Bien le bonsoir!

Même si ce chapitre est écrit depuis bientôt deux ans, il m'a fallu du temps pour me motiver à le retranscrire. Et dans une vague de motivation envers Patria à la logique et la fréquence inexplicables, j'ai commencé le chapitre XII. J'espère bien rester motivée jusqu'au chapitre XIII, qui est sans doute mon élément préféré de la fic entière eheh mais vous avez appris à ne plus me faire confiance en termes de publications je suppose.

Anyway, j'espère que ce chapitre vous plaira et que vous aurez le temps et le coeur de laisser une review !

Bonne lecture.


Chapitre XI

Crète, mars 1937.

Lovino et Gilbert, les bras chargés de courses, regagnèrent brièvement le bateau. Le petit équipage mouillait au port d'Héraklion depuis la veille. Lovino était à la fois terriblement excité de se trouver sur ces terres ancestrales, berceau de civilisation occidentale – il avait depuis bien longtemps développé un intérêt pour l'archéologie, au-delà de ses expéditions nocturnes dans les catacombes et son emploi de journaliste pour le quotidien fasciste. Il avait d'ailleurs caressé l'espoir de pouvoir visiter le musée archéologique, mais avait rapidement compris qu'ils manqueraient de temps pour s'adonner au tourisme. Pour l'heure, ils avaient une mission d'un tout autre ordre à accomplir.

L'enthousiasme de Lovino se voyait ombragé par le climat tendu au sein même de l'île, en proie aux coups d'état militaires. D'après Antonio, c'était une chance : personne ne leur prêterait attention et un envoyé léniniste était sans doute le cadet des soucis de la population crétoise. Pour sa part, l'Italien n'y voyait, et d'un œil sombre, qu'une civilisation jadis rayonnante, mère de la démocratie, qui allait elle aussi tomber sous le joug de l'autoritarisme et de la dictature.

Il pensait au soleil couchant de Rome sur ses ruines comme au crépuscule de la République. La veille, alors qu'ils touchaient aux côtes crétoises, devinant dans la nuit tombante les silhouettes d'anciens temples et de mosquées désertées, il avait eu un même pincement au cœur en songeant aux fragments anciens de sa propre liberté.

Ils déposèrent les provisions à Diego, qui s'occupait justement de leur souper, une spécialité de poisson de chez lui adaptée aux denrées qu'ils avaient pu trouver en Méditerranée. Puis ils remontèrent sur le pont. Ils avaient convenus de retrouver Antonio, Francis, Arthur et Alfred au bar où ils avaient rendez-vous avec leur dignitaire soviétique. L'atmosphère sur le bateau était tendue depuis qu'ils avaient accosté, la veille. Antonio avait été particulièrement tendu, et cela ne rassurait pas Lovino, que du contraire. Il semblait redouter que leur conseiller militaire ne soit d'aucune aide, ou pire, qu'il empire la situation pour la fragile République espagnole.

Ils retournèrent sur la terre ferme en échangeant quelques mots en italien, s'attirant des regards hostiles de qui pouvait les entendre et reconnaitre leur idiome. Ils atteignirent sans peine la taverne qu'ils avaient repérée, à quelques rues du port. C'était une cave enfumée et bruyante, où l'on jouait du bouzouki en buvant toutefois du raki artisanal. Les deux matelots repérèrent Willem, non loin de l'entrée, qui feignait de lire un journal en buvant café sur café – il serait infernal le soir même – tout en surveillant discrètement les allées et venues. Ils l'ignorèrent pour gagner un coin reculé de la salle, basse de plafond, où siégeait une tablée de cinq personnes : Antonio, Francis, Arthur, Alfred, et celui qu'ils identifièrent comme leur conseiller militaire.

C'était un homme d'au plus quarante ans, bien charpenté, les cheveux d'un blond cendré presque gris, les yeux tels deux lacs de givre sibérien. Il faisait de son mieux pour se montrer affable, arborant un sourire aimable. L'expression intraitable que lui retournait Alfred semblait indiquer que ses efforts n'étaient pas forcément payés de succès. Néanmoins, Gilbert songea instantanément que ses yeux étaient doux, et fut enclin à lui faire confiance. Il s'agissait, certes, d'un communiste, mais il paraissait n'avoir rien en commun avec les brutes assoiffées de sang qu'il avait observées de loin à Berlin, presque une décennie plus tôt. Mais il resterait sur ses gardes. Si l'homme avait survécu à la Révolution, il ne devait pas tenir de l'enfant de chœur non plus.

Antonio intercepta le regard de Lovino. Il était assis à côté du colosse, tourné vers l'entrée, bras croisés sur la table. Il sourit, ce qui soulagea un tant soit peu l'Italien, et les invita à les rejoindre. Les hommes se serrèrent un peu plus autour de la table et Lovino et Gilbert échangèrent une poignée de mains avec le Soviétique, alors qu'Antonio les présentait d'un ton qui chantait le sentiment de confiance qui l'animait.

« Lovino et Gilbert. »

Il baissa la voix pour introduire le consultant :

« Je vous présente le Lieutenant Braginski. »

« Mais par pitié, appelez-moi Ivan. » sourit ce dernier.

C'était presque absurde d'entendre l'espagnol rouler sur ses lèvres. Mais Lovino estima qu'il se débrouillait beaucoup mieux que lui dans la langue de Cervantès et en fut un peu honteux, lui qui parlait couramment une autre lingua del sí. Ils s'assirent parmi la troupe, qui reprit sa conversation quant à la stratégie qu'il faudrait adopter à Madrid, le moment venu.

La discussion se poursuivit en espagnol, et Lovino perdit très rapidement le fil, discriminant çà et là des mots dont il ignorait la signification. Il se laissa bercer par les accents enthousiastes de la voix d'Antonio, attrapant au passages quelques précieuses étincelles d'espoir dans ses yeux.

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Ce fut une nuit détendue et enjouée sous le ciel crétois. Ils mangèrent tous ensemble dans la cale du bateau, se délectant des mets préparés par Diego et, peut-être, d'un peu trop de vin qu'ils avaient emporté en plus des faux tonneaux. Ivan semblait trouver aisément sa place dans le groupuscule, même s'il demeurait timide. Il avait trouvé chez le Cubain un interlocuteur de choix pour échanger sur les idées marxistes.

Une fois les assiettes et les verres vides, l'équipage se sépara. Willem partit prendre la barre, Arthur et Francis se chargèrent de la vaisselle. Les autres allèrent se coucher. Peu avant minuit, ils levèrent l'ancre.

Lovino s'était attardé sur le pont après qu'il eut constaté qu'Antonio y grillait une dernière cigarette avant le sommeil. C'était une nuit fraiche mais paisible. Une légère brise jouait dans les boucles de l'Espagnol où se reflétaient aussi les lumières des astres. Ils avaient peu été seuls depuis la Sicile, et Lovino avait remarqué qu'il aurait aimé qu'il en allât autrement. Il n'avait pas la prétention de se faire passer avant l'Espagne libre parmi les préoccupations du Républicain, mais il était arrivé à la conclusion qu'il pouvait bien quémander un peu d'attention. Et ce, pour le bien d'Antonio lui-même. Antonio qui veillait sur sa patrie, Antonio qui veillait sur ses amis, Antonio qui n'avait personne pour veiller sur lui en retour avec le même dévouement. C'était la mission sacrée que Lovino avait désormais décidé d'endosser et d'accomplir avec zèle.

« Tu devrais profiter que la nuit est calme pour te reposer. » dit Antonio en expirant une fumée âcre, brisant le silence sans même se tourner vers Lovino. « Ce voyage t'a épuisé. »

« Je n'ai pas le pied marin, c'est un fait. » répondit Lovino, rejoignant précautionneusement l'Espagnol derrière le bastingage. « Mais je dormirai quand je serai mort. Ou quand on sera rentré. »

Antonio eut un geste superstitieux à cette parole, que l'Italien n'identifia pas vraiment.

« Ce voyage n'est pas si déplaisant. » confessa-t-il encore.

« Tu le penses ? Vraiment ? »

« J'en ai beaucoup appris sur toi, Antonio. » dit-il avec un sourire, en levant enfin les yeux vers les émeraudes. « Je suis content que tu ne sois pas celui que j'avais imaginé. »

L'Espagnol eut un sourire triste.

« J'ai bien peur d'être celui que tu avais imaginé. Être loin de l'Espagne te donne simplement l'impression que je suis une meilleure personne. Je suis désolé de ne pas pouvoir être celui que tu voudrais que je sois. »

« Oh, non, ne sois pas désolé. Tu as toujours été celui qu'il fallait que tu sois. Tu te souviens ? Quand on est arrivés, dans l'avion… Tu nous as laissé une chance. Tu m'as emmené en sécurité, tu as pris soin de moi. Tu m'as fait confiance. J'ai mis du temps à m'en rendre compte, mais tu es celui dont j'avais besoin. »

« Je suis sûr, vraiment, que tu dis ça à cause de l'air marin… » tenta Antonio avec gêne.

« Ainsi soit-il. » trancha Lovino. « Mais je me fiche de ce que je découvrirai peut-être, ou peut-être pas, à notre retour en Espagne. Je veux te donner une chance, à mon tour. »

Antonio eut un sourire vague et écrasa sa cigarette presque distraitement sur le bastingage. Il planta ses yeux dans les ambres de Lovino.

« Si tu insistes, alors je… »

Il n'eut pas l'occasion de poursuivre. Lovino captura ses lèvres et ils échangèrent un long baiser enflammé qui aurait pu leur faire oublier la froideur d'une nuit de mars en pleine mer, ou les faire passer par-dessus bord. Antonio lui répondait d'abord maladroitement, mais avec une assurance croissante, et davantage de plaisir aussi, à mesure qu'il se débarrassait de sa surprise initiale pour apprécier cette étreinte inattendue à sa juste valeur.

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Gilbert ne dormait pas encore quand Lovino regagna leur cabine, les cheveux moites d'ondes marines, un sourire stupide aux lèvres et les joues rosies par tout autre chose que le froid, selon les déductions du Germanique. À la lumière d'une lampe, assis à la petite table où Lovino écrivait d'ordinaire dans son journal, l'albinos lisait une lettre d'aspect ancien en jouant distraitement avec les perles d'un komboloi entre les doigts de sa main droite, qui retrouvait lentement mobilité et dextérité.

Il rangea immédiatement la lettre à l'arrivée de Lovino, mais sans se presser, et son expression jusqu'alors sérieuse, presque mélancolique, se fendit d'un sourire goguenard devant le visage bienheureux du jeune Italien.

« Hé bien, hé bien ! Regardez-moi ça ! Aurais-tu aperçu une sirène, Vargas ? »

« Seulement si les sirènes peuvent être mâles et tenir sur deux jambes. »

Gilbert marqua une pause de réflexion pendant quelques secondes, puis lâcha :

« Et pourquoi pas ? Je crois que tu tiens une idée de conte pour enfants, petit génie. Tu as déjà pensé à écrire ? »

« Très drôle. » grinça Lovino.

« Raconte-moi. » le pria Gilbert, redevenu sérieux, avec douceur. « On vit une époque trop merdique pour que tu gardes tes bonnes nouvelles pour toi. »

« Je suppose que tu as raison. »

Il entra plus avant dans la cabine, suspendit sa veste et ôta sa chemise pour s'en sécher les cheveux sommairement. Un peu gêné, il s'assit en tailleur à même le sol et commença à délacer ses chaussures pour éviter de croiser le regard de Gilbert.

« Antonio me plait. Beaucoup. Physiquement aussi. Tu vois ce que je veux dire ? »

Il risqua un œil vers Gilbert. Son sourire était toujours là, bien en place sur ses lèvres, mais avec une autre nuance. Un sourire bienveillant qui l'encourageait à en dire plus, mais mélancolique aussi, peut-être. Lovino n'était pas bien sûr. Il fronça les sourcils, inconsciemment. Il ne s'attendait pas à une réaction aussi paisible de la part du Germanique. Il attendait au mieux une boutade, au pire des injures. Mais rien de tout cela. Il se sentit en confiance et poursuivit.

« On s'est embrassés sur le pont, tout à l'heure. » confessa-t-il enfin.

« Tu l'aimes ? » demanda Gilbert dans un murmure.

« … Je ne sais pas. »

« Tant mieux. »

Cette réponse agaça Lovino. Gilbert le jugeait-il quand même, finalement ?

« Pourquoi tu dis ça ? » demanda-t-il, hargneux.

« Parce que ce n'est pas la bonne époque pour être amoureux, Lovino. C'est un fait. Le monde court à sa ruine, on est au milieu d'une guerre civile, au bord d'une autre Grande Guerre. Ce n'est pas le bon moment pour avoir quelque chose… Quelqu'un à perdre. Crois-moi. »

Lovino allait répliquer – que c'était peut-être justement le meilleur moment, parce que ce serait le dernier moment, pour aimer, pour apporter une lumière d'espoir, pour garder une raison de vivre, parce que c'était aussi maintenant ou jamais. Mais il comprit Gilbert. Il comprit qu'il ne pensait pas à mal dans ses paroles, au contraire. Il voulait son bien à lui, et lui épargner des illusions menant à davantage de maux. Et il comprenait aussi que cette stratégie pessimiste prenait racines dans le propre vécu de Gilbert.

Donc il mit de côté sa répartie et scruta le visage d'albâtre. C'était lui qui évitait son regard à présent. Alors, Lovino demanda doucement :

« Que s'est-il passé avant que tu quittes l'Allemagne, Gil ? »

Le mécanicien renifla en clignant des paupières, sans doute pour chasser des larmes qui n'avaient que trop coulé par le passé et qui avaient été convoquées par les souvenirs toujours présents à son esprit.

« Une histoire banale en Allemagne. » répondit-il enfin. « On était heureux. Hitler est arrivé. Au début, on s'en fichait, on se disait que ça irait, on était heureux. » répéta-t-il. « Puis il a grignoté de plus en plus d'aspects de nos vies. On pensait toujours que ça irait, qu'on s'en sortirait, qu'on partirait quand ça tournerait vraiment trop mal, tu comprends ? Un jour je suis rentré de l'usine et l'appartement était vide. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de Roderich. Il est… Il était juif, tu sais. Des Juifs qui disparaissent sans laisser de traces, ça arrive des centaines de fois par jour en Allemagne. »

Lovino accusa le coup et garda le silence. Il avait l'impression de réellement cerner Gilbert pour la première fois depuis qu'ils s'étaient rencontrés. Un cœur écorché vif qui n'avait plus rien à perdre, parce qu'on lui avait déjà tout pris, et qui n'avait détesté qu'une chose plus fort que de travailler pour ses ennemis : rester là où tout avait disparu, où rien ne l'attendrait plus jamais.

« Ne me dis pas que tu es désolé. » le pria Gilbert d'une voix rauque et basse.

« Je ne dis rien. » rétorqua Lovino.

Gilbert lui sourit, comme s'il avait su qu'il comprendrait. Lovino comprenait en effet. Mais il ne comprenait pas comment l'Allemand parvenait à rester un tant soit peu sain d'esprit.

« On dort ? » suggéra Lovino.

« Avec plaisir. »

En silence, les deux hommes se préparèrent pour la nuit, éteignant la lampe, et se mirent au lit. L'Italien allait souhaiter une bonne nuit à son ami lorsque celui-ci prononça son nom.

« Lovino ? »

« Oui ? »

« Je suis content pour toi et Antonio, tu sais. C'est juste que… J'ai peur pour vous. »

Lovino sourit dans la pénombre.

« Je sais. Merci. Bonne nuit, Gil. »

« Bonne nuit. »


Notes

La situation politique de la Grèce (et partant, de la Crète) est très troublée dans les années 30. Plusieurs coups d'état aboutissent à l'instauration d'un régime dictatorial et militaire.

Cervantès: auteur espagnol des XVI-XVIIe siècles, son oeuvre la plus célèbre est Don Quixote.

Lingua del sí : une façon ancienne de catégoriser les langues, qui remonte à Dante, basée sur l'expression du "oui". On a donc la langue d'oïl (futur français), la langue d'oc, la lingua del sì (l'italien). Mais bon, "oui" se dit aussi "si" en espagnol, donc voilà.

Le bouzouki est un instrument de musique emblématique de la Grèce. Le raki, en revanche, est un alcool plutôt associé à la Turquie mais largement répandu et fabriqué en Grèce (en tout cas en Crète de mon expérience).

Le Komboloi est une sorte de chapelet, dans le sens où c'est un "collier" de perles, mais sans connotation religieuse. Les Grecs en ont souvent un avec eux pour leur porter chance et le triturer occupe les mains et passe le temps.

N'hésitez pas à m'écrire pour me dire ce que vous avez pensé de ce chapitre !

À bientôt !