Le nouveau chapitre est arrivé (et on continue à se balader géographiquement, signe que les personnages sont vraiment très éparpillés, les pauvres). Pour l'occasion, j'ai ajouté un morceau de plus dans la playlist Youtube, qui continue à s'allonger au fil du temps.
Côté créatif, après mon passage à vide du mois dernier, j'ai repris du poil de la bête (et je remercie tous ceux qui m'ont envoyé du soutien dans les reviews ou MP, ça fait vraiment chaud au cœur ^^). J'ai réussi à remettre le pied à l'étrier côté dessin pour préparer la convention Art to Play, qui aura lieu à Nantes les 13 & 14 novembre. Vous y retrouverez ma personne (ravie de papoter) des nouveautés aussi bien côté fanart qu'illustrations originales, mais aussi des illustrations de Bras de fer et mes livres (comme mon doujin Sweet suicide).
J'ai eu 2 semaines plutôt intenses pour finir les illustrations à envoyer à l'imprimeur, ce qui ne m'a absolument pas laissé le temps de penser à Bras de fer... et c'est exactement ce dont j'avais besoin. J'ai replongé dedans et retrouver l'envie d'écrire, et ça tombe bien, le NaNoWriMo commence aujourd'hui ! Je ne sais pas à quel point j'aurais le temps d'avancer dans l'histoire, mais j'ai retrouvé de la motivation et j'ai hâte d'arriver à l'écriture de certaines scènes qui promettent d'être... marquantes. :P
(Sauf si je sombre dans un autre projet de Fanfiction (toujours FMA, toujours Royed) à la place, sous prétexte de tester un nouveau format d'histoire... mais ça serait pas sérieux et ça me ferait passer beaucoup trop de temps sur des forums obscurs et autres tutos en anglais... Le pire, c'est très tentant de galérer là dessus, mais on va essayer de ne pas s'éparpiller, surtout que j'ai plein d'autres trucs à gérer en plus du Nano XD).
Petit aparté : je ne sais pas si je suis la seule, mais je ne reçois plus de notifications du site , que ce soit pour les commentaires ou les messages privés. Du coup, il se peut que je loupe des messages (ou que vous ayez loupé les miens). Comme toujours, j'essaie de répondre à chaque fois.
D'ici-là, je vous laisse découvrir le chapitre du jour en espérant qu'il vous plaira. Bonne lecture !
Chapitre 87 : La boue (Al)
— Al ?
Le son se perdit dans le bruit ambiant et mon cerveau encombré sans m'atteindre. Une pluie glacée tambourinait sur nos têtes depuis plusieurs heures, tandis que nous marchions dans la forêt, pataugeant dans un sous-bois boueux et instable. À force de neige fondue et regelée, le sol s'était transformé en un mélange indescriptible de bouillie marécageuse et de plaques de verglas.
Dire qu'il faisait un temps de chien n'était pas exagéré. Pourtant, je continuai à marcher, ignorant les courbatures et l'eau dégoulinant de mon visage. Il fallait avancer, alors c'était ce que je faisais, mettant un pied devant l'autre…
Du moins, jusqu'à ce que j'entende un bruit de chute accompagné d'un juron.
— Putain de merde !
— Winry ! m'exclamai-je en sortant d'un état second et faisant demi-tour pour la rejoindre. Ça va, tu n'as rien de cassé ?
À ma question, elle éclata en sanglots, ses mains crispées s'enfonçant dans la boue, ce qui ne fit que m'inquiéter davantage.
— Winry. Winry ! répétai-je, tombant à genoux à mon tour, pris de panique en voyant sa réaction. Est-ce que tu es blessée ?
— Non, hoqueta-t-elle. Mais j'en peux plus.
Et je me retrouvais là, soudainement conscient du tableau. Winry et moi, à quatre pattes dans un pétrichor détrempé, sous une pluie battante, au beau milieu de nulle part dans les forêts montagneuses du sud de la région. Si elle était en larmes, ce n'était pas parce qu'elle avait mal, mais simplement parce que ses nerfs étaient en train de lâcher sous le coup de l'épuisement. Je le sentais, il m'avait suffi de faire demi-tour pour être envahi à mon tour par cette émotion qui nous clouait au sol.
Je savais que cette expédition était difficile, douloureuse pour elle, et devoir repousser nos limites pour avoir l'espoir d'arriver quelque part me blessait moi aussi… Mais nous ne pouvions pas nous permettre de trop prendre notre temps. Alors, j'avais pris sur moi de nous infliger ça, serrant les dents en sentant que je tirai sur la corde.
Mais voilà, ici et maintenant, Winry venait de craquer et ne comptait pas faire un pas de plus.
— J'en ai marre, cracha-t-elle. Pourquoi on s'inflige ça, merde ?
— Parce qu'on va peut-être retrouver Edward, répondis-je d'une voix douce.
Cette perspective ne l'empêcha pas de pleurer encore, et je posai une main sur son épaule détrempée dans un geste qui tentait d'être rassurant. Cela faisait un moment que nous tracions notre vie côte à côte, luttant à notre manière contre le monde qui nous entourait, mais jamais ne nous étions sentis aussi seuls qu'au cœur de cette forêt étrangère. Personne ne nous poursuivait, mais je ne sentais aucune présence à des kilomètres à la ronde et c'était presque pire.
Il n'y avait plus que nous, deux gosses au milieu de la tempête.
— Je n'en peux plus…
— OK, Winry. Moi non plus, j'en peux plus. On va s'arrêter pour bivouaquer, d'accord ? murmurai-je.
Elle leva vers moi des yeux larmoyants qui ressemblaient à une traduction non verbale de l'expression « merci mon dieu » et je lui lançai un sourire fragile.
— Mais il faut qu'on trouve un endroit un peu plus protégé que ça pour passer la nuit. On ne peut pas rester sur cette pente, je ne pourrai rien construire de stable ici. Tu crois que tu peux te relever ?
J'avais beau être fatigué moi-même, j'étais prêt à la porter s'il le fallait. Peut-être parce qu'elle le savait, elle parvint à sécher ses larmes du revers de ses mains boueuses et se forcer à sourire.
— Je pense que oui.
— Allez, courage ! fis-je en lui tendant la main avec un grand sourire. Dès qu'on trouve un coin un peu abrité, je nous fais une installation d'enfer.
Elle l'empoigna et se releva, manqua de retomber aussitôt sur ce sol qui se dérobait sous nos pas, puis parvint à retrouver son équilibre en empoignant une branche d'arbre. Et nous nous remîmes en marche, lentement.
Je sentis mon visage se refermer à l'idée de la promesse que je venais de faire.
J'allais devoir utiliser l'alchimie.
Je n'avais pas le choix si je voulais que nous ne tombions pas malades et que le moral de Winry surnage, mais l'idée me répugnait.
Dire qu'à un moment, je voulais désespérément me souvenir.
— Al, à gauche !
Je tournai la tête dans la direction désignée et vis, à travers le rideau de pluie, un amas de pierres sur lequel une lande de terre et quelques arbres prenaient appui. Nous nous approchâmes en pataugeant et repoussant les branches, et je jaugeai les lieux du regard. La roche était massive, semblait stable, et même si l'eau ruisselait de toutes parts, l'endroit était plutôt à l'abri du vent.
— Bien vu, Winry !
Elle eut un sourire fragile qui ne masquait pas son épuisement. Je la vis trembler, prise dans les bourrasques, et m'ébrouai, me rappelant que c'était à moi d'agir.
— Écarte-toi, on n'est jamais à l'abri d'un glissement de terrain.
Elle obéit et recula de quelques pas, s'adossant à un tronc pour échapper un peu au vent qui charriait toujours une pluie froide.
De mon côté, je me redressai et pris une grande inspiration, tremblant de ce que je m'apprêtais à faire. Les yeux sondant le terrain, mon esprit calculant la meilleure chose à faire, je sentis un frisson me traverser le dos.
Puis je claquai dans mes mains, et m'agenouillai pour les plonger dans l'eau terreuse qui ruisselait sur le sol.
Un éclair bleu bondit, aveuglant dans l'atmosphère crépusculaire du sous-bois pluvieux, et l'alchimie modela l'abri que je venais d'imaginer, transformant les roches en un bâtiment de pierre d'un seul tenant, avec une entrée étroite démarrant à une trentaine de centimètres au-dessus du sol, surmontée d'un auvent, et un toit conique coiffé d'une cheminée couverte.
Je me tournai vers Winry, souriant pour masquer mon tremblement.
— Ça te va ?
— Épatant.
Winry s'abrita sous l'auvent sans attendre et commença à essorer ses vêtements, se débarrassant de son manteau gouttant de pluie et de ses chaussures avant de se faufiler dans l'abri. Je m'apprêtai à en faire autant avant de me raviser.
— Al ?
— Je vais ramasser de quoi faire un feu. Je sens que je n'aurai pas le courage de ressortir si je m'assieds maintenant.
— Tu veux que je t'accompagne ?
— Repose-toi, répondis-je. J'ai bien vu que tu n'en pouvais plus.
Je restai sous l'auvent le temps de me débarrasser du sac que je jetai dans l'abri, puis ressortis ramasser du bois, laissant la détresse m'envahir à l'idée de ce que je venais de faire.
Depuis que mes souvenirs m'étaient revenus, je m'étais découvert la capacité à transmuter sans cercle, comme Edward, comme Izumi. Si Winry s'était réjouie de ma nouvelle capacité et m'en avait félicité quand elle l'avait su, j'étais, pour ma part, mortifié.
Parce que ce pouvoir n'était pas venu seul. Il avait ramené avec lui tous ces souvenirs que j'aurais préféré garder oubliés.
Le froid de l'armure.
Les nuits sans rêves.
La Porte et son infini cauchemar.
Tout cela me terrifiait.
En me remémorant tout ce que nous avions vécu ensemble, Ed et moi, je me demandais comment j'étais encore capable de tenir debout sur mes deux pieds, comment les enfants que nous étions avaient pu survivre à cette détresse face à notre erreur, face à la mort de Nina. Comment nous avions pu encaisser ces nuits sans sommeil, les découvertes du cinquième laboratoire.
Et comment faisait-il pour tenir seul ?
Cette question tournait en boucle dans ma tête tandis que je ramassais des branches cassées et que je démantelais à coup de pied des souches détrempées.
Mais ce n'était pas le pire.
Le pire, c'était d'affronter l'Alchimie, avec cette peur viscérale de disparaître à chaque transmutation, moi qui n'étais qu'une âme mal fixée, moi qui avais déjà failli mourir une première fois. Je pouvais me dire que je ne risquais plus rien, que j'avais retrouvé mon corps, la peur que j'avais éprouvée sans l'avoir ressentie se répercutait après-coup, comme si elle avait traversé l'écho du temps pour me frapper aujourd'hui.
Le pire, c'était d'avoir plongé si profondément dans les entrailles de la Porte que la nature profonde de l'Alchimie s'était gravée dans ma chair. C'était de ne pas pouvoir ignorer que chaque transmutation que je faisais, ce n'était pas un tour de passe-passe, mais une véritable bombe qui sapait un peu plus les fondements de notre univers.
Est-ce qu'Edward en avait conscience ? Je ne pensais pas, quand je repensais à la désinvolture avec laquelle il transmutait à tout va.
Izumi… peut-être. Après tout, notre Maître nous avait toujours encouragés à éviter d'avoir recours à l'Alchimie tant que c'était possible. Avant, je pensais que c'était simplement par humilité après son erreur, pour se rappeler qu'elle était humaine. Aujourd'hui, je me disais que si elle agissait ainsi, c'était peut-être parce que la traversée de la porte lui avait fait réaliser que chaque transmutation que nous faisions accélérait un peu plus l'érosion de notre monde.
Une transmutation de plus ou de moins, ça ne changeait pas grand-chose, n'est-ce pas ? L'entropie existait de toute façon. C'était ce que j'essayais de me dire, que mes actions n'étaient qu'une goutte d'eau dans l'univers, que de toute façon, je n'avais pas d'autre choix, pour survivre, pour protéger Winry, pour retrouver mon frère…
Mais cette infinité de petits riens, mis bout à bout, accélérait la déliquescence de l'univers, détruisait littéralement le monde.
Comment se réjouir d'avoir réussi une transmutation quand on savait cela ?
Bon, on va dire que j'ai assez de bois, pensai-je après avoir réussi à fendre la souche déracinée sur laquelle je m'acharnais et dégagé les racines à coup de couteau. Je ne pourrai pas en porter davantage, de toute façon.
Je rangeai mon couteau dans ma poche et empilai le bois en équilibre précaire pour le rapporter, le cœur aux aguets, rassuré de ne rien sentir d'autre aux alentours que la présence de Winry et le bruissement infime de la faune aux alentours.
Quand j'arrivai à l'abri et que je balançai mon chargement dedans avant de commencer à me dévêtir, je me rendis compte que j'étais à bout de souffle. Finalement, je m'effondrai plus que je m'assis dans notre refuge, avant d'accrocher mon manteau devant l'entrée pour calfeutrer la pièce.
Pendant quelques secondes, il ne resta plus que la très vague lueur qui se frayait par la cheminée, puis Winry alluma la lumière et s'employa à me relayer, entreposant le bois au-dessus de la petite grille que j'avais transmutée juste devant l'entrée, ou nous avions déjà mis à égoutter nos chaussures. Mon manteau, gorgé d'eau, laissait échapper des coulures ininterrompues.
Après avoir repris un peu mes esprits, je préparai un feu dans l'âtre, dépité de penser qu'avec un bois aussi détrempé, j'allais devoir faire une nouvelle transmutation.
— Winry, tu peux sortir la gourde ? Je vais extraire l'eau du bois, autant en profiter.
— D'accord, fit-elle en retirant le bouchon avant de boire ce qu'il restait en deux gorgées et de poser la gourde vide à côté de moi.
Un nouveau claquement de main, un nouveau frisson, et le froid qui me mordait le dos et les mains se faisant une petite place dans mes entrailles tandis que je transmutai l'humidité qui gorgeait le bois et nos vêtements pour en faire de l'eau potable qui remplit la gourde.
Winry eu un sursaut, peinant à s'habituer à la sensation des éclairs d'Alchimie qui avaient enveloppé ses épaules, mais une fois la transmutation terminée, elle eut un soupir soulagé.
— Enfin secs… merci, Al, ça fait un bien fou.
Je hochai la tête et craquai une allumette pour allumer la pyramide de bois qui s'embrasa sans hésiter, et croisai le regard embué et soulagé de Winry.
— C'est vraiment bien que tu puisses transmuter sans cercle, maintenant.
— Ouais… fis-je sans grand enthousiasme. Edward va être vexé de ne plus en avoir l'exclusivité.
— Il y a pire, non ?
— Oui, il y a pire.
— Tu crois qu'il va bien ?
Je grimaçais. Quand je laissais mon esprit tendre vers lui, je ne sentais ni peur immédiate ni menace, et j'avais cette impression que notre père était présent. De là à dire qu'il allait bien ?
— À peu près aussi bien que nous, je suppose, finis-je par répondre avec un pauvre sourire, en sentant son inquiétude monter au fil de mon silence. Je crois qu'il n'est plus seul, mais…
— Ouais… Je vois ce que tu veux dire.
Ça pourrait être pire, bien pire… mais ça pourrait aussi être beaucoup mieux.
— J'espère qu'on va bientôt le retrouver.
— J'espère aussi.
— Tu penses vraiment qu'il sera à Lacosta ?
— Je suis comme toi, je n'ai aucune certitude, répondis-je en ouvrant mon sac à dos pour en tirer une boite de conserve et la carcasse du lapin attrapé la veille et continuer à la dépecer. Mais vu les rumeurs que nous ont rapportées Cred et Gaël, ça vaut le coup d'essayer. De toute façon, il y avait trop de militaires en train de nous chercher à Resembool pour prendre le risque de rester plus longtemps.
Winry hocha la tête, ses bras tendus calés sur ses genoux pour réchauffer ses mains devant le feu. La lumière dansante des flammes creusait les reliefs de son visage, accentuant ses cernes et lui donnant une expression encore plus lasse et sinistre.
— J'aurais voulu pouvoir voir mamie, murmura-t-elle simplement.
À travers ces mots, cette voix fragile, je sentis à quel point la situation était dure, à quel point nous n'étions que deux enfants jetés dans la tourmente d'un problème qui nous dépassait très largement. J'avais beau avoir entre mes mains de nombreuses connaissances sur les Homonculus et la puissance d'une Alchimie sans cercle, je me sentais bien incapable de rétablir la situation, de vaincre les Homonculus, de retrouver Edward… Je n'avais même pas pu permettre à Winry de revoir Pinako.
La seule chose que j'avais pu faire, au milieu de tout ce bordel, j'étais loin d'en être fier…
À l'idée de cette nuit passée à Resembool, je sentis mes entrailles se nouer
— Al ? Ça va ?
Je sursautai et cessai de fixer le mur vide, tâchant de me recomposer une expression plus neutre.
— Si tu as besoin de parler, tu sais…
— Je… hésitai-je.
Je poussai un soupir, ne sachant pas quoi dire. Certes, Winry avait su m'écouter cette nuit-là, quand l'insomnie et la peur m'avaient rongé une fois de plus, elle avait su me consoler et me rassurer… mais de là à lui avouer ce que je refusais de croire moi-même… Le dégoût était trop fort.
— Je sais que je me plains beaucoup, souffla-t-elle, mais tu as le droit de dire ce que tu as sur le cœur.
— C'est gentil, Winry.
C'était gentil, mais entre ce que je ne comprenais pas et ce que je ne pouvais pas accepter, que pouvais-je encore lui dire ?
Que je l'aimais ?
Je l'avais déjà fait, plus ou moins, et c'était un moment d'humiliation que je préférais enfouir profondément dans ma mémoire. D'autant plus qu'avec mes souvenirs de ma vie en armure étaient revenus tous ces petits moments où j'avais capté, à travers ses regards, ses gestes et ses mots, son affection pour Edward. Ces années en suspens durant lesquelles elle était amoureuse de mon frère, durant lesquelles je n'existais pas vraiment.
— Passe-moi le lapin, fit-elle avec un mélange de douceur et d'autorité.
Je me rendis compte que mes yeux s'étaient encore perdus dans le vide, et lui tendit notre futur repas, comprenant sa réaction. Si je décrochais de ma tâche toutes les trente secondes, nous n'étions pas près de manger. Elle s'appliqua à dépecer la bête et je la scrutais, dans un état second. La situation n'avait rien de glorieux, mais ça ne l'empêchait pas d'être belle, même avec un pull informe, les cheveux sales et les mains dans la chair crue.
— Je crois qu'on a trop forcé en marchant autant, fit-elle en s'activant. On n'a pas arrêté depuis qu'on a quitté la péniche, et ça fait une semaine… je sais que tu es habitué à courir les routes, mais ce n'est pas mon cas. Et même… Al, tu n'as par l'air de t'en rendre compte, mais tu es épuisé.
— … Je le suis, admis-je avec une pointe d'incrédulité face à cette évidence.
En prononçant ces mots, je sentis tout à coup le poids de mon corps, mes muscles usés par la marche, ma gorge sèche, le mal de crâne insidieux qui accompagnait la fatigue. Toutes ces perceptions étrangères dont j'avais été coupé si longtemps que j'avais presque du mal à les reconnaître.
— Quand… quand tu étais en armure, tu ne dormais jamais, n'est-ce pas ? On en avait parlé, une fois.
— Oui, murmurai-je.
Parler de cette époque était beaucoup plus difficile à présent que je m'en souvenais dans ma chair et plus seulement à travers les récits des autres.
— Tu ne ressentais ni le froid, ni la douleur, ni la fin, ni la fatigue. Tu courais après Ed jusqu'à ce qu'il s'épuise, et quand il tombait, tu le portais à bras-le-corps pour continuer votre route. Je ne vous voyais pas souvent à l'époque, mais je me souviens de la manière dont vous vous poussiez à bout, l'un et l'autre.
Je hochai la tête. J'aurais aimé pouvoir la contredire, prétendre que ça ne se passait pas comme ça, mais c'était la stricte vérité. Edward était toujours aux aguets, prêt à courir la moindre piste, prêt à se défendre à chaque instant, et s'il s'autorisait des répits où il s'effondrait dans un sommeil profond, c'était uniquement parce qu'il savait que j'étais là pour veiller sur lui.
J'étais un veilleur. Un gardien. Un insomniaque.
— Ce n'est pas bon, Al. Ce n'était pas raisonnable à l'époque, et ça l'est encore moins maintenant. Tu ne peux pas faire ça avec ce corps-là, asséna-t-elle.
Je comprenais ce qu'elle voulait dire.
— J'imagine que dormir de nouveau est angoissant après ce que tu as vécu, et que tu dois avoir du mal à savoir reconnaître tes limites… Mais quand on s'épuise trop, on fait des erreurs.
Il y eut un silence hésitant, alors que je n'osais pas répondre, et elle reprit d'une voix plus lente.
— Tu sais, la dernière fois que j'ai passé des nuits blanches pour finir l'automail d'Ed le plus vite possible, j'ai oublié de remonter une vis. C'était avant le cinquième laboratoire…
— … Non, ne je le savais pas, fis-je d'un ton pesant, un peu sous le choc de cette découverte.
Je levai vers Winry un regard noir, pris par un sursaut de colère à l'idée de ce qui avait failli arriver, à l'idée que mon frère aurait pu mourir à cause de ça et elle serra les dents en voyant ma réaction.
— … C'est exactement pour ça ce que je ne l'avais pas dit à l'époque, vous m'auriez écharpée, soupira-t-elle d'une petite voix. Et puis, j'avais tellement, tellement honte. Il aurait pu mourir à cause de moi, je m'en suis bien rendu compte. En tant que fabricante d'automails, c'est ma responsabilité de faire un travail de qualité, dans lequel les gens pourront avoir confiance…
Elle soupira et baissa les yeux sur la viande découpée avant de la verser dans la poêle et la poser au-dessus des braises.
— Après cette fois-là, je me suis juré de ne plus passer de nuits blanches sur mon travail, de me fixer des limites. Parce que si on les dépasse, on fait des erreurs, parfois graves. Et si on s'épuise perpétuellement, on risque de s'effondrer au moment où les autres ont le plus besoin de nous.
Je hochai la tête, comprenant le message qu'elle voulait me faire passer. Elle savait que je courais après mon frère, que je poursuivais l'espoir idiot de le rattraper un jour. Il y a quelques mois, je me serai réjoui de pouvoir transmuter sans cercle, de pouvoir devenir un peu plus son égal, et non plus son ombre. Mais maintenant que je devais porter la conscience qui venait avec cette capacité, le poids du souvenir de mon armure en plus de celui de mon corps, je n'arrivais pas à en être heureux. Je me sentais juste… épuisé, impuissant, perdu.
Perdu au milieu de ces souvenirs qui m'avaient soudainement gonflé le cerveau, je peinais à y retrouver du sens, une chronologie. Je luttais pour trouver la place de mon corps au milieu de tout ça. Avec en plus ces émotions qui n'étaient pas les miennes et qui s'insinuaient, j'étais bien incapable de tracer mes propres limites. Je n'arrivais même pas à faire la différence entre mon propre épuisement et celui de Winry. Il avait fallu qu'elle me le dise pour que je prenne enfin conscience de la douleur de mes propres jambes, de mes articulations brûlantes, de ma fatigue sourde.
— Enfin, je dis ça, mais au bout du compte, je ne fabrique plus d'automails depuis des mois, et personne n'a besoin de moi, fit-elle avec un sourire triste.
— Ne dis pas ça… moi, j'ai besoin de toi.
J'avais prononcé ces mots à voix basse, les yeux baissés sur le feu, mais du coin de l'œil, je l'entrevis se figer et rougir avant de s'activer à retourner la viande et à égoutter les haricots en boite.
J'étais incapable de la regarder en face et je sentais bien qu'elle aussi était gênée. Alors je restai silencieux, ramenant mes genoux contre ma poitrine avant de fourrer une main dans mes cheveux hirsutes, sentant qu'ils auraient bien besoin d'un shampoing.
Est-ce que c'était encore une déclaration maladroite ? Je n'en savais rien, mais si c'était le cas, elle était au moins aussi sincère que la première. C'était juste un fait. Dans le chaos de ma vie depuis le cinquième laboratoire, Winry était devenue mon point d'ancrage, la seule personne qui était là, encore et toujours, et le simple fait de pouvoir compter sur sa présence me rassurait, me donnait un but. Si elle disparaissait, c'était tout mon monde qui s'effondrerait.
Je ne laisserai jamais ça arriver.
C'est sûr que si je disais ça à voix haute, l'ambiance serait encore plus gênante, pensais-je avec un sourire amer.
— Si… si tu n'avais pas été là, le jour de l'attaque, bredouillai-je sans regarder dans sa direction. Si tu n'avais pas été là, je n'aurai pas réussi à m'enfuir seul. C'est toi qui as eu l'idée de sauter à l'eau, c'est grâce à toi qu'on a pu échapper aux Homonculus et embarquer sur cette péniche… Je t'ai pas remerciée pour ça.
— Arrête, c'est toi qui as tout géré de bout en bout, l'évasion, le combat, l'Alchimie… Tout ce que j'ai fait, c'est te faire risquer de mourir, d'abord de noyade puis d'une infection… C'était pas la meilleure idée du monde, alors ne te sens pas obligé de me remercier pour ça, grommela-t-elle d'un ton presque agacé.
— Tu sais, Ed n'est pas plus délicat dans ses plans, hein ? Ne minimise pas tes actions comme ça. Si les Homonculus nous avaient faits prisonniers, ils auraient pu capturer Edward, récupérer le carnet, apprendre tout ce qu'on savait sur Juliet Douglas, sur Hugues… Tu as fait une sacrée différence.
Elle eut un rire gêné puis me tendit le reste de la carcasse.
— Admettons… regarde ou ça nous mène ! En cavale au beau milieu d'une forêt de l'est, en route vers une ville où on ne sait pas ce qu'on va trouver, à marcher sous la flotte pendant des heures et à bouffer des boites de conserve en sentant le chien mouillé.
Son ton ironique m'arracha un rire, puis j'ajoutai, presque malicieusement.
— Peut-être. Mais au moins, on est libres.
Le son de sanglots lointains me réveilla, et je crus tout d'abord que c'était Winry qui pleurait… mais en me redressant et repoussant la couverture, je vis qu'elle était juste là, de l'autre côté du feu, dormant paisiblement. Je restai figé, indécis, puis me levai, repoussant le manteau qui fermait l'entrée pour me faufiler dehors. Je me retrouvai pieds nus dans la forêt plongée dans la pénombre et un profond silence, et, poussé par l'instinct, commençai à marcher en direction des pleurs, repoussant les branches, descendant la pente accidentée.
Au bout de quelques minutes, je vis une silhouette recroquevillée au milieu des feuilles mortes et pressai le pas. En m'en approchant, je vis son manteau rouge, le caducée tracé sur le dos, les mains gantées de blanc crispées sur sa tête, dérangeant ses mèches dorées, et mon cœur bondit.
— Ed ! m'exclamai-je en courant pour arriver à sa hauteur.
Il n'eut aucune réaction, mais je me précipitai pour le rejoindre, tomber à genoux en face de lui et l'enlacer, trop heureux de le retrouver. Seulement, quand je tendis les bras pour toucher son épaule, je passai en travers sans rencontrer de résistance.
La déception me noua les entrailles et cette impossibilité me fit comprendre que j'étais en plein rêve. Malgré tout, j'insistai, essayant de le toucher de nouveau, sans plus de succès.
— Ed, je suis là. C'est moi, Al. Je suis là ! fis-je de plus en plus fort.
J'espérais pouvoir le sentir, me faire entendre, croiser son regard… mais quoi que je fasse, je n'étais rien de plus qu'un spectre m'agitant autour de lui, tandis qu'il pleurait désespérément.
Je voyais mon frère, j'entendais sa détresse, et pourtant, je ne pouvais rien faire pour l'atteindre, pour le rejoindre et le toucher véritablement. Je voulais le serrer dans mes bras, je voulais le rassurer, lui dire qu'on était là, qu'il n'était plus seul… lui dire que ça irait, qu'ensemble, nous serions capables de surmonter tout cela, mais il ne m'entendait pas, il ne me voyait pas, il ne me percevait pas. Je pouvais bien sentir sa présence, lui restait obstinément seul avec sa détresse.
La frustration terrible de cette situation terrible me donna envie de pleurer à mon tour. Quel genre de frère étais-je pour ne même pas être là quand il avait besoin de moi ? À quoi bon faire tous ces efforts, s'ils ne servaient à rien au bout du compte ?
Il faut que je le retrouve… en chair et en os. Il a besoin de moi.
Luttant contre les larmes, je serrai mes poings contre la terre, cherchant son regard alors qu'il se redressait, les yeux baignés de larmes, aveugles à ma présence.
— Ed, tiens bon ! m'exclamai-je d'un ton résolu. Je viens te chercher… Winry et moi, on va te retrouver ! Je te le promets ! Tu n'es pas tout seul. Tu entends ? Tu n'es pas seul !
Je vis une lueur du coin de l'œil et levai les yeux vers une silhouette diffuse que j'aurais reconnue entre mille. Même si son visage était changeant et qu'aucun de ses traits n'était fixe, je reconnus la carrure, la barbe carrée et l'expression triste de notre père, qui nous rejoignit. Il s'accroupit à côté d'Edward, posant la main sur son épaule, et tourna les yeux vers moi.
— Papa… balbutiai-je.
Il m'adressa un sourire mélancolique, tandis que je sentais mon cœur bondir de joie. J'étais heureux de pouvoir l'apercevoir, même en rêve, ce père disparu qui m'avait tellement manqué. Et lui arrivait à percevoir ma présence, contrairement à mon frère.
— Tu m'entends ?
— Oui.
— Prends soin de lui. Ne le laisse pas seul.
— Je te le promets.
Je tendis la main vers lui et il en fit autant, mais nos doigts se croisèrent sans s'atteindre, et il eut une expression plus triste encore.
— Papa…
— Fais attention à toi, Alphonse.
Il avait à peine prononcé ces mots que la terre trembla, interrompant notre échange. Le sol ondula dans une vague qui me précipita dans un marécage de boue et de sang. Ed sursauta, ouvrant ses grands yeux dorés, et je croisai son regard tout en sentant le sol m'échapper.
M'avait-il vu ? Je n'en savais rien, mais il resta pétrifié. J'ouvris grand la bouche pour hurler, tendant la main vers lui pour échapper à la chute, pour l'appeler à l'aide, en vain. Comme ce jour-là, ma main ne parvint pas à l'atteindre et je tombai, emportant son regard dévasté alors que je plongeai dans les ténèbres grouillantes de la Porte.
Je me réveillai en sursaut, à bout de souffle, et me redressai pour reprendre une grande goulée d'air, contenant mon cri d'effroi pour ne pas réveiller Winry.
Quelques respirations, un battement de cœur précipité, et je retombais dans la réalité de mon corps, ce corps si précieux, faible et fragile.
Dehors, la pluie semblait s'être calmée, remplacée par les gémissements du vent qui m'avaient sans doute inspiré les pleurs de mon rêve. Un son lointain résonna et je sentis le sol trembler.
Sûrement un éboulement… ça ne serait pas étonnant, avec la pluie qu'on a eue.
Encore glacé par la peur, j'enveloppai mes genoux de mes bras et me recroquevillai en attendant de cesser de trembler, fixant les dernières braises mourantes du feu.
Un rêve. Ce n'était qu'un rêve.
En me répétant ces mots, je ne pouvais pas effacer le désespoir latent d'Edward qui me hantait toujours ni ma peur chevillée au corps de retomber derrière la Porte. Plus jamais je ne voulais vivre ça.
Personne ne méritait de vivre ça.
Je tirai la couverture pour m'en envelopper et m'affalai contre le mur, encore embrumé de sommeil, et regardai autour de moi d'un œil vide.
La petite salle circulaire était baignée d'une lumière rouge particulièrement poussive qui suffisait à peine à délimiter les contours de la silhouette endormie de Winry, allongée de l'autre côté du feu. Je laissai mon regard se perdre sans ses cheveux emmêlés, cherchant son visage enfoui sous sa main.
Sa présence avait le don de m'apaiser, me rassurer, et ce en dépit de la situation, de toutes les catastrophes que nous avions vécues ensemble. La savoir à côté de moi acheva de me calmer.
Je me redressai pour tirer légèrement sur mon manteau pendu en guise de porte et jeter un œil dehors. Il faisait encore nuit noire et un courant d'air froid s'immisça dans la pièce, me collant un frisson.
Je pense que Winry n'est pas près de se lever vu son état hier… je ferai bien de ranimer un peu le feu pour éviter qu'on se refroidisse trop.
Fort de cette résolution, je me penchai pour tirer deux ou trois bûches de notre pile de bois qui avait bien diminué, puis m'appliquai à ranimer le feu en faisant le moins de raffut possible. Sentir l'écorce rugueuse sous mes doigts et la chaleur menaçante des braises quand je m'en approchais trop me réconfortait et me faisait sentir un peu plus réel.
Les rêves étaient d'autant plus effrayants que je m'y retrouvais de nouveau désincarné.
Je me mis à genoux et me penchai pour souffler sur le foyer timide, et après avoir projeté un peu de poussière et perdu beaucoup de souffle, j'eus la satisfaction de voir une flamme happer les éclats de bois mort.
Je me redressai, observant le feu qui s'embrasait, les paupières lourdes de sommeil, mais trop pétri d'angoisses pour parvenir à me rendormir. Dans le silence de la nuit, mes inquiétudes avaient toute la place d'étendre leurs ailes pour tourner en cercles au-dessus de ma tête.
Et s'il y avait un problème ?
Et si Edward n'était pas là-bas ? Qu'allions-nous faire ? Rebrousser chemin ? Pour aller où ? Est-ce que cette marche nous menait vraiment quelque part ?
Et s'il lui arrivait quelque chose avant que je le retrouve ?
Au milieu de ce qui devait être mes émotions et celle de milliers d'autres personnes, je sentais la présence alourdie de fatigue de Winry, le désespoir latent de mon frère, et la chaleur diffuse de celui que je supposais être mon père.
Mais au bout du compte, je n'en savais rien.
Je ne savais pas, je ne pouvais pas savoir, quelle était la réalité de ces ressentis. Je n'avais pas d'explication scientifique à ça, et je ne pouvais pas compter dessus…
D'un autre côté, c'était ce qui m'avait mis en alerte le jour où les Homonculus nous avaient attaqués. Alors, c'était tout de même utile, non ?
Je poussai un soupir, torturé par l'incertitude, puis me penchai sur mon sac pour en tirer la copie du carnet des Homonculus, ainsi qu'une boite en fer blanc que je pris d'une main tremblante.
Je tenais dans ma main un de mes ennemis… ou du moins, un moyen de les combattre. Mais cette pensée ne me réconfortait pas vraiment, parce que dans cette boite se trouvaient les ossements de Maman.
Des ossements que j'avais moi-même déterrés.
Et même si cela faisait plusieurs jours déjà, je ne savais toujours pas comment j'allais pouvoir me remettre d'avoir fait une chose pareille.
Si j'avais recopié le manuscrit sans rien y comprendre avant d'avoir eu la chance de croiser Edward sous sa fausse identité, suite à notre fuite au le retour fracassant de mes souvenirs, j'avais découvert que j'étais non seulement capable de déchiffrer ce que j'avais sous les yeux, mais en plus d'en comprendre les tenants et aboutissants.
La nature des Homonculus. Leur ancienne vie.
Maman.
Pendant que la péniche voguait paresseusement vers Resembool et que je travaillais d'arrache-pied, j'avais compris que les ossements des corps tiendraient un rôle crucial dans notre combat, et que j'étais dans la meilleure position possible pour faire quelque chose dont la simple idée me dégoûtait profondément.
Pour pouvoir nous protéger de Juliet Douglas et l'affaiblir… j'allais devoir profaner la tombe de Maman.
Écrasé par cette idée, j'avais fourré mes mains dans mes cheveux dans une posture d'accablement telle qu'Evie m'avait tiré la manche avec une mine inquiète.
— Ça ne va pas Al ? Tu retombes pas malade, hein ?
— Non, répondis-je en me tournant vers elle avec un sourire rassurant. C'est juste que je dois résoudre un problème très difficile.
— T'as qu'à demander à Cred ! Il est fort pour résoudre les problèmes ! fit la fillette avec enthousiasme.
— On parle de moi ? demanda le concerné depuis la timonerie, se penchant vers la pièce à vivre en se tenant seulement au chambranle de la porte.
— Evie dit que tu es fort pour résoudre des problèmes.
— Tu parles à un aspirant-professeur, donc je suppose que oui ?
— Ce n'est pas vraiment une question scolaire, répondis-je avec un sourire las.
— Je peux toujours essayer, fit-il avec son grand sourire habituel, s'accoudant à ma chaise.
Il baissa les yeux vers mes notes d'Alchimie et perdit toute son assurance.
— Par contre, en Alchimie, je te préviens, j'y connais rien.
— C'est moins une question d'Alchimie que d'éthique, répondis-je en refermant la chemise contenant mes notes.
Je rangeai la pochette, la mine sombre. Je ne savais pas pourquoi je disais ça… Ce n'était pas comme si je pouvais lui expliquer que si je voulais me donner une chance de remporter le combat qui m'attendait, il fallait que je déterre le corps de ma mère. Que ce soit l'idée elle-même ou ses raisons, ce n'était pas quelque chose que je me voyais expliquer à un inconnu, peu importait à quel point lui et sa famille s'étaient montrés bienveillants et ouverts. Face à une histoire pareille, il me prendrait pour un malade et j'aurais bien du mal à lui donner tort.
— Tu ne veux pas sortir prendre l'air ? On est en rase campagne, c'est le moment d'en profiter.
— Ouais, ça me fera sans doute du bien, répondis-je en m'étirant avant de ranger mes affaires de travail et le rejoindre.
Après avoir monté les marches menant à la timonerie et poussé la porte donnant sur le pont, je fus accueilli par une bourrasque chargée de bruine qui me fit grimacer.
Le ciel était opaque, d'un gris lourd, et lâchait sur le paysage une pluie diffuse qui faisait fondre la neige alentour. Je fis quelques pas, prenant de grandes inspirations. Malgré le temps maussade, sortir faisait du bien, et je fis quelques allées et venues avant de m'appuyer sur la rambarde, observant les rives bordées d'arbustes décharnés.
— Avec le redoux, le fleuve va être gonflé par toute la neige fondue, commenta Cred en s'accoudant à côté de moi. Ça tombe bien, on voulait pousser au sud de Resembool pour visiter les charbonniers.
— Les lainages et le charbon, t'es sûr que ça fait bon ménage ? ironisai-je.
— Tu oublies que la péniche est compartimentée. Et puis, on ne va pas transporter du drap manufacturé, plutôt des peaux retournées et des chutes de lainage non traitées.
— Pour faire de la feutrine et de l'isolation, c'est ça ? répondis-je avec un sourire vague.
— Tu t'y connais en laine ? s'étonna Cred.
— Je connais bien Resembool, alors, tout ce qui concerne les moutons…
Le silence retomba en même temps que mon sourire, tandis que mes yeux se perdaient dans la grisaille pluvieuse qui effaçait le paysage. Resembool, ma ville natale, vers laquelle je voguais en sachant que je n'y serai pas en sécurité. J'aurais voulu pouvoir remonter l'allée gravillonnée qui menait chez Pinako et voir Den courir vers Ed et moi, Winry nous accueillant à coup de clés à molette en criant depuis le balcon.
Quand Ed et moi étions ensemble.
Je me sentis perdu dans le flou de mes souvenirs, dans ce mélange sans contours entre différents passés, tous lointains, avant, pendant et après ma vie en armure. Ces fragments de vie qui avaient déboulé le jour de notre fuite avaient bouleversé le fil de ma vie et les événements peinaient encore à retrouver leur place.
— Hé… ça va ? fit le batelier en posant une main sur mon épaule, me ramenant à la réalité.
Je croisai son regard inquiet et souris.
— Oui, ça va… je suis juste un peu… nostalgique, je suppose.
— À cause de Resembool ?
— Entre autres…
— Tu disais que tu avais un cas de conscience… Tu dois faire quelque chose là-bas ?
— Ça risque d'être compliqué de faire quoi que ce soit si l'Armée est là-bas, et ça sera sûrement le cas. En plus, les habitants pourraient me reconnaître.
— … Peut-être que je peux t'aider ?
Je me mordis les lèvres. Je m'y attendais un peu. Que ce soit Gaël, Ney, Evie ou lui, tous nous avaient accueillis avec une générosité dépourvue d'ambiguïté, qui faisait chaud au cœur après ce que nous avions vécu… mais avais-je vraiment le droit d'en profiter ?
Je repensais à Flint et Gordon, qui avaient été attaqués par les Homonculus et étaient sans doute morts par ma faute.
— Franchement, tu ne sais pas à quoi tu t'engages.
— Essaie toujours.
Il me regarda avec cette assurance propre aux gens qui ignoraient beaucoup de choses et je soupirai, passant une main dans ses cheveux.
— Pour être honnête, je ne sais pas moi-même ce que je suis censé faire.
— À ce point ?
Je restai silencieux quelques secondes, cherchant quels mots employer pour expliquer mon dilemme sans avoir à parler explicitement de cette action choquante, dont je ne me sentais pas capable.
— Je… si je regarde les choses sous un angle pragmatique, il y a quelque chose que je devrais faire, qui nous aiderait beaucoup pour la suite, Winry et moi… mais la simple idée me répugne.
— Un truc dégueulasse ? Ou moralement douteux ?
— … les deux.
— Mh… je suppose qu'il faut estimer les conséquences positives et négatives, et prendre ta décision en fonction de ça… qu'est-ce que ça changerait de le faire ? Ou de ne pas le faire ?
— Dur à savoir, répondis-je en m'adossant à la rambarde pour tourner le dos au promeneur que j'avais aperçu sur la rive. Regarde-moi, recherché par l'Armée… je ne peux pas trop faire des plans sur ce qui m'attend. Au mieux, tirer des hypothèses…
— Et selon tes hypothèses ?
— Peut-être que ça ne servira à rien. Peut-être que ça me sauvera la vie, ou celle d'autres personnes auxquelles je tiens.
— C'est un bon argument, ça, admit l'adolescent en haussant les sourcils.
— Ouais, hein ?
— Reste à voir à quel point les conséquences de tes actions seront négatives pour faire un choix… mais bon, te connaissant, je t'imagine mal, je ne sais pas… tuer quelqu'un ?
J'eus un sourire creux. J'avais poignardé les Homonculus, plusieurs fois… Est-ce que ça comptait, même s'ils n'étaient pas réellement morts ?
— Euh… c'est un peu flippant que tu ne répondes rien à ça, commenta-t-il.
— Ah ! Non, je n'ai tué personne et ce n'est pas mon intention, répondis-je en riant après avoir capté son regard et vu qu'il hésitait à paniquer.
— Ah, ouf !
— … Mais peut-être qu'un jour je n'aurai pas d'autre choix, ajoutai-je d'un ton plus sérieux.
Cred m'observa avec un mélange de peur et de déférence, et je sentis le profond décalage qui nous séparait. Ses problèmes étaient sans doute bien différents des miens, les implications bien moins angoissantes. Il semblait en avoir conscience, car il fronça les sourcils, faisant manifestement l'effort pour essayer de raisonner comme s'il était à ma place, sans rien savoir de ces conséquences.
— Vous avez une vie bizarre, Winry et toi, hein ?
— Si tu savais ! pouffai-je d'un ton las.
— Je crois que je veux pas savoir.
— Je crois aussi qu'il vaut mieux que tu ne saches pas, répondis-je d'un ton léger.
Je restai quelques secondes comme ça, me laissant aller à un amusement désabusé face à la gravité délirante de la situation, savourant l'air qui me fouettait le visage et me faisait sentir vivant. L'atmosphère était paisible et le son des clapotis de l'eau contre la coque remontait à mes oreilles. Cette péniche était un refuge inespéré pour Winry et moi, et je n'avais pas envie de ruiner cette douceur.
— Ton truc dégueulasse et moralement douteux… Est-ce que c'est juste moche, ou est-ce que ça aura des conséquences négatives pour d'autres personnes ?
Je laissai mon regard se perdre dans les nuages, puis répondis après un soupir.
— Non… si je suis vraiment honnête, pour la plupart des gens, ça ne changera rien, et il se peut même que personne ne s'en rende jamais compte.
— Je crois que tu as la réponse à ta question alors.
— Mais moi, je le saurai, répondis-je en baissant les yeux sur le bois verni du pont.
Si je le faisais, à chaque fois que je me verrai dans la glace, j'allais croiser le regard de celui qui a profané la tombe de sa propre mère.
— Mais tu sauras aussi pourquoi tu l'auras fait, non ?
Pourquoi je l'aurais fait…
Dans un flash, je revis ce moment ou Winry avait véritablement failli mourir, quand Lust menaçait de la transpercer de ses doigts affûtés. Puis je repensai à Edward le jour de nos retrouvailles, encore bouleversé d'avoir appris quel rôle Mustang avait joué dans la mort des parents de Winry.
Je voulais les protéger. L'un et l'autre.
Et Maman aurait voulu que je les protège, n'est-ce pas ?
Je me perdis dans le souvenir de son visage, de son sourire autrefois bien présent, aujourd'hui brouillé par des années de souvenirs qui encombraient ma mémoire et m'arrachait mon enfance.
J'étais en train de l'oublier.
J'étais en train de l'oublier, je me préparais à l'idée de devoir la déterrer, et pourtant, j'avais l'impression de pouvoir sentir la caresse de sa main sur ma joue pendant qu'elle murmurait des mots rassurants.
J'avais l'impression de recevoir sa bénédiction.
C'était absurde, je le savais, et cette idée me donnait l'impression de faire un pas de plus vers la folie. Pourtant, si je mettais de côté le fait que ça ne pouvait pas être réel, que je me rappelais que les morts étaient morts, qu'ils ne pouvaient pas réellement me parler… je me rendis compte que si elle avait pu, si j'avais pu lui demander… elle m'aurait sûrement dit de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour me protéger, protéger Edward et Winry de ces ennemis si monstrueux.
Une fois cette pensée en tête, je me sentis enfin résolu.
— Tu as raison… je saurai pourquoi je l'aurais fait.
— Du coup, j'ai été de bon conseil ?
— Ouais.
— Une bonne chose de faite, alors !
— Est-ce que tu crois que tu pourras m'aider ? Et… garder le secret ?
— Tu me demandes de t'aider à faire un truc dégueulasse et moralement douteux ?
Je levai des yeux vaguement inquiets vers lui et il éclata de rire.
— Qu'est-ce qu'on attend ? C'est pas tous les jours que j'ai une occasion pareille !
Sa réponse m'arracha un fou rire, faisant jaillir de manière imprévue la tension qui m'habitait. Depuis la timonerie, Gaël nous adressa un regard étonné en voyant mon hilarité m'éterniser.
— Plus sérieusement, si tu me dis que ce que tu prévois ne fera de mal à personne, je suis prêt à t'aider. Toi et Winry, vous êtes des gens bien, j'ai plus confiance en vous qu'en l'Armée.
— Merci, Cred. Tu n'imagines pas à quel point… merci.
— Tu me le revaudras un jour, hein ? fit-il en souriant de toutes ses dents.
— Échange équivalent, promis-je en lui tendant la main. C'est la première règle de l'Alchimie, tu peux compter sur moi pour la respecter !
J'avais respecté cette promesse. Nous étions arrivés à Resembool la journée suivante. Gaël et Ney s'étaient étonnés de voir des militaires faire des fouilles jusqu'ici, mais ni Winry ni moi n'étions surpris et nous nous étions faufilés dans l'entresol devenu familier. Ce n'est qu'une fois la nuit tombée que j'avais pris le risque de mettre pied à terre en catimini, accompagné par Cred jusqu'au cimetière de Resembool. Il s'était beaucoup moins bravache que de jour, sur le ponton du bateau où il vivait, et regrettait sans doute amèrement de m'avoir fait cette promesse.
Il n'avait pas fait le fier… mais il avait été là. À la fin, il m'avait regardé poser une gerbe de trèfles et d'iris que j'avais transmutés, aussi bien en guise d'excuse que pour souffler mon intention à Edward, s'il avait la même idée que moi de venir ici. Cred n'avait posé aucune question
Et il n'en avait pas parlé aux autres. Pourtant, même s'il s'était contenté de monter la garde pendant que je faisais le sale boulot, cette expédition l'avait marqué. La journée suivante, il s'était montré inhabituellement silencieux et renfermé, digérant ce que j'avais fait, ce qu'il m'avait aidé à faire… Heureusement pour tous, le programme avait été plutôt calme, avec un départ dans la matinée pour remonter la Ruade jusqu'à un camp de charbonniers pour un ravitaillement. Une commande qu'ils étaient censés prendre avait été mise en retard par une autre livraison, et ils en profitaient pour faire le plein.
Et nous, pour nous approcher encore un peu de Lacosta.
Gaël et Cred, qui avaient passé la soirée au bar, avaient entendu des rumeurs à propos d'Edward, ou plus exactement d'une petite blonde en manteau rouge qui mènerait en secret une révolution dans la ville.
Ce n'était peut-être que des affabulations, mais ni Winry ni moi n'avions de piste plus concrète que celle-là, alors nous avions pris la décision d'aller là-bas, dans l'espoir de retrouver mon frère, ou au moins des informations sur lui. De rencontrer des alliés, peut-être… après tout, il avait aidé la ville, sauvé des gens…
Nous avions donc demandé de l'aide à l'équipe de la péniche après leur avoir annoncé notre objectif, sentant leur inquiétude à notre annonce. Ils nous avaient dit beaucoup de choses : que Lacosta n'avait jamais été une ville pour de jeunes gens comme nous, encore moins avec les tensions qui l'agitaient aujourd'hui, et que les voies fluviales ne leur permettaient de toute façon pas d'y aller : aucune écluse ne permettait de remonter des cascades.
Il avait fallu les convaincre que nous étions capables, conscients du danger et que nous nous montrerions prudents, pour qu'ils acceptent l'idée de notre départ et se chargent pour nous de l'équipement nécessaire : une carte d'état-major, des vivres, des vêtements chauds… je leur avais annoncé que j'étais prêt à payer et ils avaient refusé, ce qui nous avait d'autant plus touchés que nous savions qu'ils n'étaient pas si riches.
Le jour de notre départ, un peu en aval du camp des charbonniers, je m'étais faufilé dans la soute de charbon pour transmuter quelques diamants taillés que j'avais glissés dans la poche d'un Cred absolument incrédule. La législation interdisait formellement de transmuter de l'or pour éviter de faire fluctuer le cours de l'économie, mais ma foi, personne n'avait rien dit à propos des diamants, alors…
Alors il les avait acceptés en bégayant, au bord des larmes, promettant d'en faire bon usage et de les partager avec les autres, et m'avait serré dans ses bras, comme un ami qu'il était devenu.
Après des adieux aussi poignants que ce à quoi je m'attendais, nous étions descendus, Winry et moi, emmitouflés et chargés de sacs contenant de quoi manger pour une dizaine de jours. Nous avions salué ceux qui nous avaient accueillis comme si nous étions de leur famille. Il y avait Gaël et Ney, Cred et sa silhouette désarticulée, et la petite Evie qui pleurait à chaudes larmes en nous voyant partir, donnant envie d'en faire autant. Puis, une fois le bateau éloigné, nous avions fait demi-tour et nous étions lancés dans une longue marche.
Une longue marche qui, pour ma part, fut hantée par l'absence d'Edward et la présence, dans mon sac à dos, d'une boite contenant le squelette d'une main.
— Qu'est-ce qu'il y a dans cette boite ?
La voix de Winry n'avait été qu'un murmure, mais elle me tira de mes pensées dans un sursaut de surprise. Je pensais qu'elle dormait, j'avais fait de mon mieux pour rester discret et elle n'avait pas fait un geste quand j'avais remué les braises. Je me redressai comme un enfant pris en faute et baissai les yeux vers elle. Encore lovée sous sa couverture, elle aurait pu sembler endormie si je ne voyais pas la lueur des flammes se refléter dans ses yeux, lui donnant une apparence à la fois douce et profonde, presque effrayante.
— Je…
J'avais commencé ma phrase sans savoir quoi répondre, comment lisser un peu la réalité âpre de la situation.
— J'ai… fait quelque chose de mal. Quand on était à Resembool.
— Je t'écoute.
Elle avait parlé à mi-voix, comme s'il y avait quelqu'un d'endormi à côté de nous, mais ce calme me rassura et me donna le courage de continuer à parler.
— Depuis que je me souviens de la porte, je comprends beaucoup plus de choses… sur l'Alchimie, sur les Homonculus… Ce carnet que les Chimères m'ont donné, il m'a permis de découvrir l'un des points faibles des Homonculus. Ils sont le fruit d'une transmutation humaine ratée, et pour cette raison, face au corps de la personne qu'ils sont supposés incarner, ils deviennent plus vulnérables, plus… faibles.
— Le corps de la personne qu'ils sont censés incarner… murmura Winry d'une voix lente.
— Alors, la nuit où nous étions à Resembool, je suis descendu à terre avec Cred, et… avec son aide, j'ai… j'ai déterré le corps de Maman.
Il y eut un silence pesant, et je déglutis après avoir posé ces mots affreux. Winry, elle, se redressa lentement, les cheveux décoiffés, les yeux encore pochés de sommeil. Je détournai le regard, incapable de lui faire face, et repris une inspiration en regardant le feu, luttant contre le dégoût et une vague envie de pleurer.
— Je sais que c'est horrible d'avoir fait ça, et je n'arrête pas d'y penser. Mais j'avais pas le choix, si je veux pouvoir combattre les Homonculus, je devais le faire. Je te jure, j'ai creusé en pleurant. J'ai pensé à Ed, à Pinako, à toi, en me disant que vous me détesteriez. Et quand je l'ai vue… comme ça… ça m'a fait tellement mal.
Parce que jusqu'alors, ma mère était restée intacte dans mes souvenirs, un peu plus brumeuse au fil du temps, mais toujours aussi belle, tendre et souriante. Mais quand j'avais ouvert ce qui restait du cercueil, j'avais trouvé un corps ravagé. Elle n'était plus que de la boue et des os, entourée de lambeaux de ce qui avait été ses vêtements, ses cheveux. Ce n'était pas seulement une vision répugnante, c'était surtout la preuve réelle et tangible que je ne la reverrais jamais, qu'elle n'existait plus que dans nos souvenirs, qui resteraient désormais entachés par cette vision répugnante.
— J'ai réalisé à quel point elle était… morte, soufflai-je d'une voix hachée. J'aurai préféré ne jamais voir ça.
— Imbécile…
Je sursautai et levai des yeux vers Winry qui me regardait d'un œil flou, mais dépourvu de colère.
— Pourquoi tu as gardé ça pour toi ?
J'ouvris la bouche, incertain et éperdu de reconnaissance de ne pas la voir dégoûtée par mon aveu. Elle était au contraire très calme, très… triste.
— Parce qu'on ne parle pas de ces choses-là.
— Bien sûr que si, on peut en parler, fit-elle en bougeant pour contourner le feu et se rapprocher de moi. Je t'ai dit, il faut que tu me dises quand ça ne va pas, rappela-t-elle en posant un bras sur mon épaule, les doigts dans mes cheveux. Je suis prête à t'écouter. Une relation, ce n'est pas à sens unique.
Je me sentis envahi par l'embarras, à la fois à cause de son contact et de ses mots. Est-ce que cette émotion n'était que la mienne, je n'en étais pas sûr… mais pour être honnête, je n'étais plus sûr de rien.
— Je suppose que je voulais te préserver… murmurai-je d'un ton honteux, me sentant rougir. Je me disais que tu n'avais pas à savoir ça.
— Et s'il y avait un problème ? S'il s'était passé quelque chose, je n'aurais même pas su que c'était important. Tu ne crois pas que me garder dans l'ignorance, c'est aller au-devant des emmerdes ?
Je me pinçai les lèvres, embarrassé par la justesse de sa remarque autant que par le contact de sa paume contre ma nuque. J'avais envie de la serrer dans mes bras, de nicher mon visage contre son cou, et plus encore… Est-ce qu'elle se rendait compte que je ressentais tout ça ? Est-ce qu'elle avait juste complètement oublié mon aveu ridicule ? Je me sentais tiraillé entre honte, bonheur, angoisse et espoir.
Si seulement elle pouvait ressentir la même chose que moi.
— Winry… soufflai-je, tenté un instant de me tourner vers elle pour l'embrasser avant de me rendre compte de la stupidité de cette idée.
Si elle avait juste oublié ma tentative de déclaration, ou qu'elle avait passé outre, ce geste transformerait la fin du trajet en un lancinant moment d'embarras en tête-à-tête d'une journée entière, probablement plus. Je n'allais quand même pas prendre ce risque ?
— … on est amis, hein ? finis-je par murmurer.
— Oui, on est amis.
Des amis qui dormaient dans la même pièce, voire le même lit, depuis des semaines. Des amis qui n'avaient plus que l'un pour l'autre, se serraient dans les bras pour se consoler et qui faisaient des aveux toujours plus gênants, toujours plus intimes.
J'en venais à me dire que dans cette situation, si je me risquais à dire le mot de trop ou à faire le moindre geste équivoque, je risquais de tout faire exploser. Alors je préférais ne rien ajouter, me laissant incendier en silence par le contact de son corps et la sensation de sa main glissée dans mes cheveux.
— Tu m'as énormément aidée, pendant le procès, mais pas seulement. J'aimerais pouvoir te rendre la pareille, au moins de temps en temps.
— J'essaierai d'être plus honnête, alors, promis-je en laissant ma tête se poser sur son épaule.
Pas trop honnête non plus… J'aurais trop peur de te perdre.
Je laissai passer une pause avant de reprendre la parole d'un ton hésitant.
— Tu n'es pas horrifiée parce que j'ai fait ? Je ne te dégoûte pas ?
— Non… Je n'aime pas l'idée et je ne peux pas dire qu'elle n'est pas choquante, mais… je comprends les raisons. J'ai vu les Homonculus, moi aussi, donc je me rends bien compte qu'on n'a pas trop le choix… Au final, je suis surtout triste de ne pas avoir pu venir t'aider à ce moment-là.
— Tu m'aides maintenant, murmurai-je.
— Ouais, quand je ne te laisse pas le choix, en fait, commenta-t-elle d'un ton blasé. On dirait Ed, quand tu te comportes comme ça.
Le silence retomba, à peine troublé par le crépitement du feu qui nous éclairait et réchauffait l'atmosphère. Je restai là, ensommeillé, me gavant du contact de Winry en songeant que tant qu'elle serait là, je n'aurais besoin de rien d'autre pour être heureux.
En réalité, ce n'était pas aussi simple, bien sûr. Notre solitude était difficile, le destin du pays en général et de mon frère en particulier m'angoissait de manière légitime… mais au moins, elle était là.
Je t'aime, Winry, pensai-je sans le dire, le nez dans ses cheveux.
Est-ce que j'aurais le courage de prononcer ces mots à voix haute un jour, je n'en savais rien… c'était peut-être l'aveu le plus tentant et difficile que je pouvais imaginer faire. Tant pis. Un jour. Peut-être.
Il faisait encore largement nuit et la fatigue nous retombait dessus, alors que nous nous rendormions à moitié, calés l'un sur l'autre. Plongé dans une indolence étrange et l'odeur fruste de nos vêtements et du feu de bois, je me surpris à pouffer de rire.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.
— C'est vrai qu'on sent le chien mouillé.
Quand je me réveillai de nouveau, ce fut avec un feu complètement calciné, la chaleur de Winry contre moi et la lumière du jour qui filtrait à travers la cheminée. J'ouvris les yeux, sentant mon corps revigoré et prêt à affronter une nouvelle de marche, et compris que nous avions dû dormir beaucoup longtemps que prévu pour que je me sente aussi reposé.
Quelle heure est-il? pensai-je en me faufilant pour sortir de l'abri et satisfaire un besoin naturel.
La température avait chuté dans la nuit et le torrent de la veille s'était transformé en rares flocons de neige tombant avec la douceur d'une plume. En levant les yeux vers un ciel délavé dans lequel le soleil embrumé était déjà haut, je supposai qu'il n'était pas loin de midi. Nous étions partis avec une boussole, mais sans montre, le trajet étant trop incertain pour que cela soit vraiment utile… mais ce matin, je le regrettais un peu, parce que si mes calculs étaient justes, nous allions entamer notre dernier jour de marche avant d'arriver à Lacosta. Du moins, c'était ce que j'espérais avant que nous fassions une grasse matinée.
Je rentrai et secouai gentiment Winry pour qu'elle se réveille avant de préparer des sandwiches. Tant pis pour le repas chaud, réanimer le feu prendrait trop de temps, et puis la neige éparse que nous allions affronter allait être moins pénible que la pluie de la veille.
Winry se redressa avec des airs de marmotte et se donna quelques claques sur les joues pour se réveiller un peu plus, m'arrachant un rire.
— J'ai l'impression d'avoir trop dormi, commenta-t-elle. Je sens que je vais être dans le pâté toute la journée.
— Tant que tu arrives à marcher droit, ça ne devrait pas trop poser de soucis, commentai-je d'un ton joyeux. Si on se presse, et qu'on est prêts à marcher de nuit, on peut peut-être encore arriver à Lacosta aujourd'hui.
- Yesss ! Le retour à la civilisation !
— Bon, il faudra se planquer, quand même, rappelai-je. Apparemment, il y a quand même pas mal de militaires là-bas, à cause des soulèvements…
— Je sais, mais bon… on peut quand même espérer manger autre chose que du pain noir et des haricots en conserve, non ?
— Je préfère ne pas faire de promesses que je ne pourrais pas tenir, répondis-je en riant.
Dormir autant n'était peut-être pas raisonnable, et nous risquions de le regretter ce soir, quand nous devrions marcher jusqu'à Lacosta une fois la nuit tombée… mais pour l'heure, je me sentais bien comme ça n'était pas arrivé depuis longtemps, alors je ne comptais pas m'en plaindre.
Il semblerait que Winry avait raison en me disant que je sous-estimais mes besoins en sommeil…
La blonde se grattait la tête en bâillant, laissant sa frange dans un état de désordre particulièrement spectaculaire.
— Décidément, tu n'es pas du matin, m'amusai-je.
— Ni du matin ni du soir, grommela-t-elle avant de mordre dans la tartine que je lui tendais.
Le pain noir était dense comme une brique, et même en y étalant de la confiture, il fallait boire toutes les deux bouchées pour faire passer le tout… mais il avait le mérite d'être nourrissant et nous allions avoir besoin d'énergie pour la marche qui s'annonçait.
Je retirai mon manteau accroché à la porte pour laisser la lumière entrer complètement dans l'abri, puis sortis la carte où je désignai les deux routes possibles à Winry, discutant et riant avec elle comme si rien ne s'était passé la veille. Pourtant, je n'en avais rien oublié, ni l'apparition d'Edward et de Hohenheim dans mes rêves, ni la discussion avec Winry, ni la manière dont elle m'avait tenu contre moi pour me réconforter, jusqu'à ce qu'on finisse par se rendormir l'un sur l'autre.
Ce genre de moments me paraissant trop beaux pour être vrais, j'eus du mal à me montrer aussi efficace dans le démantèlement de notre abri que je l'aurais voulu. Heureusement, Winry était encore en train d'émerger, et si elle remarqua que j'étais un peu confus, elle n'en montra rien. Équipés de pied en cap après nous être recoiffés comme on pouvait, nous avions alors réajusté les sacs à dos sur nos épaules avant de reprendre l'ascension. Il faisait froid, rien d'étonnant pour la saison et après la journée passée, mais le temps était plus clément que la veille et il y avait peu de vent, ce qui allait bien faciliter les choses. La matinée allait être laborieuse, mais ensuite, nous allions arriver sur un plateau qui nous permettrait de marcher de nouveau sur un terrain plat. Encore un effort et la ville serait à portée de vue.
Encore un effort, et peut-être que nous allions enfin retrouver Edward.
À cette idée, j'étais prêt à marcher des heures sans hésiter. S'il était ici, je le retrouvais, et s'il était ailleurs… S'il était ailleurs, je chercherais encore.
J'en étais intimement convaincu : nous étions destinés à nous retrouver, tôt ou tard.
