Titre : Double jeu
Auteur : Mokoshna
Manga : Hikaru no Go
Crédits : Le manga Hikaru no Go appartient à qui revient de droit, c'est-à-dire principalement ses auteurs, Yumi Hotta et Takeshi Obata.
Avertissements : Spoilers de la fin du manga, Yaoi Akira/Hikaru.
Blabla de l'auteur : Des trucs de rajoutés, d'autres d'enlevés, beaucoup de modifications de points de vue en fait. Et quelques petits détails qui l'air de rien, font avancer l'enquête (ou trompent ceux qui n'y prennent pas garde ou font trop attention)...
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Chapitre 4
Les lumières qui défilaient à travers la vitre du taxi n'occupèrent son attention qu'un instant. Akira rongeait son frein. Il avait tellement hâte d'arriver, mais il savait pertinemment que le véhicule ne pouvait pas aller plus vite, surtout en plein centre-ville, alors que les gens sortaient de leur travail. Il sortit son portable et composa brièvement le numéro du grand-père de Hikaru, pour le prévenir de son arrivée. Heihachi lui avait dit qu'il se sentait d'humeur casanière depuis la disparition de son petit-fils, il y avait donc des chances pour qu'il soit chez lui à cette heure.
Ses explications à son arrivée furent laconiques. Akira ne voulait pas inquiéter inutilement le vieil homme et sa femme ; il demanda juste à voir le fameux goban à cause duquel tout avait commencé. Heihachi le conduisit lui-même, d'un pas incertain qui trahissait son trouble.
Il était là, bien à l'abri dans le grenier. Vieux, très vieux même, il se dégageait de lui une impression sereine que l'épaisse couche de poussière qui y était déposée ne réussissait pas à ternir. Heihachi le sortit pour le déposer sur la terrasse de sa maison, sa femme y passa un coup de chiffon et leur apporta du thé. Puis elle les laissa pour finir son ménage. Le vieil homme savoura son thé paisiblement. Une brise légère soufflait, la soirée était douce et calme.
Akira contempla sans mot dire l'objet en question. Il aurait voulu jouer toutes les parties du monde contre Hikaru sur ce goban. Il se dit à quel point il serait heureux de voir son ami à cet instant, en face de lui, une pierre à la main... Il pouvait le visionner aussi clairement que dans la réalité : le jeune garçon, assis de l'autre côté, posant avec vigueur une pierre, le vent passant à travers les mèches fines de ses cheveux bicolores en les soulevant. Son sourire doux, qu'il n'adressait qu'à son rival, qu'il gardait exprès pour les occasions où ils se retrouvaient ensemble... Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Hikaru lui avait lancé un appel au secours, mais dans son obsession Akira ne l'avait pas compris. La vision disparut pour faire place au visage émacié de Heihachi qui le fixait avec inquiétude.
— Vous allez bien ?
Akira se reprit avec difficulté. Il s'aperçut avec horreur que son propre visage était baigné de larmes. Levant une main vers ses yeux, il les essuya rapidement, mais le flot lancé par ses souvenirs n'avait pas l'air de vouloir s'arrêter. Le vieil homme en face de lui tendit un mouchoir blanc, sur lequel était brodé maladroitement le prénom de « Heihachi ».
— Merci, renifla Akira en le prenant et en séchant ses larmes.
— Gardez-le, fit son interlocuteur avec gentillesse. Il appartenait à mon petit-fils, mais il n'en a plus besoin à l'heure qu'il est.
— Votre... petit-fils ? Mais il est écrit...
— Je sais.
Le vieil homme secoua la tête.
— Il porte mon nom, fit Heihachi. Mon fils avait décidé de lui donner le même prénom que son père pour m'honorer. J'étais tellement fier !
Akira braqua sur lui des yeux un peu perdus, auquel Heihachi répondit par un sourire qui n'était pas sans lui rappeler celui de Hikaru.
— Je vous dois des excuses, continua son vis-à-vis. Je ne vous ai pas tout dit, mais j'avais reçu un coup de fil paniqué de ma belle-fille qui disait que vous fouiniez... Veuillez pardonner l'excessive prudence d'un vieil homme fatigué. Hikaru compte réellement beaucoup pour cette modeste famille.
Et il lui raconta tout. Les événements datant de huit ans, l'accident, la découverte de Hikaru, le désaccord avec les Morimoto (Akira sursauta à l'annonce de ce nom mais ne dit rien). Le choix de sa belle-fille de renommer l'enfant en « Hikaru ». La croissance tranquille de celui-ci dans sa nouvelle famille, l'incident avec le goban... Akira connaissait la suite. Il serra les poings.
— Et vous m'aviez dissimulé tout ça...
— Nous ne vous connaissions pas bien, s'excusa de nouveau Heihachi. À chaque famille ses problèmes, comme on dit, et il hocha la tête d'un air convaincu. Notre Hikaru semblait tenir à vous, mais nous ne vous faisions pas tout à fait confiance... Après tout, rien n'affirmait que vous n'étiez pas son ravisseur.
— Moi ? s'écria Akira avec une mine horrifiée.
— Vous étiez son plus fervent rival. Et les gens de... votre monde agissent quelquefois de manière étrange.
Heihachi baissa les yeux, honteux. Akira secoua la tête.
— Vous jouez aussi au go, pourtant...
— Pas à ce niveau-là, je n'en suis pas capable. Et notre Hikaru était vraiment exceptionnel.
— C'est vrai. Il était... exceptionnel.
La brise fit parvenir à Akira des odeurs de fleurs et des bruits de voix étouffées venant du voisinage. Heihachi tâchait d'éviter son regard ; il arborait une légère moue boudeuse qui faisait remonter sa bouche sur le côté. Plus que jamais, Akira se dit à quel point Hikaru tenait de cet homme. Comment avaient-ils pu en douter ?
— Et ce goban ? fit-il, la voix tremblante.
— Je ne sais pas plus à son sujet que ce que je vous ai raconté, répondit Heihachi en soupirant. Est-il donc si important ?
— Il est... l'une des clés du problème, si je puis dire. En tout cas, c'est avec lui que Sai est apparu.
— Sai ?
Akira se mordit la lèvre et refusa d'en dire plus. Heihachi soupira.
— Vous autres jeunes gens, dit-il avec une pointe d'affection dans la voix, vous croyez toujours avoir le droit de vous torturer l'esprit plus que nécessaire. Il est parfois plus simple de prendre les choses comme elles sont et de discuter ensemble d'une solution, plutôt que de tout garder pour soi et d'essayer de résoudre ses problèmes seul.
Akira rit doucement.
— C'est drôle, c'est à peu près ce que m'as dit un autre homme.
— Et il avait peut-être raison, vous ne croyez pas ?
— Oui, peut-être. Mais je doute que Hikaru pense la même chose.
— Hein ?
— Je suis désolé.
Heihachi lui fit un sourire approbateur.
— Ne le soyez pas. Il y a déjà bien assez de regrets comme ça dans cette famille. Je crois que ça ne lui fera pas de mal de voir quelqu'un d'extérieur mettre son grain de sel.
— Merci.
Akira quitta le vieux couple l'esprit plus serein qu'à son arrivée. Heihachi lui fit deux cadeaux précieux : la promesse d'ordonner à sa belle-fille de le laisser voir la chambre de Hikaru et le fameux goban hanté qu'il avait contemplé avec tant d'attention. Akira serra ce trésor contre lui en tremblant, bien à l'abri dans son emballage.
— Je peux vous poser une question ? demanda-t-il alors qu'il attendait un autre taxi en compagnie de Heihachi.
— Quoi donc ?
— Qu'est-ce qui vous a convaincu de me dire la vérité ?
Le vieil homme sourit avec espièglerie.
— Votre obsession face à Hikaru. Et aussi... comment dire... la manière amoureuse dont vous parlez de lui.
Akira se mit à rougir violemment, ce qui sembla amuser son interlocuteur.
— Mais comment... je...
— Ne vous alarmez pas, jeune homme, dit son aîné, j'ai des années d'expérience derrière moi. Et puis ce n'est pas comme si je ne vous comprenais pas. Je n'aurais pas rencontré ma femme au bon moment, disons que l'histoire de cette famille aurait été fort différente. Elle aurait même pu ne pas exister du tout.
— Vous êtes...
Un coup de klaxon l'empêcha de finir sa question. Le taxi qu'il avait appelé venait d'arriver. Heihachi le jeta dedans d'un geste et referma la portière d'un coup sec.
— Portez-vous bien, surtout, jeune Tôya. J'espère que vous retrouverez vite Hikaru.
La voiture démarra sans qu'Akira ait pu ajouter quoi que ce fût, et il passa le reste du trajet à s'interroger sur la jeunesse de ce vieux roublard de Heihachi.
Il était près de minuit lorsqu'il rentra enfin chez lui. Son appartement était dans un meilleur état qu'il ne l'aurait imaginé. Ses invités avaient tout rangé et nettoyé. La porte n'était pas fermée à clé, mais ce n'était pas grave : l'appartement était sécurisé et Akira se fichait bien qu'on lui vole une babiole ou deux. Il trouva fixé à son ordinateur un message de la part de Morishita.
Appelez-moi, disait-il simplement.
Akira se jeta dans son lit et rêva de Hikaru.
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Le lendemain à la première heure, il sonna à la porte des Shindô. Mitsuko lui ouvrit en tremblant. Son mari venait de partir pour son travail. Elle avait bien essayé de le retenir pour qu'il la soutienne dans cette épreuve, mais la voix lasse de l'homme de sa vie lui avait alors rétorqué que son père savait sûrement ce qu'il faisait. De même, il n'avait pas voulu rester pour accueillir Akira. À cause des événements des derniers jours, Masao Shindô avait pris un retard considérable dans son travail et il ne pouvait plus se permettre le moindre écart. Il laissa donc le soin à sa femme de régler les détails avec le nouveau protégé de Heihachi.
Akira montra un visage compréhensif et digne que n'aurait pas renié son père. La cause était loin d'être acquise. Il remercia intérieurement ses parents pour l'éducation stricte qu'ils lui avaient donnée. Il savait parfaitement se comporter en adulte et son maintien était tel qu'il arrivait même à intimider une bonne partie de ses aînés. C'était bien simple, peu d'adultes arrivaient à tenir tête à un tel enfant, qui avait l'apparence d'un prince et le regard d'un roi. La femme simple qu'était Mitsuko n'avait aucune chance.
Elle servit un thé fade qu'elle prépara à la hâte ; ses mains manquèrent plusieurs fois de renverser le contenu de la théière sur la table. Akira finit par attraper l'ustensile et le posa sans en avoir versé une goutte.
— Je n'ai pas le temps pour ça, fit-il avec roideur. Je suis venu pour la chambre.
Le petit cri étranglé qu'elle poussa le rendit bien un peu coupable... mais il n'avait effectivement pas le temps pour de tels états d'âme. Sans attendre un signe d'elle, il se leva et monta une par une les marches de l'escalier qui menait à l'étage. Il savait parfaitement vers où se diriger.
La dernière fois qu'il était venu, la chambre de Hikaru avait montré une apparence normale et même ordonnée. Sa mère passait régulièrement la ranger et elle le grondait de temps en temps pour qu'il fasse aussi la part des choses et tienne son espace personnel en ordre. Elle n'avait rien d'extraordinaire, du moins pour une chambre d'adolescent jouant au go (celle d'Akira était plutôt sobre mais il était le premier à avouer qu'il n'était pas vraiment un adolescent ordinaire). Un lit posé contre une fenêtre, des étagères de livres (à la fois des manga et des traités sur le go), une commode, un placard, une télévision et une console de jeu, quelques babioles sans importance... Akira avait été quand même un peu étonné de voir, soigneusement rangés dans une étagère plus petite contre son lit, des livres d'Histoire sur la période Heian, mais il n'y avait pas accordé énormément d'importance. Hikaru était bizarre comme ça, quelquefois. Les ouvrages paraissaient anciens et devaient avoir bien servi. Lorsqu'Akira avait voulu en sortir un pour le lire, quelques pages jaunies s'étaient détachées et il l'avait rapidement remis en place. Hikaru, qui était parti aux toilettes, n'avait rien vu.
La porte n'était pas fermée. Elle s'ouvrit en émettant un bruit sinistre. Le jeune homme s'attendait au pire... Une main gantée de noir apparut soudain dans son champ de vision et il poussa un cri.
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La bouche de Shinichiro Isumi se tordit en une grimace gênée. Il venait de lâcher la tasse qu'il allait servir à Maître Ogata. Quel maladroit il faisait ! Il contempla avec consternation le thé brûlant se répandre sur la moquette en assombrissant sa couleur. La tasse était intacte, mais quel carnage...
— Je suis désolé ! paniqua-t-il. Je vais prendre de quoi nettoyer !
— Ce n'est pas grave, la femme de ménage s'en chargera.
— Mais...
— Asseyez-vous, Isumi.
Shinichiro baissa les yeux. Devant lui, Ogata souriait avec malice. Il ne se sentait pas à sa place. L'appartement du professionnel 9-dan, situé en plein centre-ville, était froid et impersonnel. L'endroit était certes grand et le quartier bien côté, mais Shinichiro n'avait pas l'habitude car il venait d'un milieu modeste et habitait en banlieue... Pour la cinquième fois depuis qu'il avait accepté l'invitation de son aîné, il se demanda s'il avait bien fait de venir.
Ogata l'avait abordé dans le hall de la Nihon Ki-In, alors qu'il attendait Waya avec qui il devait passer la journée. Son ami avait insisté pour qu'il se voient tous les deux, sans les autres. Il avait soit-disant quelque chose à lui dire. Connaissant Waya, cela devait être ses derniers succès au go ou alors l'évolution de sa relation avec la fille de Maître Morishita. Il ignora le pincement amer qu'il ressentit pour se concentrer sur son vis-à-vis. Waya était un grand garçon, après tout, il comprendrait. Il lui avait laissé un message à l'accueil pour lui expliquer la raison de son absence ; une chance pareille, ça ne se refusait pas. Être remarqué par une sommité telle que Ogata Honinbo, au point qu'elle vous invite à son domicile... Shinichiro n'était pas bête. Il savait que cela devait cacher autre chose. Après tout, son aîné n'avait jamais mentionné de groupe d'étude ni même de partie de go...
— Nous allons bientôt commencer, je pense, fit le plus vieil homme en regardant sa montre.
Ses lunettes brillèrent d'étrange façon, de telle sorte que Shinichiro put voir son reflet sur les verres. Cela le rendait un peu nerveux. Il entendit un son métallique venant de l'entrée. La porte de l'appartement s'ouvrit en laissant passer un courant d'air.
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Akira lança un coup au hasard, et il dut viser juste puisque son agresseur poussa un hurlement rauque. Il se retourna rapidement pour attraper quelque chose pour se défendre, n'importe quoi...
— Calmez-vous, Tôya ! fit une voix grave qu'il avait entendue juste la veille.
— Morimoto ?
L'inspecteur se leva en se massant le bras. Akira lui adressa un regard suspicieux.
— Qu'est-ce que vous faites là ? Vous avez voulu m'attaquer !
Il entendit un bruit de pas. Mitsuko apparut à la porte, les cheveux défaits par sa course. Elle avait entendu le boucan de l'étage et s'attendait sans doute au pire...
— Morimoto, qu'avez-vous fait ? cria-t-elle, paniquée.
— Holà, pourquoi c'est moi le méchant ici ?
— Quelqu'un peut-il m'expliquer ce qui se passe ici ? tonna Akira.
Il regarda autour de lui. La chambre n'avait pas changé, sauf... là, sur le goban ! Hikaru avait apparemment recréé une partie, une partie qu'il reconnut du premier coup d'oeil. Leur toute première rencontre. Il leva les yeux et observa un peu mieux la pièce. Le mur jouxtant le lit de son ami attira son attention. C'était quoi, ces noms tracés à l'encre rouge ?
— Les noms de ses camarades de classe, dit Morimoto en suivant son regard.
— Mais ce n'est pas l'écriture de Shindô !
— En effet. Vous avez l'oeil.
Akira rosit légèrement. Il se voyait mal avouer à cet homme qu'il était obsédé par Hikaru au point d'avoir appris à reconnaître son écriture entre mille... C'était la faute de Kurata, tout ça. Son collègue lui avait raconté un jour les connaissances poussées de Hikaru sur l'écriture de Shûsaku Honinbo ; cela l'avait tellement intrigué qu'il s'était arrangé pour collectionner des monceaux entiers de documents que Hikaru avait écrit, documents qu'il consultait régulièrement par curiosité...
— Ses camarades de classe ? fit-il en essayant de se reprendre. Mais je croyais qu'il avait quitté l'école ? À moins que...
— C'est exact, renifla Morimoto. Ce sont les noms de ses petits camarades quand il avait huit ans. Ceux qui sont morts dans l'accident de bus.
— Mais...
— Ouais. Morbide, hein ?
Akira hocha la tête, le visage blême. Morimoto le fixait du regard. Il tira longuement sur la cigarette qu'il avait à la bouche. La fumée sortait de l'embout en volutes paresseuses, mais il ne se souciait pas des cendres qui tombaient sur la moquette. Mitsuko regardait le petit tas d'un air désapprobateur.
— Désolé de t'avoir fait peur, petit. Je peux te tutoyer, hein, petit ? Vu qu'on risque de travailler ensemble là-dessus.
— Je m'appelle Akira Tôya, fit ce dernier en fronçant les sourcils.
— Désolé. Akira. Je peux t'appeler comme ça ?
— Seulement si vous m'expliquez ce qui se passe.
— C'est ma faute, intervint Mitsuko en tremblant, je l'ai appelé quand j'ai su que vous alliez venir.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— On se méfiait de toi, petit... pardon, Akira. Quel meilleur suspect que le rival attitré de la victime ?
Akira fixa les adultes avec un regard horrifié.
— Jamais je n'aurais fait de mal à Shindô !
— Ouais. On dit ça.
— Vous ne me croyez pas ?
— Je ne sais pas encore tout à fait ce que je dois croire ou pas, Akira. Dans mon métier, c'est la règle de se méfier de tout et n'importe quoi.
— Je vois ça.
La fenêtre était ouverte et donnait sur la rue. Akira avait une mémoire remarquable, aiguisée par des années de jeu. Il imprima la configuration de la chambre dans son esprit et descendit avec les autres dans le salon. Ils avaient à parler.
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— Qui est ce garçon ? fit la voix grave d'un homme que Shinichiro admirait plus que tout autre.
— To... Tôya Meijin !
Le père d'Akira Tôya fronça les sourcils. Shinichiro vit qu'il portait des habits ordinaires qui ne le démarquaient guère d'un homme qui aurait décidé de sortir pour flâner. Pourtant, il se dégageait de sa silhouette calme tant de charisme et son regard était si intense qu'il sentit ses jambes se dérober sous lui. Koyo Tôya se dirigea d'un pas alerte vers Ogata ; une fois devant lui, l'expression mécontente qu'il arbora le fit se ratatiner davantage.
— Qu'est-ce que cela signifie, Ogata ? Je vous quitte une nuit et vous ramenez un jeune homme chez vous ?
— Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter à ce sujet. J'ai demandé au jeune Isumi de venir pour une raison précise. Vous étiez curieux, non ? À propos de cette réunion avec Morishita. Ce garçon y a participé. Il est bien placé pour nous en parler, n'est-ce pas Isumi ?
— Je...
— C'est vrai ? fit Tôya en se tournant vers lui.
Shinichiro ne savait plus où donner de la tête. Il aurait voulu être mort.
— Oui, mais...
— Racontez-nous.
Il n'eut d'autre choix que d'obéir. Si Tôya fils ne possédait ne serait-ce que le quart de la présence de son père, il ne voulait surtout pas avoir à l'affronter un jour. Les Tôya pouvaient se montrer particulièrement... intenses dans leurs réactions. Il en avait entendu, des rumeurs sur cette famille, et à ce moment il était prêt à toutes les croire.
Son récit ne lui prit pas dix minutes. Il savait peu de choses, en vérité. Akira Tôya et Maître Morishita étaient les réels instigateurs de cette réunion. Lui n'était qu'un spectateur. Il n'avait pas apporté grand-chose à l'enquête, il n'avait même pas compris l'étrange réaction de Tôya à la fin de la soirée. Ses amis et lui y avaient pourtant réfléchi assez longuement.
— Voilà les faits, conclut-il d'une voix morne. Je crains n'avoir guère été utile à Shindô dans cette affaire.
— Ne dites pas cela, fit Ogata en lui offrant un sourire sincère. D'après ce que vous m'avez raconté, vous avez relancé Shindô sur la voie du go, non ? Rien que pour cela, vous méritez toute notre estime, Shinichiro Isumi.
Cela le fit rougir. Mais à quoi pensait donc Ogata ? Un coup d'oeil en direction de Tôya Meijin lui révéla que leur aîné les observait avec une expression sévère, presque... possessive. Il ne fallut pas longtemps à Shinichiro pour comprendre.
— Je... je suppose que vous voulez que je garde notre rencontre secrète ?
Ogata lui sourit.
— Vous êtes vraiment un garçon intelligent.
— Si vous me permettez... tenta-t-il.
— Oui ?
— Je ne suis pas la seule personne intelligente de la Nihon Ki-In. D'autres pourraient voir...
Ogata éclata de rire.
— Eh bien soit ! Qu'il voient donc !
La surprise pouvait se lire sur les traits de Shinichiro. Tôya grogna.
— Ça suffit. Je vous remercie pour votre coopération, Isumi.
On le congédiait donc en lui donnant comme instruction de se taire. Ce n'était pas plus mal, quelque part. Shinichiro s'inclina devant eux et se dirigea vers la porte.
— Attendez, fit la voix d'Ogata. Je vais vous raccompagner. Nous vous devons bien ça.
Tôya parut y réfléchir, puis Shinichiro le vit hocher lentement la tête, les yeux rivés sur Ogata. Il soupira et fit mine d'ignorer le geste tendre que les deux hommes échangèrent à ce moment. Ça ne le regardait pas.
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Akira but une gorgée de thé sans quitter l'inspecteur Morimoto des yeux.
— Quelqu'un a marqué ces noms sur les murs, dit le plus vieil homme, entre le moment où Hikaru est sorti de chez lui et celui où sa mère est montée dans sa chambre après avoir reçu le colis. Comme elle avait dû assister à une réunion des femmes du quartier, la maison a été vide un certain temps. On cherche encore à déterminer qui est entré. Sans doute l'agresseur.
— Il connaissait donc l'histoire de Shindô. Vous avez des pistes sur l'identité de cette personne ?
— C'est ce qu'on cherche à découvrir, mon garçon. Contrairement à ce que tu as dit à Mitsuko, on ne fait pas que se tourner les pouces, dans la police.
Akira détourna le regard. Cela l'énervait et le peinait en même temps, de voir à quel point d'autres étaient parfois plus sages que lui dans cette affaire. Il avait encore beaucoup de choses à apprendre. Pourtant, il ne sentait pas encore prêt à partager avec cet homme les éléments d'information dont il disposait, surtout qu'il ne lui faisait pas encore tout à fait confiance...
— Et vous ? Quel est votre lien dans cette histoire ? Et pourquoi me dire tout ça ?
— Heihachi t'a raconté, non ? ricana son interlocuteur. Les événements d'il y a huit ans. Personne n'est sûr, mais il y a quand même une chance pour que Hikaru soit mon fils.
Un bruit de vaisselle cassée se fit entendre de la cuisine. Celle-ci n'était guère séparée du salon que par un mur mince ; les moindres bribes de conversation étaient donc parfaitement audibles. Mitsuko s'excusa de sa maladresse d'une voix étouffée. Morimoto fit une grimace embarrassée.
— Et quant à ce que je t'ai dit, continua-t-il malgré tout, franchement, je ne crois pas que tu sois le ravisseur. Tu caches quelque chose, ça c'est certain, mais qui n'a pas ses petits secrets ?
— Et c'est pour ça que vous avez brusquement décidé de me révéler des détails de l'enquête ?
— Pas vraiment. Ma démarche est intéressée, à vrai dire. Après tout le temps que tu as passé dessus et ta manie de t'attirer la sympathie des gens - ne démens pas, j'ai vérifié moi-même - tu as sûrement des éléments différents à rajouter au dossier. Avec tout ça, on devrait arriver à une réponse rapide.
— Je n'ai rien à vous dire, fit obstinément Akira.
— Allons...
— Et vous alors ? Qu'est-ce qui me dit que vous ne cachez rien ? Rien que dans votre entourage, les mobiles et les suspects ne manquent pas. Votre femme, par exemple...
— Tu as tout à fait raison, le coupa Morimoto en balançant un bras décontracté sur le côté du fauteuil sur lequel il était assis. Seulement, aux dernières nouvelles, elle est en soins intensifs dans un hôpital de Kyôto. J'ai vérifié hier encore. Elle est malade, tu vois. Le personnel la garde sous surveillance 24h/24.
— Vous avez une autre piste ?
— Nous avions plusieurs théories. Ma femme n'en fait plus partie. Les enfants de l'époque... Tout a été vérifié et revérifié, le nombre de morts correspond exactement aux personnes présentes minus Hikaru. Donc nous pouvons éloigner la piste de la vengeance, du moins pour cette affaire.
— Et vous ?
— Moi ? Quoi moi ?
— Qu'est-ce que qui me dit que ce n'est pas vous le ravisseur ?
— J'ai un alibi.
— C'est ce que vous affirmez. Et bien sûr, personne ne viendra remettre en question la parole d'un inspecteur confirmé, n'est-ce pas ?
Il ricana. Mitsuko revint à cet instant avec un plateau à thé, un peu plus réussi que le premier. Elle servit ses invités en tremblant.
— C'est vrai, dit l'inspecteur, j'avoue qu'il m'arrive de... veiller d'un peu trop près sur Hikaru. Mais c'est en tout bien tout honneur, vraiment.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Le regard de défi que Morimoto jeta à Akira le fit voir rouge. Il était sur le point de lui répliquer lorsque son portable sonna avec toute l'intensité d'un sanglier qui charge. Akira en fut dépité ; il décrocha rapidement sous le regard inquisiteur de Morimoto.
— Allô ? hurla-t-il presque au combiné.
— Akira ? fit la voix hésitante de sa mère.
— Ce n'est pas le moment, Mère. Je suis occupé...
— Ça y est, je t'ai pris rendez-vous, le coupa-t-elle. Dans deux heures, à la clinique Ôkido. Tu y seras, n'est-ce pas ?
— J'ai des choses à faire, dit-il sans détour. Je n'ai pas le temps pour cette... absurdité !
Il n'aurait pas dû parler de cette manière à sa mère, cela n'était ni très juste ni très aimable de sa part. Mais il devait d'abord penser à Hikaru ! Il n'avait pas de temps à perdre dans une consultation stupide. Il en devinait d'ailleurs assez bien l'issue. Si cela se passait comme dans les omiai (1) auxquels le soumettait régulièrement Akiko, il ressortirait frustré et un peu furieux contre elle.
— Je vous le répète, je n'en ai pas besoin, ajouta Akira comme pour calmer le jeu. Je sais parfaitement qui je suis.
Morimoto parut très intéressé par sa conversation. Akira s'éloigna davantage et finit dans le couloir d'entrée.
— Tu me l'avais promis ! le rabroua sa mère. Et le docteur Ôkido est sans cesse occupé, il n'a trouvé que ce créneau pour te recevoir !
— Mère, fit Akira avec une pointe de menace dans la voix.
— Qu'est-ce qui se passe ? intervint Morimoto. Tu as rendez-vous avec ta mère ?
— Non... pas exactement. Je ne comptais pas y aller.
— Ça se passe quand ?
— Dans deux heures...
Il avait lâché l'information sans y penser. Morimoto lui fit un large sourire qui n'était pas sans lui rappeler celui de Yashiro.
— Ça va, alors. Je doute qu'on trouve quoi que ce soit d'ici-là, de toutes façons. Écoute, mon garçon, je te propose un marché. Tu vas à ton rendez-vous, et si j'ai du nouveau je te tiens au courant. Tu n'auras qu'à me filer ton numéro.
— Mais...
— Tu n'as qu'une mère, mon garçon. Ne la déçois pas, surtout.
Ce disant, il jeta un regard à Mitsuko qui restait sans rien dire à les fixer, la mine anxieuse. Elle avait ôté son tablier qui traînait à présent par terre, juste devant elle. Elle n'y faisait même pas attention.
— Ouaip. Une mère, il faut la traiter comme il se doit.
Akira soupira, excédé, mais ne répondit pas. Hikaru était sa priorité mais ce que disait Morimoto était plein de bon sens. Il hésita. Il aurait peut-être le temps de passer au club Dogenzaka d'ici-là...
— J'y serai, dit-il enfin, mais juste pour une demi-heure. Je n'ai pas de temps à perdre.
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Akiko Tôya reposa délicatement le combiné, ravie. Elle s'était attendue à passer plus de temps à essayer de convaincre son fils. En fin de compte, cela s'était remarquablement bien passé et Akira avait promis d'être au rendez-vous à l'heure. Elle sourit. Yukinari Ôkido était son cousin, mais ils s'étaient perdus de vue depuis des années. Elle l'avait revu à l'occasion d'un colloque sur l'homosexualité auquel elle s'était débrouillée pour participer. Akira ne l'avait jamais rencontré, sans quoi il n'aurait jamais accepté de venir à cette consultation... Mais c'était pour son bien, vraiment. Yukinari était aussi scandalisé qu'elle par l'existence des homosexuels et autres invertis qui pervertissaient la société ; il lui avait juré de faire tout son possible pour ramener son fils sur le droit chemin.
Elle repensa à son mari, Koyo... et retint à grand-peine une grimace de dégoût. Elle et lui ne se touchaient plus et se parlaient à peine ; elle avait espéré qu'après son infarctus, ils pourraient rétablir les liens qu'ils avaient eus au début de leur mariage. Grossière erreur. Même alité, il avait été accaparé par son go et ne cessait de recevoir des joueurs. Akiko en avait été si dépitée ! Elle avait de plus en plus l'impression que son mari était devenu un étranger pour elle. Il ne la regardait plus, se montrait simplement courtois avec elle, et elle le voyait s'éloigner un peu plus chaque jour alors qu'ils habitaient dans la même maison... Pour couronner le tout, elle avait découvert la veille qu'il la trompait avec l'un de ses anciens élèves, cet espèce de play-boy constamment habillé en blanc. D'une manière brutale, de surcroît, puisqu'elle les avait surpris dans le lit de Koyo ! Jamais de sa vie elle ne s'était sentie si humiliée ! Depuis combien de temps faisaient-ils cela dans son dos ?
Koyo l'avait supplié de lui pardonner, bien sûr. Quelle audace ! Sûrement, c'était de sa faute si son fils, son pauvre bébé, avait été atteint de perversion ! Yukinari lui avait dit qu'une théorie affirmait qu'il existait un gène de l'homosexualité. Son Akira l'avait peut-être attrapé, comme une mauvaise maladie qu'il fallait absolument purger... De plus, son fils avait l'habitude de traîner avec la clique de Koyo, ce qu'elle avait toujours désapprouvé. Ce n'était qu'un enfant, mais il passait le plus clair de son temps entouré d'adultes étranges qui parlaient de go à longueur de journée ! Elle n'osait imaginer quels traumatismes il avait dû subir. Qui sait s'ils ne lui avaient pas fait de mal, durant ces longues heures où elles n'avait pas été présente pour le surveiller ? Elle avait la nausée rien que d'y penser. Que ces vieux pervers aient pu toucher à son bébé, qu'ils aient pu le souiller... C'était la faute de Koyo !
Non, pas seulement. Koyo avait été la source, mais l'élément déclencheur était ailleurs... Elle le savait, elle l'observait depuis un petit moment déjà. C'était ce garçon, Hikaru Shindô ! Celui qu'Akira disait aimer. Celui par qui tout était arrivé. Elle se souvint de ses manières rudes, les rares fois où ils s'étaient croisés. La dernière remontait à quelques jours ; il avait surgi devant l'immeuble d'Akira alors qu'elle souhaitait lui rendre visite. Elle lui avait bien fait comprendre qu'il n'était pas le bienvenu, à ce rustre ! Ce garçon n'était qu'un bon-à-rien qui avait détourné son fils de l'avenir brillant auquel il était destiné. Elle qui souhaitait tant devenir grand-mère, son rêve était brisé à cause d'un gamin effronté qui ne pensait qu'à jouer au go avec Akira ! Le pire était qu'ils se rapprochaient sans cesse par ces parties, leur relation était déjà on-ne-peut-plus ambiguë... Akiko ne le permettrait jamais ! Elle éloignerait son fils de cette influence perverse !
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Akira ne comptait plus les heures qu'il avait passées en taxi. Heureusement qu'il s'était fait des économies avec ses parties précédentes, sans quoi il n'aurait pas pu finir le mois... Il y avait les transports en commun, bien sûr, mais il détestait cela et les évitait autant que possible, surtout depuis qu'il avait commencé à gagner son propre salaire. Il n'avait jamais apprécié les contacts physiques avec d'autres personnes, d'ailleurs, sauf si cela se déroulait autour d'un goban. Cela le rendait nerveux. Ogata avait un jour dit sur un ton de plaisanterie qu'il était sans doute agoraphobe. Seule, sa concentration exceptionnelle quand il s'agissait de go l'empêchait de tourner de l'oeil lors des tournois. Akira avait pris sa remarque très au sérieux.
C'est ça ton problème, Tôya, tu es trop sérieux.
Trop sérieux quand il était question de go. Trop sérieux quand il était question de Hikaru. La voix de son ami le poursuivait comme un fantôme capricieux ; il avait de plus en plus l'impression de le voir en visions, en rêves... Il voulait tellement le revoir ! Si seulement il savait où le trouver !
Le taxi passa sous un tunnel sombre. Les faisceaux sur le bas-côté clignotaient de manière inquiétante, sans doute sous l'effet d'une panne. Le chauffeur actionna une petite lumière qui se refléta dans ses lunettes bon marché et rendit sa peau translucide. Akira dévisagea son image dans le miroir au-dessus du tableau de bord avec curiosité. La radio grésilla.
— Fichu tunnel ! s'écria le chauffeur en tripotant l'appareil. On capte jamais rien là-dedans !
Akira l'ignora. Ils sortirent du tunnel et le son redevint normal. C'était l'heure des informations.
— C'est drôle quand même, reprit le chauffeur en s'adressant à Akira, cette histoire de tunnel !
— Quoi ?
— Vous savez pas ? Le tunnel qu'on veut détruire... celui dont on parle aux infos depuis un petit moment déjà...
Akira sursauta et dressa l'oreille. Le bulletin touchait à sa fin mais il put en capter l'essentiel. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ?
— Faites demi-tour ! ordonna-t-il au chauffeur, la voix fébrile.
Cette fois-ci, il était sur la bonne piste. Il allait le revoir. Il allait revoir Hikaru !
À suivre...
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(1) Pour ceux qui ne connaissent pas, ce sont des réunions formelles dans lesquelles les familles d'un homme et d'une femme les présentent l'un à l'autre dans l'espoir d'un mariage. J'explique mal, je sais...
