Titre : Double jeu

Auteur : Mokoshna

Manga : Hikaru no Go

Crédits : Le manga Hikaru no Go appartient à qui revient de droit, c'est-à-dire principalement ses auteurs, Yumi Hotta et Takeshi Obata. Pas à moi, donc (zut alors !).

Avertissements : Spoilers de la fin du manga, Yaoi Akira/Hikaru.

Blabla de l'auteur : Fichu chapitre ! Je crois bien que c'est celui que j'ai le plus modifié, notamment dans le contenu de la discussion entre Akira et Sai. Si vous aimiez l'ancien, j'en suis désolée, mais celui-ci contenait trop de trous scénaristiques pour que je le garde. Un grand merci à Petite Souris qui m'a fait remarquer le principal défaut !

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Chapitre 3

Le club de go Dogenzaka était un endroit vivant, lieu de rencontre de toute une souche populaire de joueurs. Akira s'en rendit compte dès qu'il fut devant son enseigne : il pouvait entendre à l'intérieur un homme qui criait qu'on lui apporte à boire, on sentait une vague odeur de bouffe et une radio, quelque part, émettait les résultats d'un quelconque championnat de base-ball. Il hésita. Ce genre d'endroit le mettait mal à l'aise. Du fait de ses origines et de son éducation, il avait toujours évolué dans des milieux relativement huppés, où le calme et la bienséance étaient de mise. Certes, il avait eu l'occasion de fréquenter des lieux plus agités par la suite, en tant que professeur de go ou tout simplement en suivant Hikaru dans ses pérégrinations culinaires ; mais il avait toujours été accompagné ou alors son travail lui permettait de rester un peu raide malgré l'environnement. Il n'en était plus question à présent. Kawai était peut-être le dernier chaînon manquant entre lui et le secret de Hikaru, il ne fallait pas qu'il manque cette chance. Au diable donc les civilités superflues, les réserves liées à leurs différences culturelles et autres excuses plus ou moins bidons qu'il utilisait pour esquiver les réunions en société. Hikaru valait bien ce petit sacrifice. Il aspira un grand coup et rentra.

Arrivé sur le seuil, il fit une pause et regarda autour de lui. La dame de l'accueil lui adressa un « Bonjour » peu aimable auquel il répondit d'une voix crispée. Quelques clients se tournèrent à ce bruit, curieux... et le calme relatif de la salle disparut corps et bien. Des cris fusèrent de toutes parts ; Akira eut l'impression de les entendre résonner dans sa tête. Apparemment, certaines personnes l'avaient reconnu et ne se gênaient pas pour faire partager leur savoir. Lui qui s'attendait à de l'indifférence ou du mépris, se voyait assailli par tout un éventail de réactions enthousiastes.

— Akira Tôya !

— C'est Tôya !

— Le rival du gamin ? Non ?

— Eh, patron, viens voir ça !

Et cela dura jusqu'à ce que le patron du club, un homme d'une cinquantaine d'années aux cheveux poivre, vienne le tirer des mains de ses clients. Il prit Akira dans ses bras et pleura presque sur son épaule ; quelqu'un ordonna qu'on ouvre une bouteille du meilleur alcool et qu'on la lui servît. Akira n'arriva à se tirer de cette situation embarrassante qu'avec difficulté. Son nom semblait éminemment connu dans leur groupe, non seulement à cause de ses exploits dans le monde des pros, mais surtout parce qu'il était le rival attitré de leur chouchou, Hikaru... L'enfant prodige de leur club, comme le révéla plus tard avec fierté Kawai tout en lui faisant une tape dans le dos.

Quelle différence avec son entourage à lui ! Akira fut happé par les sourires et la brusquerie amicale des habitués du club. C'était bien la première fois qu'il rencontrait des gens qui, tout en connaissait et comprenant son statut dans le monde du go, ne le considéraient pas comme un gosse empli d'orgueil ou ne le traitaient pas avec une déférence embarrassée. C'était assez rafraîchissant, quelque part. Il avait l'impression de se trouver en présence de multiples variantes de Hikaru. Le sourire qu'il leur fit, sincère et pur, attira immédiatement la sympathie et on le nomma sur-le-champ « chouchou numéro 2 ». Cela le fit rire.

Kawai fut le premier à lui proposer de parler de Hikaru. La nouvelle de sa disparition était devenue chose publique ; en l'apprenant, tous les clients réguliers s'étaient précipités à leur lieu de rendez-vous favori, inquiets pour leur champion... La venue d'Akira et la demande polie qu'il formula attisa leur ardeur. Plusieurs d'entre eux proposèrent de ratisser la ville, à commencer par Kawai. Akira déclina leur offre. C'était prendre trop de risques : si Hikaru était effectivement entre les mains d'un malade, un mouvement aussi voyant qu'une traque à l'homme aurait pu l'affoler et qui sait alors ce qu'il aurait fait à son prisonnier...

— Quelle connerie, cette histoire, quand même ! grogna Kawai au bout d'une demi-heure de discussion intense. Si j'attrape le fils de pute qui a...

— Kawai ! s'indigna le patron. Pas de grossièreté devant un gamin !

— Ça va aller, sourit Akira, moi aussi je ne me sens pas très magnanime envers un tel personnage...

Kawai éclata de rire.

— Euh... comme il dit ! T'as pas la langue dans ta poche, hein gamin ?

— Eh bien...

— En tout cas, ça fait chaud au coeur de voir à quel point tu t'inquiètes pour Hikaru. Ce gamin était obsédé par toi, tu savais ? Tôya par-ci, Tôya par-là, qu'est-ce qu'on en a entendu sur toi !

— C'est bien vrai, intervint M. Domoto, un habitué de quinze ans, pour un peu on aurait dit qu'il était amoureux !

La salle entière explosa de rire. Seul, Kawai avait gardé les yeux fixés sur Akira et avait remarqué la subite rougeur qui avait envahi ses joues. Il ricana et lui prit les épaules, complice.

— Hikaru est un peu ma responsabilité, tu sais, s'écria-t-il avec fierté. On t'a dit que c'était un peu grâce à moi qu'il était devenu pro ? Je pense que tu peux me remercier là-dessus, hein petit ?

Akira se mit à rire et à rougir à la fois. Décidément, quelle animation dans ce club ! Un autre membre, M. Soga, lui avoua que c'était surtout le cas depuis que Hikaru fréquentait l'endroit. Kawai avait toujours été remuant, mais il n'avait jamais manifesté autant de passion avant qu'il ne se fasse battre par Hikaru. Il ne se faisait pas non plus autant rabrouer par le patron à cause de son impertinence. Akira pensa avec affection à son rival. Décidément, Hikaru avait le don d'influencer tous ceux qu'il rencontrait ! Il n'en l'aima que davantage. Sa détermination se raffermit.

— Pourriez-vous me dire tout ce que vous avez appris sur Shindô ? Tout ce qui s'est passé depuis son arrivée ici, tout ce qui pourrait être important. Il faut que je sache.

— Je croyais que la police s'occupait activement de cette affaire, fit la dame du comptoir avec scepticisme. Qu'est-ce qu'un gamin a à s'en mêler ?

— La ferme, vieille peau ! intervint Kawai. S'il a envie de savoir, c'est son droit !

— Quoi ?!

— Pourquoi donc, les interrompit le responsable, voulez-vous savoir, M. Tôya ?

— Si la police fait vraiment tout son possible, argumenta le jeune garçon, vous ne croyez pas que ce serait eux et pas moi qui serait là à vous interroger à l'heure qui l'est ?

— Il marque un point, fit Kawai. Ok, on va te dire tout ce qu'on sait.

Akira quitta ses nouveaux amis trois heures plus tard après leur avoir promis de les appeler pour leur donner de ses nouvelles. Il avait trouvé de nouveaux alliés. Tous les membres du club avaient promis de faire leur possible pour l'aider à retrouver Hikaru : ils chercheraient chacun de leur côté dans toute la ville (et tout le Japon s'il le fallait, avait ajouté Kawai), tout en restant un minimum discrets. Le patron du club leur servirait d'intermédiaire ; celui-ci transmettrait leurs messages à Akira. Cela lui réchauffait le coeur, de savoir que Hikaru avait tant d'amis sur qui compter, qui étaient prêts à remuer ciel et terre pour lui. Kawai lui avait même parlé d'un motard, Tsubaki, qui était en très bons termes avec Hikaru et les aiderait aussi. C'était lui qui avait offert au jeune garçon sa veste de cuir et il le considérait un peu comme un petit frère.

Akira avait pas mal avancé dans son enquête personnelle : il avait déjà vu une grosse partie des fréquentations de Hikaru, avait pu retracer son parcours depuis l'âge de douze ans jusqu'à son entrée dans le monde des pros, il avait recueilli les différents points de vue des gens sur les comportements plus qu'étranges du garçon. Restaient les personnes affiliées à la Nihon-Ki-In : les anciens ou actuels Insei, les nouveaux pros, les clients qu'il avait eus ainsi que l'ensemble du clan Morishita. Il aurait ainsi un itinéraire complet de ses débuts chez les pros jusqu'à sa disparition.

Il lui fallait d'abord rentrer chez lui pour se changer. Durant le temps assez court qu'il était resté dans le club Dogenzaka, ses habits au tissu délicat s'étaient imprégnés d'odeurs diverses qui auraient fait mauvais genre auprès de Morishita. Il héla un taxi et lui indiqua la direction de son appartement.

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Akira se débarrassa de sa veste qu'il jeta sans ménagement sur le canapé. Le séjour était toujours autant en désordre. Peu lui importait : il avait autre chose en tête que de s'occuper de décoration intérieure. Il attrapa son portable et appela la Ki-In pour demander un rendez-vous d'urgence avec Morishita. On le lui accorda sans peine ; en fin de compte, avoir le nom de Tôya avait du bon...

Satisfait, il alluma son ordinateur. L'appareil était la seule chose qu'il avait pris la peine d'installer à sa place, sur une table toute simple qui se trouvait près de la baie vitrée. C'était une perte de temps nécessaire. Une partie de ses rendez-vous professionnels se faisait par mail interposé, surtout depuis qu'il avait décidé de prendre des vacances prolongées pour chercher Hikaru. En outre, c'était là une source de renseignements précieuse qu'il ne devait pas ignorer.

Internet étant ce qu'il était, presque tous les détails sordides de l'affaire Shindô circulaient librement sur la toile. Akira en était bien aise. Plus les gens sauraient ce qui était arrivé à Hikaru, plus ils ouvriraient l'oeil, même inconsciemment. On ne kidnappait pas un héros du monde du go sans que les amateurs ne réagissent en conséquence. Dès la journée suivante, le forum de la Nihon-Ki-In avait été inondé de messages inquiets de joueurs, professionnels ou pas, de réactions indignées ou d'encouragements sincères. Akira n'avait pas été là, mais Ashiwara lui avait raconté qu'une vieille dame qui fréquentait le club depuis plus de cinquante ans avait illico décidé de monter une association de libération de Shindô 2ème dan... quoi que cela puisse vouloir dire. Akira était resté sceptique ; reconnaître cette association, c'était presque considérer Hikaru comme une espèce en voie de disparition... ce qu'il ne souhaitait vraiment pas faire.

Le rendez-vous avec Morishita avait été programmé à 15h. Akira avait donc encore une heure devant lui. Il commençait à se sentir nerveux. Morishita lui était connu surtout à travers les récits de son père et les rumeurs qui circulaient à son sujet, rumeurs qui ne cachaient pas son hostilité vis-à-vis du clan Tôya. Comment allait-il l'accueillir ? Il savait que Waya, l'ami de Hikaru qui semblait tant le détester, était l'élève favori de Morishita. Tel maître, tel élève, disait le vieil adage. C'était particulièrement vrai dans le monde du go. Akira s'était toujours demandé ce que son père avait bien pu faire à Morishita pour qu'il lui en veuille à ce point. Encore un grand mystère à éclaircir ? L'interrogatoire était bien mal parti, avec deux des interlocuteurs principaux qui seraient plus occupés à lui jeter des oeillades assassines qu'à répondre au mieux à ses questions...

L'écran de son Macintosh s'assombrit d'un coup alors qu'il était en train de consulter le site de la Ki-In. L'instant d'après, les haut-parleurs éteints émirent un tintement assourdissant durant quelques secondes, tintement qui lui vrilla les tympans. Akira se boucha les oreilles. Jamais encore son ordinateur n'avait réagi de la sorte ! Avait-il été infecté par un virus ?

Alors, des lettres s'inscrivirent avec lenteur sur l'écran noir, comme pour attirer son attention. S. Akira ouvrit de gros yeux. A. Son coeur se mit à battre plus vite. I.

S

A

I

Il poussa un cri.

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— Bon, qu'est-ce qu'il fiche, ce jeune freluquet ? Il croit que je n'ai que ça à faire, recevoir les petits prétentieux dans son genre ?

Morishita 9-dan grignota d'un air furieux le bout de son éventail en papier de riz. C'était une sale manie dont il n'avait jamais pu se défaire : lorsqu'il était énervé, il mâchait son éventail tant et si bien que le pauvre objet rendait l'âme avant d'avoir vécu pleinement son existence.

— Ça ne m'étonne pas de ce sale type ! tonna Yoshitaka Waya à ses côtés. Il n'a aucune considération pour les gens ! Il doit être en train de jouer quelque part !

Comme si ça ne suffisait pas que Shindô ait disparu sans laisser de traces, maintenant Tôya se pavanait partout en défiant les gens ! Dieux, comme il détestait ce type ! N'avait-il donc aucune considération pour son rival ?

— Allons, dit doucement Saeki en essayant de calmer le jeu, je suis sûr qu'il a une bonne raison...

— Quelle insolence ! reprit Morishita de plus belle. S'il n'arrive pas dans les deux minutes, je vous jure que...

La porte s'ouvrit en grand et un Tôya essoufflé entra. Yoshitaka pouvait voir qu'il était plus débraillé que ce qu'il laissait habituellement voir : cravate nouée à la hâte, veste jetée sur le bras sans souci de la plier comme il faut... Le jeune pro s'inclina presque jusqu'à terre.

— Je vous prie de m'excuser ! s'écria-t-il, la voix chevrotante.

Morishita explosa.

— Et moi, tu ne crois pas que j'ai aussi des affaires importantes dont je doive m'occuper ? le rabroua-t-il sans vergogne. Tu as du culot, jeune Tôya, de me traiter de la sorte ! Tu es bien comme ton père !

— Allons, allons... s'interposa Saeki.

— Je suis vraiment confus, fit Tôya en s'inclinant encore une fois, mais un... un empêchement de dernière minute s'est manifesté. Je sais que votre temps est précieux, il ne me serait jamais venu à l'esprit de le monopoliser de manière inconsidérée si ce n'était vraiment important.

Et il s'inclina pour la troisième fois, à la grande surprise de son interlocuteur.

— Mouais... bon, passons, grommela Morishita en guise de réponse.

Yoshitaka s'en étonna. Un coup d'oeil en direction de Saeki lui apprit que sa réaction n'était pas exagérée, puisque son aîné affichait lui aussi une mine interdite. Ça ne ressemblait pas à leur maître de laisser ainsi en plan une de ses fameuse colères, surtout lorsqu'elle était dirigée vers un membre du clan Tôya.

— Qu'est-ce que tu voulais savoir à propos de Shindô ? Parle, je n'ai pas que ça à faire.

Il grignota négligemment un bout d'éventail en fronçant ses épais sourcils. Cette fois-ci, Yoshitaka comprit. Son coeur fut pris d'un pincement un peu douloureux en contemplant son maître qui persistait à vouloir se draper dans une dignité factice de vieil homme grincheux. Il savait que passé un certain âge, il était de bon ton de ne pas révéler ses sentiments, même si cette pratique lui paraissait ridicule.

— Comme si j'avais le temps de m'occuper d'un lionceau égaré... chuchota son vieux maître.

Ce qui ne l'avait pas empêché d'accepter un rendez-vous donné à la dernière minute par le fils de son rival, juste parce qu'il voulait discuter de Shindô. Morishita ne trompait personne, vraiment. Lui et tous ceux de son groupe, à commencer par Yoshitaka qui l'avait introduit parmi eux, considéraient Shindô comme l'un des leurs. L'inquiétude de son maître était réelle. Pour ce fédérateur de talents qui l'avait vu croître au même titre que lui, c'était comme perdre brusquement un fils.

— Je... j'aimerais que vous communiquiez tout ce que vous savez sur Shindô, dit Tôya.

— Et pourquoi est-ce qu'on t'aiderait, jeune freluquet ? marmonna Morishita en tapant un coup vif sur la table. Ce n'est pas parce que tu es le rival de Shindô que je vais te laisser me dire ce que j'ai à faire !

— Cela ne le concerne plus seulement, fit Tôya d'un air grave. Je vais être direct. Voyons, je suppose que vous avez déjà entendu parler de ce joueur légendaire sur le Net ? Celui qui s'est fait appeler Sai ? Il me semble que Waya ici présent s'intéressait particulièrement à lui, du moins c'était ce que Shindô m'avait raconté...

— Oui, et alors ? grogna-t-il. Quel rapport avec la disparition de Shindô ?

— Tout. Il vient de me contacter. Il... semble que ce soit lui qui retienne Shindô.

Le tollé qu'il souleva parmi ses interlocuteur était bien à la mesure de ce groupe. Yoshitaka frémit, et pour cause ! Il avait lui-même émis l'hypothèse d'un lien entre Shindô et Sai, mais de là à ce que le kidnappeur de son ami soit le joueur exceptionnel qui avait agité le Net trois ans auparavant ? C'était du délire ! Tôya n'avait plus sa tête ! Yoshitaka se leva d'un bond et l'attrapa par le col, les yeux exorbités de rage.

— Tu déconnes, Tôya ? Si c'est une blague, elle est de très mauvais goût !

Saeki ne cherchait même pas à l'arrêter. Yoshitaka voulut frapper son ennemi de toutes ses forces. Tôya détournait la tête, les lèvres pincées.

— Tu crois que je serais capable de plaisanter sur un tel sujet ?

— Ta gueule ! Shindô est peut-être en train de crever quelque part, et toi tu t'amènes avec ta sale face de chieur pour nous raconter ça ? Pour qui tu te prends, petite merde ?

— Waya ! fit la voix dure de Morishita.

Au même instant, son maître frappa de toute ses forces la table basse avec son éventail, causant la fin prématurée de l'objet qui se cassa net en deux morceaux bien distincts. Le regard qu'il lui lança aurait pu faire reculer un tigre enragé.

— Enlève ta main et reviens t'asseoir, dit-il avec un calme effrayant.

— Mais Maître !

— J'AI DIT D'ENLEVER TA PUTAIN DE MAIN DE TÔYA, TU ES SOURD ?!

Le souffle de Yoshitaka lui manqua. Il lâcha immédiatement Tôya ; ce dernier s'éloigna de lui et baissa les yeux.

— Pourquoi ? demanda-t-il avec des larmes aux yeux. Il est... il est...

Morishita soupira. Sa colère semblait être retombée aussi brusquement qu'elle s'était levée.

— Laisse-le parler avant de juger, d'accord ? J'ai dans l'idée que ce n'est pas aussi simple que ça.

Les genoux de Yoshitaka se dérobèrent sous lui. Il aspira de l'air à grandes goulées, mais il avait l'impression que cela ne suffisait pas... Saeki s'approcha de lui et lui mit la main sur l'épaule, compatissant.

— Allons, on est tous à crans... C'est pas grave.

— Tu vas bien, Tôya ? demanda Morishita en l'ignorant totalement.

— Oui. Je vous remercie.

— Maintenant tu vas tout nous dire sur ce Sai, et aussi sur la raison de ta visite. Je ne veux aucune excuse ou omission.

— Je... je vais faire de mon mieux.

Même à travers son trouble, Yoshitaka ne put s'empêcher d'admirer l'autorité de son maître. Morishita avait réussi à tourner une situation désastreuse en début d'ouverture pour une discussion, simplement par sa force de persuasion. Il fallait dire qu'il était un homme assez effrayant quand il s'y mettait... Il se calma peu à peu. Lorsqu'il put regarder de nouveau son maître dans les yeux, ils s'assirent en cercle et Tôya commença à parler.

— Je... j'essaye depuis hier de découvrir la vérité sur Shindô. Certains d'entre vous ne le savent peut-être pas, mais ce garçon n'est pas ordinaire, je suis le mieux placé pour le dire. Il y a trois ans, lors de l'apparition de Sai sur Internet, certains indices m'avaient poussé à croire que Shindô et Sai n'étaient en fait qu'une seule et même personne.

— Je me souviens effectivement de ce Sai, admit Morishita, et Waya m'avait parlé d'une théorie à lui...

Yoshitaka ricana.

— Sai était un enfant, dit-il, même maintenant j'en suis persuadé.

— Et vous pensiez qu'il s'agissait de Shindô ? fit Saeki.

— C'était ma théorie, admit Tôya.

— Mais elle est fausse, puisque vous dites à présent que Sai est le ravisseur de Shindô.

Morishita fronça les sourcils.

— C'est quoi, cette histoire de contact alors ?

Yoshitaka vit Tôya déglutir et baisser les yeux.

— Apparemment, Sai a trouvé le moyen de pirater mon ordinateur, dit-il si doucement qu'il dut tendre l'oreille pour l'entendre. Nous avons eu une conversation, tous les deux.

— Pourquoi ne pas le révéler à la police, dans ce cas ? intervint Yoshitaka. Ce sont eux qui s'occupent de l'enquête !

— C'est ce que j'aurais fait, si Sai ne m'avait expressément dit de ne pas le faire. Si c'était le cas, il risquerait d'arriver malheur à Shindô.

— L'espèce de... ! Pour qui se prend-il ?

— Mais vous êtes sûr qu'il s'agit bien du même Sai qu'il y a trois ans ? demanda Saeki.

— Je n'ai pas exactement eu le temps de le vérifier, dit Tôya en secouant la tête, mais je crois que oui. Pourquoi aurait-il employé ce nom sinon ? Il s'est présenté comme tel.

— Je vois, dit Morishita en secouant la tête. Et pourquoi voulais-tu me voir ?

— Je vous l'ai dit. Je veux savoir le plus de choses sur Shindô. Je suis intimement persuadé que le mystère de sa disparition passe par la compréhension du personnage.

— Tôya, rétorqua Morishita avec un calme olympien, tu n'es qu'un jeune crétin doublé d'un petit prétentieux.

Tôya fixa le professionnel 9-dan d'un air choqué et bien un peu perdu. Morishita secoua la tête et balança les restes de son éventail dans une corbeille à papier qui se trouvait près de lui.

— Waya, fit son maître en se tournant vers lui, tu m'as dit que vous étiez toute une petite bande avec Shindô quand vous étiez Insei, non ? Qu'est-ce qu'ils sont devenus ?

— Hein ? s'étonna-t-il. Et bien... euh... Isumi, Honda et Ochi sont devenus pros. Et... Nase et Fuku... enfin je veux dire Fukui... ils sont encore Insei, et je crois que Iijima est à la fac, mais je ne...

— Bien, dit-il sur un ton catégorique. Appelle-les. Fais-les venir ici le plus vite possible. Et je me fiche de savoir ce qu'ils font, même si c'est une partie primordiale pour le reste de leur carrière. C'est d'une vie dont il s'agit. Et Tôya...

Ce disant, il se tourna vivement vers le jeune pro qui n'avait pas bougé. Yoshitaka n'avait jamais vu son maître comme ça. Son regard sévère lui arracha même un gémissement compatissant pour Tôya.

— Tu t'y prends mal. Ton père ne t'a-t-il donc rien appris ? Une stratégie peut s'étudier seul, mais cela ne vaut pas une discussion de groupe. Des joueurs s'encouragent mutuellement en discutant ensemble d'une bonne partie et ont plus de chances de progresser lorsqu'ils sont penchés à plusieurs sur une séquence. Ainsi, une réflexion peut en mener à une autre et peut-être même au coup parfait. Alors je te conseille d'oublier tes illusions de grandeur et de te concentrer sur la sécurité de Shindô, au lieu de vouloir jouer au cow-boy solitaire. Ce n'est pas comme ça que tu l'aideras.

Il délaissa Tôya pour Saeki.

— Il faudrait aussi demander à Kurata et à ce joueur du Kansai... aargh, quel est son nom déjà ? Celui avec qui il était avec Tôya à la Coupe Hokuto, il sait peut-être quelque chose...

— Kiyoharu Yashiro, fit Tôya d'une voix blanche.

— Oui, c'est ça. Saeki, je te laisse t'en charger. Et...

Il fit la grimace.

— Il faudra probablement contacter aussi Tôya senior et sa clique, continua-t-il. Mais pour ça, je te fais confiance, jeune Tôya.

Confiance. Yoshitaka aurait tout entendu. Morishita s'en remettait volontairement à un Tôya et acceptait de rencontrer son rival de toujours autrement que pour un match... La fin du monde ne devait pas être loin. Il poussa un soupir résigné et alla chercher son téléphone portable.

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Contacter tout le monde leur prit moins de temps qu'on aurait pu le croire. On avait dit que tous les pros s'étaient donné le mot ; ils se précipitèrent à l'appel de Morishita comme autant de papillons attirés par une flamme. Le nom de Shindô suffisait à les faire réagir. Akira ne savait pas s'il devait s'en émerveiller ou se poser des questions sur la légitimité de leur présence. Quant aux Insei et aux personnes extérieures restantes, rien que le fait de savoir qu'ils allaient se retrouver au milieu de tels joueurs d'exception les faisait annuler ou ajourner toute activité de prévue. La réunion se passa de manière très informelle ; Morishita avait insisté pour que cela ne s'ébruite pas trop. Le lieu de ralliement était l'appartement d'Akira ; pour la peine, on avait poussé les meubles pour faire de la place et Saeki était allé cherché de quoi nourrir leurs invités.

Vers la fin de la journée, une bonne quinzaine de personnes se retrouva dans le salon du nouvel appartement d'Akira, devant le Macintosh qui lui avait causé tant d'émois un peu plus tôt. Toutefois, Akira n'avait pas réussi à convaincre son père ni Ogata de venir. Morishita grinça des dents mais ne fit aucune remarque. L'écran était allumé et émettait une lueur blafarde ; les personnes présentes stationnaient depuis plusieurs minutes devant, lisant et relisant le texte bref qui y était affiché, une simple session de chat en apparence. Pourtant, certains plus calés en informatique savaient qu'une telle présentation sur Mac était impossible à moins d'avoir modifié l'ordinateur lui-même. La session, très sobre, ne comportait qu'une quinzaine de lignes. Tous la lisaient et la relisaient avidement, partageant d'un même accord un sentiment frustrant d'impuissance.

S

A

I

sai s'est connecté

akira s'est connecté

sai : bonjour. tu es tôya, n'est-ce pas? pardonne mon indiscrétion mais il fallait que je te parle au plus vite.

akira : qui êtes-vous ?

sai : je suis désolé. nous nous sommes rencontrés plusieurs fois, mais tu ne m'as jamais vu, à ma connaissance. je suis sai. nous avons joué l'un contre l'autre à plusieurs reprises.

akira : sai... sai d'internet ?

sai : oui. Il fallait absolument que je te parle. la vie de hikaru en dépend.

akira : shindô ? vous savez où il se trouve ?

sai : il est avec moi. pour l'instant il est en sécurité.

akira : vous êtes son ravisseur ? pourquoi l'avoir enlevé?

sai : j'ai mes raisons. il ne pouvait pas rester au milieu de vous plus longtemps. je t'en prie, garde notre discussion secrète. il pourrait arriver malheur à hikaru si tu allais voir la police.

akira : comment pouvez-vous dire ça? où est shindô?

sai : je t'en prie, ne l'abandonne pas. j'ai déjà commis cette erreur et il ne s'en est jamais remis. protège hikaru.

sai s'est déconnecté

— Je persiste à croire que nous devrions alerter la police, fit Isumi en relisant pour la dixième fois le texte. Ça m'a l'air d'être un beau détraqué. Qu'est-ce qu'il voulait dire par « il ne pouvait pas rester au milieu de vous plus longtemps » ?

— J'espère que Shindô va bien, fit Nase d'une voix blanche.

— Qui aurait pu croire ça d'un tel génie ? maugréa à son tour Waya. Mais pourquoi aurait-il fait ça ?

— Va savoir, avec les génies, le reprit Fukui. Shindô aussi était bizarre, à sa manière.

— Mais au point d'enlever et de séquestrer un mineur ? Et de rendre ses affaires passées au broyeur ? Y'a qu'un détraqué pour faire ça !

— Me crie pas dessus. Je sais pas, moi...

— Allons, allons, intervint Ashiwara, le seul du clan Tôya à part Akira qui était venu, ne nous énervons pas...

Les discussions vides, les récriminations n'avaient pas de fin. Akira ne se mêlait pas aux autres mais son impatience pouvait se voir à travers le moindre de ses gestes : la manière dont il crispait ses doigts sur le verre en plastique à peine entamé que lui avait donné Saeki, les brusques sautillements d'un sourcil ou d'un autre, les coups d'oeil furtifs qu'il lançait tantôt à l'écran, tantôt à la porte.

— Impatient ? fit un Morishita passablement calmé.

— Ça n'a aucun intérêt, s'énerva Akira, je ferais bien mieux de partir à sa recherche...

— Patience. C'est souvent quand on s'y attend le moins de la part de la personne dont on s'y attend le moins que vient la réponse au prochain coup, celui qui permet de mettre l'adversaire en atari.

Akira voulut lui demander ce qu'il voulait dire quand un bout de conversation attira son attention. Il venait d'un entretien un peu houleux entre Kawai (qui avait décidé de lui-même de se joindre à eux lorsqu'Akira, qu'il avait appelé pour lui demander des nouvelles, lui avait parlé de la réunion) et Yashiro, le joueur du Kansai. Tous deux avaient un caractère bien trempé qui ne supportait pas la présence d'un autre de leur genre sans heurt.

— Parfaitement ! hurlait l'aîné. C'est grâce à moi !

— C'est ça, et vous allez aussi me dire que Shindô était un gentil garçon obéissant. N'importe quoi.

— De quoi... Je vais te faire avaler ton jeu, petit prétentieux. Ça se permet de snober un aîné juste parce que ça a remporté quelques tournois !

— Au moins, moi, j'en ai gagné, contrairement à un certain chauffeur de taxi minable pas même capable de retenir un gamin de quatorze ans qui fait une fugue !

— Eh ! Mais j'ai déjà dit que j'y pouvais rien ! Ce sale gosse était une vraie tête de mule ! Toujours à chercher les mémoriaux de Shûsaku Honinbo, je me demande bien ce qu'il lui trouvait...

— En même temps, Shindô était l'expert en écriture de Shûsaku Honinbo, non ? intervint Kurata en riant. C'est normal qu'il s'intéresse à lui.

— Mais comme ça, c'était malsain ! On aurait dit qu'il avait été possédé !

Akira sursauta. Tout un flot de souvenirs inonda son esprit.

Il paraît que ce vieux goban est hanté par un fantôme avec un grand chapeau.

... depuis, il est tellement étrange, il n'en fait qu'à sa tête et a décidé de jouer au go !

Il passait son temps à parler tout seul et à manquer de concentration. Et par dessus le marché, il s'est mis à travailler en Histoire ! Hikaru ! On aurait dit qu'il connaissait par coeur des pans entiers de l'Histoire ancienne du Japon !

Il voulait aller sur la tombe de Shûsaku Honinbo, il fouinait partout.

Il se retournait souvent, on aurait dit qu'il cherchait quelqu'un dans son dos, mais bien sûr il n'y avait personne...

Ce qu'il a fait de bizarre ces derniers temps ? Hikaru a acheté toute une collection de livres sur l'ère Heian, je le sais, j'ai accueilli les livreurs. Mais il a toujours été dégoûté par les livres et l'Histoire...

Un fantôme avec un grand chapeau...

— À l'intérieur de toi se cache... quelqu'un d'autre, chuchota-t-il avec vénération. Comment n'ai-je pas pu le voir plus tôt ?

— Hein ? Tu as dit quelque chose, Tôya ?

Akira avait les yeux fixés sur l'écran qui clignotait comme pour le narguer. Puis, lentement, il s'achemina vers la table en repoussant sans les voir les obstacles qui lui barraient la route. Kawai et Yashiro, un peu surpris, le laissèrent les écarter sans un mot. Akira s'assit à la chaise et continua la session qu'il avait abandonnée.

akira : sai?

Ils attendirent un certain moment en retenant leur souffle. Beaucoup ne comprenaient rien mais par égard, intuition ou une raison qui leur échappait, ils le laissèrent agir à sa guise. L'écran restait noir. Akira était sur le point d'abandonner quand un tintement harmonieux se fit entendre.

sai s'est connecté

sai : tu es revenu.

akira : je crois avoir deviné qui vous êtes. pourquoi ne pas me l'avoir dit?

sai : je suis désolé. je pensais que personne ne me croirait. je pensais que seul hikaru pouvait me voir.

akira : pourquoi le retenez-vous ?

sai : c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour le protéger. mais cela n'est plus suffisant. il a besoin de toi, tôya.

akira : je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le retrouver et le protéger.

sai : merci. je vais pouvoir m'en aller. je l'avais déjà fait avant mais les circonstances que tu sais m'ont obligé à revenir.

akira : j'aimerais savoir. c'est vrai que vous avez un grand chapeau ?

sai : c'est hikaru qui t'a dit ça ?

akira : la famille de shindô m'a parlé de cette légende sur le goban.

sai : oui, j'en ai un. et le costume assorti, aussi. peut-être que hikaru t'en parlera un jour.

akira : peut-être. merci pour tout, sai.

sai s'est déconnecté

— Qu'est-ce que... s'exclama Morishita en ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Tôya ?

Akira sourit.

— Pardonnez-moi, dit-il à son aîné. Je sais que vous m'aviez dit de ne pas garder les choses pour moi, mais j'ai bien peur de ne pas avoir le choix, cette fois-ci. Il faut que je le fasse seul.

Les personnes qui l'entendirent restèrent sans voix. Seul, Morishita paraissait maître de lui. Il fixa longuement Akira, comme pour chercher une réponse dans ses yeux et sa contenance. Puis il soupira.

— Je doute comprendre un jour, fit-il avec un abattement visible. Pourtant, quelque chose me dit que ce Sai a raison. Shindô a besoin de toi, Tôya.

— Je...

— Alors qu'est-ce que tu fais encore là ? s'énerva le professionnel 9-dan. Si tu sais où est Shindô, dépêche-toi de le rejoindre et de le ramener !

Akira lui fit un sourire éclatant. Puis, sans que personne puisse rien faire pour le suivre, il partit en trombe sans un regard en arrière. Il avait trouvé sa voie. Hikaru l'attendait. Il ignora l'ascenseur et descendit les escaliers quatre à quatre, les yeux fébriles. La rue était aussi agitée que de coutume, à cause des gens qui rentraient chez eux ou qui s'apprêtaient à sortir pour passer une soirée en ville. Akira s'apprêtait à héler un taxi en sortant de l'immeuble quand une silhouette dégingandée lui barra le passage en le renversant presque à terre. Akira sentit l'odeur âpre de la cigarette bon marché qu'il fumait avant d'entendre la voix de son interlocuteur.

— Vous êtes bien pressé, M. Tôya, fit lentement un homme qu'il reconnut comme étant l'inspecteur Morimoto, un match peut-être ?

Akira se planta devant lui, l'air aussi digne que possible. Morimoto portait le même manteau gris râpé qu'à leur dernière rencontre. Il était mal rasé et puait le tabac. En se rapprochant un peu, on pouvait même sentir des relents d'alcool qui avaient imbibé Dieu seul savait comment le col de sa chemise froissée. Un vrai cliché de film policier américain, pensa Akira en faisant la grimace.

— Je n'ai pas de partie pour l'instant, mais vous n'ignorez pas que la plupart des gens ont une vie. Si vous me permettez...

Il voulut contourner l'inspecteur mais celui-ci plaqua une main molle devant lui en fronçant les sourcils.

— Vous savez, on m'a dit une chose bizarre, fit-il avec malice, on m'a dit qu'un certain gamin mal dégrossi s'amusait à aller voir toutes les connaissances d'un autre gamin disparu sans raison apparente. Et ce même gamin, pour une autre raison que personne ne connaît, aurait réuni certaines personnes chez lui. Mais ça, personne ne le sait. Je suppose aussi que vous non plus vous ne devez pas le savoir.

— Non, fit Akira d'un ton sec, mais si je le vois je lui dirais. Si vous me permettez... encore une fois...

— Oh, mais bien sûr, dit Morimoto en ricanant d'abominable manière, je ne voudrais pas vous empêcher de vivre votre vie.

Il regarda Akira monter dans un taxi. Le reste de mégot qu'il avait encore à la bouche, éteint depuis longtemps, fut jeté sur le trottoir et allègrement piétiné. Il actionna le déclencheur de l'appareil. Clic, clic.

Encore quelques jolies photos à développer.

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Mitsuko Shindô était une femme ordonnée et organisée qui prenait son rôle de femme au foyer très à coeur. Elle n'était douée que pour les travaux domestiques et elle le savait ; c'est pourquoi elle s'appliquait de toutes ses forces à tenir sa maison aussi propre et confortable que possible. Lorsqu'elle était jeune, elle avait eu comme beaucoup de ses amies une passion dévorante pour les shôjo manga, ces bandes dessinées à l'eau de rose où une jeune fille aux grands yeux étoilés trouvait le grand amour de sa vie après de multiples péripéties toutes plus palpitantes les unes que les autres. Dans ces histoires, tous les miracles étaient possibles.

À quarante-deux ans, elle avait pu se rendre compte à quel point ces torchons étaient plus souvent un tissu de mensonges joliment tournés pour faire rêver les jeunes filles, qu'un guide à suivre pour trouver le bonheur. Elle avait eu une scolarité très moyenne dans des établissements bas de gamme, elle était allée dans une université de seconde zone où elle avait rencontré son mari. Ils avaient eu une relation sans histoire et elle avait perdu sa virginité avec lui le soir de leurs noces. Hikaru était né quelques années plus tard ; ils avaient alors dû quitter leur petit studio pour emménager dans une maison de banlieue plus grande, plus apte à accueillir une famille. Son mari aurait à payer les traites jusqu'à ses soixante-cinq ans. Elle qui avait rêvé de devenir actrice se contentait à présent de regarder la télévision à ses heures perdues, entre une séance de repassage et le dîner à préparer. Elle avait droit à sa version édulcorée et bon marché du bonheur, faite d'une vie tranquille et sans histoire dans un voisinage aussi banal que routinier. Masao montait les échelons un à un, mais sans excès ; il n'était pas destiné à assumer de très hautes fonctions. Elle s'entendait bien avec les femmes du quartier et son fils grandissait correctement, même s'il était aussi peu doué en classe qu'elle quelque vingt ans plus tôt.

Puis son fils avait eu huit ans. Mitsuko s'en souvenait encore ; sa classe avait eu une sortie scolaire à la fin de l'année. Les enfants devaient aller à l'aquarium de Shinagawa accompagnés de leur maîtresse d'école. La météo avait prévu des précipitations, mais aucun de leurs communiqués n'aurait pu les préparer à ce qui était arrivé ce jour-là. La pluie avait rendu la route glissante. Le bus qui contenait les enfants s'était engagé dans un tunnel aux côtés d'un camion de transport de marchandises. Personne ne sut vraiment ce qui s'était passé. Il y eut un crissement de pneus, un choc violent, des cris.

Lorsque les secours arrivèrent quelques minutes plus tard, ce fut pour trouver les deux véhicules quasiment encastrés l'un dans l'autre, le tunnel à moitié détruit, les passagers épars sur la route ou sous les carcasses. Le chauffeur du camion était mort sur le coup. Sa cargaison avait été répandue aux alentours. Comme si l'accident ne suffisait pas, des morceaux acérés avaient été projetés dans tout le tunnel. Un éclat long comme un avant-bras avait égorgé la maîtresse d'école de part en part. Le camion transportait presque sept-cent miroirs de toutes formes et de toutes tailles.

On trouva un unique survivant sous les décombres. Son visage avait été atrocement mutilé par les bris de verre, ce qui compliqua considérablement les recherches pour son identité. Il portait un uniforme standard ; le choc de l'accident l'avait rendu amnésique. Par élimination, il restait deux choix quant à son identité véritable, mais rien ne permettait de déterminer s'il s'agissait du fils de la famille Shindô ou de celui de la famille Morimoto. Finalement, les deux familles se mirent d'accord et décidèrent de tirer au sort. Les mères s'en chargèrent. Mitsuko l'emporta. Pendant ce bref instant où elle tint entre ses doigts le morceau de papier qui la désignait comme gagnante, elle crut de nouveau aux miracles. Jusqu'à ce que l'autre mère fasse une crise d'hystérie et lui assène un coup de couteau dans la cuisse dont il lui restait encore une cicatrice à ce jour. On arrêta Mme Morimoto, son mari s'excusa bien bas de son comportement et partit en bons termes avec eux. Elle ne le revit plus jusqu'à les quatorze ans de l'enfant.

Les frais d'hôpitaux de leur fils mirent presque à sec la famille Shindô, mais ils payèrent tout sans discuter, reconnaissant à Dieu de leur avoir rendu leur enfant sain et sauf. Pour sa mère, ce fut comme s'il était revenu à la vie ce jour-là. Elle accueillit ce nouveau fils comme une bénédiction et l'appela « Hikaru », en hommage à l'héroïne de son manga préféré, celle qui avait bercé toute sa jeunesse et lui avait donné le goût aux miracles.

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Il avait noirci les murs de telle sorte qu'ils ne lui renvoient plus aucun reflet. Seuls les miroirs se montraient encore impitoyables. La terre qu'il jetait sur eux n'y faisait rien ; ils lui renvoyaient toujours son image. Il en avait garni la pièce, partout ; elle était sale, sale, et il adorait ça...

Il avait décidé d'amener ses poupées, finalement. Une sur une glace, une sur la terre, une sur une glace, une sur la terre... c'était drôle, de les voir se tordre sur les murs ou sur le sol.

Toc, toc. La lampe frappait l'air et cognait la tête de Hikaru. Il n'y fit pas attention.

Toc, toc. Hikaru gémit. Il n'y fit pas attention.

Toc, toc. Il avait oublié de donner aux poupées un visage. Elles ne ressemblaient à rien.

Il partit prendre des ciseaux, des photos, de la peinture rouge. Quelle belle oeuvre d'art ! Rouge sur noir, rouge sur terre, miroir rouge. Morceaux de photos sur la terre, morceaux de photos sur les murs, morceaux de photos dans l'air.

Toc, toc.

A suivre...