Chapitre 15 : Une lame affûtée

Mozart s'ennuyait depuis son arrivée au palais en début d'après midi. Le soleil s'était couché depuis une bonne heure déjà, mais il avait continué de travailler pour combler son ennui. A sa grande déception, Salieri n'était pas venu de la journée. Il n'en était pourtant pas surpris, après la soirée qui s'était passée il y a quelques jours, le compositeur n'avait sûrement pas envie de croiser du monde, et ce même si personne, mis à part lui, n'avait constaté toute l'étendue de son état lors de l'événement. Wolfgang soupira. Si son maestro ne venait pas à lui, c'est lui qui irait lui rendre visite. Il ferma son bureau et quitta le grand édifice impérial en direction de l'adresse de l'italien. Il frappa poliment à la porte, mais personne ne vint lui ouvrir.

- Ah oui c'est vrai, se fit-il la remarque à voix haute, les domestiques ne restent pas la nuit. Mais pourquoi ne vient-il pas m'ouvrir lui même ?

Inquiet, il abaissa la poignée, et par chance, la porte s'ouvrit. Ce n'était pas normal, aussi prit-il le soin de verrouiller derrière lui. Il gravit les longs escaliers de la demeure et il traversa silencieusement le couloir jusqu'au bureau de son aîné. Il toqua avant d'entrer, mais la pièce était vide. L'autrichien revint sur ses pas pour voir la chambre de son maestro, mais il n'y avait personne non plus. Une plainte sonore résonna derrière lui. Un gémissement de douleur. Son cœur rata un battement et il se précipita vers l'origine du son, la salle de bain. Ouvrant brusquement la porte, il tomba alors sur un triste spectacle. Antonio était sur le sol, à genoux, et il se tenait le poignet tout en grimaçant de douleur. Son avant bras était profondément ouvert, et son sang se déversait avec fluidité, tâchant sa chemise blanche comme le carrelage immaculé. La lame, recouverte elle aussi d'hémoglobine, était posée à terre, près de lui, comme s'il l'avait lâchée après s'être coupé.

- Maestro ! s'écria aussitôt le plus jeune avec horreur dès qu'il l'aperçut.

Salieri, qui avait relevé subitement la tête, écarquilla les yeux de terreur. Mozart voulut se précipiter vers lui pour l'aider, mais le maître de la chapelle s'était déjà remis sur ses pieds, et, avec une force surprenante, il plaqua son cadet contre le mur de son bras intact, et il plongea son regard dans celui de son invité imprévu. Le blond put alors constater la panique, la souffrance et la peur qui faisaient briller ses iris sombres. Il semblait furieux, mais il était en réalité juste apeuré.

- Jurez maintenant que vous ne direz rien à personne de ce que vous venez de voir !

Antonio Salieri, éternellement effrayé par tout ce qui pouvait entacher sa réputation. Wolfgang hocha la tête du mieux qu'il put, maintenu fermement par le col de sa chemise.

- Promis, mais faites attention, vous perdez beaucoup de sang...

Comme pour lui donner raison, le compositeur fut alors pris de vertiges. Ses yeux révulsèrent et il lâcha son cadet pour ensuite perdre son équilibre et s'affaisser. Mozart passa aussitôt ses bras autour de lui pour l'empêcher de tomber brusquement au sol, et il l'accompagna doucement pour le poser par terre. A genoux l'un en face de l'autre, Salieri, le visage pâlissant au fil des secondes, regretta sa violence soudaine à l'encontre de l'autrichien, qui était si prévenant à son égard. N'en pouvant plus de ses émotions si fortes qu'il muselait depuis tant d'années, il fondit en larmes, la tête basculant en avant sur l'épaule de son interlocuteur. Surpris, Wolfgang le prit dans ses bras, caressant doucement ses cheveux de jais. Mais, pressé par le sang qui s'écoulait de son bras, il mit vite fin à cette étreinte et il lui saisit le poignet pour regarder l'étendue de la blessure. Il releva la tête, fixa les étagères, et prit ce qu'il lui fallait pour s'en occuper. Il n'avait pas beaucoup de notions médicales, mais ayant été un enfant turbulent et agité, il s'était de nombreuses fois blessé, aussi avait-il souvent regardé sa mère recoudre ses plaies. Il imbiba un coton d'alcool avant de le presser contre l'avant bras du musicien, qui grimaça de douleur, toujours parcouru de sanglots. Le blond désinfecta ensuite une aiguille, et il recousît la blessure du mieux qu'il le pouvait. Heureusement, il était très minutieux et très adroit de ses mains grâce à sa dextérité de musicien. Lorsqu'il eut terminé, il observa son œuvre, et, relativement satisfait, il enroula autour du membre blessé un tissu blanc immaculé. En observant son travail, il n'était toutefois pas passé à côté des diverses cicatrices, plus ou moins anciennes, sur la peau si pâle d'Antonio. Celui ci gardait les yeux au sol, pleurant toujours, mais en silence. La blessure soignée, l'autrichien entreprit de nettoyer le sol, effaçant la petite mare de sang qui s'était formée ainsi que les traces rouges, vestiges des mouvements de Salieri. Voyant ce dernier amorphe, le musicien virtuose le saisit par les épaules pour l'emmener dans la chambre, où il lui enleva sa chemise blanche tâchée pour lui enfiler une tunique propre. Le maître de la chapelle était immobile, il se laissait faire sans rien dire, tel un pantin désarticulé, et Mozart s'accroupit devant lui pour le regarder. Des larmes glissaient toujours le long de ses yeux, et cela lui brisa le cœur. D'un geste doux, il lui essuya les joues avec ses pouces, avant de murmurer.

- Descendons dans la cuisine, je vais vous faire un chocolat chaud.

Il l'entraîna avec lui dans le couloir, puis les escaliers, faisant garde à ce qu'il ne trébuche pas, mais le brun avançait machinalement, comme un automate, sans rien exprimer de plus. Ils arrivèrent dans la pièce vide, et Wolfgang fit asseoir son aîné sur une chaise avant de fouiller dans les placards à la recherche d'une casserole, de lait et de chocolat. Quelques minutes après, il posa la tasse fumante devant son maestro et il s'assit à côté de lui, le regard inquiet. Mais Antonio parla d'une voix rauque et brisée avant qu'il n'ait pu le faire.

- Qu'est ce que vous faites là ?

Il n'y avait pas de reproche dans sa question, simplement de la curiosité. Il avait les yeux rouges, ses joues aussi étaient teintées d'écarlate malgré la pâleur de son visage, et il semblait tellement fragile en cet instant. Mozart sourit.

- Je ne vous avais pas revu depuis l'autre jour, après la soirée. Je voulais prendre de vos nouvelles. J'ai frappé, je vous le jure, mais personne n'a répondu, alors je suis entré parce que j'étais inquiet. Surtout que votre porte était ouverte, ce n'est pas prudent, maestro. D'autant plus quand vous êtes seul.

- Je n'y ai pas pensé...

Il baissa de nouveau les yeux.

- Vous devez me trouver bien pathétique Mozart... N'importe qui serait consterné de me savoir ainsi, alors que j'ai pourtant un travail prestigieux et une carrière réussie... Si vous saviez comme je me hais...

- Non, non... répondit aussitôt son cadet en posant sa main sur la sienne, posée avec désinvolte sur la table. Maestro, regardez moi.

L'italien leva doucement la tête.

- Vous avez le droit de vous sentir mal, vous avez le droit d'être malheureux, d'avoir envie de pleurer, d'être triste et toute autre émotion. Votre rang, votre succès, tout ça ne sont pas des raisons qui vous obligent à vous sentir bien. Vous êtes un homme, Antonio Salieri, pas une coquille vide. Je sais que vous n'aimez pas montrer ce que vous ressentez, mais vos pulsions, aussi violentes soient-elle, ne sont pas une faiblesse. Vous avez le droit de ressentir.

Il laissa ses doigts caresser doucement le bandage qu'il lui avait fait.

- Je suppose que ceci vous permet de canaliser toutes ces choses si puissantes que vous ne voulez pas éprouver...

Antonio hocha la tête.

- La douleur surpasse les émotions, ça me donne un peu de répit.

- Maestro, faites attention à ça, vous pourriez vous tuer...

- Est ce que ce serait vraiment plus mal ?

Encore une fois, il sentit son cœur s'émietter. Le compositeur impérial se sentait donc mal au point de vouloir mourir.

- Ce serait horrible, maestro. Que ferai-je sans vous ? Je ne veux pas vous perdre...

Puis, voulant ajouter un peu de légèreté à sa confession soudaine, il souffla.

- Vous ne comptez tout de même pas abandonner ce pauvre Rosenberg dans la dure labeur de me supporter alors que vous seul avez un minimum de contrôle sur mon excentricité ?

Salieri sourit doucement, amusé par la phrase. Wolfgang lui désigna la tasse, qui attendait toujours sur la table.

- Buvez tant que c'est chaud.

Lentement, le plus âgé s'empara du récipient pour boire une première gorgée. Il ne sut pas si c'était la boisson ou le jeune homme qui réchauffa ainsi son être, mais il porta son regard sur le blond avant de murmurer doucement.

- Merci...