Partie I : L'été

Chapitre 1 : Cerné

« Un bon élève est entouré par sa cour, un meneur est cerné par sa bande. »
André Lévy

Juin, première semaine

Koori se retourna brusquement. Il sentait quelque chose, là, dans le point précis de son dos qu'il était toujours incapable de toucher du doigt, même en se tournant dans tous les sens, quelque chose qui le gênait. Ce n'était pas matériel, mais...

Il se tourna brusquement, et son regard pâle et froid, d'un bleu de glace, rencontra celui, doux et vif, vert tendre, de Midori. La jeune fille lui sourit, et il lui répondit d'un signe de la tête, avant se retourner, songeur et légèrement soucieux.

Que faisait-elle ici ?

Qu'est-ce que Midori, qui habitait Osaka, venait faire à Tokyo, au début de l'été ?

Il s'apprêtait à repartir sans avoir adressé la parole à sa cousine, quand une main s'abattit sur son épaule.

« -Eh ! s'exclama une voix forte. Tu nous snobes, Ri-chan ?

-Ôte ta main de là, dit Koori, ou tu le regretteras, Akarui. »

Ledit Akarui se mit à rire, et s'appuya davantage sur son cousin.

Celui-ci soupira. Il ne manquait plus que...

« -Salut ! murmura Kareha, juste dans son oreille. »

Koori grommela. Qu'est-ce qu'ils faisaient tous dans sa ville ?

Il y avait dix minutes, tout allait parfaitement, ou presque, parce qu'on était en été, et qu'il n'aimait pas du tout cette saison, mais bon, il était seul et tranquille ; et maintenant, il était… cerné.

Akarui continuait à l'utiliser comme porte coude, Kareha refaisait son chignon et Midori les rejoignaient en courant.

Oh, ce n'était qu'il soit mécontent de les voir, surtout Midori, mais bon...

Ce qui le gênait vraiment, en fait, c'était ce que leur arrivée signifiait.

Si ils étaient là, c'est que le vieux les y avait envoyés, et ce n'étaient pas de bon augure.

« -Alors, ça y est, dit-il platement. »

Ce n'était même pas une question, juste une constatation, et cela fit rire Akarui.

« -Oui, dit le jeune homme blond. Ca y est. D'ailleurs, fit-il semblant de remarquer, il fait chaud tout d'un coup, tu ne trouves pas ? »

Il rit de nouveau.

Koori soupira, encore. L'année serait longue.


Paf, paf, paf, paf, paf.

L'homme avait plaqué, très vite, cinq photos sur la table. Il essuya la goutte de sueur sur son nez, remonta ses lunettes et lissa ses cheveux, dans un enchaînement de gestes machinal qui deviendrai bientôt un tic.

La femme en face de lui se pencha vers les clichés.

Sur le premier, une jeune fille de seize ou dix-sept ans souriait à l'objectif, ou à la personne derrière, riant presque. Elle avait des yeux vert clair, doux et tendres, et de longs cheveux bouclés d'un brun lustré. Elle portait une robe verte et un foulard blanc, appuyée contre un arbre. Elle avait l'air heureux ; sans doute, le photographe la connaissait bien.

« -Kounen' Midori ? » demanda la femme, sans même regarder son vis-à-vis, qui ne prit pas la peine de répondre autrement que par un « Oui » clair et précis.

« -Qui a pris cette photo ?

-Je crois que c'est Koori.

-Hum... »

Alors, sans attendre, elle passa à l'autre. Sur celle-ci, un garçon d'une vingtaine d'années râlait, assis sur un canapé, un livre à la main. Ses longs cheveux blancs, attachés en catogan, ses yeux bleus et distants, ses lunettes ovales, strictes, tout en lui évoquait une froideur et une raideur toutes différentes de la première photo. Et pourtant, il y avait, dans le pli de sa bouche ou au fond de ses prunelles, quelque chose de doux et rassurant.

Elle secoua la tête.

« -C'est lui ? dit-elle d'une voix blanche.

-Oui... répondit l'homme. Kounen' Koori. Celui qui... »

Elle secoua de nouveau la tête pour lui intimer de se taire, rien n'était sûr ici, et écarta l'image, pour arriver à la troisième, sur laquelle un jeune homme blond qui devait avoir dix-huit ans souriait crânement. C'était l'été sur la photo ; le garçon se contentait d'un short de bain pour seul vêtement, et semblait très content de lui-même. Il fallait tout de même ajouter, pour lui rendre justice, qu'il était doté de deux yeux outremer superbes et d'un sourire ravageur, ainsi, autant qu'elle pouvait en juger, d'une belle musculature.

« -C'est Akarui Kounen', celui-là, dit-elle, un fond de rire dans la voix.

-Oui. »

Elle changea de nouveau, pour arriver à l'avant dernière photo : une jeune fille à l'air à la fois sérieux et étrange, habillée de rouge de pied en cap, et aux cheveux d'un roux flamboyant. Ses yeux brillaient d'un éclat peu commun : bruns foncés, ils tiraient vers le rouge eux aussi. Elle était accoudée à un bar et semblait plongée dans ses pensées, un verre à la main.

« -Kounen' Kareha, dit la femme.

-Bel esprit de déduction, se moqua l'homme. »

Elle releva la tête, et le fixa.

« -Pardon ?

-Rien, éluda-t-il. Regarde la dernière. Elle a été prise aujourd'hui même. »

Elle se pencha sur le cliché. Cette fois-ci, les quatre jeunes gens étaient ensemble : le blond avait attrapé son cousin à lunettes par le cou, pendant que la rousse se coiffait et la brune courrait vers eux.

« -Beau travail. » dit la femme, avant de se laisser aller dans son fauteuil, avec un soupir. Elle releva un instant ses cheveux. Il faisait chaud. C'était le début de l'été, certes, mais... ah oui. C'était naturel, évidemment... Puisque ça venait de commencer...

« -Il fera froid, cet hiver, dit-elle.

-En tout cas, pour le moment, il fait chaud, se plaignit l'homme en desserrant sa cravate. »

Ploc, goutte de sueur sur le nez. Pfou, lunettes remontées. Shhh, cheveux lissés. La femme regarda son manège, et dû se retenir pour ne pas pouffer.

« -Oui, il fait chaud. Normal, non ? C'est l'été... »

Et ils partirent d'un grand éclat de rire.


« -Mais cassez-vous ! râla Kyo.

-Kyo, tu n'es pas gentil, se moqua Shiguré.

-Lais-sez-moi-tran-quil-le, martela l'adolescent avec un soupir d'agacement.

-Voyons, Kyo, nous sommes là pour faire de toi un véritable homme ! s'exclama Ayamé. Grâce à nous, tu deviendras un prince glorieux et sensuel ! »

Kyo fit une grimace à mi-chemin entre le dégoût et le rire.

« -Pourquoi j'ai une impression de déjà entendu ? dit-il en se levant.

-Peut-être parce que l'as déjà entendu ? répliqua Yuki en posant son sac.

-Pas faux. » acquiesça Kyo en baillant, avant de s'apercevoir qui il venait d'approuver.

Mais avant même que quelqu'un fasse un commentaire, Ayamé s'était précipité vers son frère et, lui sautant dessus, l'avait fait tomber.

« -Ano, dit Tohru en sortant de la cuisine, bienvenue à la maison, Yuki.

-Merci, lui sourit le jeune homme, à moitié écrasé par un Ayamé tapotant sur son téléphone portable.

-Tohru, s'écria vivement Shiguré, tu accepterais de nous aider, Ayamé et moi ?

-Bien sûr ! répondit Tohru. A quoi faire ?

-A transformer Kyo en prince glorieux et sensuel !

-Tu es d'accord ? »

La jeune fille vira au rouge tomate, et se mit à balbutier des phrases sans queue ni tête, pendant que Kyo, écarlate lui aussi, s'était mis à courser Shiguré à travers la maison. Yuki soupira, puis décida de tirer la nigiri de là – et accessoirement son idiot de cousin, mais bon, c'était vraiment accessoire, vraiment –.

« -Honda-san, dit Yuki avec un faux entrain, je devais te faire réviser ton Anglais, aujourd'hui ! Tu te souviens ? »

La jeune fille, éperdue, se tourna vers lui avec un regard plein de gratitude qui exaspéra Kyo.

« -Oui, merci, Yuki. Kyo, dit-elle, tu viens avec nous ?

-Hum... marmonna le chat. »

Il lâcha Shiguré, et rejoint Tohru, pendant que Yuki montait à l'étage et se laissait tomber sur son lit.

C'était étrange, mais il avait l'impression qu'il faisait très chaud.


Les quatre cousins étaient maintenant assis à la terrasse d'un café, buvant respectivement un thé glacé, pour Koori, qui considérait qu'une journée sans thé était une mauvaise journée, une bière, pour Akarui, qui répétait à qui voulait l'entendre qu'une journée sans alcool ne valait pas la peine d'être vécue, du jus de pêche pour Midori qui aimait tout simplement cette boisson et un cocktail bizarre contenant au moins une quinzaine d'ingrédients différents pour Kareha, qui jugeait que l'originalité était le fondement de tout.

« -Bon, dit Akarui en posant sa bière, nos bagages sont à l'hôtel, là. Tu viens les chercher avec nous ?

-Vous ne restez pas à l'hôtel ? demanda Koori, avec un mauvais pressentiment.

-Bien sûr que non, répondit Kareha en haussant les épaules.

-Avec tout le fric que le vieux te file, tu dois avoir un grand appart, non ? » reprit Akarui, faussement détendu.

Koori se leva de son siège avec violence au point de renverser son thé, mais personne n'osa faire un geste pour rattraper le verre. Il était blême, et, quand il se remit à parler, sa voix était froide et coupante.

« -Je ne touche pas à ce qu'"il" met sur mon compte. Je ne veux pas être payé pour exister. Je ne veux rien avoir à faire avec notre famille. »

Sa tirade finie, il croisa les bras, mettant ses cousins au défi de le contredire.

« -Koori... chuchota Midori. »

Il la regarda. Elle avait l'air suppliant. Le jeune homme hésita. Puis il capitula d'un geste de la tête.

« -Très bien, dit-il. Akarui, trouve-nous un appartement.

-Je ne suis pas ton chien, répondit ce dernier en riant presque, avec toutefois quelque chose de tranchant au fond du regard.

-Je sais que tu m'en veux. Simplement, on va cohabiter ensemble pendant un an, mon grand. Et quoi tu en dises, ici, c'est moi qui décide, jeta Koori avec un sourire forcé.

-Et pourquoi ?

-Si tu ne le sais pas, pourquoi es-tu venu ? »

Kareha se leva, plaquant ses mains aux ongles laqués de rouge sur la table avec force.

« -Arrêtez, vous deux ! Je ne vous supporterai pas pendant un an à ce rythme. Akarui, file-lui la lettre qu'"il" t'a confiée, compris ? On n'y peut rien si ce n'est pas toi, son chouchou, qu'"il" a choisi pour diriger les opérations, ok ? »

Akarui s'apprêtait à répondre, quand Midori se leva à son tour. Le jeune homme blond était maintenant le seul encore assis et se sentait légèrement écrasé.

« -Vous êtes des idiots, les informa Midori avec rapidité. C'est cette année qu'on doit agir. On est des Kounen', que vous le vouliez ou non, et nous sommes nés dans cette famille. Je suis sûrement celle qui a eu le moins d'ennuis depuis sa naissance, mais les problèmes ne sont pas une raison ! Vous deux, dit-elle en désignant Koori et Akarui, vous arrêtez vos conneries, compris ? On le sait que vous ne pouvez pas vous voir, pas besoin de nous le montrer davantage ! »

Elle partit à toute vitesse, bientôt suivie par Koori qui savait pertinemment que laisser Midori en colère seule dans une ville inconnue ne pouvait apporter que des ennuis.

Akarui, terrassé, était tassé au fond de son siège. Il leva un regard un peu craintif vers Kareha.

« -T'as pas assuré, précisa la jeune fille comme si c'était utile, avant de partir à son tour. »

Akarui grommela, puis jeta de l'argent sur la table, puisque, évidemment, ils étaient tous partis sans payer.

Il le savait, qu'il n'avait pas assuré, merci, Kareha. Mais c'était plus fort que lui. Voir Koori lui rappelait les humiliations passées, d'un côté comme de l'autre. Même si, il fallait bien qu'il l'admette, ce coup-ci, c'était sa faute.