Titre : Double jeu

Auteur : Mokoshna

Manga : Hikaru no Go

Crédits : Le manga Hikaru no Go appartient à qui revient de droit, c'est-à-dire principalement ses auteurs, Yumi Hotta et Takeshi Obata.

Avertissements : Spoilers de la fin du manga, Yaoi Akira/Hikaru, Ogata/Koyo, Isumi/Waya.

Blabla de l'auteur : Argh ! Le passage qui m'a donné le plus de mal se trouve dans ce chapitre. Il s'agit de la partie avec Koyo, qui m'a prise pas loin d'une journée. Fichue introspection au passé ! C'était bien plus facile quand je ne me rendais pas compte de mes fautes. Bon, je sais que la fin du chapitre en a fait frémir certains (j'ai fait une pause à un très mauvais moment). La conclusion arrive !

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Chapitre 5

Il faisait grand cas du bruit. La cacophonie de ses souvenirs, rouge et terre, giclée d'acier et éclat de sang, lui faisait savourer le silence avec la vénération d'une femme enceinte envers son ventre arrondi. Il avait barricadé les ouvertures à part la porte principale qui s'ouvrait péniblement, à la force de ses bras. Il était cloîtré là depuis des jours, à attendre, attendre encore qu'il vienne le chercher, qu'il vienne le sauver...

Il s'était barbouillé de terre jusqu'au coude, à essayer de marquer l'écoulement du temps sur les murs déjà souillés. À la fin, il avait rampé et le bas de son corps était crasseux et exhalait une odeur âcre. Il avait dû se blesser et les plaies infectées faisaient peine à voir... Il sentait à peine la douleur, et lorsque cela était le cas il s'y raccrochait comme un enfant au dernier souvenir de sa mère partie au loin. La douleur était la preuve qu'il était encore en vie, qu'il existait quelque part, que quelqu'un...

« Hikaru », fit une voix douce qu'il lui sembla reconnaître, dans les méandres confus de sa mémoire. Où avait-il entendu cette voix ? Cette voix familière qui s'adressait à lui d'un ton si éthéré et triste à la fois... Il tournait sa tête en direction de l'endroit d'où provenait le son, mais son regard butait toujours sur une étendue vide de chair et de matière. Béton, peinture, terre. Il ramassa une poupée et se demanda vaguement si la voix provenait d'elle, ou d'une autre de ses soeurs peut-être...

« Hikaru, regarde-moi. »

Il essayait, de toutes ses forces. Tout plutôt que de rester seul dans cette pièce remplie de souvenirs oubliés. Il avait oublié qu'il avait oublié, mais il se souvenait encore qu'il avait quelque chose à se rappeler... Droite, gauche, haut, bas, tout était pareil, tout était sale et douloureux. La voix le guidait vers un ailleurs qu'il ne percevait pas et un autre chose qu'il n'arrivait pas (plus ?) à envisager. Il passait son temps à gratter la terre, quand il ne fixait pas les poupées avec l'air ébahi et émerveillé d'un enfant qui redécouvrait un jouet perdu.

« Hikaru, souviens-toi », continuait inlassablement son gardien invisible. « Hikaru, reviens. Hikaru... Hikaru. »

Encore et encore, il scandait ce nom. Hikaru. Était-ce le sien ? Qui le lui avait donné ? La voix ? Était-ce quelqu'un qu'il connaissait ? Il aurait voulu l'appeler et le lui demander, mais sa langue restait collée à son gosier par la soif, ses yeux étaient embués de larmes sèches, taries par la frustration et les privations. Il avait eu à manger et à boire, au début, mais même ce maigre réconfort avait disparu et il se retrouvait livré à lui-même dans la pénombre.

Le jour était supportable. Il regardait le paysage immuable qu'on avait formé autour de lui, entre ces quatre murs et ce plancher et ce plafond. Il y avait eu une porte, l'eau et la nourriture venaient de là, mais même elle avait disparu et il n'y avait plus que ce mur vide devant lui, là où auparavant se trouvait une ouverture approximative qui le menait à... qui le menait où, déjà ?

La nuit était un calvaire. La lampe s'était fracassée à terre un jour de colère (qui donc s'était mis en colère ?). Balancée, malmenée, elle avait échappée à son mouvement perpétuel en se décrochant et en jonchant le sol de ses débris. Il avait rampé un instant, paniqué, essayant d'un geste nerveux de ranger, d'arranger, de recoller... Mais tout comme les poupées, elle restait cassée. Il s'en désintéressa vite pour se diriger vers l'une d'entre elle, s'écorchant les genoux et une partie des jambes. De rage et de douleur, il avait lancé la poupée devant lui et elle s'était ouverte en répandant une traînée blanchâtre qui tranchait singulièrement sur la noirceur de la terre et de la peinture séchée.

Il s'était allongé sur le lit miteux qui lui servait de couche et avait dormi d'un sommeil sans rêve.

La voix était revenue le lendemain, plus forte, plus obsédante que jamais.

« Hikaru, Hikaru. »

Quelquefois, il se bouchait les oreilles et faisait semblant de ne rien entendre. La voix continuait de plus belle mais les intonations qui en découlaient paraissaient moins tristes, plus rassurantes.

« Hikaru, ne te souviens-tu pas ? Hikaru, as-tu donc oublié qui j'étais ? »

Il avait encore mal à la lèvre, à l'endroit où il s'était mordu peu après avoir murmuré quelque chose, quelque chose dont il ne se rappelait guère mais qui avait eu l'air de rendre heureux la voix.

« Garde courage, Hikaru, »chantait-elle presque, « les secours vont bientôt arriver, tu verras. Il va venir. Juste encore un peu... encore un peu, Hikaru. »

Il ne savait pas ce qu'il y avait à attendre, mais il s'était mis petit à petit à guetter, presque malgré lui, les moindres changements dans l'air ou les sons quasiment imperceptibles qui atteignaient son minuscule royaume d'ombre. Il s'était mis à attendre. Attendre quoi ? Attendre qui ?

« Tôya va venir, »lui répétait la voix, ravie de s'être faite entendre. « Tôya va tout arranger. Il te sortira d'ici, et tu pourras continuer à jouer au go. »

— Tô... ya ? répétait-il souvent d'un ton rauque.

Il avait à chaque fois l'impression que des dizaines d'aiguilles rouillées s'inséraient insidieusement dans sa gorge à chaque syllabe prononcée, il était pris de spasmes et d'un tel sentiment de désespoir... mais il n'arrêtait pas pour autant d'émettre ce son, qui se fit plus incertain à mesure que sa gorge perdait de son humidité. Tôya. Tristesse et joie se mêlaient à l'évocation de ce nom. Joie, sourire, toucher, nom. Présence. Tristesse, absence, départ, abandon. Tôya n'était toujours pas là.

« Il viendra, » le rassurait la voix. « Pour toi, Hikaru. »

Pourquoi n'était-il pas encore arrivé, alors ?

« Tu es parti si vite... Tu n'as jamais eu le temps de lui parler de moi, n'est-ce pas ? Parce que ce n'était pas le moment, parce qu'il avait d'autres problèmes en tête, parce que tu avais un tournoi, parce que tu n'en avais pas envie. Parce que tu ne voulais surtout pas voir dans ses yeux cette lueur de déception et de pitié... »

De pitié ? Pourquoi aurait-il eu pitié ?

« Et tu avais peut-être raison, qui sait... Mais il est trop tard, à présent. Il est déjà en route. Qu'il arrive à temps ou pas, il saura. Hikaru, ne pars pas ! Il est venu pour toi ! »

Mais il ne l'écoutait plus.

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Le jeune garçon avait presque sauté en marche en arrivant. Naoki Tsurugi, chauffeur de taxi de son état, contempla d'un air ahuri la liasse de billets que son client avait balancé d'un geste pressé sur ses genoux . Elle était beaucoup trop importante pour la course de routine qu'on lui avait faite faire. Naoki avait toujours été un homme honnête et travailleur, mais le temps qu'il se retourne pour rendre la différence au jeune homme nerveux qui avait sollicité ses services une heure plus tôt, celui-ci avait disparu au détour d'une rue menant au quartier qui séparait un vieux tunnel désaffecté du reste de la ville. Il frissonna. Il avait été plus que surpris que le garçon lui demande de venir ici, juste après lui avoir parlé de cet endroit. Quelle drôle d'idée, vraiment ! Des bruits étranges couraient sur ce secteur. Des histoires de revenants pas très rassurantes... On avait d'ailleurs dit aux infos que le coin serait démoli pour cause d'insalubrité. Mais bon, la mairie annonçait la nouvelle depuis un bout de temps, déjà. Naoki avait entendu dire qu'un bus s'était renversé dans ce tunnel, que tous les enfants qui l'avaient pris étaient morts. Aujourd'hui encore, on pouvait percevoir des bruits bizarres venant des anciennes ruines qu'on avait laissé en l'état par égard aux parents des victimes qui venaient régulièrement déposer une gerbe ou une offrande. Des gémissements, des cris, on avait même parlé à voix basse d'accidents inexpliqués...

Il secoua la tête et fit une courte prière censée éloigner les esprits. Non, ce n'était vraiment pas un endroit fréquentable, et ce gamin bien mis qui y avait foncé comme s'il avait un démon aux trousses... Il valait mieux appeler la police, on ne savait jamais.

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— Shindô ! Shindô !

Akira avait arpenté de long en large le quartier déserté en hurlant de toutes ses forces le nom de son ami. Aucune trace de vie, et pour cause : les habitants avaient été déplacés pour que la mairie puisse raser l'ensemble et y construire à la place des immeubles gigantesques et flambant neufs. L'affaire avait fait grand bruit aux informations. Les habitants avaient lutté avec une énergie surprenante contre le projet, mais en fin de compte le pouvoir en place l'avait emporté et on leur avait gentiment conseillé de s'installer chez de la famille en attendant que les travaux se fassent et qu'ils puissent revenir dans des habitations neuves. Certains avaient même été largement dédommagés. Rien n'y faisait ; de temps à autre, une voix de vieillard, telle un prophète lugubre déclamant ses visions, annonçait qu'un grand malheur s'abattrait sur ceux qui oseraient profaner la dernière demeure terrestre des enfants morts des années plus tôt...

Superstition, avait déclaré la mairie en n'y accordant que le minimum d'attention, et les travaux avaient débuté un mois plus tôt.

Ils s'étaient arrêtés au bout de deux semaines pour cause d'incidents étranges, mais alors les médias avaient déjà délaissé l'affaire et s'étaient intéressés à autre chose. On avait momentanément interrompu les travaux, mais ce n'était que partie remise.

Tôya n'avait jamais entendu parler de ces événements. Il s'entendait à connaître la moindre victoire importante dans le monde du go ou le moindre nouveau coup qui aurait pu le rapprocher du coup divin, mais en ce qui concernait le monde extérieur... Il avait été si stupide ! Dire qu'il aurait déjà pu retrouver Shindô depuis la veille, s'il avait seulement pensé à regarder les informations de temps à autre ! Mais ce n'était pas le moment pour ça. Il lança un autre appel désespéré.

Il y eut un bruit sourd de chute, quelque part vers sa droite. Là ! Cet immeuble qui ne semblait plus guère tenir debout, il donnait directement sur les restes du tunnel ! Il se mit à courir comme il ne l'avait jamais fait.

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Ogata avait tenu sa promesse et avait raccompagné Shinichiro en voiture à la Nihon Ki-In. Les deux hommes n'avaient pas échangé un mot de tout le trajet ; Ogata parce qu'il n'avait pas envie de parler, Shinichiro parce qu'il était trop gêné. Il avait deviné la relation entre Ogata et Tôya ; et bien qu'il voulût se convaincre du contraire, cela l'avait profondément troublé. Il n'avait pas cessé d'y penser : depuis quand poursuivaient-ils cette aventure ? Quelqu'un était-il au courant ? Qu'en penserait Akira Tôya s'il l'apprenait ? Y avait-il un lien entre ça et leur absence de la réunion de la veille, savaient-ils quelque chose sur la disparition de Shindô ? Il avait l'impression que sa tête allait exploser.

C'est pourquoi il décida de laisser ces questions à d'autres. Ce n'était pas dans sa nature de se mêler ainsi de la vie privée de personnes qu'il connaissait à peine. Chacun lavait son linge sale en famille, et un membre extérieur n'avait qu'à ignorer tous les éléments dérangeants qui pouvaient lui parvenir ; Shinichiro était le premier à approuver cette façon de faire toute japonaise. Étrangement, ce savoir n'enlevait rien au respect qu'il témoignait aux deux hommes. Ogata Honinbo pouvait bien coucher avec Tôya Meijin tant qu'il le voulait, ce ne serait pas de la part de Shinichiro Isumi que le couple recevrait un blâme.

L'arrivée devant le bâtiment de la Ki-In fut plus rapide que prévu. Shinichiro remercia Ogata et sortit. Son intention était de contacter Waya pour reprendre le rendez-vous que son ami lui avait fixé, quitte à lui payer le déjeuner dans un restaurant de sushi pour s'excuser de son départ précipité. Il n'en eut pas le temps. À peine eut-il mis un pied hors de la voiture de luxe d'Ogata (il ne connaissait pas bien les marques, mais il se doutait qu'elle avait dû lui coûter très cher), qu'une silhouette beaucoup plus menue lui agrippa le bras en l'arrachant presque et le traîna avec maints grognements et coups d'oeil hostiles en direction du chauffeur. Ogata affichait un petit sourire amusé sur les lèvres. Il salua brièvement Shinichiro, lui rappelant en quelques mots succincts et complètement obscurs pour un spectateur extérieur leur accord, puis il démarra en trombe en lui souhaitant bonne chance.

Le regard blessé que Waya leva vers lui rappela à Shinichiro celui d'un jeune faon dont on venait de tuer la mère sous les yeux. Les récriminations ne se firent pas attendre.

— Tu étais avec ce type ! s'indigna son vieil ami.

— Ce « type » comme tu dis est quand même Honinbo, Waya. Prends garde à ce que tu dis.

— M'en fiche ! T'as déjà entendu les bruits qui courent sur lui, non ? C'est dangereux de se retrouver seul avec !

— Tu exagères ! Je vais très bien !

— T'es sûr ? Il aurait pas... euh... outrepassé ses droits, non ?

— WAYA !

Une petite foule de curieux commençait à s'amasser autour d'eux, attirée par le bruit de leur dispute. Lorsqu'il s'en rendit compte, Shinichiro fit un sourire crispé et ni une ni deux, il attrapa son compagnon et le mena à l'intérieur de la Ki-In sous les regards et les murmures étonnés des gens. Waya avait fini par remarquer leurs spectateurs et il s'était tu, mais pour combien de temps encore ? Shinichiro n'y comprenait rien.

— Ici, nous serons tranquille, fit-il en l'emmenant dans la petite kitchenette qui était vide à cette heure. Tu peux me dire quel est ton problème, à la fin ?

Waya restait étrangement muet. Shinichiro commençait à perdre patience ; depuis quelques temps déjà, son ami était sujet à des sautes d'humeur insupportables qui semblaient l'avoir pris pour cible. Il savait que Waya le considérait comme un frère mais là, ça en devenait ridicule !

— Pourquoi lui ? fit la voix peinée de son ami.

— Waya, je t'ai déjà dit qu'il n'y avait rien entre nous !

— Rien ! Tu rigoles ?! J'ai bien vu la façon dont tu le dévorais des yeux !

— Waya !

— Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ?!

— Quoi ?!

Shinichiro n'en crut pas ses oreilles. Waya détourna les yeux. Il n'était pas en train de lui dire indirectement qu'il voulait devenir son petit ami, n'est-ce-pas ? Pas plus tard que la semaine précédente, il l'avait aidé à trouver un cadeau pour la fille de Maître Morishita, pour fêter leur premier anniversaire de sortie.

— Mais... et Shigeko ?

— On a rompu il y a cinq jours, grommela son ami. Je savais pas comment te le dire, alors j'ai un peu attendu... Je l'aurais fait aujourd'hui de toute façon.

L'expression sur le visage de Shinichiro devait être bien amusante puisque Waya fit un léger sourire malgré son expression maussade. Il s'adossa contre l'évier et fixa son ami d'un air rassuré, presque... attendri. Shinichiro s'assit sur une des chaises qui étaient rangées autour de la table de travail.

— Mais... enfin... tout allait si bien, pourtant... Tu ne m'avais pas dit que tu voulais franchir le cap avec elle et...

— Oui, on devait. Mais ça ne s'est pas fait. On a pris peur à la dernière minute, et franchement c'est pas plus mal.

Il renifla d'un air gêné.

— Ça aurait été trop bizarre entre nous sinon. Mais bon, ça nous a ouvert les yeux. On voulait pas vraiment sortir ensemble, c'est juste que... ça arrangeait pleins de gens, tu vois ? Sa famille, la mienne, le clan Morishita et tout ça. Mais on n'a pas pu faire plus. Alors on a décidé d'arrêter les dégâts.

— Et... qu'a dit Maître Morishita ?

— Il l'a plutôt bien pris, en fait. Je m'attendais à pire et c'est à ce moment-là qu'on a appris que Shindô avait disparu...

Shinichiro n'en revenait pas. Waya et Shigeko Morishita n'étaient pas loin de former le couple parfait. Cela ne le rassurait guère sur une éventuelle relation future de son côté, tiens...

— Et puis... y'a autre chose...

— Hein ? s'exclama Shinichiro en se réveillant de sa torpeur. Autre chose que la fin de votre relation ? C'est bien ce que tu voulais me dire, non ?

— Oui, mais... c'est pas aussi simple, en fait. On en a parlé un peu avec Shigeko, tu te rends compte, elle me connaît vachement bien... enfin je veux dire, elle sait ce que j'aime ou pas et...

— Waya !

— Oui ?

— Qu'est-ce que tu voulais me dire ?

— Ah ! Euh...

Le jeune pro se mit à rougir et à regarder d'un air paniqué autour de lui. Ses mains nerveuses tripotaient un verre qui était resté à sécher sur l'évier. Shinichiro avait peur de le voir se fendre sous la pression des doigts agités de son ami.

— Mince, c'est pas facile...

Shinichiro sourit. Il avait compris. C'était assez ironique, après sa découverte sur Ogata et Tôya.

— C'est d'accord, fit-il d'une voix où perçaient la chaleur et l'affection. Mais cette fois, c'est toi qui me paies le resto ?

— Hein ? s'écria un Waya pris de court. Mais je...

Shinichiro lui plaqua un doigt sur la bouche, lui intimant de se taire. Il se rapprocha doucement de Waya et l'embrassa tendrement. Son ami en resta comme deux ronds de flan.

— En tout cas, c'est pas trop tôt. Tu sais que j'étais sur le point d'accepter les avances d'Ogata ?

— Hein ?! Mais... Isumi !

Il s'éloignait déjà en direction de la sortie. Waya resta immobile un instant. La sensation des lèvres de Shinichiro sur les siennes résonnait encore sur sa peau. Puis, faisant un sourire éclatant que n'aurait pas renié Hikaru Shindô dans ses meilleurs jours, il se précipita à la suite de son nouveau petit ami.

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Akira se mit à jurer. Il avait considérablement étendu son vocabulaire à ce sujet depuis qu'il connaissait Kawai, et à vrai dire il lui en était assez reconnaissant à l'instant. Il fallait bien qu'il passe sa frustration quelque part, puisqu'il n'osait rien casser ou même toucher de peur de faire s'écrouler l'immeuble.

L'endroit en question était très vieux et très sale. Il n'arrivait pas à croire que quelqu'un ait pu vivre dans un tel taudis. La mairie avait eu raison de fermer l'endroit, car même les rats ne s'y aventuraient plus. Il monta péniblement les escaliers étroits qui menaient aux étages, s'attendant à chaque instant à ce que son pied ou son corps tout entier traverse le bois fragile et grinçant. La rambarde tenait à peine debout ; ça et là, il manquait un barreau ou deux, et les bouts de bois cassés auraient pu sans problème servir d'arme pour un psychopathe éventuel...

N'y pense pas, se dit-il en frissonnant. Il n'y a aucune raison pour que ça ne se passe pas bien.

Sauf que tout pouvait arriver, justement. Hikaru était là-haut, il le savait ; mais qui d'autre trouverait-il ? Sai ? Cette autre personne ? Celle à cause de qui son ami avait disparu, qui s'obstinait à le tenir éloigné de sa famille et de ses amis ?

Akira baissa les yeux. Il y avait des empreintes sur le sol, et même si la poussière s'était déposée en grosses couches après leur passage, elles étaient suffisamment fraîches pour le faire espérer. Sur le chemin, il retrouva des vêtements jetés à la hâte, des chaussures, des affaires diverses, toute une piste jusqu'à une porte énorme située au fond d'un couloir sombre. Quelqu'un avait grossièrement repeint la porte en rouge. Le travail ne datait pas plus d'une semaine.

Elle n'était pas fermée à clé, mais les gonds étaient tellement rouillés qu'il dut faire un effort auquel il était peu habitué. Avec un grincement sinistre, la porte céda et il put regarder à l'intérieur.

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Koyo Tôya était nerveux. Ogata l'avait laissé dans son appartement pour raccompagner Isumi à la Nihon Ki-In ; il comptait les minutes jusqu'au retour de son amant. La relation qu'ils entretenaient était si folle, si déraisonnable ! Aujourd'hui encore, quelqu'un l'avait appris. Combien de temps avant qu'Akira ne la remarque ? Et comment le prendrait-il ?

L'ironie dans cette histoire, c'était que tout avait commencé à cause d'Akira, justement. Lorsque son fils avait avoué à sa famille son attirance pour Shindô, aussi étrange que cela puisse paraître, cela ne l'avait pas tant surpris que ça. Koyo avait déjà remarqué la manière dont les deux garçons semblaient se tourner autour ; leurs rencontres ressemblaient plus à un rituel amoureux qu'à un combat entre rivaux. Ce qui l'avait profondément troublé, ce n'était pas tant leur relation que le sentiment d'envie qui avait germé en lui après cette découverte.

Koyo savait que son mariage allait à la dérive. La confession abrupte d'Akira avait éveillé des doutes en lui : était-il vraiment aussi satisfait de sa vie qu'il le pensait ? Allez savoir pourquoi, il s'était naïvement confié à Ogata dont il connaissait pourtant les exploits amoureux. Son ancien élève en avait honteusement profité.

— C'est tout à fait normal, avait-il répondu avec le sourire, de vous interroger sur ce qui trouble autant votre fils. C'est admirable, même.

Admirable. Quelle farce. Koyo savait qu'Ogata était un bourreau des coeurs qui se permettait de prendre dans son lit toutes les personnes consentantes qu'il trouvait, femmes ou hommes, quitte à les séduire s'il le fallait. Pourtant, il n'avait pas sursauté lorsque la main de son collègue s'était attardée un peu effrontément sur la sienne, puis s'était appuyée sur son genou pour remonter doucement le long de sa cuisse. Il avait à peine réagi lorsque son vieil ami avait commencé à coller ses lèvres sur sa joue, lentement jusqu'à ses lèvres... Et lorsque la main et la bouche d'Ogata eurent découvert un peu plus que ses lèvres et un peu plus que le morceau d'étoffe de son vêtement, il avait été trop tard pour refuser quoi que ce fût.

Trois heures plus tard et après un épisode extrêmement embarrassant avec un préservatif (qu'ils avaient finalement abandonné) et du lubrifiant (qui avait mis un désordre pas possible dans la chambre d'Ogata), il s'était enfui sans laisser le temps à son vieil ami de discuter avec lui. Ogata s'était endormi avec l'ardeur d'un ouvrier après une dure journée de travail. Koyo avait attrapé ses vêtements, les avait remis à la hâte (malgré le troublant inconfort traversant la partie inférieure de son corps) et était rentré chez lui. Akiko s'était endormie et n'avait pas vu son expression coupable. Elle lui avait laissé un repas froid au cas où il n'aurait pas mangé et s'était retirée dans sa chambre sans autre forme de procès. Rien n'avait changé ; sa femme et lui restaient en bons termes mais ils étaient à peine plus l'un pour l'autre que deux bons voisins qui partageaient la même maison. Koyo s'était couché sans manger, se jurant de tout faire pour ne pas compliquer les choses à l'avenir.

Rien ne se passait jamais comme il le prévoyait en ce qui concernait ses relations avec les autres.

Il avait épousé Akiko par piété filiale, parce que ses parents attendaient cela de lui. Il n'avait jamais été spécialement amoureux d'elle, mais il l'avait traitée avec respect et dignité, et elle en avait fait de même. La naissance d'Akira avait été une surprise pour Koyo, son éducation une découverte de chaque instant. Lui qui avait décidé de dédier sa vie au go, une femme et un enfant étaient une distraction nouvelle et un peu intimidante. Il s'y était fait, petit à petit ; Akira était vite devenu une part essentielle de son univers. Son fils, son héritier qui jouait au go avec la même passion et la même dévotion que lui. Son fils qui était devenu professionnel de go et avait décidé du jour au lendemain qu'il était homosexuel.

Koyo n'aurait jamais cru qu'il puisse s'intéresser un jour à ce type de déviation. Il n'avait jamais été très curieux à part en ce qui concernait le go. Ogata lui racontait quelquefois ses exploits en termes mesurés (il n'avait jamais compris pourquoi mais il l'écoutait néanmoins avec une attention polie), il avait vent de ce qui se passait dans la vie amoureuse de ses collègues par le biais des invitations de mariage qu'il recevait de temps à autre, mais à part cela il s'était résigné à ce que ce mystère qui s'appelait l'amour et qui ne concernait nullement le go lui passe par-dessus la tête.

Cela aurait pu rester de la sorte... jusqu'à ce que le lendemain de cette fameuse soirée passée dans le lit d'Ogata arrive. Koyo s'était levé de bonne heure pour prendre un bain qui s'était avéré plus que bienvenu. Il avait trouvé son corps traversé de courbatures et de bleus, sans parler des griffures et autres suçons qui naissaient parfois après des ébats amoureux... Ils l'avaient d'autant plus alarmé qu'il savait qu'il ne marquait pas facilement. Si Ogata continuait à être aussi violent dans leurs rencontres, il n'aurait plus à s'inquiéter pour son coeur qui aurait lâché de lui-même... Koyo avait chassé ces pensées dangereuses. Il avait juré en épousant Akiko de lui rester fidèle quoi qu'il advienne. Confus mais déterminé à ne plus recommencer, il était sorti de ses ablutions plus ou moins apaisé.

Il avait trouvé Ogata à la table de la salle à manger, invité par Akiko qui lui avait innocemment proposé de petit-déjeuner avec eux. Son ami lui avait fait un immense sourire ambigu qui aurait aussi bien pu être le résultat d'une bonne partie que celui d'une soirée agréable passée en bonne compagnie. Koyo avait depuis longtemps acquis la maîtrise des réactions de son corps ; autrement, il n'aurait pas pu se comporter aussi calmement à la vue de son amant d'un soir. Il s'était assis sans un mot, avait déjeuné dans la sérénité la plus complète (que le tremblement quasi imperceptible de ses mains avait parfois trahi), et sans paniquer, avait accepté l'invitation d'Ogata pour le conduire à son club.

Ils avaient fini par se retrouver une nouvelle fois dans cet appartement. À partir de là avait débuté leur relation honteuse. Koyo était persuadé qu'il s'en mordrait les doigts tôt ou tard.

Son intuition s'était rapidement révélée juste. Akiko les avait surpris dans leurs ébats la veille, avait poussé de hauts cris et avait immédiatement demandé le divorce. Koyo ne pouvait pas lui en vouloir ; il avait donc délaissé Ogata le temps de régler les détails de la procédure avec son avocat. Restait à l'annoncer à Akira, mais son fils avait d'autres problèmes en tête en ce moment, il ne souhaitait pas l'accabler davantage. Koyo savait à quel point la disparition soudaine de Shindô affectait son fils. En outre, il s'était senti tellement coupable qu'il n'avait pas osé se présenter à la réunion qu'Akira avait organisée avec Morishita. Étrangement, Ogata était resté avec lui. Il avait ramené cet Isumi pour leur faire un compte-rendu de la soirée ; avait-il une idée en tête en faisant cela ? Koyo n'osait se dire qu'il l'avait fait pour lui. Sûrement, il n'était qu'une liaison passagère pour Ogata, comme tous ces hommes et ces femmes qui étaient déjà passés dans son lit...

Il sursauta au bruit de la porte qui s'ouvrait. Ogata le trouva dans le même fauteuil où il l'avait laissé, dans la même position. Le sourire artificiel que Koyo lui fit sembla le perturber. Il le vit se débarrassa lentement de sa veste et de sa cravate, puis il se pencha sur lui et l'embrassa tout doucement. Koyo leva enfin les yeux et lui sourit avec plus de sincérité. Ses doutes s'étaient dissipés comme neige au soleil. Qu'importe, si cela n'était qu'une illusion ? Ogata lui faisait toujours cet effet étrange et excitant lorsqu'il était avec lui. Il n'en comprenait pas la raison et n'était pas sûr de vouloir le savoir. Son amant lui caressa le visage, le regard brillant. Il lui prit la main et se dirigea vers la chambre à coucher.

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Morimoto écrasa du pied la cigarette à moitié entamée qu'il avait jetée à terre d'un geste las. Il venait d'arriver dans le quartier déserté qu'un chauffeur de taxi un peu trop consciencieux avait signalé aux autorités ; là où un jeune garçon correspondant à la description d'Akira Tôya s'était aventuré une heure auparavant. Qu'est-ce qui avait bien pu passer par la tête de ce jeune blanc-bec ? L'endroit était insalubre et risquait de lui tomber dessus à chaque instant. À moins qu'il n'ait eu une bonne raison de se trouver là, comme par exemple la présence d'un autre garçon aux cheveux bicolores...

— Personne, fit un jeune policier qui venait de débuter depuis un mois. Le quartier est désert.

— Pourtant, il est quelque part, j'en suis sûr. Fouillez encore.

— Bien, monsieur.

Il avait emmené avec lui toute une patrouille de jeunes recrues qui ne demandaient pas mieux que de faire du zèle pour retrouver un kidnappeur éventuel (et un dangereux fou criminel, avait-il aussi ajouté pour faire bonne mesure). Certes, il y avait encore beaucoup d'incertitudes dans cette affaire mais il avait l'intime conviction que bien des questions trouveraient leur réponse bientôt... Une fois qu'ils auraient mis la main sur Akira Tôya. Son instinct ne le trompait jamais à ce sujet.

— Excusez-moi... fit la voix timide de Mitsuko.

Elle avait tenu à accompagner Morimoto en apprenant qu'il était peut-être sur une piste pour retrouver Hikaru. Son coeur de mère l'avait emporté sur sa nature réservée ; et même si elle n'était pas particulièrement à l'aise en sortant de la voiture de police qui l'avait amenée jusque-là, le regard déterminé qu'elle avait lancé sur le site en démolition et surtout sur les ruines du tunnel était plus intimidant que toute une armée de soldats partant pour la guerre.

— Vous pensez que Hikaru se trouve ici ? demanda-t-elle, la voix blanche, en fixant l'entrée à moitié affaissée du tunnel. Avec Akira ?

— J'en suis quasi certain, dit Morimoto avec la confiance d'un chien de chasse qui venait de renifler la piste fraîche d'un cerf. J'ai téléphoné moi-même au professeur Ôkido, il avait en effet un rendez-vous avec ce gamin mais il ne s'est jamais présenté et je ne crois pas qu'il le fera, puisqu'il se trouve ici. Sûrement en train de vérifier que Hikaru est encore là.

— Mon Dieu... alors c'est bien lui ? Celui qui a...

— J'en ai bien peur.

— Mais il a l'air si... je veux dire...

— Si gentil ? Si bien élevé ? Croyez-moi, j'en ai vu dans ma carrière, des jeunes gens qui avaient l'air d'être au-dessus de tout soupçon. Ce sont généralement les pires. J'ai mené ma petite enquête. Il semblerait que notre gentil Akira soit parti de chez lui suite à un désaccord familial lié à son... orientation sexuelle. Sa mère voulait notamment qu'il voit Ôkido à cause de son attirance pour les personnes de son sexe.

— Vous voulez dire qu'il est... Mais ça ne suffit pas pour faire de lui un kidnappeur !

— Ça, non. Mais l'obsession morbide qu'il témoigne à Hikaru depuis l'âge de douze ans n'est pas normale. Et aussi la manière qu'il a de lui tourner autour. Ils sont tout le temps fourrés ensemble ! Je le sais, à chaque fois que je le surveille ou presque ils sont tous les deux en train de faire un truc en relation avec le go !

Mitsuko rougit.

— Je suis désolée de vous avoir imposé ça...

— Ce n'est rien. Et vous aviez raison. Si seulement je n'avais pas été travailler ce jour-là...

— Ce n'est pas de votre faute ! Vous ne pouviez pas savoir !

Comment aurait-il pu, en effet ? Cela faisait déjà deux ans qu'il surveillait Hikaru en cachette, depuis la fugue de celui-ci en fait. Mitsuko avait été si inquiète qu'elle avait rappelé l'inspecteur avec qui elle gardait une correspondance discrète et lui avait anxieusement demandé de veiller sur son fils. L'épisode de sa fugue l'avait fortement ébranlée ; et Hikaru se comportait de manière tellement étrange depuis quelques années... Elle n'avait pas osé en parler à son mari qui était si obnubilé par son travail. Elle se rendait compte du service énorme qu'elle demandait à Morimoto mais la sécurité de son fils valait bien tous ces sacrifices. L'inspecteur semblait être de son avis, puisqu'il avait accepté le travail de filature qu'il effectuait une fois son travail officiel fini. Hikaru ne s'était jamais douté de rien. En échange, le passionné de photographie et le père par procuration qu'il était pouvait prendre autant de photos qu'il le désirait du jeune garçon et de son entourage. Il les collectionnait et les réunissait dans un album géant qui retraçait la croissance de Hikaru. Il espérait qu'en accumulant les clichés et en les montrant patiemment à son épouse, celle-ci sortirait de la dépression catatonique dans laquelle elle était plongée depuis des années et redeviendrait la femme douce et pleine de vie qu'il avait aimée, au lieu de l'enveloppe vide qui l'attendait chaque dimanche dans cette clinique de Kyôto.

— On l'a trouvé ! s'écria l'un de ses hommes à l'entrée d'un immeuble misérable qui se trouvait en face du tunnel. Il y a des empreintes, ici !

— Bingo.

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Akira l'avait trouvé ! Il était là, dans la poussière, seul et inconscient, nu sur le sol. La pièce était d'une saleté répugnante. Des miroirs, des dizaines de miroirs étaient accrochés ça et là, des dizaines de poupées déformées décoraient l'espace, rouge et terre... Au centre se trouvaient un lit en fer à moitié rongé par la rouille, des bouts de verre et une traînée sanglante. Les fenêtres étaient barricadées et ne laissaient passer qu'une faible lumière. Le visage sale de Hikaru, son corps lamentablement allongé par terre, la main tendue vers la sortie...

— Shindô ! hurla-t-il en se précipitant, le regard paniqué.

Était-il arrivé trop tard ? Son ami avait-il abandonné toute lutte ?

— Shindô, je t'en prie, fit-il d'une voix cassée en le soulevant avec précaution, calant sa tête sur ses genoux, ouvre les yeux, réponds-moi... Shindô... Hikaru...

Il s'était mis à pleurer, doucement. Pas un mouvement n'agitait le corps immobile de son ami, pas un souffle ne venait le rassurer sur son état. Empli de douleur, Akira resta indécis un long moment, à presser Hikaru sur son coeur, essuyant d'une main malhabile la crasse sur ses joues. Il n'entendit pas les cris furieux qui traversèrent l'air ni les pas énergiques qui firent voler la poussière du taudis.

Il fut violemment tiré en arrière, on lui enleva son ami de force malgré ses efforts rageurs et il hurla, hurla... jusqu'à ce qu'il sentit un coup puissant heurter son ventre en lui coupant le souffle.

Akira s'écroula au sol, le nom de Hikaru vibrant encore sur ses lèvres. La dernière image qu'il vit avant de fermer les yeux fut celle de la silhouette translucide d'un homme habillé à l'ancienne avec un grand chapeau, qui lui fit un vague sourire triste.

Les ténèbres l'engloutirent.

À suivre...