Notes
Casting hypothétique :
Tony Plana dans le rôle d'Enrique Ordóñez.
-o-
Encore tout chaud, le café sortit de la verseuse pour se déverser dans la tasse tout juste vidée.
— Revoudriez-vous du café, Monsieur le Maire ? Demanda Jocelyn Hodgson à l'homme assis en face d'elle.
— Non merci Jocelyn, répondit celui-ci, un sexagénaire maigre avec des cheveux blancs coupés courts et au visage impeccablement rasé.
Jocelyn reposa la verseuse sur la table, juste à côté d'un cendrier contenant un mégot écrasé encore fumant et dont l'odeur était repoussée par un léger vent en direction du maire du canton de Burgo Nuevo, Enrique Ordóñez, qui plissa du nez.
Une fois leur tour du domaine et leur réunion subséquente avec la directrice terminée, les élus locaux et la presse étaient partis et seul le maire était resté. Lui et Jocelyn s'étaient assis au niveau supérieur de la terrasse de la hacienda, qui surplombait le niveau inférieur et ses parasols, transats et sa piscine très bien entretenue. Bien qu'elle bordait l'enclos des shantungosaures et la Plaine Crétacé, la terrasse donnait surtout sur la seconde et la clôture et le bord de la piscine étaient si proches que si l'enclos avait contenu de grands sauropodes comme Giraffatitan ou Mamenchisaurus, ces derniers auraient pu aisément passer leur long cou par-dessus la clôture pour boire l'eau de la piscine. En plus de cette vue de choix sur l'enclos et ses occupants, la terrasse offrait un panorama sur le Monte Nebuso, les vallons et crêtes des environs, ainsi que l'espèce de plateau traversé par la voie ferrée et la Celeste en amont des gorges de cette dernière. En regardant en direction du Monte Nebuso, un observateur attentif aurait remarqué la présence d'un viaduc ferroviaire détruit qui surplombait la voie que le train d'InGen allait emprunter.
Enrique prit sa tasse à moitié vide et la remua légèrement avant de la porter à sa bouche. Tout en buvant, il regarda les dinosaures dans l'enclos, essayant de se rappeler de leurs noms.
Se désaltérant au point d'eau, il y avait un troupeau d'une douzaine de dinosaures à bec de canards, constitué de deux espèces différentes. Le maire compta cinq corythosaures, quatre adultes et un jeune ; et sept Parasaurolophus, cinq adultes et deux jeunes. En plus de la forme particulière de leurs crêtes respectives, les deux espèces pouvaient être aisément différenciées par leurs couleurs. Là où les premiers avaient une crête mauve et un corps marbré de jaune et taché de noir, les seconds présentaient deux variétés : Là où certains individus étaient verts avec des rayures noires, d'autres étaient beiges avec un dos et une crête roussâtres ainsi que des rayures brun sombres.
Tandis que les hadrosaures occupaient un côté du point d'eau, l'autre l'était par deux dinosaures bipèdes avec des marbrures bleues particulièrement prononcées et dotés d'un grand et épais dôme osseux au sommet du crâne, des Pachycephalosaurus.
Enfin, près de la clôture, mangeant les feuilles des buissons ou grattant le sol, il y avait une petite troupe d'autres bipèdes au dos moucheté de blanc, bien plus graciles que les pachycéphalosaures, avec des jambes musclées et une longue queue. Là où un individu un peu plus gros que les autres avait un corps roux et des caroncules rouges, la plupart avaient un corps beiges et étaient dépourvus de caroncules. C'était là des dryosaures, qui étaient à Jurassic World ce que les impalas et les gazelles sont aux réserves safaris.
Enrique se souvenait encore du jour où on avait annoncé qu'InGen revenait en force au Costa Rica pour préparer un projet de grande envergure avec le soutien du milliardaire indien Simon Masrani et de son conglomérat, et qu'ils allaient réinvestir leur ferme expérimentale au sud de la ville, qu'ils avaient délaissé dans les années ayant suivi l'incident de Jurassic Park. C'était vingt ans auparavant et il faisait alors partie de l'équipe de l'ancien maire. Le retour d'InGen avait suscité de la méfiance mais Simon Masrani en personne avait assuré à Burgo Nuevo qu'il avait les choses sous contrôle et il se montra généreux envers le canton et ses élus, faisant disparaître nombre de craintes que certains avaient, et lorsque les animaux qu'InGen éleva à la Ferme partirent pour Isla Nublar, la situation se détendit totalement, étant donné qu'il ne restait plus que des plantes sur place. Par la suite, la Ferme retrouva son rôle originel et ne fut que parfois utilisé comme centre de quarantaine pour les animaux qu'InGen expédia dans des zoos étrangers aux quatre coins du globe. Ainsi, l'entente régna pendant des années entre InGen et Burgo Nuevo, jusqu'à la chute de Jurassic World. Lorsque la direction de la multinationale avaient annoncés que la Ferme accueillerait ceux que les costaricains eurent tôt fait de surnommer Les Réfugiés de Nublar, les craintes du début du millénaire revinrent, plus fortes que jamais et encore une fois, certaines réticences furent calmées avec des pots-de-vin. Mais Enrique savait que la situation n'était pas la même que lors de la venue de Masrani, et depuis à la Chute, il avait l'impression qu'une épée de Damoclès pendait au-dessus de son canton. Il regrettait aussi qu'il ait affaire à Jocelyn Hodgson et non à l'ancien directeur. Celui-ci, costaricain contrairement à elle, était même devenu l'un de ses meilleurs amis.
Un long et puissant cri cuivré, poussé par un hadrosaure hors de son champ de vision, le sortit des pensées.
— Ils en font du bruit dîtes-moi, dit-il à la directrice.
— Oh ça oui, vous pouvez me croire. Ces saletés m'empêchent de dormir. Et quand ce n'est pas eux, ce sont les cigales ou les grenouilles, pesta-elle.
— Vous ne vous y êtes pas toujours habituées à ces dernières ? Dommage, leur chant a pourtant un certain charme. Aux Etats-Unis, vous avez grandi en ville ou à la campagne ?
— A la campagne pourtant. Mes parents ont un ranch avec des chevaux, à quelques heures de route au nord de New York. Mais on n'a jamais été embêté par les grenouilles, cigales ou criquets.
Le maire hocha de la tête.
— Comme vous devez vous en doutez, vous n'êtes pas la seule dérangée par les dinosaures, lui fit-il remarquer. Des riverains viennent parfois se plaindre à la mairie pour les nuisances sonores qu'ils occasionnent et tout ce que je peux leur dire, c'est de prendre leur mal en patience. L'annonce de leur départ prochain a été un soulagement. Il nous fera du bien à tous, aussi bien à nous, Bourgouniauds, qu'à vous, Jocelyn. Bien sûr, des locaux perdront des emplois, et j'ose espérer qu'ils recevront les compensations que vous leur avez promises, mais la Ferme n'a toujours représenté qu'une partie mineure de l'économie locale, loin derrière le tourisme, l'agriculture et la sylviculture. Les choses devraient redevenir comme avant et comme la pluie, InGen n'aura fait que passer.
Regardant du côté de l'enclos, Jocelyn constata que des nuages gris se rassemblaient à l'ouest et se rapprochaient doucement. Il allait pleuvoir ce soir.
— Oui, répondit-elle tout en s'allumant une nouvelle cigarette, et vous pourrez dire aux forestiers et éleveurs voisins d'arrêter de nous espionner. Le commandant Austin m'a rapporté cela il y a des mois.
Enrique croisa ses doigts et soupira.
— Si je garde un œil sur cet endroit, c'est car je suis inquiet Jocelyn… Masrani Global est en train de vous abandonner, l'ONU vous considère avec méfiance, tout comme le gouvernement… En politique, ce n'est jamais bon lorsque vous n'avez plus d'alliés ou presque. Voyez les choses en face. InGen est un empire croulant dont la survie dépend absolument de ces animaux. Si j'étais l'un de vos ennemis, c'est ici que je frapperais, et peu importe que Burgo Nuevo devienne une victime collatérale si les choses ne se passent pas exactement comme prévu.
Jocelyn inhala la fumée de sa cigarette puis poussa un long soupir nerveux.
— Jocelyn. Ne le prenez pas personnellement. Je vous aime bien. Vous n'êtes pas une mauvaise personne. Si seulement je pouvais en dire autant de vos supérieurs… Je vous demande juste de faire très attention au cours des deux prochaines semaines. Ne faîtes pas les mêmes erreurs que Claire Dearing sur Isla Nublar.
— Je ne les ferais pas. Soyez-en sûr.
— Vous avez intérêt. La sécurité de mon canton en dépend, et j'attaquerais quiconque l'ayant mis en péril, que ce soit InGen ou une de ses rivales. Au propos de Madame Dearing, savez-vous ce qu'elle devient ?
— Je l'ignore, mentit-elle. Elle doit encore terrée dans je ne sais quel trou perdu aux Etats-Unis, attendant qu'on la débusque comme un renard à la chasse.
— Vous serez dans cas surprise d'apprendre qu'elle aurait été aperçue ce matin-même en ville, en train de faire des courses au supermarché.
— Peut-être était-ce quelqu'un d'autre ? Vous recevez bon nombre de touristes étrangers après tout, dont parfois des trentenaires rousses je suppose.
— Non seulement, celles-ci sont rares mais vous devez admettre que celles avec un masque blanc recouvrant la moitié gauche du visage le sont encore plus.
— Certes.
Il la regarda dans les yeux et dodelina de la tête.
— Une fois l'opération terminée, faîtes-vous une faveur, lui suggéra-il. Quittez ce navire à la dérive qu'est InGen, revenez auprès de votre mari et de vos enfants et trouvez-un autre travail car celui-ci est en train de vous ruiner.
Puis il rassembla ses affaires et s'apprêta à se lever.
— Je ne vais pas m'attarder davantage. Je suis attendu en ville.
— Pas de problèmes. Je vous raccompagne jusqu'à votre voiture.
Laissant les tasses, la verseuse et le cendrier sur la table, ils quittèrent la terrasse, revinrent brièvement à l'intérieur, et sortirent la hacienda par la cour. La voiture d'Enrique Ordóñez était garée non loin, à l'ombre des arbres.
— Puisse la fin de l'opération bien se passer, lui souhaita-il lorsqu'il prit congé, pour votre bien.
Alors qu'il était sur le point d'ouvrir la portière, un rugissement l'arrêta. Il venait du nord-ouest du domaine, là où les plus grands prédateurs étaient enfermés. Il les avait vus lors de sa visite et avait alors pensé que c'était des monstres terrifiants, capable de semer la terreur dans la campagne si on les libérait dans la nature.
— Et surtout pour le nôtre, ajouta-il en espagnol, d'une voix légèrement inquiète.
Jocelyn, qui avait toujours sa cigarette, regarda la voiture emprunter l'allée sous les chênes et disparaître au loin, avant de retourner dans la hacienda.
