Cela faisait près d'une décennie qu'Athos vivait à Paris, et pourtant, jamais au grand jamais il n'avait mis les pieds au fief d'Alby. Ce n'était même pas à une demi-lieue de l'hôtel de Tréville et à moins de cinq minutes à cheval du Louvre, pourtant c'était un autre univers. Non loin de la Porte Montmartre, cette petite place abritait tout ce que Paris comptait de pire et de plus miséreux, du voleur à l'assassin, du mendiant à la prostituée… Le pouvoir royal ne s'appliquait pas en ce lieu, et aucun honnête homme n'osait s'y aventurer. Ni les mousquetaires ni les gardes du cardinal n'y pénétraient jamais. Cet endroit avait ses propres règles, ses propres lois et son propre roi. D'autres lieux semblables existaient dans la capitale et dans les villes de province, mais aucun ne l'égalait. Tous portaient le même titre ronflant de « cour des miracles », mais c'était à celle-là que l'on pensait quand on prononçait ce nom.

Dépassant l'église Saint-Eustache, Athos se disait que la route de Calais avec toute la police du Cardinal à leurs trousses et même Belle-Isle avaient été moins dangereuses que cette petite place au nord de Paris. Tréville n'avait guère été enthousiaste à l'idée d'envoyer ses meilleurs hommes dans ce coupe-gorge, mais il avait dû s'y résoudre. Depuis quelques mois, une rumeur courait dans les rues de Paris. Le terrible bandit qui avait fait trembler la France deux ans plus tôt ne serait pas mort à Belle-Isle-en-Mer et serait de retour à Paris. Aramis avait souligné que personne n'ayant jamais vu qui se dissimulait sous le masque, il était facile pour n'importe quel malandrin de s'affubler d'un masque de fer et de se faire passer pour ce criminel. C'était frappé du coin du bon sens ! Mais cela ne changeait rien. Ils ne pouvaient laisser entendre que le Masque de fer avait survécu. D'Artagnan avait même été envoyé à Belle-Isle pour enquêter… Comme s'ils avaient pu retrouver la moindre trace deux ans après !

Mais cela n'était rien. La situation était déjà tendue. Le roi avait à nouveau maille à partir avec son frère et sa mère, sans parler des troubles avec les protestants. Mettre fin à cette rumeur était devenue une priorité et ils en étaient réduits à faire ce qu'ils n'avaient même pas envisagé lors des premières attaques du Masque de fer : demander le soutien des pires scélérats de Paris. En effet, la pègre parisienne avait gardé un souvenir affreux du précédent passage du bandit masqué. Les rues de Paris avaient été quadrillées comme jamais. La moitié des coupeurs de bourses avaient visité les geôles parisiennes, et entre la peur du brigand et celle des policiers, mendiants et prostituées avaient perdu presque toute leur clientèle. C'était pourquoi en ce jour de printemps 1628, il remontait la rue Montorgueil avec Porthos et Aramis en direction de la Cour des Miracles. C'était sans doute une idée de Richelieu. Lui seul pouvait concevoir une idée aussi retorse et déshonorante !

Porthos grimaçait et Aramis avait porté la main sur son nez. Athos restait impassible, mais la puanteur des ordures qui s'écoulaient au milieu de la rue était pestilentielle. S'ils avaient été sur leurs chevaux, l'odeur aurait été moins insupportable, mais entrer au fief d'Alby même sur un âne aurait été perçu comme une provocation par le maître des lieux. C'était pour la même raison que, non seulement ils n'avaient pas mis leurs casaques, mais ils avaient revêtu leurs habits les plus ordinaires. Pourtant, même ainsi, ils seraient vus comme des intrus dans le cloaque où ils allaient pénétrer.

Son regard s'arrêta malgré lui sur les cheveux dorés d'Aramis et il se dit qu'il aurait grandement préféré que leur propriétaire accompagne D'Artagnan en Bretagne. Il s'en voulut d'avoir une telle pensée et pria intérieurement pour qu'elle ne la devine jamais… Elle… Cela lui avait mis un peu de temps, mais désormais, le féminin lui était devenu naturel quand il songeait à Aramis. C'était presque surprenant vu les efforts constants qu'elle faisait pour leur faire oublier cet état de fait.

Près d'un an plus tôt, après qu'ils l'aient rejointe en Suisse, elle leur avait révélé la vérité. Il n'avait jamais tellement su ce qui l'avait décidée à leur faire cet aveu après tant d'années. Peut-être était-elle prête à quitter la compagnie s'ils la rejetaient. Elle envisageait peut-être même de rester en Suisse. Cependant, malgré la claire résolution qu'elle affichait, elle ne parvenait pas à exprimer les mots exacts qui auraient pu mettre fin à leur amitié. Alors – Athos le comprenait à présent – avec Porthos, ils avaient fait une énorme erreur : ils lui avaient dit qu'ils savaient déjà. Bien sûr, ils n'avaient été habités que par le désir de mettre fin à une situation qui mettait leur meilleure amie au supplice. Et à première vue, cela avait été efficace. Elle avait été soulagée et heureuse qu'ils l'acceptassent sans la moindre réticence. Mais le fait qu'ils l'aient devinée depuis longtemps avait fait naître une angoisse. S'ils avaient pu percer son déguisement, est-ce que d'autres ne le pourraient pas ? Bien sûr, Athos et Porthos la connaissaient mieux que quiconque. Oui, elle avait quasiment passé chaque jour et même une partie de ses nuits avec ces deux hommes au cours des huit dernières années. Ils la connaissaient par cœur… Il n'était donc guère étonnant qu'ils aient deviné ce qui se cachait sous son pourpoint… Elle avait beau se répéter cela, le doute qui avait germé dans son esprit ne cessait de la tarauder.

Athos avait espéré qu'elle se sentirait libérée de ce secret qui l'avait forcée à toujours garder une distance avec eux et que leur amitié en sortirait raffermie. Malheureusement, il s'était lourdement trompé. Imperceptiblement, elle était devenue plus froide et plus distante… plus téméraire et imprudente aussi. Elle n'avait jamais fait grand cas de sa propre sécurité. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait eu des sueurs froides à cause d'elle. Mais maintenant, il lui semblait qu'elle voulait prouver à chaque instant qu'elle méritait sa place à leurs côtés, qu'elle ressentait encore davantage que par le passé le besoin de prouver son courage et même – il n'avait pas d'autre mot pour le dire – sa virilité auprès d'eux… Si elle continuait ainsi, ce serait son cadavre qu'il finirait par ramener au capitaine !

Ses yeux s'attardèrent sur la posture de Porthos. Lui aussi était inquiet. Il s'était positionné juste derrière elle, comme s'il se préparait à la protéger de son corps au moindre danger… Il murmura quelque chose à son oreille et les deux mousquetaires eurent un petit rire. Sans savoir ce qui les amusait ainsi, Athos eut envie de sourire également… Si elle laissait encore Porthos l'atteindre, tout n'était pas perdu.


Bon sang, c'était encore pire que ce qu'il avait imaginé. Le regard d'Athos embrassait la grande place qui s'étalait devant lui en se demandant comment les maisons environnantes pouvaient ne pas s'écrouler. Il avait vu plus d'une maison mal bâtie dans Paris, mais jamais une telle concentration… D'autant qu'il devinait que tous ces bâtiments biscornus étaient surpeuplés par tous ceux dont Paris ne voulait pas. L'odeur de crasse était encore plus insoutenable. Et encore, ils avaient la chance que le lieu soit quasi désert à cette heure de l'après-midi. À la nuit tombée, toute la misère parisienne se rassemblerait ici.

Bien que ses camarades fussent demeurés impassibles, il devinait le mélange d'horreur et de compassion qui les agitait. Deux hommes dont la carrure colossale n'avait rien à envier à celle de Porthos se matérialisèrent devant eux.

- Nous venons voir le Grand Coësre.

Un instant, Athos crut que les colosses allaient leur rire aux nez… Il y aurait eu de quoi ! C'était comme si un mendiant se présentait aux portes du Palais du Louvre et demandait audience à Sa Majesté le roi. Fort heureusement, le comte de Rochefort avait fait jouer tous ses réseaux dans les bas-fonds de la capitale pour leur obtenir cette audience auprès du chef des truands parisiens… S'il y avait bien une personne dont l'âme damnée du Cardinal ne voulait plus jamais entendre parler, c'était bien le Masque de fer.

Les cerbères s'écartèrent pour les laisser passer. Au fond de la cour, sur une estrade bien moins branlante que le reste des bâtisses, était posé un large fauteuil usé qui semblait être le trône d'un souverain grotesque… Le mousquetaire savait qu'il ne fallait pas s'y méprendre. Le Grand Coësre était un maître absolu en ces lieux. Tous les ans, brigands et mendiants élisaient leur chef. Pendant une année, cet homme avait plus de pouvoir sur cette place que le roi n'en avait dans son Palais à moins d'une lieue. En souverain sûr de sa puissance, il allait les faire attendre.

Un léger coup de coude d'Aramis l'arracha à ses pensées. D'un geste de la tête, elle lui indiqua le sol devant eux. Au milieu de la boue de détritus et d'excréments qui les environnait, il mit un moment à discerner ce qu'elle lui montrait, et ses yeux s'écarquillèrent. C'était la chose la plus banale et la plus inconcevable en ce lieu. Un filet d'eau, à peine plus gros que le poing, serpentait sur la place… Une eau claire et transparente comme il n'en avait jamais vu depuis qu'il était arrivé à Paris… Cela n'avait rien à voir avec les flots marronnasses de la Seine. Même dans sa campagne natale, les ruisseaux semblaient moins limpides que cette minuscule rigole coulant dans l'endroit le plus répugnant du royaume de France. Un très court instant, il se dit que cette eau était d'une telle pureté que les pires immondices n'auraient pu la souiller.

Pardieu, il devait rester concentré. Même si c'était la chose la plus singulière qu'il ait vue, il était dans le plus dangereux coupe-gorge parisien. Ils étaient là dans un but bien précis, et même s'ils découvraient que des diamants jonchaient la place, ils ne devraient en faire aucun cas.

Dans un tintement de piécettes, le Grand Coësre apparut alors sur l'estrade. Le grand efflanqué qui leur faisait face dans sa tenue de roi où étaient cousues des centaines de pièces multicolores n'était probablement pas plus âgé que D'Artagnan. Athos savait qu'il ne devait pas se laisser abuser par la jeunesse de ses traits. Il avait probablement grandi dans ce cloaque et gravit un à un les échelons de cette étrange société de mendicité et de rapines. Si un homme aussi maigrelet pouvait tenir sous son joug les colosses qui les avaient accueillis, cela révélait une virtuosité, une intelligence et probablement une cruauté hors du commun. D'ailleurs, on ne pouvait se méprendre devant le regard d'aigle qu'il posait sur eux. Il n'y avait plus la moindre trace d'enfance dans ces pupilles sombres.

- Que font les légendaires mousquetaires du roi dans notre humble royaume ?

Sa voix dégoulinait de sarcasme. Il connaissait parfaitement les raisons de leur venue, mais il ne se priverait pas du plaisir d'humilier les meilleurs soldats du royaume. Athos serra les poings et exposa leur mortifiante requête.

- Ainsi vous n'étiez pas venus à bout de ce brigand, railla le Grand Coësre. Qui l'aurait cru ? Pendant des mois, tout le monde en France chantait vos exploits…

- Vous n'ignorez pas que n'importe qui peut se cacher derrière un masque de fer, ne put s'empêcher d'objecter le mousquetaire piqué au vif.

L'homme éclata de rire.

- Cela n'aurait pas pu arriver si vous aviez ramené son corps. Rien de tel qu'un cadavre putréfié pour détruire une légende ! D'ailleurs, c'est ce que nous allons faire. Nous n'aidons pas les condés, messieurs les mousquetaires, mais si cet homme ose remettre le pied à Paris, on y mettra bon ordre. Et comme on respecte la justice de notre bon roi, votre Masque de fer aura droit à une belle exécution. Vous retrouverez son corps suspendu au gibet de Montfaucon.

Athos manqua de s'étouffer devant l'outrecuidance du hors-la-loi. Si ce gibet de Montfaucon n'était plus guère utilisé depuis le règne du roi Henri IV qui avait sans doute eu ce lieu en horreur depuis qu'il y avait été mené au lendemain de la Saint-Barthélemy pour « admirer » le corps mutilé de l'Amiral Coligny, ce lieu demeurait un symbole du pouvoir royal dans ce qu'il avait de plus terrifiant. Que ce roi des voleurs se proposât d'utiliser ce gibet où bon nombre de ces prédécesseurs avaient été pendus haut et court pour y pratiquer lui-même une exécution était un camouflet à l'autorité de Sa Majesté… En outre, le Grand Coësre ne s'était pas contenté de les provoquer, il avait annoncé à sa suite qu'il relèverait ce défi. Dans le monde impitoyable de la Cour des Miracles, aucun échec ne serait accepté. Malgré lui, Athos ne put réprimer une pointe d'admiration face à l'audace de ce garçon qui, dans d'autres lieux, serait tout juste sorti de l'enfance… Se ravisant aussitôt, il se jura de venir à bout du gredin au masque de fer avant cette bande de fripouilles. Voilà que les mousquetaires étaient en concurrence avec les argotiers parisiens ! Quelle humiliation !

- Je crois qu'il est inutile de s'attarder davantage. Nous n'avons plus qu'à vous saluer, votre altesse, ajouta-t-il avec ironie.

Même s'il aurait volontiers gratifié le roi des mendiants d'une courbette irrévérencieuse, il était trop conscient que sa vie et celle de ses amis ne tenaient qu'au bon vouloir de ce forban… La prochaine fois, il laisserait les gardes du Cardinal se dépêtrer avec leurs brillantes idées.

- Qu'est-ce que c'est ?

Athos se figea… À quoi jouait-elle ? Ils étaient convenus qu'il serait le seul à parler ! Il avait craint un coup de colère de Porthos face aux provocations du ruffian mais pas qu'Aramis attirât l'attention sur elle… surtout pour un motif aussi déplacé qu'une petite rigole, aussi bizarre soit-elle ! Que lui arrivait-il ? Il ne l'avait jamais vue ainsi. Elle semblait hypnotisée par cette eau immaculée… C'était comme si elle n'avait même plus conscience du lieu où ils se trouvaient.

Le corps se tendit encore davantage quand le regard de rapace du Grand Coësre se posa sur les traits délicats de son amie. Il savait l'effet que produisait le physique si particulier d'Aramis sur les inconnus…

- Que voulez-vous que ce soit ? C'est un miracle !

Le sourire du jeune homme dévoilait une rangée de dents étonnamment blanches. Sur un geste de sa main, une des femmes prit une coupelle et la remplit de ce liquide clair.

- Goûtez-y ! Vous ne trouverez pas d'eau plus pure à des centaines de lieues à la ronde !

Comme si ce gamin parisien avait jamais mis les pieds à plus d'une lieue de l'enceinte de la capitale !

- Vous n'auriez pas plutôt du vin à nous proposer ? fit Porthos en écartant légèrement Aramis.

Athos songea qu'ainsi, la femme à la coupelle dissimulait en partie leur amie au regard du Grand Coësre. Il comprenait que c'était l'instinct de protection qu'ils éprouvaient tous deux à l'égard de la femme mousquetaire qui avait permis à son bouillant ami d'ignorer les provocations du bandit.

- Si l'adage in vino veritas dit vrai, ce breuvage vaut tous les alcools, déclara un vieillard qui se tenait à droite du roi.

N'y touchez pas ! Par pitié, n'y touchez pas !

Athos n'aurait su dire pourquoi son cœur battait furieusement dans sa poitrine… Il était un homme raisonnable et pondéré. Contrairement à ses deux autres compagnons, il tenait assez peu compte de son instinct et prenait toujours le temps d'analyser froidement la situation. Pourtant, là, il avait toutes les peines du monde à ne pas attraper le poignet d'Aramis et partir en courant en faisant fi de leur mission et même des dangers auxquels ils s'exposeraient par le moindre mouvement inconsidéré.

Inconsciente du trouble qui agitait son camarade, la jeune femme avait pris la petite coupe entre ses mains et la portait à ses lèvres. Un très court instant, Athos songea qu'elle ne ressemblait pas à l'Aramis qu'il connaissait. Le liquide qui se reflétait dans ses prunelles azur y faisait flotter une ombre inhabituelle et inquiétante.

Le coude de Porthos cogna celui de leur amie lui faisant lâcher le récipient. Mais c'était trop tard. Il était déjà vide.