'appétit et c'est avec un certain regain d'énergie que je me préparai à la suite, avant de me rappeler que celle-ci impliquait de rendre hommage à mon défunt meilleur ami et à d'autres collègues morts au combat le soir de l'attaque. Mon visage se referma et mes entrailles se changèrent en plomb, à la fois à cause de ce souvenir et parce que je l'avais oublié, l'espace d'un instant.
Je ne l'oubliai plus pendant les heures qui suivirent, les yeux vides en regardant les rangs bleu roi de l'armée, les drapeaux verts claquant au vent, les hauts gradés et leurs discours, le protocole interminable.
Je m'en foutais tout ça.
J'aurais juste voulu qu'on me rende mon meilleur ami, qui, je le savais, s'en foutait des récompenses à titre posthume. Qu'est-ce qu'il allait en faire, de ses galons et ses médailles ? S'il avait été vivant, il aurait été du genre à revendre sa décoration contre des coups à boire ou à la perdre au jeu.
Ce n'est qu'en entendant son nom dans le discours, en voyant son cercueil rejoindre tous les autres que je pris pleinement conscience que je le perdais pour de bon, et je serrai les dents pour ne pas pleurer. Au moins, le chant des trompettes me laissait indifférent, si j'avais entendu de nouveau le chant de la bande du cabaret, mon cœur n'y aurait sans doute pas survécu.
Piètre réconfort, au milieu de tous ces généraux que je ne connaissais que de nom et de vue, la silhouette de Roy Mustang se tenait là, très droite et très raide dans son uniforme de parade, malgré sa béquille et son bras en écharpe. Il avait le visage fermé, les traits tirés, le regard sombre à faire peur au-dessus de cernes comme je ne lui en avais jamais vu.
Mais il était là, et je me raccrochais à sa vue comme un noyé à sa bouée. Je comptais sur lui pour me guider au milieu du panier de crabes politique et de toutes ces incertitudes. L'espace d'un instant, il avait croisé mon regard sans changer d'expression.
La cérémonie me semblait sans fin et je me surpris à imaginer quel genre de répliques caustiques Breda aurait pu me chuchoter à l'oreille pour tuer le temps. Sentir sa présence dans mon esprit me tordit le cœur dans un mélange de douleur et de soulagement, parce que je réalisais à quel point ces mots tombaient juste, que je comprenais que si l'homme avait disparu, rien ne m'arracherait les souvenirs du temps passé ensemble.
C'était une pensée vraiment réconfortante.
La cérémonie prit fin et je rompais les rangs avec un soupir de soulagement, sentant la fatigue me retomber dessus et une douleur sourde pulser près de ma poitrine, me rappelant que je puisais des forces que j'aurais dû réserver à ma guérison.
Je décidai alors d'aller à l'essentiel et de me diriger vers la silhouette de la personne que j'attendais désespérément de voir depuis des jours, avant de me rendre compte que j'étais loin d'être le seul. Les journalistes qui étaient venus couvrir l'événement lui étaient tombés dessus comme une nuée d'insectes et je l'avais clairement vu grimacer en essayant de m'approcher. Avisant le Lieutenant Kramer qui regardait la scène d'un air désemparé, je lui tapotai l'épaule.
— Lieutenant-Colonel Kramer ?
— Oui, Lieutenant…
— Havoc, Jean Havoc, de l'équipe du Général Mustang, rappelai-je en lui serrant la main. Vous êtes d'accord qu'on ne peut pas le laisser au milieu de ces harpies ?
— Ils n'en laisseront que les os si on les laisse faire.
— Vous qui êtes plus haut-gradé que moi, vous pourriez peut-être réquisitionner une voiture pour nous retrouver à la grille Est ? Je pense pouvoir l'exfiltrer pendant ce temps.
L'homme aux cheveux taillé en brosse, hocha la tête avec un sourire triste, soulagé de pouvoir faire quelque chose pour son collège, et parti hâtivement se mettre à la tâche. De mon côté, je me tournai vers la foule et pris une grande inspiration.
— Général ! m'exclamai-je en levant le bras le moins douloureux des deux pour attirer son attention parmi la mer de journalistes.
— Général Mustang, comment faites-vous pour gérer la manière dont votre équipe a été décimée durant l'attaque ?
— Qu'avez-vous à dire concernant les rumeurs selon lesquelles Bérangère Ladeuil et Edward Elric seraient une seule et même personne ?
— Pensez-vous que l'attaque du Cabaret Bigarré soit liée à l'affaire Harfang ? Les Snake & Panthers pourraient-ils être liés au réseau et agir en représailles ?
— Est-il vrai que vous entreteniez une relation romantique avec Bérangère Ladeuil avant le drame ?
Je jouai des coudes sans douceur au milieu des questions qui fusaient comme autant de jets de pierre sur mon supérieur.
— Général Mustang ! m'exclamai-je essoufflé en arrivant à sa hauteur. Une urgence au QG, on a besoin de vous !
L'homme tourna les yeux vers moi tandis que je reprenais mon souffle, n'ayant pas vraiment besoin de surjouer la panique, entre mon corps affaibli et la tourmente de questions au milieu de laquelle je m'étais jeté. Il se redressa et empoigna fermement sa béquille, repoussant un micro d'un coup d'épaule.
— J'ai déjà tout dit à l'armée et je n'ai pas le temps pour ceci maintenant, annonça-t-il d'un ton dur. Les réponses que vous attendez arriveront en temps voulu. Maintenant, laissez-moi passer, j'ai du travail qui m'attend et vous ne voulez vraiment pas faire entrave à un Général dans l'exercice de ses fonctions.
Il avait parlé d'une voix suffisamment grondante pour qu'une partie des journalistes reculent, échaudés par la colère sous-jacente de mon supérieur. Personne n'avait envie de l'énerver au point de le voir faire usage de ses compétences légendaires d'Alchimiste de Flamme. Je n'attendis pas qu'ils reprennent contenance et le guidai vers le portail, déblatérant un débrief sans queue ni tête pour faire bonne mesure tandis que nous fuyions la foule pour nous engouffrer dans la voiture menée par Kramer.
— Et donc, à propos de l'opération en cours ? lâcha-il une fois le véhicule en route.
— Je dirai qu'elle est réussie, commentai-je avec un sourire. Appréciez le répit.
— Ah. Je vois, fit-il d'un ton las. Vous êtes venu secourir votre Général en détresse.
Je me retournai et le vis avoir un sourire sans joie, les yeux mi-clos, les joues creusées. Il avait l'air épuisé, des cernes marquant son visage et le vieillissant. Allait-il râler d'être tombé assez bas pour se voir sauver la mise par ses subordonnés ?
— Bon travail, fit-il simplement.
— C'est bon de vous revoir, commentai-je avec sincérité.
— Où en est votre blessure ?
— Assez bien pour me permettre de venir à la cérémonie et vous porter secours. Pas suffisamment pour reprendre le travail dans l'immédiat.
— Reposez-vous, dans ce cas, vous en avez déjà fait assez.
Le silence retomba, tandis que j'échangeai des coups d'œil avec Kramer qui nous conduisait vers le QG. Lui aussi avait mauvaise mine — comment s'en étonner ? il avait perdu sa femme dans l'attaque. Je réalisai à quel point nous avions tous les trois l'air usés et blêmes.
— Général, autorisation de m'exprimer à titre personnel ? demanda Kramer sans quitter la route des yeux.
— Autorisation accordée.
— Les communiqués officiels sont truffés de foutaises. J'ai suivi de près les actions des Snakes & Panthers et je suis certain qu'ils ne sont pas les instigateurs de l'attaque. Leur mode opératoire consiste à frapper vite et fort des points d'équipement stratégique, ponts, lignes de chemin de fer, lignes radio… Ils font le moins de victimes possible et ne se sont jamais attaqués aux civils. Il faudrait être un imbécile pour croire que ce sont les mêmes personnes qui sont à l'origine de l'attaque du Bigarré. Nos supérieurs mentent comme des arracheurs de dents — même Lewis, il me déçoit — et vous êtes le seul gradé en qui j'ai encore confiance. Je ne sais pas en quoi je peux me rendre utile, mais sachez que vous pouvez me demander n'importe quoi, pour peu que cela fasse tomber les crapules à l'origine de l'attaque…
— Vous n'avez plus rien à perdre, n'est-ce pas ? soupira Mustang avec une pointe de compassion.
— Exactement.
Kramer était un homme de taille et corpulence moyennes, au visage plutôt rond et à l'air généralement avenant, mais à cet instant, il fixait la route comme s'il voulait la faire exploser par la force du regard.
— Je vous remercie de placer votre confiance en moi et je tâcherai de m'en montrer digne.
Le trajet se passa dans un relatif silence, où je jetai des coups d'œil furtifs au Général à l'arrière, qui fixait quelque chose à travers les vitres, se tapotant la bouche de l'index, les sourcils froncés dans une réflexion intense qui durcissait son visage et lui donnait l'air bien plus âgé qu'il ne l'était réellement. Quelles pensées bouillonnaient derrière ces yeux noirs, quels plans complexes se dessinaient dans son esprit tandis qu'il gardait le silence ?
— Général ? Qu'est-ce que je dois faire ? cédai-je finalement, trop avide de réponses pour parvenir à le laisser dérouler le fil de ses pensées en silence.
— Vous, commencez par guérir. Vous ne servirez à rien dans votre état actuel.
— Général !
— Je vous ai vu arriver, vous n'auriez pas dû être essoufflé par une aussi courte distance. Vous m'avez habitué à mieux.
— J'ai une côte cassée, enfin !
— Ressoudez-là, lâcha-t-il d'un ton sec. Je n'ai pas besoin de boiteux dans les rangs, et je ne tiens pas à vous perdre bêtement.
Je serrai les dents, frustré, mais conscient de sa lucidité. J'étais bel et bien incapable de combattre à l'heure actuelle, j'étais même trop fatigué pour tenir une journée entière de travail au bureau.
— Kramer, vous êtes au QG de Central depuis plus longtemps que moi. Je vais avoir besoin d'une cartographie plus… poussée des relations des hauts gradés et de leurs allégeances. Leur positionnement idéologique, leurs liens d'amitié, leurs points faibles… si vous pouvez me renseigner là-dessus, vous me serez d'une aide précieuse.
— Bien entendu, mon Général. Tout ce que je vous voudrez.
Il avait à peine prononcé ces mots qu'il avait commencé à manœuvre dans le garage des voitures de fonction. J'attendis qu'il coupe le moteur pour sortir à gestes prudents, avant de faire le tour pour rejoindre Mustang à qui Kramer avait ouvert la porte. Je savais que je ne lui étais d'aucune utilité et il me l'avait rappelé sans délicatesse, mais je ne me sentais pas prêt à le voir partir, pas sans qu'il m'ait donné un os à ronger, n'importe quoi qui puisse m'occuper l'esprit et me donner ne serait-ce que l'illusion d'être utile.
Je m'étais donc campé face à lui, prêt à affronter son regard dur, tandis qu'il s'extirpait de la voiture, bataillant avec son bras en écharpe, sa jambe blessée et sa béquille. Il parvint à se remettre debout en levant vers moi un regard rageur, claquant la porte derrière lui. J'ouvris la bouche pour lui demander une nouvelle fois à quoi il comptait m'employer, mais je n'en eus pas le temps.
Sans crier gare, sa silhouette vacilla comme une flamme soufflée par le vent. Je vis son visage devenir encore plus pâle, ses yeux s'embrumer, puis il tomba en avant. Je me précipitai pour le rattraper dans un geste réflexe qui réveilla la douleur de mes côtes tandis qu'il s'effondrait dans mes bras.
— Général !
Sous le choc de sa chute, je tins bon de mon mieux, me sentant comme un rocher submergé par une vague alors que j'encaissai son poids et la panique de voir mon supérieur hiérarchique s'évanouir sans signe avant-coureur. Je le retins, me maudissant de n'avoir rien vu venir. J'avais beau avoir remarqué son visage amaigri et cartonneux, ses traits tirés, je ne m'attendais pas à ce qu'il s'effondre, tout simplement parce que je préférais croire qu'il ne céderait jamais, qu'il résisterait à tout et qu'il tiendrait toujours bon pour me montrer la voie.
Putain, c'est pas comme si je ne l'avais pas vu le jour de l'enlèvement d'Angie… Quel con je suis!
— Général ! répéta Kramer avec une pointe de panique en le soutenant par les aisselles pour me délester de son poids. Qu'est-ce qui vous arrive ?!
— Mustang ? Vous m'entendez ?
Il n'eut aucune réaction, et je me redressai pour faire face à mon allié.
— Il est inconscient, Kramer. Il faut l'amener à l'hôpital. Maintenant.
C'était comme si mon cerveau s'était soudainement remis en marche.
Si c'était dans mes bras qu'il était tombé, j'étais persuadé que ce n'était pas un hasard. J'étais un grand couillon de militaire, mais un grand couillon loyal et prêt à mourir pour lui. Il le savait.
Le Général Mustang était tellement exigeant, tellement résolu à être une forteresse invulnérable, que même lorsqu'il s'effondrait, il semblait choisir son moment et ses témoins.
À gestes tremblants, Kramer m'aida à l'allonger sur la banquette arrière.
— Sur le côté, ordonnai-je. Sinon il pourrait s'étouffer.
Après l'enlèvement d'Angie, Hayles m'avait fait un véritable cours sur le sujet, et c'était un des points dont je me souvenais. J'ouvris l'autre porte arrière et me penchai avec une grimace douloureuse, tâtant son pouls sous sa gorge. Son cœur battait, il respirait, mais le fait qu'il ne semble pas se réveiller m'inquiétait au plus haut point. Était-il en train de mourir ? Me souvenant des conseils de la militaire, je cherchai des yeux des traces de saignement, dégrafais son col d'uniforme pour l'aider à respirer et m'apprêtai à en faire autant avec son pantalon, avant de réaliser qu'il flottait trop dedans pour que ça soit utile.
Comment avait-il pu maigrir à ce point ?
— Tenez bon Général. On va pas vous lâcher comme ça.
— Qu'est-ce qu'il a ?
— Je ne sais pas, répondis-je, laissant percer ma propre panique. La Croix Nivert est l'hôpital le plus proche, vous savez comment y aller ?
Kramer hocha la tête, blême, et bondit au volant. Je claquai la porte derrière moi et peinai à boucler ma ceinture, tandis qu'il manœuvrait sans douceur pour nous amener à l'hôpital, allumant la sirène pour s'ouvrir la voie. Ce n'était qu'à quelques minutes du QG. Les médecins sauraient quoi faire.
Ils avaient intérêt.
Ce qui me glaçait le plus, c'était de l'avoir senti frêle et léger dans mes bras, de l'avoir porté sans peine malgré ma blessure. Je devinais à travers cette fragilité à quel point il avait maigri, à quel point il s'était approché du point de rupture, physiquement et mentalement. C'était comme s'il s'était dissous, purement et simplement, pendant cette semaine où il avait été tenu à l'écart du monde. Qu'avait-il subi pour en arriver là ? Était-ce le fait des militaires, de l'attaque ou de la cruelle vérité de l'identité d'Angie ?
Je n'en savais rien, mais une chose était sûre.
Au milieu de la brume, des ruines et du désespoir, il me restait une certitude, une raison de me battre.
Il fallait que je le sauve.
