Titre : Double jeu

Auteur : Mokoshna

Manga : Hikaru no Go

Crédits : Le manga Hikaru no Go appartient à qui revient de droit, c'est-à-dire principalement ses auteurs, Yumi Hotta et Takeshi Obata.

Avertissements : Spoilers de la fin du manga, Yaoi Akira/Hikaru.

Blabla de l'auteur : Hum pas grand-chose à dire ici, je n'ai pas énormément modifié d'éléments que ça. Les passages auxquels j'ai le moins touchés sont les plus énigmatiques ; ceux qui ne disposent que d'un pronom vague (« Il ») et qui ont sortis tout droit de l'esprit d'un détraqué... Qu'est-ce que je me suis amusée à les écrire !

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Chapitre 2

Akira sonna à la porte. Il s'aperçut qu'il avait les mains moites et la gorge sèche. Ça commençait bien ! Il eut le temps d'attraper un mouchoir dans sa sacoche avant que quelqu'un ne vienne lui ouvrir. La mère de Hikaru le trouva sur le seuil en train de s'essuyer péniblement les mains. Tout en lui faisant un petit sourire crispé, elle l'invita poliment à entrer.

La maison était aussi bien entretenue que dans ses souvenirs. Mitsuko Shindô était une femme au foyer consciencieuse : malgré la situation, le ménage était fait, la lessive étalée, le dîner était en train de bouillir tranquillement dans la marmite. À en juger par l'odeur, il y avait du curry au menu de ce soir. Akira pensa furtivement à Hikaru ; il lui avait un jour dit avec enthousiasme que le curry de sa mère était le meilleur du monde. Il lui avait d'ailleurs tellement parlé de Mitsuko qu'il avait l'impression de la connaître intimement. Akira se força à refouler l'image de son ami pour se concentrer sur la femme devant lui.

Elle n'était pas laide, mais pas particulièrement belle non plus, se dit-il en la voyant s'éloigner pour chercher du thé. Une femme ordinaire, en somme, et d'après ce que lui avait raconté Hikaru le mari n'était pas non plus une gravure de mode. Ils formaient tous deux un couple moyen de japonais, un salary-man et une femme au foyer sans histoires, avec un unique fils qui était le centre de leurs attentions. Pas de mésentente notable, pas de conflit, des dettes raisonnables pour un couple installé à Tokyô. M. et Mme Shindô avaient traversé la vie jusqu'à présent comme l'avaient fait des millions d'autres couples avant eux. Seul, leur fils avait tranché par sa singularité. Un professionnel de go jouant à un tel niveau dans une famille aussi ordinaire, il y avait de quoi surprendre. Et même si le grand-père se débrouillait et avait même remporté quelques tournois de quartier, rien ne laissait supposer que cette famille générerait un génie du go.

Il accepta en souriant la tasse de thé vert que lui tendit l'hôtesse de maison. Elle s'assit devant lui et se mit à boire le sien en silence. Akira ne savait pas trop par où commencer.

— Je ne comprends pas, M. Tôya, dit-elle, la police est déjà venue ce matin. Enfin... je comprends que vous soyez inquiet pour mon fils, mais ils m'ont dit eux-même qu'il n'y avait rien que l'on puisse faire, il faut les laisser travailler...

— Je sais, la coupa Akira d'un geste, je ne compte pas marcher sur leurs plates-bandes, mais il y a certaines choses que j'aimerais éclaircir.

— Oui, vous me l'avez dit au téléphone, mais je ne comprends pas...

Akira soupira.

— Je vais être direct. Cela fait déjà un certain temps que je me pose des questions sur votre fils, depuis que je le connais en fait. Il... il est un mystère pour moi. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression que sa disparition a quelque chose à voir avec ce qu'il me cache... Si vous acceptez de m'aider, je pourrais peut-être trouver des réponses à mes questions et le retrouver lui, qui sait ?

La mère de Hikaru se renfrogna. Akira ne pouvait pas lui en vouloir ; même pour lui, cette histoire paraissait invraisemblable. Pourtant il n'avait pas menti ; quelque chose en lui, appelez ça un instinct ou une obsession, lui disait qu'il devait agir, que l'avenir de Hikaru en dépendait. Était-il trop arrogant de penser ainsi ? Se croire responsable de la vie de son ami, alors que bien d'autres s'inquiétaient de leur côté et cherchaient à savoir, eux aussi... Non, il ne fallait pas qu'il commence à douter. Hikaru avait besoin de lui. En se le répétant assez souvent, il finirait bien par y croire.

— Je ne sais pas, je devrais peut-être en discuter d'abord avec Masao... avec mon mari, clarifia Mitsuko. Lui et moi avons toujours voulu laisser le maximum d'indépendance à Hikaru.

— Je vois. Vous ne m'aiderez pas alors ?

Elle parut gênée et garda le silence durant plusieurs minutes, les sourcils froncés. Akira attendit le résultat de son introspection avec impatience. Il n'avait qu'une très vague idée de ce qu'il devait chercher, idée qui impliquait l'aide de la famille de Hikaru... Si Mitsuko Shindô refusait de la lui donner, il n'aurait plus beaucoup de pistes.

— Je suppose, dit-elle avec hésitation, que cela ne fera de mal à personne, et puis c'est vrai que moi aussi je m'interroge... Quelquefois, ce garçon fait des choses qui me laissent perplexe, et je ne suis pas la seule. M. Tôya, vous le connaissez bien, n'est-ce-pas ? Vous qui le voyez tous les jours...

— Pas autant que je l'aurais voulu, fit-il avec une pointe d'amertume. Même si on s'est rapproché ces derniers temps, il y a encore beaucoup de choses qu'il ne me dit pas.

— Ah.

Elle croqua dans l'un des biscuits qu'elle avait apporté. Akira remarqua que son autre main (celle qui ne tenait pas le biscuit) triturait nerveusement un bout de sa jupe.

— M. Tôya...

— Je vous en prie, appelez-moi Akira, cela me gêne que vous m'appeliez « Monsieur ».

Elle parut surprise mais se reprit vite.

— Donc, M. - euh Akira, dites-moi ce que vous voulez savoir.

— Pour commencer peut-être, qu'avez-vous dit à la police ?

— Oh, ils m'ont posé des questions, sur Hikaru, ce qu'il faisait, s'il avait des ennemis... mais rien que je ne sache vraiment, en fait. Vous les avez vus ?

Akira repensa à la brève entrevue qu'il avait eue le matin-même avec un inspecteur à l'apparence débraillée, qui fumait une cigarette à demi-éteinte au moment de l'entretien et semblait vouloir être ailleurs qu'au milieu d'une bande de jeunes en costume-cravate jouant au go. Oh oui, il les avait vus, ces policiers de pacotille ! Tout un ramassis d'incompétents, d'ailleurs c'était pour cela qu'il se trouvait à présent en train de tenter d'interroger lui-même ceux qui étaient mêlés à cette histoire au lieu de rester bien sagement chez lui à attendre que les autorités classent l'affaire.

— Oui, fit-il sans s'attarder, ils m'ont interrogé.

— Ah. D'accord. Cet inspecteur... Morimoto, je crois ? Il s'est montré très gentil, très compréhensif...

Très pressé d'en finir afin de rentrer chez lui s'enfiler une bouteille de whisky en se lamentant sur son boulot sans avenir et très mal payé, oui, pensa Akira avec véhémence, mais bien sûr il n'en laissa rien échapper à Mme Shindô. Elle avait déjà bien assez de soucis comme ça. Il préféra retourner au sujet initial de leur conversation, à savoir le passé de Hikaru. Se lamenter sur l'impuissance des uns et des autres n'aurait rien apporté de plus.

— Savez-vous quand exactement Shindô s'est mis au go ? La première fois que je l'ai rencontré, il y a quatre ans, il savait à peine tenir une pierre.

Il omit de décrire le don prodigieux de son adversaire à ce moment-là, don qui s'était avéré par la suite très fluctuant... sans parler de l'affaire Sai. Chaque chose en son temps.

— Oh, je veux bien vous croire, dit-elle en riant, Hikaru a toujours été un gamin normal. Enfin... je veux dire, fit-elle brusquement en se souvenant sans doute à qui elle s'adressait, il ne semblait pas s'intéresser au go, mon beau-père a sans cesse essayé de l'y amener, sans résultat... Il préférait les manga et les jeux vidéos. Le sport aussi, il était assez doué, mais pas en classe. Il nous a ramené plusieurs mauvaises notes en Histoire et en Japonais, et les Maths ! Mon mari l'a houspillé plus d'une fois pour qu'il travaille plus et joue un peu moins, après tout c'était de son avenir...

— Je vois, le coupa Akira dans son radotage, mais ça n'a pas duré, n'est-ce pas ? Il s'est mis à s'intéresser au go du jour au lendemain, si je vous suis bien. A quel moment ça s'est passé exactement, vous vous en souvenez ?

Elle hocha la tête.

— Je peux vous dire quand, et à vrai dire j'y ai déjà réfléchi avec mon beau-père. Mais c'est assez étrange...

— Que voulez-vous dire ?

— Il avait douze ans, vous voyez, et il était avec Akari... vous connaissez Akari ?

Akira la connaissait. Le contraire eût été difficile. Elle s'ingéniait à poursuivre son ami d'enfance de ses assiduités depuis un moment, et même Hikaru s'en était rendu compte. Il lui avait raconté d'un air gêné la fois où elle lui avait demandé un cours particulier de go chez elle. Son amie l'avait accueilli avec un petit haut moulant décolleté et une jupe si courte qu'elle révélait une partie de ses fesses. Ça ne ressemblait pas vraiment à la jeune fille, les attouchements fréquents qu'elle lui fit durant la soirée non plus. Hikaru s'était finalement enfui sans demander son reste quand elle s'était mise à se frotter contre lui en lui demandant de lui ré-expliquer une séquence. Akira avait été furieux. Ils n'avaient plus eu de nouvelle de la jeune fille depuis.

— Oui, je la connais, fit-il d'une voix crispée.

— Donc, ils étaient ensemble chez son grand-père. Ils sont allés dans son grenier. Akari m'a dit que ce garnement cherchait quelque chose à vendre pour combler l'argent de poche qu'on lui avait retiré à cause d'une mauvaise note.

Elle soupira. Akira se dit avec compassion que le quotidien de la pauvre femme ne devait pas être facile avec un fils pareil.

— Ils avaient trouvé un vieux goban que mon beau-père tenait de son frère, une véritable antiquité. D'après la petite Akari, c'est là que Hikaru s'est montré très bizarre. Il lui a dit qu'il voyait une tache sur le goban, mais il n'y avait rien, j'ai même vérifié moi-même, vous comprenez ? On n'est jamais trop prudent, surtout avec l'histoire que mon beau-père m'a raconté sur ce goban... mais je m'égare. Donc, Hikaru lui dit qu'il voit une tache, et là il s'évanouit ! Mon Hikaru, et bien sûr la pauvre Akari panique, on l'emmène à l'hôpital et tout ça. Mais ça n'avait pas l'air trop grave, apparemment. Seulement depuis, il est tellement étrange, il n'en fait qu'à sa tête et a décidé de jouer au go !

Akira acheva de boire son thé qui était devenu tiède.

— Cette histoire sur le goban, de quoi s'agit-il ?

— Oh, ça ? Je pense que mon beau-père vous le racontera mieux que moi, une histoire de fantôme apparemment. Mais je n'y crois pas. Un fantôme, à notre époque ?

— Vous avez raison, admit Akira sans conviction. Mais j'aimerais quand même voir votre beau-père. Et Akari aussi, si possible (il fit une grimace intérieure en disant cela). Vous pourriez me donner leur numéro de téléphone et leur adresse ?

Mitsuko parut surprise mais se reprit aussitôt.

— Oui, bien sûr, fit-elle en haussant les épaules, si cela vous fait plaisir. Pour Akari, ce ne sera pas bien difficile, elle habite juste à côté. Mon beau-père est retraité donc ça ne posera pas trop de problème non plus.

— Je vous remercie de tout coeur. Mais pourriez-vous poursuivre ? Vous m'aviez dit que Shindô s'est comporté de manière étrange. De quelles manières ?

Elle parut hésiter.

— Je ne sais pas, dit-elle en rougissant, pour des gens comme moi et mon mari cela peut paraître bizarre, mais je suppose que pour vous, qui vivez dans ce monde... enfin, je veux dire...

— Ne vous en faites pas pour cela, rétorqua Akira en lui faisant un sourire confiant, je veux juste votre version des faits. Que je sois de « ce monde » comme vous dites, ne change rien.

Elle soupira comme si elle était soulagée d'un grand poids. Peut-être attendait-elle quelqu'un qui puisse l'écouter et lui expliquer... ce que son entourage direct à part Hikaru ne pouvait faire. Elle lui fit un petit sourire reconnaissant.

— Je me suis toujours demandé... ce garçon qui l'a introduit dans le monde du go, c'était vous n'est-ce pas ?

Akira ouvrit de grands yeux.

— Quoi ?

— Je lui avais demandé, une fois, pourquoi il s'intéressait autant au go, c'en était devenu presque de l'acharnement chez lui... Il voulait devenir professionnel à cause d'un garçon qui l'avait humilié lors d'une partie. Il voulait qu'il le regarde comme son égal, qu'il m'avait dit. C'était vous, n'est-ce pas ?

Akira aurait voulu se terrer dans un trou. C'était si embarrassant, et pourtant quelque part il était ravi. Il savait qu'il avait sa part de responsabilité dans la venue de Hikaru dans le monde des pros, mais l'entendre de la bouche de quelqu'un d'autre, qui plus est quelqu'un d'aussi proche de son rival...

— Oui, c'était moi, fit-il un peu penaud, mais il a peut-être exagéré...

— Je le savais. Il est toujours très passionné quand il parle de vous, ça fait plaisir à voir.

— Vraiment ?

Il était en train de rougir. Il fallait qu'il arrête, ça allait se voir...

— Oh oui ! Il ne me parle pas beaucoup, mais à chaque fois il cite votre nom au moins deux ou trois fois dans la conversation !

C'en était fait. Akira avait maintenant un superbe teint cramoisi sur l'ensemble du visage. La mère de Hikaru parut ne pas le remarquer et continua.

— C'est merveilleux, une si belle amitié. Quel dommage que Hikaru ne soit pas aussi gentil avec Akari ! Ils se connaissent pourtant depuis tout petits, mais rien à faire. La pauvre enfant aimerait pourtant bien avoir une relation plus poussée avec mon fils, si vous voyez ce que je veux dire... Elle est plutôt mignonne et a bon caractère, je ne comprends pas Hikaru.

Un tout autre type de rougeur s'était rajouté au visage d'Akira. Il serra les poings en maugréant doucement sous cape. La remarque de Mitsuko le peinait et l'enrageait à la fois. Bien sûr qu'il savait ce que la jeune fille éprouvait, il pouvait parfaitement comprendre même... Mais contrairement à elle, il n'y avait aucune chance pour qu'il ait la possibilité de révéler ses sentiments un jour. Ce qui était permis entre un garçon et une fille, qui plus est des amis d'enfance, n'était pas aussi acceptable lorsqu'il s'agissait de deux garçons qui paraissaient ne s'entendre qu'à peine.

— Mais bon, s'il ne veut pas, il ne veut pas, soupira Mitsuko. Vous êtes bien rouge, Akira, quelque chose ne va pas ?

— Oh, sans doute la chaleur...

Elle lui fit un petit sourire où Akira crut déceler une pointe de malice. Qu'est-ce que...

— En fait, maintenant que j'y pense, je crois que Hikaru serait plus intéressé par quelqu'un qui joue au go - mieux que Akari, cela va sans dire ! - et qui le comprenne, comme une consoeur ou quelque chose du genre... Vous n'avez pas une petite idée là-dessus, Akira ? Une jeune fille convenable pour mon fils ?

— NON ! s'écria Akira sans réfléchir.

Il se reprit du mieux qu'il put. Quel imbécile ! Pourquoi ne pas tout lui dire sur les raisons de son intérêt pour Hikaru, tant qu'il y était ?

— Je dis ça, soupira Mitsuko sans relever son éclat, mais si ça se trouve il n'y a peut-être même plus de Hikaru à l'heure qu'il est...

Elle finit son thé froid sans y penser. Akira avait repris sa teinte normale.

— On le retrouvera, n'est-ce pas ? Et il ira bien ?

— En tout cas, je ferai tout pour que ça soit le cas. Je vous le jure.

Elle lui adressa un maigre sourire d'encouragement.

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— J'arrive ! fit une voix douce de l'autre côté de la porte.

Sans doute celle d'Akari Fujisaki. Akira vérifia une dernière fois son apparence. Pas question de paraître négligé devant cette fille ! Il était un professionnel de go et gagnait bien sa vie, il avait son propre appartement, son propre compte en banque, il allait passer le permis et aurait une voiture sans tarder... mais il resterait toujours un garçon. Il se renfrogna.

— Akira Tôya ? s'exclama avec surprise la jeune fille en lui ouvrant la porte.

— Je peux entrer ? fit-il avec toute la courtoisie possible. J'aurais quelques questions à vous poser, si cela ne vous dérange pas.

Elle parut hésiter un instant.

— Ma mère est partie faire des courses, dit-elle, et mon père n'est pas encore rentré de son travail.

— Peu importe, puisque c'est à vous que je veux parler. Pourquoi... oh, fit-il enfin en comprenant, eh bien... je ne vous ferai aucun mal, je veux juste vous parler de Shindô.

La mention du nom de son ami la fit réagir. Elle ouvrit la porte en grand et l'invita d'une voix pincée dans la maison, non sans avoir regardé à droite et à gauche pour vérifier si on l'avait vu. Akira rentra en se retenant de la bousculer en passant.

— Si ça peut vous rassurer, la mère de Shindô sait que je suis là, dit-il avec énervement.

— Oh. Alors... ok. Je vous offre quelque chose ?

— Non merci, la coupa-t-il sèchement, j'ai déjà eu du thé et des biscuits chez Shindô.

— Ah. D'accord.

Ils s'installèrent dans le salon. Il n'avait rien d'extraordinaire et à part quelques babioles en plus et des couleurs sensiblement différentes, il aurait pu être une copie conforme de celui de Hikaru. C'était un quartier d'habitation ordinaire, avec des gens ordinaires qui possédaient grosso modo les mêmes goûts et les mêmes aspirations, et souvent le même avenir aussi. Sans aucun doute, Fujisaki était soumise à une brillante carrière d'office-lady (si elle voulait travailler d'abord) suivie d'une vie sans histoires de femme au foyer, et plus tard de mère. Rien que d'y penser, cela renforçait la morosité d'Akira. Il ne savait pas trop s'il devait la plaindre ou l'envier.

— Mme Shindô m'a raconté l'épisode du goban, commença-t-il sans joie, je veux dire quand vous aviez tous les deux douze ans et que Shindô s'est évanoui dans le grenier de son grand-père. Pourriez-vous me raconter en détail ?

Fujisaki haussa un sourcil suspicieux. Malgré sa jalousie, Akira pouvait voir à quel point elle était jolie et promettait beaucoup : elle était fine, avait la peau douce, des cheveux longs et soyeux joliment attachés par des rubans et son visage avenant avait un air « mignon » qui lui collait à la peau aussi sûrement que la tenue qu'elle portait (short en jean et haut rose pâle sans manches). Elle avait les formes développées d'une femme. Pour un peu, elle aurait pu concourir pour devenir une idol. Akira n'aurait pas été surpris d'apprendre qu'elle avait déjà eu plusieurs propositions de maisons de disques.

— Pourquoi vous voulez savoir ça ? fit-elle avec suspicion.

— Simple curiosité.

— Vous ne croyez pas que c'est déplacé, alors que Hikaru a disparu et que tout le monde s'inquiète pour lui ?

— Tout est une question de point de vue. J'ai dans l'idée que cela pourrait faire avancer l'enquête, justement.

— Et dans quel sens ? La police s'occupe déjà de ça.

— Vous les avez vu ? Et vous leur faites confiance ?

Akira avait joué la carte de la sincérité. Il espérait que cela marcherait, ou du moins la ferait réagir. Elle ne se fit pas prier.

— Alors vous pensez pouvoir le retrouver à vous tout seul ?

— Justement non, pas à moi tout seul. Il y a trop de choses que j'ignore, et je comptais sur vous et sur l'entourage de Shindô pour me les révéler.

Elle fit une moue colérique qui n'enlevait rien à son charme. Akira se dit qu'il fallait qu'il oublie qu'elle était sa rivale en amour. Enfin, pas officiellement, mais le fait qu'elle soit ouvertement intéressée par Shindô n'arrangeait pas les choses. Il éprouvait pour elle une antipathie naturelle qui pouvait fausser son jugement déjà largement biaisé et nuire à l'enquête.

— Je ne sais pas grand-chose, asséna-t-elle, Hikaru et moi n'étions plus si proches.

Elle lui jeta alors un regard désapprobateur. Grand bien lui fasse ! Si elle voulait jouer sur les sous-entendus et les reproches déguisés, il avait de quoi lui en faire voir. Sa relation avec Hikaru ne comprenait quasiment que ça.

— Je ne vous demande pas tant, dit-il en plissant les yeux, je veux juste savoir ce qui s'est passé dans le grenier de son grand-père l'année de vos douze ans.

Pour la première fois depuis le début de leur confrontation, Fujisaki le fixa avec une hostilité ouverte qui la rendait presque laide. Malgré cela, Akira pouvait voir les rouages s'agiter dans sa tête. Elle finit par céder et lui donna un récit complet de l'événement, ainsi que de tout ce qui s'ensuivit. Akira poussa un grognement irrité quand elle lui rapporta les circonstances de sa première participation au Tournoi inter-collèges, sous l'égide de Tsutsui et Kaga (tiens, où avait-il déjà entendu ce nom ?). Elle révéla au jeune pro tout ce qu'il souhaitait savoir : l'intérêt soudain et inexplicable de Hikaru pour le go (que Mitsuko avait aussi développé avec force complaintes), ses manies de parler tout seul et de manquer de concentration, ses notes qui baissaient en Sport (sa meilleure matière !) pour augmenter sans raison en Histoire... Ce que son interlocuteur ne sut pas, ce qu'elle passa sous silence par léger dépit, ce fut l'obsession quasi-malsaine qu'avait eue Hikaru pour le go en général et Akira en particulier, et son désespoir à elle lorsqu'elle avait vu son ami s'éloigner inexorablement, en s'apercevant qu'elle ne faisait pas le poids face au go et à Akira...

— Mais je ne vois toujours pas le rapport avec sa disparition, finit-elle sèchement.

Akira secoua la tête. Sa colère était retombée en voyant la déconfiture de la jeune fille.

— Nous verrons, fit-il en se levant, merci de votre coopération, Fujisaki, cela me sera très utile pour la suite.

— Quelle suite ?

— Je pense aller rendre visite au grand-père de Shindô. Et après... je verrai, je suppose.

— Vous me tiendrez au courant ?

— Je suppose, fit-il en hésitant.

Elle le raccompagna jusqu'au pas de la porte. Akira ne savait pas trop quoi penser de leur confrontation.

— Il est en vie, fit-elle brusquement alors qu'il s'apprêtait à partir.

— Bien sûr, qu'il est en vie.

— Je veux dire, et elle eut l'air peinée en disant cela, il n'a pas encore atteint le coup divin avec vous.

Akira s'arrêta net. Fujisaki semblait fuir son regard et regardait partout sauf vers sa direction. Akira lui fit un sourire raide.

— C'est ce que vous pensez, asséna-t-il un peu durement.

— Non, c'est ce que je sais, finit-elle doucement, et elle lui ferma la porte au nez.

Akira partit sans un regard en arrière.

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Le grand-père de Hikaru était un homme aussi heureux de vivre que son petit-fils, la maturité en plus. Akira se demanda si Hikaru finirait par lui ressembler avec le temps. Heihachi Shindô était maigre, presque sec, mais cela ne l'empêchait pas de croquer la vie à pleines dents. Il insista pour qu'Akira l'appelle par son prénom et lui raconta ses exploits passés au jeu et les multiples voyages qu'il faisait avec sa femme depuis sa retraite. Pas de doute, la vieillesse avait bien réussi à cet homme.

— Je ne m'en fais pas, dit-il d'un air confiant à Akira, Hikaru a toujours été un garçon débrouillard, même s'il s'est montré bizarre plus d'une fois. Je suppose que ma belle-fille vous a raconté sa fugue à Hiroshima ?

— Oui, fit-il en souriant (il ne pouvait pas s'empêcher de sourire devant cette version plus âgée de son ami), même si elle ne m'a pas donné beaucoup de détails. Il était avec un adulte, je crois.

— Ah oui, M. Kawai ! Je l'ai rencontré, un joueur acharné, il est chauffeur de taxi. Il m'a dit que c'était un peu grâce à lui que Hikaru était pro.

— Comment ça ?

— Bah, il le dira mieux que moi. Il paraît que le gamin était stressé comme pas deux à son examen, il n'avait jamais vraiment joué contre des adultes. Alors il est allé dans le club de Kawai avec deux de ses camarades et ils ont joué ensemble. Une histoire cocasse, vous devriez vraiment vous la faire raconter par Kawai, il le fait bien, vous verrez ! En tout cas, Hikaru est resté un bon moment là-bas, et lorsqu'il est revenu à son examen il était fin prêt !

— J'aimerais effectivement le rencontrer à l'occasion, acquiesça Akira. Vous pourriez me donner son numéro de téléphone et son adresse ?

— Bah, le mieux c'est que vous alliez à son club de go. Je vous le note sur un papier.

— C'est très aimable de votre part.

— Bah, c'est normal.

Le vieillard s'esquiva pour aller chercher un bout de papier et un crayon. Akira resta à contempler le jardin traditionnel devant lequel ils s'étaient installés. L'air était doux, les amuse-gueules délicieux. Il se dit qu'à force de se faire inviter à manger chez ceux à qui il rendait visite, il n'aurait pas à dîner le soir-même... Quelle heure pouvait-il être ? Il avait l'impression d'avoir passé tout son temps à la visite des proches de Hikaru, et il était loin d'avoir fini.

— Mais j'y pense, vous pourriez rester pour dîner, proposa Heihachi en revenant. Ma femme et moi avons l'habitude de manger tard, ça vous convient ?

— Je ne sais pas trop...

— Allons, allons, un jeune ne doit pas se faire prier quand il se fait inviter par un aîné. Et puis je dois vous avouer que ma proposition n'est pas complètement désintéressée. Depuis le temps que Hikaru me parle de vous, j'aimerais bien vous affronter avant de casser ma pipe, si je puis dire...

Akira rougit légèrement et accepta sa proposition. Ça n'était pas plus mal, d'ailleurs ; il voulait rester et lui poser davantage de questions. Il avait senti avec Mitsuko que celle-ci ne lui disait pas tout, comme si elle avait quelque chose de lourd à cacher... Peut-être cet homme amical et ouvert accepterait-il de lui révéler plus de choses ?

Le repas fut succulent. La grand-mère de Hikaru, une femme accorte au sourire mielleux, était un cordon bleu averti et savait préparer les plats japonais comme un grand chef. Ils eurent droit à un nabeyaki, une fondue japonaise, et pour l'occasion elle ajouta des morceaux de choix à la viande. Akira fut un peu gêné de tant d'attentions mais le vieux couple se contenta de lui servir les meilleurs morceaux en souriant. À la fin de la soirée, il avait tellement mangé qu'il refusa poliment le dessert et se contenta d'un peu de thé pour digérer. Le vieil homme et lui s'installèrent sur la terrasse pour jouer.

— C'est un magnifique goban que vous avez là, fit Akira en posant sa pierre blanche, du kaya véritable, n'est-ce pas ?

— Vous avez l'oeil, fit son adversaire en répondant à son coup, oui, c'est ça. C'est une folie que je me suis faite à ma retraite.

— Mme Shindô n'a pas voulu que j'entre dans la chambre de son fils, mais elle m'a dit qu'il avait un goban dans sa chambre que vous lui aviez offert.

— Ah oui, c'était quand Hikaru a voulu vraiment se mettre au go, il était assez bon marché à vrai dire. Vous saviez que ce garnement m'a défié au go pour que je lui en achète un ?

— Ah ? Et il a gagné ?

— Ha ! Bien sûr que non, il n'avait pas le niveau à l'époque. Ça a vite changé, mais ça faisait quoi ? Quelques mois à peine qu'il avait débuté ? Et il avait progressé à une vitesse incroyable ! Alors je lui ai acheté ce goban, finalement.

— Je crois qu'il y avait un autre goban, un qui était taché, non ?

Heihachi parut surpris.

— C'est la petite Akari qui vous a parlé de ça ? Oui, en effet, je le tiens de mon frère décédé, il l'avait acquis dans une brocante. C'est celui que les deux gamins ont trouvé quand Hikaru a eu son malaise.

— Qu'est-ce qu'il a de spécial, à part cette tache inexistante ?

— Bah, une sombre histoire de spectre. Il paraît qu'il est hanté par un fantôme avec un grand chapeau. Mais je ne l'ai jamais vu.

— Je vois. Encore une fausse piste, murmura Akira à lui-même. Enfin, demain j'irai revoir les Shindô. Avec un peu de chance, Mme Shindô aura changé d'avis et acceptera que je rentre dans sa chambre.

Il finit d'écraser discrètement son adversaire. Celui-ci accepta sa défaite avec le sourire. Ils se quittèrent en bons termes et Akira rentra à son appartement, l'esprit plus confus qu'à son départ.

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Une silhouette raide l'attendait sur le pas de sa porte. Akira reconnut presque immédiatement sa mère. Akiko Tôya était habillée d'un tailleur vert strict qui la faisait ressembler à une femme d'affaires ; le regard mécontent qu'elle lui lança le mit mal à l'aise. Elle lui fit une bise glacée sur le front en guise de salutation. Akira n'avait d'autre choix que de l'inviter à entrer. D'emblée, elle fit la grimace : les meubles qui étaient arrivés la veille étaient pour la plupart installés n'importe comment, le ménage n'avait pas été fait et le salon sentait le renfermé. Elle embrassa la pièce mal entretenue d'un regard qui en disait long mais ne fit aucune remarque.

— Tu as l'air exténué, Akira, dit-elle en se tournant vers lui. Tu as mangé ?

— Oui, je suis allé chez... des amis. Et j'ai eu une journée fatiguante, c'est vrai.

— Tu serais mieux avec une gentille femme qui t'accueille avec joie et te mitonne des bons petits plats le soir, fit-elle sur un ton raisonnable.

— Mère...

— Je sais, tu n'es pas prêt. Tu es encore jeune, mais quand même...

Akira fit un effort pour ne pas se fâcher. Ces derniers temps, sa mère lui tapait sur les nerfs.

— Mère, ni maintenant ni jamais. Je suis homosexuel, je n'ai pas cessé de vous le répéter.

C'était assez réducteur mais il n'avait ni le temps ni la patience de lui expliquer qu'il n'aimerait jamais aucune autre personne que Hikaru. Il aurait certes pu se marier pour contenter sa famille... Mais était-ce vraiment l'existence qu'il voulait mener ? Akira était un garçon droit qui détestait le mensonge. Il lui arrivait de dissimuler ce qu'il ressentait par politesse mais passer toute sa vie à faire ça ? Mentir à sa femme et ses enfants, et surtout mentir à lui-même ? Jamais. Il aimait encore mieux que Hikaru l'apprenne et s'éloigne de lui.

— Tu es encore si jeune ! protesta Akiko. Ce n'est qu'une phase...

— Ce n'est pas une phase.

— J'ai consulté un psychologue à ce sujet, continua-t-elle sur un ton inflexible, et il dit que cela arrive souvent aux jeunes garçons de se poser des questions à la puberté, avec l'arrivée des hormones. Tu es juste le sujet d'une variation hormonale dans ton corps...

— Mère, sauf votre respect, mes hormones vont très bien, merci. Et même si ce n'était pas le cas, elles ne sont pas le seul élément déterminant dans ma décision. Il y a aussi les sentiments.

— Mais à ton âge...

Cette fois-ci, Akira s'emporta pour de bon.

— Et depuis quand est-ce que je me suis jamais comporté comme quelqu'un de mon âge ? Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, Mère, j'ai toujours été entouré d'adultes et j'ai toujours veillé à me comporter comme l'un des leurs. Vous croyez peut-être que cela ne concerne que mon maintien ?

Sa mère recula, les yeux humides. Akira regretta immédiatement son débordement. Depuis la disparition de Hikaru, il n'avait plus toute sa tête et il lui arrivait assez souvent de perdre son calme...

— Pardonnez-moi, fit-il en soupirant, je suis un peu à cran en ce moment. Mais je ne veux plus entendre parler de rencontre avec une jeune fille comme il faut. De toute façon, seize ans est un peu trop jeune pour se marier de nos jours.

— J'admets, rétorqua sa mère, mais je serais quand même plus rassurée si tu allais voir ce psychologue.

— Mère !

— Tu es si jeune ! explosa-t-elle. Comment savoir si tu fais le bon choix ? Comment savoir si tu ne gâches pas ta vie ?

— Je devrais avoir mon mot à dire !

— Mais c'est le cas ! Une séance, c'est tout ce que je te demande. Pour voir si c'est vraiment ce que tu es et non le résultat de... je ne sais pas de quoi, mais pour être sûr. Le médecin en question est quelqu'un de très bien, tu verras.

Pour la peine, Akira abandonna. Quand sa mère s'était mise une idée en tête, il ne fallait pas espérer la voir lâcher prise avant qu'elle ait obtenu satisfaction. Son père lui avait plus d'une fois fait remarquer à quel point il ressemblait à Akiko sur ce point.

— D'accord pour cette fois, mais juste une séance, d'accord ?

— Entendu, dit-elle ravie.

— Et si jamais il tente de m'influencer plus que je ne lui demande, j'ai le droit de partir immédiatement.

— C'est d'accord.

— Bon, vous pouvez me prendre un rendez-vous...

Il allait le regretter. Il le savait, il allait regretter son geste de bonté. Sa mère l'embrassa tendrement une dernière fois avant de partir, lui disant qu'elle était fière de lui et qu'il avait fait le bon choix. Elle paraissait vraiment heureuse, alors Akira la laissa faire sans discuter. Il lui promit de lui donner de ses nouvelles et d'attendre son appel.

Ce soir-là, il s'effondra dans son futon et dormit d'un sommeil sans rêve.

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Il réorganisa ses photos, pour la centième fois peut-être. Il adorait les classer dans un ordre ou un autre. Tantôt c'était par ordre chronologique, tantôt par intérêt, tantôt par un ordre mystérieux que lui seul pouvait comprendre. Il tirait des doubles, souvent ; autrement il n'aurait pas pu manipuler les images à sa guise... Il adorait les déformer, les découper, les arranger. Une main du garçon, une oreille, le tronc, couper, coller, déchirer, colorier en rouge sang...

Il possédait des poupées. Il adorait les poupées. Il en avait beaucoup, de toutes les tailles. Il collait des bouts de photos agrandis sur les parties correspondantes de leur corps et se disait qu'il s'agissait du vrai garçon. Il l'appelait par son nom, la caressait, lui faisait mille gentillesses. La poupée ne répondait jamais, bien sûr, mais il s'arrangeait pour faire comme si, il la chouchoutait et elle n'avait qu'à bouger un peu pour qu'il soit heureux. Car elle était heureuse elle-même, non ? Cette image de son aimé. Ce garçon qui le pourchassait de son absence...

Il se lassait très vite de chaque poupée. Elle finissait par ne plus lui répondre. Il était désespéré à chaque fois, suppliait, menaçait, mais elle restait toujours silencieuse. Alors il était pris d'une colère vive et la jetait contre les murs, l'insultait, la déchiquetait. Et tout le manège recommençait, une nouvelle poupée à habiller et décorer, à adorer...

Mais c'était fini. Il avait une nouvelle poupée, la meilleure de toutes. Il allait coller des images, l'habiller, la chouchouter, l'aimer. Et qui sait ? Celle-ci lui répondrait peut-être, celle-ci ne le laisserait jamais dans son silence. Il détestait le silence. Son monde avait été silencieux trop longtemps, mais il haïssait davantage le bruit...

Plus n'avait d'importance, après tout. Il avait sa poupée à lui, elle serait gentille, n'est-ce pas ? Toute douce... toute calme... enfin, elle serait.

Elle le serait.

À suivre...