C'est l'heure du nouveau chapitre, avec un point de vue qu'on n'avait pas eu depuis un bout de temps... Souhaitez un bon retour à Roy ! (qui a bien besoin d'encouragements) J'espère que ce chapitre vous plaira, même s'il n'est pas joyeux. Paradoxalement, j'ai quand même pris beaucoup de plaisir à l'écrire... je suppose que ma réputation de sadique n'est plus à faire ! XD Comme toujours, j'attends vos retours avec beaucoup d'espoir et une pointe d'appréhension. Je sais que les derniers chapitres ne sont pas faciles, alors je vous remercie d'être là pour la suite malgré tout ! ^^

Pour le reste, j'ai ajouté un morceau à la playlist Youtube de Bras de fer et, et côté écriture, j'ai complètement calé lors de la deuxième moitié du NaNoWriMo. Je n'aurai pas écrit les 5 chapitres prévus, loin de là... mais à défaut, j'ai rebossé sur le scénario et mis d'aplomb certaines choses pour la suite. Je vois que l'histoire à encore besoin de mûrir, c'est très frustrant parce que j'ai envie d'avancer pour garder le rythme de publication, mais c'est comme ça ! Comme mes vacances officielles seront durant la 2e moitié du mois d'août, j'espère pouvoir continuer à écrire à ce moment-là. En attendant, j'essaie de me concentrer sur le dossier d'édition de Valse à trois, mon projet de BD dont le processus créatif est... si loong. ^^°

Je suis d'autant moins aidée que mon cerveau dissident lorgne du côté d'un autre projet de fanfiction ""pas prise de tête"" (qui est devenu un gros scénario en 2 parties, puis un projet d'histoire originale super cool que je garde pour plus tard, sauf que j'ai relu les premiers chapitres qui étaient marrants, ça m'a donné de les reprendre et d'écrire la suite de cette fanfic, mais en revenant sur l'idée "de base" et en restant simple/pas prise de tête. Plot twist, avec moi, ce n'est jamais simple.)

Tout ça pour dire, je compte écrire courant août, mais je ne suis pas sûre que Bras de fer avance aussi vite qu'espéré. J'ai beau adorer cette histoire, il y a quand même des moments où j'ai besoin de changer d'air et de me plonger dans d'autres projets/ambiances... mais rassurez-vous : comme j'ai quand même quelques chapitres de marge, je suis encore loin du silence radio ! ;)

Bref, désolé pour le long blabla, maintenant je me tais et vous laisse retrouver notre Général préféré !

Bonne lecture !


Chapitre 83 : Le gouffre (Roy)

Un mouvement à mes côtés me tira de l'inconscience, et je sentis au milieu des odeurs d'hôpital, un mélange sourd de parfum et de putréfaction qui m'évoquait un souvenir flou et lointain. C'était trop ténu pour que je parvienne à le rattacher à quelque chose, et, encore embrumé de sommeil, je renonçai à comprendre.

Luttant contre un découragement gravé jusqu'au plus profond de mes os, j'ouvris les yeux et entrevis une silhouette en blouse blanche qui me tournait le dos. Je clignais trois fois des yeux, tâchant de faire le point sur la tresse de cheveux châtains et m'appuyai sur mes coudes pour tenter de me redresser, attirant son attention.

— Ah, vous êtes réveillé. Comment vous vous sentez aujourd'hui ?

— On se connaît ? demandai-je d'une voix rauque.

— Je vous connais un peu, l'inverse est moins vrai. Docteur Pearl Houston, j'ai rejoint le service cette semaine, fit-elle en me tendant la main, son dossier sous le coude. Je m'occupe de vous depuis hier, mais comme vous étiez endormi…

Après un instant d'hésitation, je levai la main pour serrer la sienne, sans répondre à son sourire.

— Maintenant que les présentations sont faites, je vais m'occuper de votre perfusion, si vous voulez bien.

Je l'observai faire à gestes précautionneux, songeant avec une certaine indifférence qu'avec sa peau mate et ses cheveux châtains, elle aurait pu passer pour une Ishbale si elle n'avait pas eu les yeux bruns.

— Tenez. Il faut que je prenne votre température, votre tension, aussi. Et vous ne m'avez pas dit comment vous vous sentiez.

— Mh… Mal au crâne, commentai-je simplement.

— Probablement le contrecoup de la déshydratation, commenta-t-elle en me tendant le thermomètre. J'ai vu votre dossier, vous avez été admis dans un sale état à l'hôpital.

Je haussai les épaules. J'avais vu trop de champs de bataille pour considérer que j'étais dans un sale état.

— Vous êtes arrivés dans un stade de déshydratation avancé. Vous étiez également sous-alimenté et en manque de sommeil, sans compter les blessures datant du soir de l'attaque…

Je levai les yeux au ciel et soupirai. Ce n'était pas comme si je ne m'étais pas rendu compte de tout ça… mais je n'avais aucune envie d'en parler.

— … C'est l'Armée qui vous a fait ça ? demanda-t-elle d'une voix étonnamment douce.

Je me tournai vers elle, surpris par sa sollicitude dépourvue de pitié, et je sentis poindre un peu d'attachement pour cette inconnue. Un sentiment que je réprimai aussitôt à grands coups de pied intérieurs.

— Non… Ils m'ont interrogé à la loyale, si c'est ce qui vous inquiète, répondis-je en me laissant retomber sur l'oreiller tandis qu'elle reposait le thermomètre pour noter la température.

— Alors, que s'est-il passé ? demanda-t-elle en me regardant avec une attention dépourvue d'animosité.

— Je n'ai pas envie d'en parler. C'est un sujet délicat.

— Ne vous inquiétez pas, je suis tenue au secret médical. Ce que vous me direz ne sera pas divulgué et servira uniquement à vous soigner le mieux possible. Je suis là pour vous aider à guérir.

Elle incitait à la confiance, et mon instinct me poussait à me livrer. Dire l'épuisement profond qui m'habitait, le désespoir sans fond de savoir mon équipe blessée, Breda mort, Hawkeye dans le coma, et Ang…

Je ne pouvais pas la croire.

Je ne pouvais plus les croire.

Après ça, je ne pouvais plus faire confiance à personne, pas même au docteur qui me faisait face avec un regard bienveillant. J'avais été trop profondément trahi pour accepter de laisser de nouveau la moindre emprise à qui que ce soit.

Cela ne l'empêchait pas de me fixer patiemment, attendant une réponse. Et j'avais, malgré tout, besoin de parler. Je me laissai retomber sur l'oreiller et posai mon bras valide sur mes yeux pour ne pas avoir à voir sa réaction.

— Ils n'ont pas eu besoin de faire quoi que ce soit de spécial, énonçai-je. Depuis l'attaque, je n'arrive plus à manger, presque plus à boire. Quant à dormir, ça fait encore plus longtemps que j'en suis incapable sans l'aide de somnifères, d'alcool ou de sexe. Malheureusement, je n'avais aucun des trois à disposition durant ma commission d'enquête.

— Ils vous ont interrogés sur… Bérangère Ladeuil, n'est-ce pas ?

Je la foudroyai du regard. Je ne voulais pas entendre ce nom.

— Il y a eu des remous dans le service. L'Armée a mis à jour que le Docteur Ross avait couvert sa double identité, et plusieurs infirmières sont soupçonnées d'être au courant. On m'a fait venir en remplacement, en attendant qu'ils trouvent quelqu'un pour le poste.

Qu'est-ce que je m'en foutais, de la raison pour laquelle elle était là. Tout ce que je me disais, c'était que ça y était, des civils étaient au courant de cette gigantesque arnaque dont j'étais devenu la principale victime. Si au moins les médias avaient pu l'ignorer…

— Je suis désolée… J'ai cru comprendre que… vous étiez proche d'elle…

— Je la hais, lâchai-je.

Je la haïssais autant qu'on pouvait haïr quelqu'un qui n'existait pas.

Je n'avais pas parlé fort, mais en voyant cette… Houston se figer, je compris que la violence de mes émotions était quand même parvenue à se frayer un chemin. En voyant la tristesse et l'inquiétude dans son regard, je ne pus m'empêcher de continuer à parler.

— Je la déteste. Je la vomis. J'espère qu'elle crèvera.

Les mots sortaient de ma bouche comme si on me les avait arrachés, comme si je n'avais pas choisi de les dire. Pourtant, à cet instant, je les pensais intensément.

— J'imagine à quel point vous devez vous sentir trahi…

— Je n'ai pas envie de m'étendre sur le sujet. Parlez d'autre chose.

Elle se redressa légèrement, comme surprise de me voir me rebiffer.

— Très bien… Nous vous avons administré des somnifères pour forcer votre organisme à se reposer, et les perfusions ont permis de combler en partie vos carences. Néanmoins, votre état ralentit la guérison de vos blessures, et il va falloir songer à une rééducation si vous voulez pouvoir quitter l'hôpital.

— Rééducation ?

— Alimentaire. Étant donné ce que vous venez de me dire, je ne peux pas me permettre de vous laisser sortir tant que vous ne mangerez pas à peu près normalement. Si la situation s'éternise, il faudra peut-être songer à des compléments alimentaires pour pallier vos carences…

Merveilleux. J'ai échappé aux quatre murs d'une salle d'interrogatoire pour retomber entre les quatre murs d'une salle d'hôpital.

Quand est-ce qu'on allait me foutre la paix, me laisser libre de mes mouvements ?

— Vous devriez aussi songer à consulter un spécialiste. Parler vous ferait du bien.

Je levai les yeux au ciel. Ce n'était pas comme si c'était la première fois qu'on me disait ça.

— Je ne peux pas vous faire parler contre votre gré, mais franchement, ça vous serait utile. Ne serait-ce que pour guérir.

Je hochai la tête, indifférent.

— Je vous laisse votre déjeuner. Prenez votre temps, mais essayez de manger au moins un peu.

— Je vais essayer, soupirai-je d'un ton las en regardant le plateau où se trouvaient une bouteille d'eau, un verre, une assiette contenant une tranche de jambon à la poêle et des petits pois, une miche de pain et un yaourt.

J'avais l'impression de voir une montagne infranchissable.

— J'ai d'autres patients à aller voir, je vous laisse, fit-elle en posant la feuille sur la table roulante avant de l'approcher de mon lit. J'essaierai de repasser vous voir aussi vite que possible.

— Merci.

— De rien. Tâchez de guérir, vous êtes attendu, fit-elle avec un sourire, avant de refermer la porte.

Attendu?

Le silence feutré qui venait de retomber dans la pièce commença aussitôt à me limer les nerfs, et je soupirai.

Ce docteur faisait tout pour me rassurer, me pousser à me confier, mais cette tentative de gagner ma confiance me hérissait. Surtout en réalisant après-coup que j'en avais dit beaucoup plus que je l'aurais voulu, plus que ce que j'aurai dit en temps normal… Cette idée m'incita à m'en méfier encore davantage. Je décidai de considérer que j'étais, ici aussi, en territoire ennemi, tout particulièrement en sa présence.

Cette tension qui ne m'avait pas quitté depuis l'attaque était insupportable. Tout était insupportable, réflexion faite. La solitude, la présence des autres. Être interrogé, être soigné. La moindre pensée que j'avais était teintée par différents aspects de la réalité qui me revenaient comme autant de coups de poing en plein visage.

J'aurais préféré ne jamais exister.

Pour fuir cette pensée et beaucoup d'autres, je lançais mon esprit sur une analyse poussée de tout ce qui tombait sous mon regard. Observer la pièce, constater que mes affaires avaient été pliées et rangées sur une étagère à ma gauche. Étudier la perfusion que l'on m'avait plantée dans le bras — un bleu de plus à cet endroit — et tâter ma blessure endolorie à travers mon bandage. À gestes lents, je soulevai les draps, me rappelant ma plaie à la cuisse qui avait failli me coûter la vie. Tirer sur l'élastique du pantalon de pyjama me permit de constater que les grandes cicatrices étaient encore très fraîches, mais saines.

Pour l'esthétisme, on repassera, pensai-je avec cynisme en laissant claquer l'élastique, en réalité bien indifférent à ce problème.

Je posai les yeux sur le plateau, grimaçant à la simple idée d'avaler quoi que ce soit. Sachant qu'elle avait parfaitement raison, je pris sur moi de boire quelques gorgées d'eau qui passèrent difficilement tant ma gorge était nouée.

Considérant que l'effort était suffisant pour le moment, je m'attaquai à une autre tâche laborieuse : réussir à me tracer un chemin jusqu'aux toilettes, malgré mes blessures, ma perfusion et la table qui gênait mes mouvements. En ressortant, me tenant au support de la perfusion en guise de béquille, j'entendis toquer à la porte et poussai un soupir las.

Qui ça va être, cette fois? L'infirmière? L'Armée? Foutez-moi la paix, bon sang.

— Entrez, lâchai-je tout de même.

La porte s'ouvrit sur deux personnes : une infirmière qui se précipita vers moi pour m'aider à retourner à mon lit en me voyant debout, et Havoc.

Il avait troqué son uniforme contre une tenue civile et avait enfoncé ses mains dans les poches d'une veste en mouton retourné, me fixant d'une expression troublée dans laquelle je lus une pitié qui m'irrita immédiatement.

— Ça va, je suis encore capable de me déplacer, marmonnai-je à la femme qui avait rabattu les draps sur moi.

En vérité, je tremblais d'avoir fait ces quelques mètres. Je n'avais plus de force. Plus aucune.

Je ne me sentais plus capable de rien.

— J'ai appris que vous étiez réveillé, Général.

— Comme vous le voyez.

— Je vous laisse, souffla l'infirmière en repartant, refermant pudiquement la porte derrière elle.

Il y eut un moment de flottement, puis Havoc s'avança vers moi à pas raides, tirant la chaise du mur pour l'approcher de mon chevet, et s'assit péniblement.

— Vous nous avez fait peur… à Kramer et moi.

— J'imagine, fis-je d'une voix rauque.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé pendant la commission d'enquête ?

— Rien de spécial.

J'avais mal à la gorge. Je me sentais encore pâteux, les tempes vrillées de douleur… desséché. C'est ce qu'on m'avait expliqué : je m'étais littéralement desséché à force de ne pas parvenir à boire et manger.

— Je suis désolé, Général.

— Pour quoi ? Ce qui est arrivé, ou de l'avoir laissé faire ?

Je ne cachais plus ma rancœur. Je n'en pouvais plus de ces regards pleins de pitié. Ils me rappelaient trop ceux que je recevais, plus jeune quand on apprenait qui était ma mère…

— Les deux. J'aurais voulu… pouvoir vous aider davantage.

Les gens compatissaient, ne cherchant même plus à dissimuler que j'étais devenu pathétique. Et depuis l'attaque, personne ne me regardait autrement qu'avec mépris. Où que je tourne les yeux, je ne voyais plus que le reflet de mes propres ruines.

— Vous avez une cigarette ?

— Vous fumez ?!

— Ça m'arrive. Quand j'étais à Ishbal, notamment.

— Général, sauf votre respect, vous êtes hospitalisé, et dans votre état, je ne pense pas que…

— Lieutenant, vous avez déjà assez à vous faire pardonner pour ne pas pouvoir vous permettre de me faire la morale sur le sujet, rappelai-je sèchement.

Ses yeux bleus se baissèrent, honteux, me confirmant qu'il savait à propos d'Angie.

— Mais…

— Une cigarette, et j'accepte de discuter avec vous. Estimez-vous heureux. Sinon, vous pouvez toujours partir, je ne vous retiens pas.

C'était sans doute idiot, puéril, mais j'avais besoin de reprendre le contrôle sur quelque chose, quelqu'un. Fumer m'aiderait peut-être à me détendre un minimum. Je risquais de ne plus parvenir à arrêter, mais… au pire, ça ne serait qu'une addiction de plus. De toute façon, vu le chaos qu'était devenue mon existence, je ne tenais pas spécialement à la faire durer.

Havoc hésita, regarda derrière lui et me tendit finalement son paquet avec une expression d'enfant pris en faute. Évidemment, les médecins désapprouveraient, mais bon…

Le grand blond sorti son briquet et l'alluma, et j'aspirais la fumée âcre avec un mélange de dégoût et de soulagement. Au moins un geste que je parvenais à faire, un résultat, même dérisoire. Je levai les yeux vers les volutes bleutées, me perdant dans ses méandres.

— … Je suis désolé de vous l'avoir caché… murmura-t-il.

— Pas autant que moi.

Il était là, contrit, et inquiet, et il ne connaissait même pas toute l'ampleur des dégâts. J'imaginai son expression, s'il avait su ce qui s'était passé avec « Angie », et j'eus un sourire sans joie. Il serait outré, sans doute. Mais si la situation le choquait, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Lui le savait.

— Je doute de pouvoir encore vous faire confiance.

— Je comprends, Général. À votre place, je serais aussi —

— Qui d'autre savait ?

— Roxane, Hawkeye. Breda l'a découvert aussi, peu de temps avant…

— Et vous n'avez rien dit.

— … Ce n'était pas à nous de le dire.

J'eus un sourire amer avant de recracher la fumée vers le plafond.

— Bien sûr, c'est si confortable comme excuse…

Il y eut un silence où je laissais tout le temps à Havoc de se noyer dans la honte. Quoi qu'il en soit, il se sentait toujours mieux que moi.

— Vous avez dû bien vous foutre de moi…

— Jamais de la vie, Général !

— Vous savez, Havoc, fis-je en détaillant la cigarette du regard, je crois que l'une des choses les plus humiliantes dans cette histoire, c'est de penser que vous, vous l'aviez deviné.

— Je ne l'ai pas deviné. On m'a, en quelque sorte… mit le nez dessus.

Si j'avais espéré le blesser, ma remarque mesquine n'avait pas eu grand effet sur lui. Je soupirai, lâchant un nouveau nuage que je fixai d'un œil vague. Ses tentatives de se dédouaner me laissaient indifférent. Je n'avais jamais attendu d'Havoc d'avoir une vision d'ensemble, de faire preuve d'esprit stratégique… C'était un exécutant, et je l'avais toujours su. Tout au plus, je m'étonnais qu'il soit parvenu à garder le secret.

Hawkeye, en revanche… quand j'avais compris qu'elle m'avait menti, elle que je pensais être d'une loyauté à toute épreuve, j'avais eu l'impression que le sol s'était dérobé sous mes pieds. Et je ne pouvais même pas aller la confronter entre quatre yeux pour la forcer à s'expliquer avec moi. Quand bien même elle ne serait pas dans le coma, l'Armée l'aurait de toute façon emprisonnée. Je me retrouvais seul face à ces erreurs qui n'étaient même pas les miennes.

Il ne me restait rien sur quoi m'appuyer. Alors je chutais dans les abysses, sans obstacle, sans fin.

J'étais devenu un déchet.

Et mis à part un sentiment de colère froide qui affleurait de temps à autre, je ne parvenais même plus à m'en émouvoir. Comme si j'avais toujours su que j'en arriverais là.

— Je voudrais vous aider, Général. De toutes les manières possibles.

— Remontez dans le temps et informez-moi de la situation, répondis-je en écrasant le mégot dans mon assiette. Cela m'évitera de commettre les mêmes erreurs.

— Général… fit Havoc d'un ton suppliant.

Je soupirai avec agacement et le regardai droit dans les yeux. Il y avait cette tristesse, de la pitié et autre chose…

— Mustang… on a besoin de vous. Vous le savez.

— Je doute que vous ayez besoin d'un impotent. Trouvez-vous un autre héros.

— Il n'y a que vous qui puissiez faire ça.

À ces mots, j'éclatais de rire. Un rire sans joie, effrayant sans doute pour ce militaire qui était venu me supplier d'accomplir je ne savais quel miracle.

— Si vous espérez être sauvé par quelqu'un qui arrive à peine à tenir debout et qui est incapable de manger correctement, vous êtes tombé bien bas.

Havoc me regarda d'un air torturé, sincère, qui m'aurait fait de la peine à n'importe quel autre moment.

— Sérieusement. Laissez tomber. Arrêtez de lutter, oubliez tout ça et retrouvez une vie normale.

— Et vous, vous allez faire quoi ? Laisser tomber aussi ? Alors qu'ils se sont attaqués à nous, qu'ils ont tué Breda ? Alors que le pays est en danger ? Alors que Hawkeye est dans le coma ? Alors que Ed…

— Allez vous faire foutre.

J'avais dit ça d'une voix indifférente, mais c'était presque pire. Dans son regard, je lus le choc et un désespoir croissant. Je l'avais contaminé. Il n'avait fallu qu'une dizaine de minutes pour l'engluer dans mon propre désespoir. Je l'aurai cru plus résistant.

Je le regrettais presque.

Presque.

— Cette conversation est terminée. Allez emmerder quelqu'un d'autre.

— Général…

— Vous m'avez entendu, répondis-je en me renfonçant dans mon oreiller, fermant les yeux comme s'il était déjà parti.

Je devinais qu'il avait hoché la tête, et je l'entendis se relever pour repartir.

— Général… Si vous avez besoin de moi… je serai là. Je vous attendrai. Aussi longtemps qu'il faudra.

Je ne répondis rien, et il referma la porte, abandonnant enfin.

La conversation m'avait fatigué plus que le pensais, la cigarette avait laissé un goût amer à mon palais, mais je n'avais pas le courage de me redresser pour tenter de boire. Je n'y arrivais plus.

Des mois, des années à lutter, à combattre l'ennemi, à faire des sacrifices, à tenter d'y croire, tout ça pour quoi ?

Il ne restait plus qu'un champ de ruines, une désolation qui, je le savais, pourrait empirer encore. C'était une des choses que la vie m'avait apprises : ça pouvait toujours être pire.

Cette fois, j'étais seul. Je tournai la tête vers la fenêtre ou le jour baissait. Le soleil, que j'avais l'impression de ne pas avoir vu depuis une éternité, se parait d'un éclat rougeoyant qui dorait les murs clairs de ma chambre, me donnant envie de le haïr, parce que cette couleur était trop associée à quelqu'un.

Piètre réconfort, j'avais l'intuition que plus personne n'allait venir me parler pour le moment.

Enfin seul, après des jours et des jours à alterner soins et interrogatoires, à savoir que la situation était tragique sans avoir toutes les cartes en main, à tâcher de ne pas devenir fou, à chercher comment mentir pour couvrir ceux qui m'avaient pourtant trahi, et pour convaincre, une fois pour toutes, que j'ignorais bel et bien ce secret qui me déchirait en deux à chaque fois qu'on me forçait à y faire face.

Angie, c'était Edward.

Une seule personne.

Deux faces d'une même pièce.

Une trahison qui dépassait tout ce que j'aurais pu imaginer, une absurdité sans nom.

Et pourtant, une fois que je l'avais su, toutes ses énigmes, toutes les aspérités de notre relation, tout cela était devenu limpide.

Dire qu'il avait fallu attendre d'avoir son automail sous le nez pour comprendre la vérité. Depuis quand étais-je devenu aussi stupide ?

Non, je n'étais pas si stupide. Elle… il me l'avait caché. Il avait menti. Et c'était impossible de deviner un secret aussi insensé.

Comment pouvait-il avoir un corps féminin ? C'était impossible. Personne ne pouvait tirer une hypothèse pareille. Je n'avais aucune raison de deviner.

Pourtant, en pensant à son visage, à ses gestes et ses rires, après-coup, je me rendais compte que ça crevait les yeux.

Pourtant, d'autres le savaient, d'autres l'avaient compris.

Et merde, je suis censé être plus intelligent que les autres, pas moins! Où est passé le fin stratège qui soufflait les autres par ses plans audacieux? Depuis quand suis-je devenu un tel imbécile?

Je ne voulais pas y penser, mais en même temps, cette idée m'obsédait. Quand ? Pourquoi ? Comment en était-on arrivés là ? J'allais devoir voir les choses en face, à un moment ou un autre.

Finissons-en.

Je pris une grosse inspiration, et j'acceptais, avec un mélange d'appréhension, de rancœur et de désespoir, de remonter le temps et de plonger dans la trahison, l'insupportable mensonge de la personne que j'avais sincèrement aimé et qui m'avait détruit.

Je la revis couverte de sang, tombant à genoux et transmutant la lame de son automail pour me faire un garrot de ses mains. Mon cerveau avait tenté à toute force de supprimer cette superposition, celle d'Angie et d'Edward, mais rien ne pouvait effacer l'éclair de lucidité insupportable qui m'avait frappé. La collision m'avait anéanti, coupant jusqu'à ma capacité à penser. Je ne pouvais plus me mentir.

Parce que ça expliquait pourquoi, lors de notre discussion, elle avait happé le col de mon uniforme en se fourrant dans mes bras, baissant les yeux en me suppliant de ne pas lui demander de voir Edward « parce que je les détesterais ».

Sa prédiction était juste.

En entendant ces mots, je m'étais senti jaloux, imaginant je-ne-sais-quoi, une complicité, des sentiments, ou simplement l'idée qu'elle avait pu voir cet adolescent turbulent dont la disparition me taraudait d'inquiétude depuis des mois, alors que moi, j'avais eu pour seul échange direct un appel de quelques minutes.

La réalité était tellement, tellement plus insupportable…

La réalité était que j'avais laissé de côté mes principes pour m'embourber dans la pire situation possible, éprouvant des sentiments douloureux et bancals dans une relation qui l'était tout autant. D'avoir oublié que l'amour que j'éprouvais se retournait toujours contre moi et mes proches. Tôt ou tard, cela se payait.

Une malédiction, sans doute.

Mais cette fois, c'était encore pire.

Parce que c'était Edward.

Parce que ce corps que j'avais touché, désiré, cette jeune fille sur laquelle j'avais fantasmé bien plus lourdement que je l'avais voulu, c'était quelqu'un que je connaissais déjà.

Un gamin que j'avais rencontré alors qu'il n'avait même pas douze ans, que j'avais arraché au désespoir pour le jeter dans la guerre. Et cette même personne avait fait naître des sentiments je ne pensais ne plus jamais éprouver, m'avait torturé par son inconstance avant de m'entraîner dans des baisers et des caresses auquel je n'avais pas su résister…

Avant, ce souvenir laissait remonter une tendresse douloureuse et teintée de culpabilité, la blessure d'un amour impossible, tragique, mais tendre.

Maintenant que je savais, j'avais juste envie de hurler.

J'avais eu des relations sexuelles avec Edward.

Ce gamin de la moitié de mon âge, que j'aurais dû protéger et que j'avais souillé à mon insu.

Moi qui avais pourtant participé à un génocide, je ne m'étais jamais senti aussi sale de ma vie.

Coincé dans l'angle mort de ma conscience, j'étais devenu tout ce que je haïssais, tout ce qui me répugnait le plus durant ma jeunesse. J'avais vomi les clients qui venaient abuser de Mila et des autres filles, les épuisant de leurs désirs sordides, et maintenant, j'avais le sentiment d'être devenu l'un d'eux. Je m'étais toujours dit qu'aucun homme sain d'esprit ne devrait désirer quelqu'un d'aussi jeune. Que c'était une maladie, une perversion, un abus de pouvoir. Que c'était, entre toutes les choses qui me révoltaient, un de mes plus grands combats.

Mais de quel droit pourrai-je défendre ça, maintenant ?

Angie, ce mensonge, ne m'avait pas juste pris mon cœur et mon honneur : elle m'avait aussi volé mon intégrité.

Si j'avais su, oui, si j'avais compris… Jamais je n'aurais osé poser ce regard sur elle. Jamais je n'aurai songé à l'effleurer, ni même à la désirer. Jamais je n'aurai pris le risque de déclencher cet engrenage infernal.

En repensant au Bigarré, durant ce spectacle séduisant qui avait achevé de mettre le feu à mes fantasmes, Havoc et Hawkeye étaient effarés. Je n'avais pas compris pourquoi, sur le coup… maintenant, je le savais. Que Edward ait pu, à quelque instant, être cette femme chantant sur scène dans un numéro débordant d'érotisme, ça n'avait pas de sens. Ce n'était pas la personne que je connaissais, ou du moins, croyais connaître.

Je pensais avoir cerné l'adolescent, avec ses yeux dorés brillants de détermination, son génie mêlé d'humour, son impulsivité et son sens de la justice qui le poussaient à se mettre dans des situations impossibles à longueur de temps. Je croyais comprendre sa tournure d'esprit, ses préoccupations, ses leviers — l'amour de son frère et son attrait pour la nourriture arrivaient en tête — bref, je pensais en avoir dressé un tableau à peu près complet.

Mais dans cette image que j'avais, il n'y avait pas de place pour Angie. Je ne l'aurais jamais imaginé avoir un corps féminin et l'habiter de la sorte, ni qu'il pourrait s'apprêter, danser, chanter, se laisser taquiner et materner par des amis. Je ne l'aurais jamais imaginé se comporter comme Angie le faisait, avoir cette fragilité et ce charme insaisissable. La distorsion était trop violente, ce n'était pas possible. Ce n'était pas la même personne. Ça ne pouvait pas être la même personne. Je ne voyais aucune explication satisfaisante qui justifierait qu'Edward ait pu déraper et se déformer au point d'être aussi méconnaissable, et ne pas comprendre me faisait enrager encore plus.

Angie était un mensonge, un mirage, ou quelque chose entre les deux.

Et comme un abruti, j'étais tombé amoureux de quelqu'un qui n'existait même pas.

Cette prise de conscience me laissait sur le carreau, creux et vide comme une coquille d'œuf brisé.

Je repensais à tous ces moments, à ce jour où j'avais, naïf, essayé de l'embrasser avant qu'elle me repousse, à ses multiples tentatives d'aveux avortés, à son rire et ses moqueries — qui auraient pu me mettre sur la piste, c'était un point commun que j'étais bien obligé de reconnaître — à nos danses endiablées, à cette nuit ou nous nous étions retrouvés dans un champ à regarder les étoiles… Je repensais à cette soirée où nous nous étions activés côte à côte pour sauver la fête en refaisant un gâteau, avant de nous laisser tomber contre un placard, épaule contre épaule, riant et flirtant sans se l'admettre. Je repensais à ces quelques baisers, à cette unique étreinte interdite, et, mêlé au sentiment de répugnance vis-à-vis de moi-même, je me sentis submergé par un désespoir profond.

Rien de tout ceci n'était réel.

Mes yeux me brûlaient sans que je parvienne à pleurer, ma gorge me faisait mal. Maintenant que je prenais pleinement conscience de ce que je ressentais, je constatais que j'étais vitrifié dans un désespoir dont il était impossible de sortir.

Je savais qu'il y avait d'autres drames, que j'avais une guerre à mener, que pendant que je me lamentais sur mon sort, l'ennemi implantait plus profondément son pouvoir dans le pays et que ma victoire était de plus en plus compromise. Je savais que mes espoirs de révolution contre King Bradley étaient de moins en moins convaincants.

Mais il ne me restait plus assez de ressources mentales pour m'en émouvoir. Et quand bien même j'aurais pu m'inquiéter de tout cela, je n'avais pas le pouvoir d'y changer quoi que ce soit. Usé jusqu'à la moelle, que ce soit dans mon esprit ou dans mon corps, je n'avais plus la force de bouger, plus la force de dresser des plans.

J'étais totalement impuissant.

Pendant que je me laissais écraser par le poids de toutes ces pensées, la pénombre avait progressivement envahi ma chambre. J'aurais pu allumer ma lampe de chevet, mais je n'avais pas envie de faire cet effort. Je restais donc plongé dans des ténèbres qui faisaient écho à mon état intérieur, et je me sentais bien tenté de rester là, immobile, en silence, à attendre la mort.

Puis quelqu'un poussa la porte, laissant la lumière du couloir débouler dans ma chambre avec une certaine forme de violence.

— Oh, pardon ! fit une voix un peu fluette.

Je me redressai en plissant les yeux et vis une infirmière au visage parsemé de taches de rousseur.

— Je suis désolée, je ne voulais pas vous réveiller.

— Je ne dormais pas. Vous pouvez allumer.

— … Merci. Désolé.

Je me crispais en entendant ses excuses. Angie s'était excusée trop de fois pour que je n'aie pas l'impression de la reconnaître à travers ces mots. La jeune infirmière alluma et entra s'occuper de moi. Elle se déplaçait à gestes brusques et parlait d'un ton précipité, mais cela semblait être plus par maladresse que par agressivité.

— Vous n'avez rien mangé, monsieur ?

— Je n'avais pas faim.

— Et cette cigarette ?

— Mon visiteur n'avait pas de cendrier, mentis-je.

La femme plissa le nez d'un air désapprobateur en voyant le mégot planté au milieu des petits pois, mais n'insista pas davantage. Elle vérifia le niveau de ma perfusion, ma tension, me demanda si j'avais besoin de quelque chose, puis comme je lui répondais négativement, débarrassa mon plateau en me laissant tout de même de quoi boire. Je me redressais pour tâcher de vider mon verre ou il ne restait qu'un fond.

— Quelqu'un demande à vous voir, comme il est déjà tard, je voulais avoir votre avis.

— Qui est-ce ?

— Une certaine Hayles.

— Mh.

— Voulez-vous que je lui dise de repasser demain ?

— Pour ce que ça change… vous pouvez lui dire de venir.

— Très bien. Je vais la prévenir, alors.

Elle repartit, ouvrant la porte du coude, la faisant claquer derrière elle en la repoussant avec le pied. Les à-coups de ses gestes bruyants me laissèrent avec un mal de tête encore plus ancré qu'avant.

Je ne savais pas pourquoi Hayles avait décidé de venir me voir, elle qui n'avait pas vraiment de lien affectif avec moi, et j'espérais m'en débarrasser rapidement. Après cela, on allait sans doute me proposer un repas du soir auquel je ne toucherai pas davantage, puis m'endormir à coup de somnifères pour forcer mon organisme éprouvé à se reposer.

En attendant son arrivée, je restais assis dans le lit, tâchant de boire ce fichu verre. L'eau calmait ma bouche desséchée, mais je peinais toujours à l'avaler. Ce n'était pas comme cela que j'allais guérir. En même temps… à quoi bon guérir ?

Finalement, la porte s'ouvrit sur la petite silhouette en uniforme, et quand je levai les yeux vers elle, je sentis une appréhension s'ajouter à la pile déjà inexorable d'émotions négatives. Elle referma doucement derrière elle, me fit un salut militaire avant de s'approcher.

— Général.

— Qu'est-ce que vous faites là ? fis-je sans détour.

— Il y a du nouveau avec Riza Hawkeye. Je pensais que vous voudriez le savoir.

Je ne pus m'empêcher de me redresser, me découvrant un peu plus d'intérêt que je ne le croyais.

— Elle s'est réveillée ?

— Plus ou moins… en tout cas, elle est en bonne voie.

Je me laissais retomber, l'abattement me recouvrant de nouveau.

— Elle a eu un mouvement non réflexe. Alors que je lui rendais visite, elle m'a attrapé le poignet et… elle m'a regardée droit dans les yeux.

Je soufflais du nez. De ce que je savais, c'était une amélioration. De là à m'en réjouir… De toute façon, j'avais trop de raisons de lui en vouloir pour accueillir cette nouvelle sans amertume.

— Elle a parlé ?

— Pas encore… mais ça pourrait venir. L'armée voudra sans doute l'interroger dès que possible, donc je ne sais pas si nous pourrons discuter avec elle. Je ne suis même pas sûre qu'on m'autorise à la revoir directement… mais je me suis dit que ça vous ferait plaisir de savoir que son état s'améliore.

— Plaisir ? Il me faudrait plus que ça, répondis-je, baissant les yeux.

J'espérais qu'elle partirait après cette annonce qui ne me réjouissait qu'à moitié, mais au contraire, elle s'assit là ou Havoc s'était installé quelques heures plus tôt. Je grimaçais.

— Et puis, je voulais savoir comment vous alliez, après… tout ce qui s'est passé.

— Quel sens du devoir, commentai-je. On vous a donné des ordres ?

— Je n'ai pas besoin d'ordres pour me soucier d'autrui. Vous êtes en malnutrition, général. Ça se voit. Le jour de la cérémonie, vous ressembliez à un mort.

— Merci de votre honnêteté, commentai-je avec un rictus.

— Est-ce que c'est l'Armée qui vous a privé ?

— Pourquoi tout le monde pose cette question ?

— Parce qu'après une semaine d'interrogatoires, vous êtes réapparu maigre et pâle à faire peur, que vous avez fait un malaise et qu'on vous a hospitalisé à cause de ça. Vous étiez en bonne voie pour en mourir.

Elle avait répondu d'un ton aussi factuel que moi, et son regard résolu me scrutait avec attention, comme si elle m'analysait de fond en comble. Elle me dévisageait sans scrupules.

— Et alors ?

— Est-ce du fait de l'armée si vous avez fini dans un tel état physique ? Est-ce qu'ils vous ont volontairement affamés ?

— Non.

— Bien, fit-elle en hochant la tête.

— Bien ? fis-je en plissant les yeux.

— D'une part, ça me rassure un peu quant au sort de Roxane, qui est actuellement emprisonnée. D'autre part… cela signifie que la situation que vous traversez a d'autres causes.

— Vous n'espérez quand même pas me guérir ? fis-je avec un sourire sans joie.

— Je n'ai pas cette prétention, je ne suis pas médecin.

Je l'avais toujours cru joyeuse, légère, et je pensais qu'après m'avoir vu rouer de coups et torturer un homme grièvement blessé, elle me craindrait. Rien ne me préparait à la voir me fixer avec un regard aussi pénétrant. Si elle avait pitié, peur, ou quoi que ce soit d'autre, elle n'en montrait rien, gardant un ton posé, factuel.

— Pourquoi vous êtes là, alors ? demandai-je d'un ton brusque.

— Parce que Riza ne peut pas l'être.

Je serrai les dents, sentant ma tête tout entière se crisper sous le coup de l'émotion. Même si elle n'avait pas changé d'expression, j'avais vu ses yeux briller un instant. Je sentis alors ses larmes retenues.

— Elle tient énormément à vous, et je pense que si elle avait conscience de votre état, elle se débattrait de toutes ses forces pour se réveiller et vous retrouver.

— Fermez-là, vous ne savez pas de quoi vous parlez, grondai-je.

— Je suis sa petite amie et je connais votre histoire, au moins en partie. Je sais qu'elle vous admire, vous soutien et vous aime.

Fermez-là!

— Pourquoi je me tairais ? répliqua-t-elle en montant d'un ton. Je ne fais qu'exposer des faits connus de tous.

— VOUS NE SAVEZ RIEN ! VOUS NE COMPRENEZ RIEN ! VOUS PENSEZ VRAIMENT M'AIDER EN VOUS AUTOPROCLAMANT AMBASSADRICE DE CETTE SALOPE ?!

Elle se figea et ouvrit de grands yeux tandis que je continuais à parler, criant à moitié de ma voix éraillée.

— LES GENS EN QUI J'AI CONFIANCE SE COMPTAIENT SUR LES DOIGTS D'UNE MAIN, ET ELLE EN FAISAIT PARTIE. C'EST VRAI QUE JE CROYAIS EN ELLE ! RAISON DE PLUS POUR LA VOMIR, PARCE QU'ELLE M'A TRAHI ! ELLE M'A MENTI ! ELLE M'A CACHÉ LA VÉRITÉ À PROPOS D'ANGIE ! ELLE N'AURAIT JAMAIS DÛ FAIRE ÇA ET JE NE LUI PARDONNERAI JAMAIS DE L'AVOIR FAIT !

Ça y était, j'avais explosé. Il fallait bien que ma rancœur ressorte quelque part. Hayles ne méritait sans doute pas l'orage qui s'abattait sur elle, mais tant pis, elle n'aurait pas dû venir me débusquer.

— C'EST À CAUSE D'ELLE QUE J'EN SUIS LÀ ! À CAUSE DE CEUX QUI M'ONT CACHÉ LA VÉRITÉ, QUI M'ONT PLONGÉ DANS CE PIÈGE. ALORS JE N'EN AI PLUS RIEN À BATTRE DE VOS BONS SENTIMENTS, RIEN À BATTRE DE VOUS TOUT COURT. VOUS POUVEZ TOUS CREVER !

— Je ne savais pas pour Angie, rappela-t-elle simplement, plantant ses yeux noisette dans les miens.

La sobriété de sa réponse perça ma défense et me fit taire quelques secondes. Parce que j'avais lu dans son regard que c'était la vérité, et que même si elle luttait pour rester impassible, elle était bouleversée, elle aussi. Je détournais les yeux, mais je sentis que je n'arrivais plus à maîtriser le flot d'émotions que j'avais commencé à laisser échapper. Le barrage avait cédé.

— J'AI JAMAIS DEMANDÉ À VIVRE CE QUE J'AI VÉCU, JAMAIS DEMANDÉ À VIVRE TOUT COURT ! J'AI JAMAIS VOULU ÊTRE UN MONSTRE, NI SOUFFRIR, NI FAIRE SOUFFRIR LES AUTRES ! J'AI FAIT CE QUE JE DEVAIS FAIRE, JE ME SUIS HABITUÉ À L'IDÉE QUE TOUT LE MONDE ME DÉTESTE, MAIS JE CROYAIS QUE JE POUVAIS ENCORE FAIRE QUELQUE CHOSE, CROIRE EN QUELQUE CHOSE ! J'AVAIS RECOMMENCÉ À ESPÉRER, ET CE SOIR-LÀ, ON M'A VOLÉ LES RARES CHOSES SUR LESQUELLES J'AI OSÉ M'APPUYER. MAINTENANT, IL NE ME RESTE RIEN, PLUS RIEN ! ET LES GENS VOUDRAIENT QUAND MÊME QUE JE ME RELÈVE ? COMMENT JE POURRAIS FAIRE ÇA ?! ET À QUOI BON, MERDE !

J'avais l'impression que ma tête allait exploser, je tremblais de tous mes membres. Ma voix était complètement brisée, à tel point que j'avais l'impression que ma gorge était remplie d'éclats de verre. Je tremblais de douleur, d'être arrivé à bout de tout. Est-ce qu'on pouvait mourir de trop souffrir ? Juste comme ça ?

Alors que je venais d'avoir cette pensée, je sentis une main se poser sur ma tête, ébouriffant mes cheveux. Ce geste étranger à ma vie me stupéfia, et je levai les yeux vers elle, découvrant son visage baigné de larmes, sa bouche crispée par un sanglot retenu. Je restais immobile, sur le fil, confronté à quelque chose d'incompréhensible, et avec la même violence que j'avais crié, je finis par éclater en sanglots.

Avec un sentiment d'irréalité, je plongeai le visage dans ma main tremblante, sentant mon corps secoué de spasmes qui me donnait l'impression de dévaler une pente en me cognant de toutes parts à des rochers. Je sentis à peine que les bras de la militaire m'enlaçaient d'un geste incongru, trop noyé dans ma souffrance pour penser à tout ce que la situation avait de surréaliste et d'embarrassant. Je redécouvrais que les larmes retenues étaient les plus douloureuses.

Puis je réalisai que je suffoquais, qu'au milieu de mes pleurs et de ma gorge grippée, je n'avais plus assez d'espace pour respirer. J'avais l'impression que j'allais mourir, et même si j'étais persuadé de ne plus en avoir quoi que ce soit à faire, mon corps se débattit tout de même. J'entendis des cris, la voix de Hayles qui s'exclamait quelque chose que je ne compris pas, des mains qui m'empoignèrent, arrachaient ma main à ma gorge pour plaquer quelque chose sur mon nez et ma bouche. Je me débattis en craignant de m'étouffer davantage et je sentis une piqûre dans mon bras. Mes yeux brouillés ne me permettaient pas d'identifier ceux qui m'entouraient, et ma conscience secouée de toutes parts n'arrivait plus à analyser les paroles qui fusaient autour de moi.

Je pleurais toujours, hoquetant, le souffle court, le cœur battant à cent à l'heure. Une véritable torture.

Puis, peu à peu, la panique reflua, et même si je continuais à sangloter et trembler, j'arrivais de nouveau à respirer normalement. Je parvins progressivement à sortir de la douleur qui m'emmurait pour reprendre conscience du monde autour de moi. Quelqu'un me tenait la main. Au bout d'un moment, je reconnus cet apaisement artificiel… on m'avait injecté un sédatif. Non, sans doute un tranquillisant, puisque je n'avais pas totalement perdu conscience. Je restais là, allongé dans ce lit, brisé comme un corps naufragé rejeté sur la grève après une nuit de tempête. Malgré mes yeux fermés, les larmes continuaient à couler, trempant mes tempes et me vidant un peu plus de mes émotions.

— Il est conscient ? Il s'est évanoui ?

— Je ne sais pas trop… fit la voix de Hayles.

Je sentis qu'on me serrait la main et la serrai en retour, par réflexe.

— Vous avez eu la bonne réaction en tout cas.

— Je ne pensais pas que… qu'il agirait comme ça, murmura la voix de Hayles. Je me suis sentie totalement dépassée.

— Connaissant sa réputation, c'est sûr que c'était inattendu. En entendant les cris, j'ai cru qu'il vous agressait.

— Non, je ne risquais rien, répondit Hayles d'une voix douce.

Laborieusement, je pensai que c'était impressionnant qu'elle en soit si convaincue alors que je venais de lui hurler dessus de la sorte.

— Sa respiration est redevenue normale, on peut lui retirer le masque, je pense ?

— Attendons encore un peu.

Il y avait au moins trois personnes autour de mon lit. Trois personnes qui me fixaient avec attention et m'avaient vu m'effondrer. J'en aurais grimacé si mon visage m'avait répondu.

Quelle humiliation.

— C'est bien ce qu'il me semblait, il a craqué sous la pression.

— Qui ne l'aurait pas fait à sa place ? répondit Hayles. Avec tout ce qu'il s'est passé… Moi-même, je m'étonne de le prendre aussi sereinement. J'imagine que ça aide d'être bien entouré.

Il semblait qu'elle parlait à Houston.

On me retira le masque, et je me laissais faire, trouvant cela reposant de juste écouter ce que l'on disait de moi sans réagir. Il y avait moins de mépris que je l'aurais craint après le triste spectacle que je venais d'offrir. Je supposais que c'était déjà ça de pris.

Je sentis de nouveau cette odeur de parfum écœurante que j'attribuai au docteur Houston.

— Estimez-vous heureuse qu'il vous ait parlé. C'est déjà un grand progrès.

— Je veux bien le croire.

— Je dois continuer la tournée des patients, je peux vous laisser ? La situation semble s'être stabilisée.

— Je devais aller voir les patients des chambres 254 à 260…

— Je peux veiller sur lui, je vous appellerai s'il y a du changement, proposa Hayles.

— Merci.

Il y eut un remue-ménage, et les deux personnes se levèrent pour partir.

— Il ne me parle pas, à moi, mais s'il vous dit quelque chose, pourrez-vous m'en faire part ? J'avoue que dans l'état actuel, je ne sais pas trop quoi faire pour l'aider à aller mieux.

— D'accord, fit Hayles.

Je me sentis un peu trahi, une fois encore, avant de me rappeler que Hayles était juste naïve. Moi-même, j'étais incapable d'expliquer pourquoi il me semblait important de me méfier de Pearl Houston, alors qu'elle se montrait aussi bienveillante et compétente qu'on pouvait l'espérer face au patient lamentable que j'étais.

Le silence retomba dans la pièce, et je me retrouvai seul, sentant la main de Hayles posée sur la mienne. Nous n'étions pas proches, nous ne l'avions jamais été, et notre seul véritable point commun, c'était Hawkeye. Pourtant, si étrange et vaguement embarrassant que soit la situation, je me sentais rassuré par sa présence.

Le silence dura longtemps, je restais là à me remettre de ma crise, à sentir la douleur vrillée à mon crâne s'estomper un peu, à respirer lentement, sentant ma gorge plus endolorie, mais moins nouée qu'avant mes cris. Une douleur en remplaçait une autre. J'observais tout cela, plongé dans une sensation vaseuse que je devinais venir des médicaments qu'on m'avait administrés. J'avais perdu toute notion du temps.

Puis Hayles commença à chanter à mi-voix. Je ne comprenais pas les paroles — peut-être un dialecte de l'est — mais la mélodie était douce et mélancolique. Apaisante.

- Hegoak ebaki banizkio
Neuria izango zen
Ez zuen alde egingo

Elle reprit ce chant paisible, répétant ces paroles en suivant ce qui aurait pu être différentes voix. Dans ma confusion embrumée, le temps perdait de son sens, au point que j'avais l'impression que ces mélodies se superposaient au lieu de se succéder.

Voilà que j'ai des hallucinations auditives maintenant… on aura tout vu.

Mais c'était agréable, et ce mot était devenu tellement étranger à ma vie que je décidais de le savourer quelques instants. J'avais l'impression d'être arrivé au bout de quelque chose, de mes limites, peut-être, et que la porte s'ouvrait sur un grand blanc qui pouvait contenir tout et n'importe quoi.

Était-ce la fatigue, les drogues ou la mélodie qui me donnaient cette sensation ? Je n'en savais rien.

Une fois ce chant terminé, Hayles en reprit un autre, puis un autre, déroulant un fil d'Ariane dans la pièce dépouillée. Et moi, je m'y raccrochais sans trop savoir pourquoi je prenais cette peine. Au bout d'un long moment, j'avais accumulé suffisamment de force pour ouvrir les yeux et tourner la tête vers la militaire. Elle ne m'avait toujours pas lâché la main, mais en voyant que j'avais repris conscience, elle s'en détacha à gestes doux et se pencha vers moi avec un sourire attristé.

— Comment vous vous sentez ?

— Mal.

— Merci pour votre honnêteté, répondit-elle avec un petit sourire.

Je pouffai faiblement.

— C'est normal que vous vous sentiez mal, vous savez ?

— Mh, sans doute.

Je n'avais pas très envie de parler, surtout en sachant qu'elle risquait de répéter mon discours à Houston. Je n'avais jamais aimé les médecins, de toute manière. Elle dut le sentir, car elle reprit la parole.

— Honnêtement, je suis dévastée de tout ce qui s'est passé ce soir-là. La femme que j'aime est dans le coma, plusieurs personnes qui me sont chères ont été tuées ou grièvement blessées. Toute la bande du Bigarré lutte pour se remettre peu à peu de ce qui est arrivé, mais on sait tous que plus rien ne sera jamais plus comme avant. Quant à Angie… j'avais compris qu'il y avait des mystères, mais je n'aurais jamais imaginé une chose pareille. Et en même temps, je m'en veux, je me dis que le jour de l'attaque chez Sen Uang, j'aurais dû comprendre.

— Vous aussi, vous vous dites ça ? fis-je d'un ton ironique.

— Bien sûr.

— Et vous n'en voulez pas à Hawkeye de vous avoir caché la vérité ? Après tout, vous étiez en couple avec elle.

— Bien sûr que si, je lui en veux. Mais… je crois que je comprends ses raisons de cacher la vérité à l'Armée. Et je comprends encore plus que vous soyez furieux contre elle de ne pas avoir été mis dans la confidence.

— Vous n'imaginez pas à quel point.

— J'ai eu un petit aperçu tout à l'heure, rappela-t-elle. Je ne vous aurais pas imaginé vous entendre un jour la traiter de salope.

Je grimaçais de m'être laissé emporter en sa présence. Même si la rancœur était toujours bien présente, ce n'était sans doute pas le mot le plus adapté.

— Et… Angie ?

Elle avait posé la question sur la pointe des pieds, s'attendant peut-être à ce que je hurle de nouveau. Mais pour l'heure, j'avais épuisé toute ma colère, alors je me contentai de répondre d'une voix lasse.

— Je la hais encore plus.

Je laissai passer un silence.

— Quelle gigantesque arnaque, soufflai-je. Quand je pense que rien de tout cela n'était vrai… Je me suis bien fait avoir.

— Sauf votre respect, Général…

— Quoi ?

— Quelle qu'ait été la situation, je pense que ses sentiments pour vous étaient bien réels.

Je fixais le plafond, sous le coup de cette phrase qu'elle m'avait pourtant assénée d'une voix douce. J'avais envie de pleurer de nouveau, moins violemment toutefois.

— Qu'est-ce que vous en savez ? pestai-je avec amertume. On parle d'une personne qui ment comme elle respire.

— J'ai vécu avec elle, je vous rappelle. Et même si je n'étais pas la plus proche, j'ai eu bien des occasions de l'observer. On peut mentir sur son nom et son âge, mais il y a des regards qui ne trompent pas. Personne au Bigarré ne me contredira sur ce point.

— Et qu'est-ce que ça change ? grommelai-je.

— Beaucoup de choses. Vous le savez.

Le silence retomba dans la pièce. Je tournai les yeux vers la fenêtre à travers laquelle on entrevoyait quelques branches d'arbres nus qui se détachaient sur le noir du ciel, soulignés par la lumière des réverbères. Je sentais confusément, malgré toute la rancœur que je pouvais avoir, que j'avais sans doute tord en l'imaginant avoir volontairement manipulé mes sentiments sans en souffrir elle-même. Lui-même.

Décidément, je ne me faisais pas à cette idée.

— Est-ce que c'est supposé m'aider ? murmurai-je.

— Je ne sais pas… mais je pense qu'il y a eu assez de mensonges comme ça.

J'eus un sourire sans joie et restai encore un moment comme ça, immobile et silencieux. J'avais l'impression que mon lit tanguait et basculait en arrière à chaque fois que je fermais les yeux, m'obligeant à les rouvrir malgré mon épuisement profond. Je me retrouvais pris par le ressac, ballotté entre sommeil et éveil, cloué au sol, renonçant à imaginer me relever, me battre.

— Hayles ?

— Oui.

— Est-ce que vous pouvez garder cette discussion entre nous ? Et ne pas épiloguer sur mon état auprès de vos collègues ?

— Pourquoi ?

— Houston m'a bien cerné… Je ne lui fais effectivement pas confiance.

— C'est un peu en contradiction avec ce que je viens de dire.

— C'est vrai, répondis-je avec un sourire. Mais je dois admettre je ne pensais pas que vous me perceriez à jour comme vous l'avez fait. Je suis encore trop drogué pour m'en rendre pleinement compte, mais je sais déjà que demain j'aurais la nausée de penser que des gens m'ont vu dans cet état. J'aimerais que ça ne s'ébruite pas.

— Vous ne supportez vraiment pas l'idée que les autres vous voient faire preuve de faiblesse.

— Vous outrepassez votre rang, répondis-je sèchement, vexé de la voir sourire en constatant qu'elle avait tapé juste.

— Désolé. Très bien, je garderai le silence, je vous le promets, fit-elle pour me radoucir.

— Une dernière question.

— Oui ?

— Pourquoi vous avez fait ça ?

J'avais tenté de lever la main pour désigner mes cheveux qu'elle avait tapotés un peu plus tôt, et même si j'avais seulement esquissé le mouvement, elle comprit. Ce geste m'avait perturbé plus que je voulais l'admettre, mais c'était moins parce qu'il venait d'elle que parce que je n'aurais pas imaginé qui que ce soit s'autoriser à me caresser la tête comme un enfant et me serrer dans ses bras alors que je crachais des injures. Certes, cela m'avait soulagé, mais quelque part, c'en était d'autant plus humiliant.

— Je ne sais pas… avoua-t-elle. Peut-être que vous m'avez rappelé un animal blessé. En tout cas, j'étais obligée de faire quelque chose.

— Un animal blessé ?

— Il n'y a rien de plus dangereux qu'un animal qui se sent en danger, à part peut-être une mère défendant ces petits. Mais il faut bien réussir à percer leur défense pour les soigner. Sans se faire mordre de préférence.

— Quand je sortirai de l'hôpital, rappelez-moi de vous brûler à vif pour avoir dit ça à mon sujet.

— Sauf votre respect Général, ce n'est pas dans mon intérêt, fit-elle en riant.

Je me rendis compte que je souriais sans me forcer. Je pensais que ça n'arriverait plus jamais, et pourtant, c'était le cas. Cela me déplaisait de l'admettre, mais peut-être que vider mes tripes m'avait fait du bien, finalement.

— Je pense que vous avez été assez éprouvé comme ça, je vais vous laisser vous reposer. J'essaierai de passer régulièrement et de vous donner autant de nouvelles de Riza que possible.

— Merci.

— De rien.

Elle se leva, reprit son manteau, prit la carafe pour verser un verre à mi-hauteur qu'elle laissa là, reposa la carafe, puis s'avança vers la porte.

— J'éteins la lumière ?

— Allez-y, murmurai-je.

— Prenez soin de vous, Général. Vous en avez besoin.

Un dernier sourire et la porte se ferma.

Une infirmière va sans doute passer un peu plus tard pour m'administrer une nouvelle dose de somnifère, songeai-je en fermant les yeux, sentant le lit basculer inexorablement en arrière. La sensation était désagréable, mais l'épuisement était plus fort, et avant d'avoir eu l'impression d'avoir fait un tour complet, j'avais sombré dans le sommeil.


Le lendemain, le réveil me sembla moins douloureux. J'étais toujours épuisé et écrasé de désespoir, mais ma tête me lançait un peu moins, et ma gorge s'avéra moins nouée que la veille. Quand Donna, l'infirmière aux gestes brusques, entra dans la pièce, elle souligna qu'on ne m'avait pas donné de somnifère dans la nuit.

Pour la première fois depuis très longtemps, j'avais donc dormi naturellement. Je ne m'en réjouissais pas vraiment — j'étais encore trop hébété pour ça — mais cette nouvelle était la porte ouverte à des espoirs d'améliorations, et c'était quelque chose d'inenvisageable pour moi la veille encore.

La jeune femme reprit ma tension, ma température, changea ma perfusion, puis m'amena un plateau contenant de quoi petit-déjeuner et une carafe d'eau fraîche. Une fois qu'elle fut partie, je m'appliquai à me verser un demi-verre pour le boire à petites gorgées, ce qui me prit un long moment, mais soulagea ma gorge endolorie.

Puis je regardai le reste du plateau et soupirai en voyant la pomme, les tranches de brioche, le beurre et le pot de confiture qui s'y trouvaient. Aucune de ces choses ne me faisait envie, et je ne ressentais aucune faim. Je fixai un moment cette nourriture qui me défiait, puis renonçai et me laissai tomber au fond du lit.

Le fait d'avoir calé ma tête sur mon bras levé me fit réaliser qu'une douche me ferait le plus grand bien, mais j'avais encore de la peine à aller ne serait-ce qu'aux toilettes seul. Si je voulais me laver, j'allais sans doute devoir demander de l'aide et cette idée me répugnait. Je détournai la tête pour regarder la fenêtre où le ciel était délavé, barré de quelques nuages éthérés. Une ouverture sur un monde dont j'avais l'impression de ne plus faire partie à force d'être enfermé.

Que se passait-il pendant mon absence ?

Je me rendis compte que je n'en savais pas grand-chose, et le peu qui me parvenait étant extrêmement décourageant, je préférai ne pas m'attarder sur cette idée. Je cherchai donc autre chose.

Il y a des regards qui ne trompent pas.

Je retins un gémissement endolori en me remémorant les mots de Hayles. Le souvenir d'Angie me revint en pleine face, et avec lui, un torrent de sentiments insupportables, mêlé de moments auparavant heureux, aujourd'hui teintés d'amertume et de colère.

Les danses. Son sourire alors que nous faisions des ricochets avec un gamin inconnu. Son fou rire quand une passe ratée l'avait fait atterrir sur le parquet de la piste de danse. Ce jour où nous avions cueilli du gui. Son expression quand j'avais dit en riant que j'allais devoir l'embrasser si elle s'attardait encore sous les branchages.

Des sentiments réels, hein? pensai-je en grimaçant.

Quoi qu'en dise Hayles, ça ne changeait rien. Rien. Ni la rage que j'éprouvais face à la trahison ni les sentiments de fatalité et d'abandon qui me tiraient encore et toujours vers le bas ni la culpabilité d'avoir touché l'intouchable. Il y avait frôler les limites, et les dépasser si largement qu'on avait disparu de l'autre côté.

Et c'est ce qu'on avait fait, elle et moi, par ignorance, imprudence. Je pensais que j'avais passé l'âge de me faire piéger, que j'avais eu assez d'expériences pour tout prendre avec la légèreté qui s'imposait, ne pas me laisser happer par un attachement maudit. Je croyais même que j'étais devenu incapable d'avoir ce genre de sentiments profonds…

Pourtant, je m'étais fait avoir. Doublement.

En éprouvant des émotions qui n'avaient pas de place dans ma vie, puis en étant trahi par la personne qui me les avait fait ressentir.

Je ne pensais pas qu'un fait pouvait me heurter aussi sévèrement, moi qui avais connu tant de choses horribles.

Et si je refusais l'idée qu'Edward et Angie aient pu être une même personne, c'était peut-être parce que je ne voulais pas admettre que ne pas l'avoir vu signifiait qu'au fond, je ne connaissais ni l'un ni l'autre.

Cherchant des réponses qui n'existaient sans doute pas, je plongeai dans mes souvenirs, remontant le fil de notre relation avec un nouveau regard, pour retrouver les débuts de cette histoire, jusqu'à la toute première rencontre.

Et je me revis traverser un carrefour en diagonale parce que, en face, j'avais vu passer de dos une petite silhouette avec un béret rouge et un long manteau beige sur lequel se balançait une tresse blonde qui m'avait interpellé. J'avais eu la conviction immédiate et inexplicable que c'était Edward, sans même pouvoir dire comment je l'aurais distingué de n'importe qui d'autre. Ces cheveux blonds, ces chaussures massives, cette démarche… J'en étais tellement convaincu que je l'avais suivi, le cœur battant à l'idée de pouvoir parler enfin à ce gamin dont le comportement chaotique me faisait faire des crises cardiaques à répétition, espérant le rattraper et pouvoir être soulagé de le revoir en chair et en os en train me lancer un sourire moqueur.

Mais il ne s'était pas retourné, la marche s'était muée en course, et je l'avais suivi sans même envisager avoir pu me tromper. Ce n'est que quand, après m'avoir échappé, la silhouette s'était retournée, se révélant être une jeune fille à l'air horrifié, que je m'étais figé, foudroyé par la déception et la honte.

Je me suis trompé, m'étais-je dit. Ce n'est pas Edward.

J'ai dû traumatiser cette jeune fille.

Je m'étais senti vexé, honteux, et profondément triste.

Mais ce n'était rien à côté de ce que je ressentais maintenant, en repensant à ce moment. Parce que je découvrais après tout ce temps que finalement, ne m'étais pas trompé. Au tout début, sans a priori, je l'avais reconnu du fond de mes tripes. Mais j'avais échoué à voir Edward dans cette jeune fille, parce que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas, parce que c'était insensé.

Peut-être aussi parce que je l'avais trouvée jolie, déjà à ce moment-là.

Mais dans ce cas, est-ce que ça voulait dire qu'au fond je le savais depuis le début ?

Est-ce que je n'avais pas inconsciemment joué le jeu ? Est-ce que la culpabilité dans l'histoire ne venait pas autant de moi-même que d'Edward, Angie ?

Je ne savais pas si cette pensée améliorait ou empirait les choses. Tout ce que je pouvais me dire, c'était que les pièces du puzzle s'assemblaient au fur et à mesure que les souvenirs remontaient et que je tentais d'expliquer l'inexplicable. C'était un processus douloureux, et j'avais l'impression d'être pris sous un immeuble effondré, que chaque moment qui me revenait en tête était autant de gravats qui s'abattaient sur moi après-coup, m'enterrant un peu plus.

Ce que je réalisais aussi, puisque je n'avais aucun doute sur le fait qu'Edward ait été un garçon auparavant et que je savais qu'Iris Swan et Bérangère Ladeuil étaient une seule et même personne, c'était que sa transformation datait de bien avant l'événement du tramway.

Sa mission à Lacosta avait eu lieu quand, déjà? En août, septembre dernier?

Cela voulait dire que tout le temps qu'il avait passé à Central-city ensuite, son corps avait déjà changé.

Et je ne l'avais pas vu.

Une phrase lointaine me revint, un fragment de la discussion après qu'il se soit retourné contre l'armée, avant qu'il ne disparaisse des radars.

Ne vous inquiétez pas, Colonel, j'ai un déguisement du tonnerre. Même vous, vous y laisseriez prendre!

Comment avais-je pu oublier ces mots que j'avais pourtant ressassés et qui sonnaient aujourd'hui comme une cruelle prédiction ?

Le jour de l'attaque du passage Floriane, quand il avait demandé, pantelant, à être soigné par le docteur Ross…

C'était pour préserver son secret.

Et toutes ces soirées passées chez moi à parler… Cette nuit où il avait débarqué sans crier gare, désespéré et lessivé par la pluie après son combat contre Barry le Boucher…

Je ne l'avais pas vu.

Je ne l'avais pas su.

J'étais un imbécile.

La porte s'ouvrit et je sursautai, me redressant pour essuyer mes larmes alors que Houston entrait en faisant semblant de n'avoir rien vu. Elle vérifia la perfusion pendant que je détournais la tête, puis commenta simplement.

— Vous avez dormi sans médicaments cette nuit.

— Oui.

— Avez-vous eu de cauchemars ? Vous êtes-vous réveillé à une ou plusieurs reprises ?

— Non, répondis-je, le premier étonné de cette réponse.

— On dirait que les choses s'améliorent.

— Oui. Je bois plus facilement qu'hier, annonçai-je platement.

Elle jeta un œil au plateau intouché.

— Je n'ai rien avalé de solide, par contre.

— Laissez-vous le temps. Vous revenez de loin, ne vous forcez pas trop et appréciez chaque victoire pour ce qu'elle est.

— Boire un demi-verre d'eau, c'est une victoire ?

— Quand c'est quelque chose que l'on parvient à reconquérir après l'avoir perdu ? Oui, fit-elle avec un sourire et un regard en coin.

Je lui rendis son sourire, me sentant bien. Anormalement bien.

Ma méfiance revint comme un boomerang tandis qu'elle s'asseyait à côté de moi.

— J'ai quelques nouvelles de votre entourage. Je préfère vous prévenir, toutes ne sont pas bonnes.

Je baissai la tête, masquant mon regain de méfiance en sérieux.

— Je crois que votre collègue vous l'a dit, mais le Colonel Riza Hawkeye s'anime de jour en jour. Hier elle a eu des mouvements non réflexes. Cela veut dire qu'elle est encore consciente. On ne sait pas encore quelle est l'ampleur de ses séquelles, mais elle est sur la bonne pente dans tous les cas.

Je hochai la tête.

— Sur une note moins joyeuse, le sergent Kain Fuery a été admis dans nos services la nuit qui a précédé votre arrivée. Malgré les soins, son bras était en train de développer une grave infection. Devant la situation, les médecins n'ont pas eu d'autre choix que l'amputer.

Je restai figé là, choqué.

Même au fond du trou, je ressentais quelque chose à l'idée que ce petit brun jovial et paisible se soit retrouvé mutilé suite à l'attaque. Le connaissant, il devait être dévasté.

— C'est assez difficile pour lui d'affronter cette épreuve, je ne vous le cache pas. Mais avec les progrès réalisés en automail, il pourra bénéficier d'une greffe qui sera sans doute plus fonctionnelle que ne l'aurait été sa main blessée, le tout à la charge de l'armée. L'hôpital militaire a un partenariat avec…

— Marshall and co, je sais.

Houston hocha la tête, les coudes calés sur ses jambes croisées.

— Quand je serai en état, j'irai lui rendre visite, soufflai-je.

— Il en sera très touché.

J'avais passé mon temps à me morfondre et à nier la réalité, mais je redécouvrais une chose. Je ne pouvais pas rester indifférent à l'idée que, quelques étages plus loin, mon subordonné pleure la perte de son intégrité physique sans que j'aille le soutenir. Même si je n'avais plus de force pour moi-même.

— Enfin, pour terminer sur une note plus légère, Gracia Hugues a contacté nos services pour savoir si elle pouvait passer vous voir en début d'après-midi.

Je hochai la tête, encore trop sous le choc de l'information précédente pour m'en réjouir réellement. Malgré tout, Gracia était une personne adorable et la voir me ferait sans doute du bien.

— J'apprécierais de la voir.

— C'est ce que je supposais.

Elle se leva, s'apprêtant sans doute à repartir.

— Bien. En tout cas, vous semblez être bien mieux qu'hier, c'est une excellente nouvelle. Je me disais bien que parler vous ferait du bien. Ou hurler en l'occurrence, ajouta-t-elle malicieusement.

— Vous ne comptez pas abandonner, c'est ça ?

— En effet. Mais je ne vais pas vous forcer non plus. Bonne journée à vous, je repasserai si j'en ai la possibilité.

— Ah, attendez.

— Oui ?

— Est-ce que quelqu'un pourra passer m'aider à prendre une douche ? Cela fait un moment, et…

— Bien sûr, répondit-elle avec un sourire. Je vous envoie quelqu'un.

Elle referma la porte derrière elle et je sentis comme un relâchement dans tout mon corps. Je lui parlais de plus en plus naturellement, et pourtant, mon malaise était toujours présent. Peut-être — sans doute — que je devrais me livrer un peu plus… mais pas à elle. J'en étais convaincu. Et comme je n'avais pas fait suffisamment confiance à mon instinct quand j'avais rencontré Angie, je me jurai de ne pas me laisser berner cette fois-ci.

Je resterai méfiant envers Houston.


Un peu plus tard, Gracia arriva, un pot de fleurs à la main, et me contempla avec une inquiétude non dissimulée. Elle me salua, posa sur ma table roulante ce qui s'avéra être une jacinthe bleue, puis s'installa à côté de moi en me scrutant en silence. De mon côté, je me tenais assis, aussi droit que possible dans l'espoir de sauver les apparences. Le miroir m'avait appris que j'avais une tête à faire peur et qu'une barbe éparse avait commencé à me piqueter le visage, mais au moins, j'étais propre et dans des draps frais.

Elle resta silencieuse un moment, tandis que je regardais mes mains croisées sans parler davantage, embarrassé sans savoir pourquoi. Sans doute que ni elle ne moi ne savions que dire dans la situation.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-elle à mi-voix.

— … C'est une longue histoire, soupirai-je.

— J'ai tout mon temps, souffla-t-elle.

Je hochai la tête, fixant mes mains en sachant qu'à elle, je pouvais parler, mais sans m'en sentir capable. Peut-être parce que j'avais fini par hurler ma haine à Hayles la veille et que je ne voulais pas recommencer avec Gracia, qui ne le méritait pas.

— … J'espérais ne jamais te revoir dans cet état, Roy.

— Moi aussi, fis-je avec un sourire las. Mais on ne choisit pas, je suppose.

— L'attaque a été terrible, même pour ceux qui n'y étaient pas. Ils ne parlent que de ça, dans les journaux et ailleurs.

— Oui.

— Mais il n'y a pas que ça, hein ?

Je hochai négativement là tête.

— Mon corps me trahit. Je n'arrive plus à manger. À peine à boire.

Elle soupira et attrapa la pomme qui traînait sur ma table, le couteau, puis commença à la couper et l'éplucher, laissant le silence retomber.

— Tu te souviens de la nuit ou Maes m'a ramené chez vous ?

— Cette fois où tu étais complètement soûl et où il t'a traîné chez nous par la peau des fesses parce que tu avais commencé à préparer un cercle de transmutation humaine ? Je ne risque pas de l'oublier.

Je hochai la tête, rassuré de me dire que c'était bien à Gracia que je parlais, pas à un quelconque Homonculus.

— Je ne me sens pas mieux que ce jour-là, murmurai-je.

— Oh, Roy, souffla-t-elle en reposant son ouvrage, levant un regard qui laissait transparaître toute son inquiétude.

Elle posa une main sur mon épaule pour la serrer doucement, rappeler sa présence.

— C'est à cause de ce qui est arrivé à ton équipe ? Hawkeye, Breda et les autres ?

— Entre autres… mais… pas seulement.

— Quoi d'autre ?

Je pris une grande inspiration.

— Est-ce qu'ils parlent de Bérangère Ladeuil dans les journaux ?

J'avais tourné la tête vers elle, scrutant son expression pour savoir quand elle comprendrait ou je voulais en venir.

— Oui, elle est portée disparue et recherchée, et il y a toutes sortes de rumeurs à ce sujet… il y en a même qui disent que cette jeune fille est en réalité… Edward Elric ?

Je hochai la tête, mortifié, et elle me regarda, le visage pris par l'incompréhension.

— … C'est vraiment le cas ?

— Oui.

— Comment une chose pareille est-elle possible ?

— Je n'en sais rien. D'autres personnes étaient au courant de sa double identité, mais moi… Je ne m'en suis pas douté une seconde, et…

Mon visage se tordit tandis que je me rendais compte que j'étais incapable de continuer ma phrase, à la fois parce que je n'arrivais pas à formuler l'inconcevable et parce que ma gorge était trop nouée pour que je parle encore.

— Toi qui veillais sur lui, tu as dû te sentir tellement trahi… murmura-t-elle.

— Tu n'imagines pas à quel point… repris-je en luttant, sentant les larmes commencer à perler.

Je laissai passer un silence pour me redonner contenance. Ce n'était pas tout, il y avait ce secret terrible, que je ne voulais pas laisser sortir, mais je ne pouvais plus contenir.

— Tu te souviens de notre discussion, la dernière fois que je suis venu chez toi, après l'anniversaire d'Elysia ?

— Oui. Tu avais parlé de cette femme que… Oh.

Gracia se figea, me regardant avec une expression d'horreur retenue, et plaqua sa main devant sa bouche.

— Oh mon dieu… C'était elle, c'est ça ? C'était elle que tu…

Je hochai la tête, détournant les yeux face à sa gêne palpable, tandis qu'elle appréhendait l'idée que j'étais tombé amoureux de quelqu'un qui s'avérait être Edward. Je respirais la bouche ouverte, tâchant de garder mon calme malgré les larmes qui remontaient. J'espérais juste que l'aveu ne la révulserait pas.

— Je ne savais pas, murmurai-je d'un ton contrit.

— Je te connais, je sais bien que jamais tu ne…

Je ne savais pas, mais pourtant je savais. Je n'aurais jamais fait ça, sauf que je l'avais fait. Les intentions n'étaient plus rien quand les faits étaient là, et ces faits étaient insupportables. Je me mordis les lèvres, retenant des spasmes et plongeai mon visage dans ma main valide, me sentant me crisper.

Je détestais qu'on me voie pleurer, mais Gracia faisait partie des rares auprès de qui j'acceptais encore l'idée de me laisser aller. Elle m'avait déjà vu dans mes pires moments et nous avions une amitié qui allait bien au-delà de nos égos respectifs. Et puis, étant donné mon état six ans auparavant, je n'avais déjà plus grand-chose à sauver.

C'était sans doute la seule personne ici à qui je pouvais parler de ce que je ressentais.

J'avais eu des relations avec Edward qui n'auraient jamais dû exister, et je n'arrivais pas à savoir à quel point j'avais provoqué cette situation, à quel point j'en avais abusé. Les huit ans de différence que j'avais officiellement avec Angie, c'était déjà bien assez pour avoir un aval sur elle, pour craindre de la manipuler et me sentir coupable de l'amener sur ce terrain.

J'avais déjà eu des pensées de ce genre. J'avais tenté de reprendre le rang, de renoncer, de ne pas céder à la tentation, mais je n'avais résisté ni à son regard, ni à ses baisers, ni… au reste. Mais j'aurais dû. J'aurais dû, même en l'ignorant, et maintenant que je savais que le fossé était en réalité bien plus grand que ce que j'imaginais, je me maudissais de ne pas l'avoir fait.

— Je me dégoûte. J'aurais préféré mourir sur le coup que devoir affronter ça.

Je fondis en larmes pour de bon et je sentis le matelas s'enfoncer alors qu'elle s'asseyait à côté de moi, me serrant dans ses bras et me caressant le dos à gestes doux. Je m'effondrai contre elle, confus, lamentable et ravagé de sentiments contradictoires. Cela dura un long moment. J'avais accumulé tellement de désespoir, peut-être que j'aurais pu pleurer jusqu'à ma mort.

Pourtant, après un long moment, mes sanglots finirent par se tarir peu à peu et je repris progressivement contenance, jusqu'à me redresser en essuyant mes larmes. Gracia me tendit une serviette en papier dans laquelle je me mouchai abondamment, puis elle me demanda simplement.

— Ça va mieux ?

Je haussai les épaules d'un geste las et elle leva une main douce pour la poser sur ma joue, me faisant tourner la tête vers elle.

— Roy… Quoi que tu en dises, tu es quelqu'un de bien.

Je secouai la tête, échappant à son contact et détournant le regard. Elle ne pouvait pas dire ça, pas avec l'aveu que je venais de lui livrer. Elle ne le pensait pas.

— Si j'étais vraiment quelqu'un de bien, ça ne serait pas arrivé. Je l'aurais compris, je n'aurais pas laissé ça arriver, et…

Elle saisit mon menton et me fit tourner de nouveau la tête vers elle.

— Tu es quelqu'un de bien, qui fait des erreurs. On en fait tous. Arrête d'exiger plus de toi-même que du reste de l'humanité réunie, veux-tu ?

Je savais qu'elle se trompait, mais son insistance me fit du bien. J'avais sans doute besoin de quelqu'un pour me contredire, même si je n'étais pas capable de la croire.

— Avoir des sentiments pour quelqu'un n'est pas un péché, en tout cas, pas tant que tu ne les utilises pas pour justifier tes actions…. J'admets que tu es mal tombé et que c'est une situation inextricable… mais même si tu ne peux décemment pas sortir avec elle… lui… Aimer quelqu'un, ce n'est pas un mal en soi.

— Je ne peux pas me permettre d'avoir ce genre de sentiments. Surtout pas pour cette personne et dans ce contexte.

— Tu ne peux pas t'interdire d'éprouver des émotions, Roy. Ce n'est pas une solution.

— C'est tout ce que j'ai trouvé pour survivre, Gracia, et tu le sais.

— Tu mens, Roy. Tu es pétri d'émotions, de culpabilité et de regrets.

— C'est de sa faute, lâchai-je d'une voix nouée. Elle a… il a…

Edward ? Angie ? Il ? Elle ? Je ne savais même plus quoi dire, comment désigner la personne qui m'avait fait imploser.

— Cette histoire a ouvert les vannes que je m'étais fait chier à fermer. Pendant des années, je m'en sortais comme ça, et maintenant, je n'arrive plus à…

J'étais perdu, épuisé, écœuré de cet emboîtement de trahisons dont je me retrouvais à la fois victime et coupable. J'aurais voulu n'avoir jamais rien ressenti de tout ça. J'aurais voulu ne plus rien ressentir du tout.

— Je la déteste. Je le déteste.

Gracia posa une main sur ma tête, m'ébouriffant les cheveux dans un geste affectueux qui n'avait aucun sens alors que j'avouais des choses aussi sombres.

— Je comprends…

— Je les déteste, répétai-je en regardant droit devant moi. Je les hais. Je ne pourrai jamais pardonner ça.

— Tu l'aimes encore, hein ? murmura-t-elle.

Il y eut un long silence. Je ne pouvais pas répondre à ça. Je n'avais pas la force de mentir, pas le courage de l'admettre, et même si j'étais tenté de lui dire de fermer sa gueule, je ne pouvais pas faire ça à Gracia. Elle ne le méritait pas et Maes serait du genre à traverser le pays pour la venger s'il apprenait que j'avais osé m'adresser comme ça à sa femme.

Faute d'option, je me laissai retomber en arrière dans le lit.

— Je suis paumé, avouai-je. D'habitude, j'ai des objectifs, je dresse des plans, je me projette plusieurs coups à l'avance, mais là… je suis complètement perdu. Je ne sais plus quoi faire, contre qui me battre…

— Parce qu'il n'y a rien à faire pour le moment, répondit Gracia d'une voix douce. Rien, à part te reposer et te reconstruire.

Je roulai les yeux dans une expression de lassitude. Dans ce contexte, guérir ne me motivait pas plus que ça. Je n'avais pas assez d'estime envers moi-même pour me dire que l'effort était digne d'intérêt s'il ne servait pas un autre but. Surtout après les derniers événements.

— Tiens, fit-elle.

Je tournai la tête, et vis qu'elle avait épluché la pomme qui se trouvait sur mon plateau et me tendait une tranche qu'elle avait coupée d'un quartier, si fine qu'elle en était presque translucide.

— Sérieusement ? Tu ne comptes quand même pas me donner la becquée ?

— J'ai l'habitude avec ma fille, fit-elle avec un sourire. Allez, il n'y a presque rien, essaie, au moins ! Tu ne vas pas me faire dire qu'Elysia fait moins de caprices que toi, quand même ?

Je pris sur moi pour me redresser de nouveau malgré ma lassitude, prenant le morceau de pomme qu'elle m'avait tendu pour le mâcher péniblement. C'était laborieux, mais le goût du sucre explosa dans ma bouche après cette austérité qui semblait avoir duré depuis toujours et je me sentis soulagé malgré moi. Comme elle l'avait prédit, je parvins à l'avaler.

Elle m'en tendit un autre avec un sourire.

— Tu as beau être douce, tu es une véritable acharnée quand tu t'y mets.

— Tu sais, Elysia veut te voir. J'ai demandé à ma voisine de la garder cette après-midi, mais quand elle a su que c'était toi que j'allais visiter, elle m'a suppliée de la prendre avec moi.

— Je te remercie de ne pas avoir accepté. Je n'aurais pas aimé qu'elle me voie dans cet état, commentai-je.

— Je sais, c'est pour ça que je ne l'ai pas fait. Mais j'espère que tu guériras assez vite pour que je puisse la ramener avec moi bientôt.

— C'est pour ça que tu as décidé de m'alimenter ?

— Entre autres, fit-elle avec un rire.

— Je ne comprends pas que ta fille m'apprécie autant, je dois lui paraître bien rébarbatif.

— Tu sais bien que c'est faux. Elle a adoré que tu lui lises une histoire l'autre jour.

— Je ne suis même pas arrivé à la moitié du livre, fis-je remarquer.

— Les enfants sont comme ça, tu sais. Mais ça n'empêche rien. D'ailleurs, elle a fait un dessin pour toi.

— Vraiment ?

— Oui. Mange une demi-pomme et je te le montre.

— C'est quoi ce chantage ?! m'indignai-je. Je ne te pensais pas capable d'utiliser une méthode aussi fourbe !

— C'est parce que tu n'as jamais été parent, ça ! fit-elle en riant. Regarde, tu es en bonne voie, ajouta-t-elle en montrant le quartier bien entamé.

La conversation continua au fil de ces fragments que j'ingérai par devoir, sentant malgré moi que cela me faisait du bien, et Gracia parvint à me faire rire avec sa tendresse teintée de taquinerie. La demi-pomme disparue, elle tint sa promesse, me tendant la feuille où sa fille avait dessiné un ours qu'elle avait colorié en fuchsia à traits mal assurés.

— Krim l'ours rouge ? supposai-je.

— Exactement.

— … Je suis désolé, Gracia.

— Pourquoi ?

— Ça aurait dû être à moi de veiller sur toi, pas l'inverse. Hugues serait tellement déçu.

— Il le serait encore plus si je n'étais pas là pour toi. De ton côté, tu as fait plus que ta part, même si tu ne t'en rends pas compte… Et puis… la vie est imprévisible. On fait des plans, et on ne les suit jamais.

— Je déteste dévier de mes plans, grommelai-je.

— Ça, c'est une réaction de vieux garçon, se moqua-t-elle.

Elle repartit un peu plus tard, laissant le dessin d'Elysia et la jacinthe en pot, disant que j'avais plus besoin qu'elle d'avoir un symbole d'espoir à mes côtés. Un dernier salut, puis elle referma doucement la porte, me laissant dans une atmosphère un peu plus apaisée qu'à son arrivée.

Sur le bord de mon assiette se trouvaient les épluchures et les pépins de la pomme qui signaient le début de mon pénible retour à la vie.