Rinzler contraignit Neris à lâcher son disque en appuyant plus fort sur son poignet droit, puis il se releva en tirant la rousse blessée par le bras gauche. Neris laissa à contrecœur son disque sur le sol, et elle se mit sur ses jambes en grimaçant : en plus d'avoir failli lui couper un bras et d'avoir manqué de lui broyer le poignet, ce connard risquait de lui déboîter l'épaule s'il ne faisait pas plus doucement.
Neris se tenait à présent face au vaisseau flottant dans les airs non loin de l'arène, et elle vit une silhouette s'avancer, tablette en mains.
« Identifiez-vous, programme, lança une voix amplifiée.
— Euh. Je préfère pas, je pense que ma réponse ne va pas vous plaire, refusa Neris après une moue hésitante.
— Identifie-toi », insista pourtant une deuxième voix, plus grave et plus menaçante.
Clu avait pris la peine de quitter son canapé pour demander sa réponse. Neris dissimula un sourire satisfait en répondant :
« Eh bien ça dépend des moments, mais maintenant je m'appelle Va Crever. Ça sonne pas mal, hein ? »
La foule fut parcourue de murmures indignés et surpris, et même Rinzler quitta le vaisseau-maître des yeux un instant pour regarder l'utilisatrice, étonné qu'elle ose insulter Clu.
« Bah quoi ? reprit Neris à l'adresse de tous ceux qui semblaient choqués. J'avais prévenu que ça n'allait pas plaire. »
Déjà quatre minutes de vie en rab. Neris avait réussi à compter à peu près, et elle se concentrait sur chaque nouvelle seconde, sur chaque nouvelle image, sur chacun de ses muscles qui s'activait pour lui faire suivre le chemin que les Sentinelles voulaient qu'elle emprunte. Bientôt, elle parvint dans une salle spacieuse, à bord du vaisseau de Clu. De part et d'autre de la pièce, des marches menaient à des surélévations, où s'enfonçaient des postes de contrôle occupés par des programmes. Et, face à Neris et aux soldats qui la surveillaient, trois marches éclairées menaient à une grande fenêtre hexagonale. Des sentinelles étaient postées dans des emplacements dans les murs, prêtes à défendre leur maître si besoin.
En entendant le petit groupe entrer, le tyran de la Grille avait cessé de regarder par la grande fenêtre, puis il avait pivoté vers eux, mouvement amplifié par le long manteau noir orné de lumières jaunes qu'il portait. Il ne portait plus de casque intégral, et ses lèvres s'étirèrent en un sourire satisfait. Neris trouvait vraiment étonnant que même avec les traits de Kevin Flynn, il ne semblait émaner de lui rien de ce qui caractérisait le concepteur retrouvé dans la Grille il y a quelques temps. Était-ce parce que Neris connaissait ses agissements, ou la cruauté de Clu s'était-elle parfaitement imprégnée dans l'aura qu'il dégageait ?
Neris ne bougeait pas. Elle soutenait le regard de Clu en silence, immobile. Ses mains n'avaient pas été liées, son disque avait même été remis dans son dos, et Neris était persuadée que c'était un piège : « Vas-y, essaie de prendre ton disque et de te battre, juste pour voir », pouvait-elle entendre intérieurement en provenance de chaque programme qui peuplait la pièce. C'était extrêmement tentant, mais Neris voulait vivre encore un peu.
Pendant quelques secondes supplémentaires, le silence régna, brisé uniquement par le drôle de son que produisait Rinzler en continu. Neris l'avait vaguement remarqué dans l'arène, mais elle l'entendait plus distinctement à présent, et elle se demanda pour quelle raison l'exécuteur de Clu émettait ce son qui aurait pu faire penser au ronronnement d'un chat robotisé. Ce programme était-il endommagé ? Neris préférerait que non, car se faire battre aisément était vexant, mais par un programme en mauvais état en plus, n'en parlons pas.
Clu s'approcha lentement, et il prit finalement la parole :
« Alors les rumeurs étaient vraies : Flynn avait réussi à communiquer avec l'extérieur pour demander de l'aide… on ne te cherchait même plus tu sais, j'avais fini par croire que tu étais morte ou que tu étais si bien cachée qu'on ne te trouverait jamais… et pourtant, te voilà ! fit-il alors que son sourire s'élargissait.
— Ouais, je sais, ça craint, j'étais pas en forme aujourd'hui, répliqua Neris en haussant les épaules. J'étais occupée à contempler la Grille, et bim ! Un Recognizer !
— Vraiment ? Ça commence à faire un certain temps que tu es ici, tu es encore étonnée par ce monde à ce point ?
— Bien sûr, c'est une sensation incroyable pour un utilisateur de se trouver dans un monde numérique qui semble si réel, à chaque fois que j'y pense j'en ai des frissons ! Alors que là, j'ai plutôt la nausée tu vois, une sensation de profond dégoût, je me demande bien pourquoi, fit la rousse en prenant un air faussement perplexe, le regard fixé sur celui du clone en noir et jaune.
— Ça doit être un effet secondaire de la peur, proposa Clu en faisant semblant de ne pas avoir compris l'allusion.
— Ouais, ça doit être ça. »
Les yeux du tyran de la Grille descendirent ensuite jusqu'à la blessure sanguinolente à l'épaule droite de Neris, et il passa l'index dessus pour qu'un peu de sang se dépose sur sa main gantée.
« Du sang… on n'en voit pas souvent, tu sais.
— Si tu ne me lâches pas dans la seconde, en bonus tu auras l'occasion de voir ce que c'est que du crachat d'utilisateur », lâcha Neris d'une voix menaçante en serrant les poings.
Un rire sombre et sans joie retentit, mais Clu laissa retomber sa main le long de son corps avant de répondre :
« Je comprends que tu ne sois pas de bonne humeur, tu ne te trouves pas dans une situation très confortable, mais c'est contre Flynn que tu devrais être en colère, c'est lui qui t'a fait venir ici.
— Je lui en ai voulu, pendant une dizaine de minute après la fermeture du portail. Puis j'ai dirigé ma rancœur vers quelqu'un d'autre, vers le type qui a bloqué l'accès au portail jusqu'à ce qu'il se referme. Je ne sais pas si tu le connais, il ressemble à Flynn mais en plus jeune, et c'est un sacré connard. Il emploie pas mal de prostituées il me semble. »
Neris ignorait si les programmes connaissaient la signification de sa dernière phrase, mais elle entendit derrière elle que l'étrange son continu que produisait Rinzler changeait légèrement. Alors, Neris tourna la tête, et elle s'aperçut que le Garde Noir ne fixait plus le vide devant lui, son casque était orienté vers elle. Il avait dû comprendre. Alors, la femme aux yeux verts lui adressa un sourire condescendant avant de pivoter la tête de nouveau vers Clu. Ce dernier arborait un sourire amusé, mais il changea de sujet :
« Quel est ton nom maintenant ? J'imagine que tu n'as pas souhaité garder ton identité, ça devait te sembler risqué.
— En effet. J'ai bien fait ?
— Oui, Flynn m'avait parlé de toi. La jeune fille qui passait son temps libre à la salle de jeux, à attendre impatiemment qu'une machine tombe en panne pour voir comment elle était à l'intérieur, et qui ensuite fonçait noyer ce bon vieux Flynn de questions sur son fonctionnement. Il m'a dit qu'il avait fini par t'engager pendant tes vacances, et que le jour où il pourrait te faire découvrir la Grille, quel que soit ton âge tu te comporterais comme une enfant de quatre ans qui rencontrerait le Père Noël. Oui, c'est ça qu'il m'a dit…, ajouta Clu en se concentrant pour être aussi exact que possible. Mais tu ne m'as pas répondu.
— Je n'en ai pas l'intention.
— Tu as peur que ton nom soit dans nos bases de données, et qu'on se rende compte que tu as été impliquée dans des actions illégales telles que la dissolution de l'un de mes programmes, comme tout à l'heure par exemple ?
— Bah… je ne me souviens pas de tout… mais il y a un risque en effet…, avoua Neris en agitant nerveusement les doigts.
— Je verrai ça en temps voulu. Bon, assez discuté. Tu imagines ce que je vais te dire à présent, reprit le clone de Kevin Flynn en croisant les mains derrière son dos tout en commençant à effectuer un large cercle autour de Neris.
— « C'est bon tu peux t'en aller » ?
— Pas exactement », la contredit Clu après un ricanement sinistre.
Il se stoppa, sur la gauche de Neris, et il sourit faiblement avant de prononcer les mots que la femme aux yeux verts et au visage tavelé de taches de rousseur attendait :
« Tu vas me mener à Kevin Flynn. »
Neris haussa les sourcils, et elle éclata de rire en inclinant légèrement la tête vers le plafond.
« Ahlala, on dirait pas comme ça, mais t'as un sacré sens de l'humour, répondit-elle après un moment.
— Tu refuses donc ?
— Bien entendu. De toute façon, je ne sais pas où il est.
— Tu vas essayer de me faire croire qu'il t'a contactée, qu'il t'a fait venir ici, et qu'une fois que tu es arrivée dans la Grille il n'est pas venu à ta rencontre ? Ne te mets pas dans une situation plus délicate encore en me mentant, la prévint Clu lentement.
— Je n'ai pas dit ça. Je l'ai bien vu le jour où j'ai atterri ici, mais quand on a échoué à rejoindre le portail, il m'a briefée un peu mieux sur la Grille et ses dangers, et on s'est séparés. Il savait que c'était trop risqué. Aujourd'hui je n'ai aucune idée d'où il peut bien être.
— Fais en sorte qu'il apprenne que tu as besoin de lui, sa conscience l'obligera à aider la fille dont il a détruit la vie. Ou tente autre chose, peu importe, tu trouveras. Ou alors le chercher sera la dernière chose que tu entreprendras de ta vie. »
La menace avait été énoncée clairement, et Neris pouvait presque la lire mot par mot dans le regard du clone de Kevin Flynn. Pourtant, cela n'entama pas sa détermination :
« J'ai eu le temps de me faire à l'idée, fit Neris dans un haussement d'épaules.
— Et est-ce que tu as de la famille dans l'autre monde ? » s'enquit innocemment Clu.
Neris se contenta de répondre en secouant négativement la tête avec lenteur, aussi impassible que possible.
« Deux possibilités, conclut le tyran en noir et jaune. Soit c'est vrai, auquel cas c'est très triste, soit c'est faux et tu as peur que je puisse atteindre tes proches, car tu penses que je parviendrai au portail et de l'autre côté. Si c'est le cas, je te remercie sincèrement de l'estime que tu as de moi, et je t'assure que tu fais bien de craindre pour la vie de ta famille. Mais ne t'inflige pas cette peur, pense autrement : j'obtiendrai ce que je veux, peu importe comment. Mais si c'est avec ton aide, tu survivras à la nouvelle ère qui approche, tu y auras ta place. Si tu as mon soutien, tous les programmes te feront confiance, tu n'auras plus à cacher que tu es une utilisatrice, tu vivras et tu éviteras des souffrances inutiles aux gens que tu côtoyais dans l'autre monde.
— Ne me prends pas pour une imbécile, si je t'aide tu me tueras juste un peu plus tard, quand tu n'auras plus besoin de moi, fit sèchement Neris, vexée qu'il la pense si naïve.
— Pas nécessairement. Avoir un représentant du monde des utilisateurs peut être très utile sur le long terme, une sorte d'interprète fédérateur favorisant la transition entre les mondes ainsi que l'extension du système, la contredit Clu avec un air songeur. Alors ?
— Je ne peux pas. Par contre si tu veux je peux te livrer le programme responsable du bazar de tout à l'heure, je le vois bien capable d'avoir survécu.
— Ça ne sera pas suffisant pour garantir ta survie, c'est Flynn que je veux, mais ça serait un début qui pourrait t'octroyer un sursis. Il me faudra son disque pour connaître ses autres agissements et ses complices.
— Ça, ça risque d'être compliqué », affirma Neris.
Enfin c'était surtout qu'elle refusait de compromettre les autres membres du groupe et de se mettre elle-même un peu plus en danger. Neris essayait d'être prudente lors des opérations, mais elle ignorait à quel point les informations contenues dans le disque de Jeriso étaient importantes. Elle l'imaginait bien rencontrer des meneurs résistants à visages découverts et sans utiliser de faux noms.
Soudain, la porte par laquelle Neris était entrée s'ouvrit sur une sentinelle, qui marcha droit vers Jarvis. Le programme à l'étrange visière couleur ambre cessa alors de suivre attentivement la conversation se tenant entre son maître et la rescapée des Jeux, et il écouta les quelques mots du soldat qui venait d'entrer, avant de jeter un œil à la tablette qu'il tenait entre ses mains. Clu avait pivoté la tête dans leur direction, dardant sur eux un regard inquisiteur. Jarvis prit soudain un air perplexe, et il releva le regard vers son maître, hésitant quelques instants avant de parler :
« Monsieur… des soldats ont arrêté un individu. Il s'est débattu, ils l'ont frappé pour le maîtriser, et… sa bouche… sa bouche saigne… »
Le cœur de Neris manqua un battement. Non, ça ne pouvait pas être…
« Eh bien, les utilisateurs sont de sortie aujourd'hui, lança gaiement Clu. Qu'il entre.
— Il y a autre chose, monsieur…
— Quoi donc ?
— Les sentinelles lui ont demandé de s'identifier… il dit s'appeler Sam Flynn… »
Clu resta silencieux un instant, et Neris pinça les lèvres en poussant un soupir désespéré. La porte s'ouvrit à nouveau, sur un petit groupe de sentinelles tenant fermement par les bras l'homme que Neris avait croisé avant d'être arrêtée. Tout le monde se tourna vers eux, même les sentinelles déjà présentes dans la grande pièce, et Neris perdit son calme :
« Est-ce que t'es sérieux, imbécile ?! »
