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III
— Il y a un garçon qui a demandé à te voir. Un Poufsouffle.
Aidlinn sursaute en rencontrant les prunelles glacées d'Avery. Il la fixe avec suspicion, comme s'il ne croyait pas lui-même ce qu'il venait d'annoncer, tandis qu'elle se lève et se dirige vers la sortie de la salle commune. Dans le corridor sombre, Graham Tilney attend contre le mur, des mèches dorées lui tombant devant les yeux. Il a beau avoir un an de plus qu'elle, elle le sent hésitant.
— Tu as réfléchi à ma proposition ? commence-t-il.
Elle contemple ses yeux verts, sa peau hâlée par les premiers rayons du printemps ; elle se surprend à le trouver agréable à regarder. Même s'il n'a pas les iris mordorés, ni la posture arrogante qu'elle s'est habituée à vénérer.
— C'est d'accord, je viendrai à Pré-au-lard avec toi.
Il lui fait un beau sourire, un sourire sincère, et elle se dit qu'elle pourrait lui faire confiance, qu'il ne lui ferait pas de mal. Elle se dit qu'elle devrait arrêter d'espérer le rare sourire d'un autre garçon.
oOo
Plus tard, Avery l'interroge sans relâche, jusqu'à ce qu'elle avoue : Graham Tilney lui a demandé d'aller avec elle à Pré-au-lard en la voyant seule à la bibliothèque.
— Et tu as dit oui ? s'indigne-t-il. Avec ce sang-mêlé ? Ce nigaud ? Ce n'est pas lui qu'Andrew a envoyé à l'infirmerie en début d'année ? Il lui avait lancé un cognard en pleine tête ! Mulciber, j'ai raison, n'est-ce pas ?
L'intéressé confirme en ricanant.
— Qu'est-ce qui t'a pris, Aidlinn ? Tu ne pouvais pas trouver mieux ? Franchement, à ce stade, tu aurais aussi bien pu sortir avec Coulthard.
Il ose lui parler de l'affreux septième année. Une face vicieuse, une bouche sèche, de grosses mains rugueuses lui reviennent en mémoire. Coulthard est à Serpentard, elle surprend parfois ses regards suintants dardés sur les jambes des jeunes filles. Comment Edern ose-t-il ? Elle le gifle pour la première fois. Elle le gifle et elle sent un sentiment de triomphe lorsqu'elle voit la rougeur s'étaler sur sa joue, lorsque ses yeux bleus se flouent sous le coup de la surprise. Elle est si furieuse qu'elle aurait voulu lui en mettre une autre, mais elle prend peur et s'enfuit.
oOo
Tilney n'a rien à voir avec Coulthard, Tilney est doux, serviable ; c'est un chevalier et, en plein soleil, elle peut deviner son armure invisible qui étincelle ; c'est un chevalier quand il se penche vers elle et qu'il se met à son service. Tilney n'est jamais désobligeant, jamais cruel, il est rempli d'une clarté pure, généreuse, qu'elle n'a jamais connue chez les garçons qu'elle côtoie ; Tilney ne songerait jamais à faire du mal aux autres, et encore moins à elle. Elle s'interroge sur ce qu'il a vu chez elle, parce que Tilney pourrait avoir n'importe qui.
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Des jours plus tard, la nouvelle s'est répandue. Sort-elle vraiment avec Tilney ? Ils n'ont rien fait d'autre que de se prendre la main. Est-ce qu'elle est amoureuse de lui ? Elle pourrait dire qu'elle aime son sourire, sa voix égale, la façon dont il s'enquiert toujours de ce qu'elle pense, sa volonté évidente de lui être agréable. Mais n'est-ce que cela, l'amour ? La satisfaction sereine d'être voulue ?
C'est au tour de son frère d'être mécontent. Qu'est-ce qui t'a pris, Aidlinn ? Elle est heureuse qu'il réagisse ; elle savoure son triomphe, sa revanche sur cet aîné trop parfait, dont elle ne reste que l'ombre. Elle prend plaisir à le déshonorer au milieu des Serpentard, rien que pour qu'il rappelle à tous qu'ils sont liés par le sang. Isaac est comme ça : il ne se défile pas. Pourtant, à chaque fois qu'il se lance dans une de ses diatribes réprobatrices, ce n'est plus lui qu'elle cherche des yeux, c'est Evan Rosier.
Il assiste silencieusement aux scènes de reproches qui se répètent, sans jamais montrer la moindre curiosité. Il la regarde parce qu'elle existe et qu'elle se tient en face de lui, mais y a-t-il autre chose ? Y a-t-il eu jamais autre chose ?
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Tilney lui a offert un bracelet. Une petite chaîne brillante, fantaisiste, avec de petites étoiles accrochées aux maillons. Elle l'arbore à son poignet, un peu hébétée. Elle ne lui a rien offert, mais elle l'a laissé l'embrasser. Elle a senti ses lèvres sur les siennes, et elle s'est demandé comment elle était censée réagir. Elle pensait que leur fusion comblerait quelque chose, mais rien n'a été comblé, rien n'a changé entre le moment où il s'est penché pour lui donner son premier baiser et le moment où il s'est écarté.
Pourtant, elle aime son rire, qui se déverse en cascades autour de lui ; elle aime lorsqu'elle se pend à son bras et qu'il la tire en faisant semblant d'être agacé. Et ce qu'elle aime par-dessus tout, c'est de ne jamais douter de lui.
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Sylvia lui a tendu une liste. Un parchemin noir de noms. Quinze noms. Tous numérotés. Elle repère celui de son frère, perdu au milieu de ceux d'autres garçons. Ils ont tous un point commun, au moins pour Sylvia.
— Greengrass est parti, tu ne peux pas le mettre en premier.
Elle note qu'Edern est arrivé en huitième position et se demande quelle sera sa réaction lorsqu'elle le lui répétera. Puis elle se rappelle qu'ils ne se parlent plus.
— Comme tu veux, s'agace Sylvia. Dans ce cas, Dan Heston passe premier et Richard, deuxième. Ou peut-être devrait-ce être l'inverse ? Dan peut être si imbu de lui-même parfois. J'ai mis ton frère à la cinquième place, parce que ça aurait été si bizarre de le mettre avant.
Sylvia lui demande de faire son propre classement. Ce sera amusant, insiste-t-elle. Aidlinn reste devant le parchemin, mais elle hésite. Sa main voudrait tracer un E, mais Evan Rosier n'est que septième dans le classement de Sylvia.
— Tu as mis Evan en septième ?
— Je sais, il peut se montrer tellement inhumain. Mais je ne pouvais pas ne pas le mettre, n'est-ce pas ? Il a beau être... comme il est, il a quelque chose.
Quelque chose. Rien de plus ? Pourquoi ce quelque chose prend-il autant de place chez Aidlinn ?
— Tu ne voulais pas le mettre, toi ? reprend Sylvia en bâillant.
Elle sent son coeur palpiter.
— Si, mais un peu plus bas.
— Tu as peut-être raison.
Elle inscrit Tilney en premier.
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— Mon père veut m'inscrire à Beauxbâtons, l'an prochain, lui avoue Tilney.
Elle voit les rayons éclairer les longues prairies dans ses yeux. Elle a déjà parcouru tous les sentiers que ses iris renferment, et leur beauté ne l'émeut plus de la même façon.
— Tu pourrais venir toi aussi, continue-t-il.
Au loin, il y a un groupe de Serpentard qui s'amuse. C'est pour eux qu'Aidlinn a insisté pour s'installer entre les racines noueuses du chêne ; d'ici, elle peut les surveiller. Il y a Isaac, Evan Rosier, Andrew Wilkes et Rodolphus Lestrange. Ils s'amusent avec une balle et se chahutent joyeusement dans l'herbe tendre du printemps.
— Ce pourrait être bien, n'est-ce pas ? insiste Tilney.
— Peut-être, concède-t-elle distraitement.
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Le temps s'écoule paresseusement, et Aidlinn sent le doute se déverser en elle, grain après grain, comme un sablier qu'on retourne petit à petit. Tilney est immaculé, lisse, une étendue sableuse impossible à traverser ; elle se prend à penser de plus en plus souvent qu'elle préférerait l'ombre, l'abri des pierres froides, les plafonds de saphir des nuits d'hiver. Elle supporte moins son indulgence exacerbée, son insouciance permanente, elle se met à le trouver ennuyeux. Tilney ne rêve pas de gloire, il n'y a aucune sensibilité obscure dans ses yeux, aucun recoin mystérieux d'âme à explorer ; Tilney se livre entièrement, car il n'a jamais été effrayé ; Tilney vit dans un monde où règne un éternel été. Mais Aidlinn a toujours vécu dans la forêt, elle rôtit insupportablement dans ces espaces brûlés.
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Avery est venu pour s'excuser. Il l'a fait de manière détournée, en prenant sa défense contre Dottie March. Dottie s'est moqué d'Aidlinn lorsqu'elle a raté son sortilège devant tout le monde puis elle s'est tournée en chuchotant vers ses amis de Serdaigle. C'est ça, la suprématie des sang-pur ? Les rires l'ont poursuivie après la classe, ont enflé comme une dangereuse vague. Jusqu'à ce qu'Avery lance un sort et que Dottie s'enfuie en courant vers les toilettes, le visage couvert de furoncles.
— Dottie est tellement plus jolie comme ça, lance-t-il à la cantonade.
Il a son regard impitoyable, intransigeant ; dans ces moments-là, tout le monde sait qu'il vaut mieux laisser tomber. La foule se disperse et Edern redevient son ami. Il lui offre un sourire triomphant ; triomphant car il sait qu'il vient non seulement d'humilier un être insignifiant, mais aussi de reconquérir son amitié.
— Elle ne t'embêtera plus jamais.
Un mois qu'ils ne se sont pas parlés. Ça lui a semblé une éternité.
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— Il y a un garçon qui m'a donné ça pour toi.
C'est Evan Rosier qui lui tend un billet de Tilney. Elle se demande brièvement ce qu'il sait de toute l'histoire, ou même s'il sait quelque chose. Il a l'air tellement détaché qu'elle comprend qu'il ne cherche même pas à faire de lien. N'est-elle pas plus signifiante pour lui que la chaise sur laquelle elle est assise ? N'y a-t-il rien chez elle qui puisse l'intéresser ? Elle saisit délicatement le bout de parchemin plié.
— De qui était-ce ? demande-t-elle pour le retenir.
Il la regarde et, comme à chaque fois, le monde se fige, disparaît. Il n'y a plus que les yeux d'Evan qui la fixent, qui la considèrent, et sa voix, qui, l'espace de quelques secondes, n'est destinée qu'à elle seule.
— Il n'y a pas de signature à l'intérieur ?
Elle rougit, baisse les yeux sur le papier.
Ce soir, 22 heures ?
Graham.
Et lorsqu'elle relève les yeux, Rosier s'est évaporé.
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— Tu ne viendras pas, n'est-ce pas ? Je parie que tu n'en as même pas parlé.
Ils sont assis au bord du lac et chacun lance à son tour un galet sur la surface du lac. Tilney est doué avec les ricochets, mais les pierres d'Aidlinn coulent obstinément vers le fond.
— Je suis désolée, dit-elle.
Elle n'aurait pas pu se résoudre à abandonner Poudlard.
— On pourra quand même s'écrire, propose-t-il vaillamment. Tu pourrais venir chez moi pour les vacances.
— Je ne sais pas si mon père me laissera venir.
Elle n'ose pas l'affronter. Dis-lui la vérité, lui a conseillé Sylvia. Dis-lui que tu n'es pas amoureuse de lui.
— Peut-être que si mes parents lui écrivaient, commence Tilney.
— Je ne suis pas amoureuse de toi, Graham.
Les mots ont jailli soudainement et créent un ravin entre eux. Ça y est, elle l'a dit. Tilney encaisse le choc, sans même frissonner.
— Je ne peux pas vraiment dire que je suis surpris, admet-il. Mais je pensais que ça changerait avec le temps.
— Je suis désolée. Je veux que ça se termine.
Il la sonde doucement du regard, comme il sait si bien le faire. Elle a soudainement peur qu'il découvre son secret.
— C'est vraiment ce que tu veux ?
N'a-t-il jamais rien remarqué ? N'a-t-il pas senti que son cœur se languissait ailleurs ?
— Je suis désolée, répète-t-elle.
Elle s'enfuit sans savoir s'il pleure. Elle s'envole, légère, ivre de retrouver sa liberté.
Elle est si heureuse qu'au dîner, elle se prend à sourire à Rosier. Il est assis de l'autre côté, ses yeux mordorés rutilant dans la splendeur de la salle. Il lui rend son sourire, lentement, discrètement, comme s'il savait.
Alors elle entend son cœur battre un nouveau rythme, atteindre l'harmonie qu'il n'a jamais atteinte aux côtés de Tilney. J'aime j'aime j'aime.
