CHAPITRE 26 :

Pour avoir la paix, il fallait préparer la guerre, et avoir une arme dans les mains était toujours d'une très grande utilité. Ça donnait confiance, ça conférait du pouvoir, ça rendait presque invincible. Après mille précautions pour éviter d'être suivie, la femme ne mit pas long à retrouver l'unique auberge de Saulges, devinant que ses frères d'armes y étaient logés. En enjambant une fenêtre, elle se glissa à l'intérieur de l'écurie attenante. Par chance, la lune était pleine en cette nuit et prodiguait assez de clarté pour guider les noctambules dans leurs aventures.

La jeune blonde jubila lorsqu'elle atteignit une monture grise tachetée de noir et que ses mains se dirigèrent vers les fontes : ah! Cet imbécile de Nazelle y laissait toujours trainer son mousquet. Un bien mauvais soldat! Mais sa négligence serait fort utile ce soir…. Elle prit délicatement l'arme entre ses doigts, s'assura qu'elle était déjà chargée puis, ayant entendu le bruit de la porte principale qui s'ouvrait doucement, ressortit sans être vue ni entendue par l'orifice qui lui avait permis d'entrer. Après s'être tapie derrière un épais bosquet à un jet de pierre de là, elle fixa, tel un loup guettant sa proie, la grange. Quelques instants plus tard, un rictus sinistre déformait ses traits. Elle savait que, tôt ou tard, l'autre se pointerait.

. . . . . . .

Athos et Milady entrèrent dans l'écurie.

« J'ai cru entendre un bruit… » émit l'homme.

Si le Masque de Fer les avait suivis un peu plus d'une heure auparavant, il aurait pu laisser un complice sur place. Une inspection de l'écurie leur confirma qu'ils étaient seuls.

Athos avait jugé préférable de ne pas mêler Porthos à cette affaire. Pas pour l'instant du moins. Il avait donc dû attendre que le géant et tous leurs autres compagnons se mettent au lit et profita de leur sommeil pour s'éclipser en compagnie de la fausse Aramis.

« Vous êtes prête? » questionna-t-il après avoir sellé son cheval. « Nous partons. Maintenant. »

Milady hocha la tête mais toute cette nervosité la faisait se tortiller sur place.

Athos soupira, devinant la requête silencieuse de sa compagne. « Allez-y ».

….

Uriner, quand on portait une robe, était plutôt aisé. Il suffisait de relever ses jupes et de s'accroupir pour faire ce qu'on avait à faire. Les jupons prodiguaient même une sorte de paravent qui dissimulaient son derrière aux regards indiscrets. Mais ainsi accoutrée de frusques masculines, l'exercice était tout autre et sentir l'air frais sur ses fesses nues étaient inconfortable.

Toutefois beaucoup moins inconfortable que le froid canon d'un mousquet soudainement posé contre sa nuque tandis qu'elle remontait sa culotte.

« Le problème, quand on est une femme qui se fait passer pour un homme, c'est qu'il faut toujours s'écarter loin des autres pour aller pisser! » siffla une voix connue, mais mécontente, dans son dos.

« Vous êtes vivante! » souffla Milady sans se retourner.

Le soulagement, manifeste dans la voix de l'Anglaise, n'émut pas l'autre femme. Au contraire, la crosse de son arme s'abattit derrière la tête de Milady.

« Sale pute! Je devrais te tuer tout de suite….»

Anna ferma les yeux avec résignation. Y avait-il autre sort à espérer après les torts qu'elle avait causés directement à son interlocutrice? Elle n'était néanmoins pas encore assez humble pour l'admettre. « Faites donc, » brava-t-elle. « J'ai fait ce que j'avais à faire dans cette vie. Je n'ai plus peur de la mort.»

La blonde se figea et ses doigts tremblotants s'accrochèrent à son arme. C'étaient les mêmes mots qu'elle avait elle-même prononcés quelques heures plus tôt….

Tu lui ressembles.

Tu es exactement comme elle.

Tu es comme Milady.

Ma petite chienne de Milady numéro deux…

Sa respiration s'accéléra et s'intensifia avant que n'éclate sa colère.

« Ta gueule! Ta gueule! TA GUEULE! » hurla l'enragée en écrasant de plus belle le bois du fusil, cette fois contre le visage de son ennemie. Même lorsque sa victime était écroulée au sol, ses bras protégeant son crâne, elle poursuivait ses coups. Voilà! Cette traitresse prendrait la même raclée qu'elle-même avait subit au matin!

Il aurait du la frapper encore plus fort!

Vlan! Elle effectuait le travail qu'Athos aurait du faire bien des années plus tôt! Et comment avait-elle osé porter ses vêtements et se maquiller pour lui ressembler à ce point! Frapper! Frapper encore! Frapper plus fort! Chaque plainte que la relapse laissait échapper la grisait. Crie plus fort, salope! Mais pourquoi n'était-elle pas encore morte? La femme ne réalisait même plus que les blessures qu'elle infligeait n'étaient pas mortelles.

Tu es comme elle…elle est donc comme toi !

Non! Elle ne pouvait pas être comme elle ! L'imposture devait disparaître ! Si Milady disparaissait, on ne pourrait plus la comparer à elle! L'Anglaise ne pourrait plus la menacer de trahir son secret! Athos ne pourrait plus la secourir ! La France serait sauvée et débarrassée de ce fléau ! De toute façon, c'était l'échafaud qui l'attendait dès qu'on mettrait la main dessus, ce qui ne saurait tarder ! Allez, un dernier coup avant de luis brûler la cervelle! Vlan! Le rouge qui coulait sur les mains de la victime ajoutait à son excitation sadique. La blonde fit un pas en arrière et fit pivoter son arme entre ses mains, tournant le canon vers l'objet de sa fureur.

Comme s'il était lointain et étranger à la présente scène, le déclic du mousquet se fit entendre mais un mot, un nom plutôt, arrêta le geste létal et sortit l'assaillante de sa brume de folie. C'était si étrange de réentendre son pseudonyme, même après seulement quelques jours d'anonymat.

« Aramis! »

C'était Athos qui, voyant que son épouse mettait du temps à revenir, puis alerté par des des cris qui s'élevaient, s'était dirigé vers le duo de femmes. Dès que les premiers éclats de voix avaient rejoints son oreille, il avait reconnu son amie. Abandonnant son cheval, il avait détalé dans la forêt pour la retrouver. En la voyant enfin, il avait voulu s'élancer, joyeux et soulagé, vers elle. Mais cette dernière, surprise par le nouvel arrivant, avait tourné son corps ainsi que son fusil vers lui. Le mousquetaire s'était arrêté brusquement, talons enfoncés dans le sol, et avait levé les paumes à la hauteur de ses épaules en signe de paix.

« C'est-C'est moi, Aramis! »

L'avait-elle reconnu, malgré la pénombre?

Sa joie fut brusquement écourtée. Qu'est-ce qui le dérangeait le plus? Le feu dans le regard de fou d'Aramis, ou la forme étendue au sol de Milady, qui affichait des marques évidentes de grande violence? Même dans l'obscurité, il voyait le le sang coulait le long des gracieux doigts de son ancienne compagne. Il devait s'interposer entre elles avant que la situation ne dégénère davantage.

« Aramis! Vous êtes revenue! »

Tout en gardant ses mains levées et maintenant le contact visuel avec Aramis, Athos s'immisça doucement entre les deux femmes.

« Et ce n'est pas grâce à vous! » Le mouvement qu'avait fait Athos pour s'interposer n'avait pas échappé à la jeune femme et elle en avait deviné l'intention. « Poussez-vous! » De son mousquet, elle désigna l'espace sur sa droite, enjoignant l'homme à reprendre sa position initiale.

Un bras tendu vers la furie pour la tenir à distance, Athos parla posément en bégayant légèrement.

« Croyez-moi…c'est un chemin qu'il ne faut pas emprunter. La violence ne mène à rien. »

« La gentillesse non plus! »

« Il y a des frontières à ne pas franchir… »

De quoi parlait-il, cet imbécile?

« Poussez-vous! » répéta-t-elle. Était-ce la vue de son ami qui la ramenait doucement à la raison, la faisant douter de ses intentions premières?

« Non…. Laissons la justice… »

« MENSONGES! » interrompit-elle dans un cri.

Athos sentait que la situation était en train de lui glisser entre les mains. Il n'avait jamais vu Aramis dans cet état mental. Dans les premières minutes de l'échange, il n'avait fait aucun cas de la tenue sale et déchirée de sa camarade. Elle était vivante, c'était tout ce qui importait! Puis il avait songé à ce que son épouse reste également entière. Mais pendant cette pause où il n'arrivait plus à trouver rapidement d'arguments, il remarqua les vêtements outranciers, les tâches de sang, les marques bleutées sur l'arche de sa joue, les ongles sales, la chevelure en bataille... Même la fleur de lys, peinte en rouge très foncé sur l'épaule – il avait deviné le sceau factice qui commençait à s'effacer. On n'oublie jamais la forme de l'empreinte creuse créé par une vraie brûlure – la fausse fleur n'avait pas échappé à son regard.

« Ne franchissez pas cette limite car il vous sera impossible de revenir! » Il fallait qu'elle comprenne qu'une fois tombée au fond du ravin, la remontée était plus que pénible.

« Qu'en savez-vous? »

C'était une excellente question à laquelle il avait beaucoup médité, ayant lui-même atteint un niveau de déchéance quasi-inextricable. En même temps, il n'avait jamais songé aux changements que ce genre de situation pouvait provoquer chez une autre personne; il n'y avait jamais eu d'autre vérité que la sienne. L'homme réalisa enfin qu'Aramis avait sans doute vécu des choses qui l'avaient bouleversée différemment que lui. Que ces mêmes épreuves avaient, il n'y avait plus aucun doute, écrasées Anna au point de la rendre cruelle, insensible, vindicative. Mais alors que l'Anglaise n'avait eu personne pour l'aider à se relever, pas même son époux, ce fat d'Olivier de la Fère, il y avait encore une chance de récupérer Aramis. Athos n'abandonnerait pas Aramis comme Olivier avait abandonné Anna. Et Athos tenterait tout son possible pour sauver Milady.

C'est donc plein de supplique dans sa voix, qu'il poursuivit.

« Vous ne pouvez pas la tuer! C'est ma femme! J'en suis responsable! »

Voilà! Il l'avait dit! Tout était de sa faute si Anna était devenue une pourriture!

« Je me demande en effet qui est le plus coupable des deux! » La cinglante réplique faisait parfaitement écho à la réalisation d'Athos.

Comment la ramener à la raison? Il allait la braver, la forcer à revenir à elle. Il se raidit en signe d'opposition. Il allait la fixer droit dans les yeux, soutenir son regard, lui faire comprendre qu'il ne bougerait pas d'un poil et qu'il refuserait qu'elle s'adonne à des exécutions sommaires comme l'avait fait Milady.

Elle comprit son intention. Fallait-il être complément fou pour encore protéger cette catin? Il la protégeait, cette salope! Mais il n'était pas venu à son secours à elle! Il l'avait laissée seule, affamée, maltraitée sur un chemin hostile.

« Baissez votre arme, » demanda doucement Athos. Il avait toujours un bras tendu vers elle, tandis que l'autre, en retrait, protégeait l'autre femme toujours prostrée. «Nous allons arranger tout cela,» ajouta-t-il, presque optimiste.

Lequel des cinq mots avait mis le feu à la poudrière vivante qu'elle était devenue ? Tout ce travail, ces efforts des six dernières années, et particulièrement ces quelques derniers jours, à tenter de comprendre Athos, à tenter de l'excuser, le pardonner, le raisonner, lui faire changer d'avis! Il n'y avait donc rien à faire? Il ne changerait jamais? Il resterait accroché aux basques de son passé tant que la putain serait en vie? Lequel des deux méritait donc plus la mort?

Pleine d'une profonde hargne, elle s'exprima dédaigneusement ainsi :

« T'as misé sur le mauvais cheval, abruti. »

Elle leva le mousquet en direction d'Athos, son regard plongea dans les yeux exorbités de l'homme qui avait compris ce qui allait se passer dans la prochaine seconde, et le coup partit.

Robert se retourna d'un trait lorsqu'au loin la détonation interrompit le silence de la forêt et qu'une envolée de corneilles lui indiqua d'où venait le coup de feu. Changeant d'itinéraire, il se dirigea vers les bruyants volatiles.

Qu'est-ce qui avait ramené Aramis?

Juste avant le déclic qui aurait pu être fatal, elle n'avait pourtant pas entendu le 'NON!' qu'avait crié Milady avant de se jeter au cou d'Athos pour l'entraîner vers le sol, le sauvant d'une mort certaine. Il en avait perdu l'équilibre et s'était retrouvé assis sur un tapis de mousse.

Qu'est-ce qui était le plus déroutant? Voir Milady protéger Athos? Ou se voir soi-même en train de le protéger? Elle était comme une âme dissociée de son corps et qui observe de loin une scène qui ne lui appartient plus. Cette jeune femme au pourpoint bleu et à la belle cascade blonde, accrochée au cou de son ami, c'était la vraie version d'Aramis. N'était-ce pas là la place qu'elle aurait dû occuper, au lieu de celle de cette furie, cette boule de noirceur qui brandissait encore son canon fumant vers lui? Si même elle, Milady, avait été capable de s'élever hors de sa déchéance, que restait-il à prouver ou à justifier à propos de la conduite de celle qui, au-delà du faux-semblant, se réclamait être la vraie Aramis?

Ou bien était-ce les yeux d'Athos, remplis de pure déception, qui ne se détournaient plus d'elle? C'était un regard qu'elle ne lui avait jamais vu auparavant. N'eut été du geste de Milady, il serait en train de baigner dans son sang, un trou béant dans le crâne. Était-ce vraiment de la déception? De la peine? De l'incompréhension? Un mélange de tout cela qui semblait lui crier 'Mais n'avons-nous pas traversé ensemble d'épreuves plus pires? Est-ce que je méritais nécessairement la mort pour ma décision?'

Tu es comme elle.

Elle était devenue la chose même qu'elle s'était jurée de détruire. (1)

Son corps tremblait et elle avait de la difficulté à faire sortir les mots qui voulaient s'échapper. Son arme s'abaissa lentement tandis que sa main opposée se levait, incertaine, et semblait vouloir apaiser les craintes des deux autres protagonistes. Même Milady, sentant l'inaction d'Aramis, s'était retournée pour voir la scène et anticiper, si besoin était, la prochaine attaque. Comme si le temps était suspendu, les trois étaient immobiles, se demandant qui devait parler ou bouger le premier.

Dans la forêt de Saulges, Athos, Milady et Aramis, de part leur position, formaient un étrange triangle scalène, avec des angles aigus, obtus, mais surtout confus.

. . . .

(1)On se souviendra ici de la scène de StarWars, Episode 3, dans laquelle Obi-Wan lance à Anakin 'You have become the very thing you swore to destroy'.