Neris appréciait énormément l'ambiance du club End of Line, et si son cœur ne s'arrêtait pas quelques secondes chaque fois que des sentinelles y entraient, elle y passerait sans doute plus de temps encore. Pendant la longue ascension de l'ascenseur menant au sommet, Neris avait hésité, hésité encore, mais elle avait fini par se décider à laisser son visage apparent. Garder sa visière ici attirerait plus l'attention que son visage maintenant reconnu presque partout comme étant celui d'une utilisatrice qui pour une raison inconnue était encore vivante.
Enfin, les portes s'ouvrirent, et Neris entra dans le club. Lumières, musique et programmes s'y mêlaient dans un ballet joyeux, et l'agitation qui régnait ici contrastait énormément avec le calme plat de l'intérieur de l'ascenseur qui menait au dernier et immense étage de la tour. Neris commença à avancer doucement, à la recherche de Castor. L'utilisatrice slaloma alors entre les programmes, entre les rires, entre les mouvements de danse plus ou moins maîtrisés, entre les conversations, entre les regards. Chaque surface du club était d'un blanc pur qui agressait presque les yeux, et de nombreux espaces différents étaient découpés dans l'immense pièce, sur différents niveaux, afin de permettre à chaque groupe de s'isoler tout en restant avec le reste des clients. Alors que Neris se trouvait au sein de cette masse hétéroclite de programmes, la rousse avait une fois de plus l'impression que le club End of Line était le seul lieu où tous les individus pouvaient se mélanger, où les habitants de la Grille ne formaient plus qu'un peuple. Même les sentinelles venaient ici, Neris en avait encore aperçu trois installées dans un coin il y a quelques instants. Lorsque l'on entrait ici, il était difficile de se rendre compte de la peur et du danger qui régnaient au-dehors.
Parvenue au centre de l'immense pièce blanche cerclée d'une imposante baie vitrée, Neris commença à regarder plus attentivement autour d'elle dans l'espoir d'enfin repérer Castor. Cependant, avant qu'elle n'ait eu le temps d'achever son tour, une main se posa sur son épaule, et Neris resserra par automatisme sa prise autour du disque inerte de Jeriso.
« Une revenante… es-tu venue pour essayer d'oublier la frayeur de tout à l'heure, ou bien… es-tu ici pour autre chose ? »
Le visage de Castor se fendit d'un sourire énigmatique alors que ses yeux se posaient quelques instants sur le disque sombre dans les mains de Neris, et l'utilisatrice pivota pour faire face tout à fait au gérant du club.
« Je ne suis pas venue pour noyer ma peur, répondit-elle alors en jouant nerveusement avec le disque. J'aurais… besoin d'aide.
— Qui n'en aurait pas besoin dans ton cas ? lui fit remarquer le programme vêtu d'un costume blanc flamboyant.
— Oui, je…
— Tu en as fait des cachotteries, ajouta alors Castor en regardant le sang séché qui maculait toujours l'armure légèrement endommagée de Neris.
— S'il te plaît, Castor, je dois faire vite.
— J'imagine, de quoi as-tu besoin ? » l'interrogea le programme excentrique en faisant signe à Neris de le suivre vers une banquette qui cerclait une table brillante.
Castor s'assit sur la banquette avec un grand sourire, et il croisa les jambes tout en appuyant contre le sol la flamboyante canne blanche qui ne le quittait jamais.
« Il faudrait réinitialiser ce disque, je veux être sûre que Clu ne pourra rien trouver dedans, même s'il devait le retrouver. Ensuite, j'ai besoin d'un disque contrefait, je serais moins repérable avec ça, et enfin… eh bien… il faut que je retrouve Flynn… Tu penses pouvoir m'aider ?
— Eh bien, tu en demandes des choses… c'était voulu cette petite gradation ? Avec cette fin en apothéose ?
— Je sais que c'est beaucoup, mais c'est urgent. C'est… c'est clairement une question de survie. Tu me connais, je t'ai apporté bien plus d'opportunités que d'ennuis, et je n'aime pas être redevable, mais je sais aussi identifier une catastrophe quand j'en vois une. »
Assise face à Castor, Neris retenait son souffle alors qu'elle regardait le gérant du club. Il semblait hésiter, ses yeux et sa bouche étant en mouvement tandis que sa main droite pianotait sur la canne blanche. Neris ignorait s'il voulait créer le suspens ou s'il pesait réellement le pour et le contre, mais dans tous les cas, l'utilisatrice était plus stressée que jamais. Elle était déjà en train de calculer les possibilités qu'il lui restait si Castor refusait de l'aider. Son cerveau analysait à toute vitesse, et pour l'instant, aucun plan ne laissait vraiment ses chances à Neris. Elle avait l'impression d'être un joueur d'échec en train de se rendre compte que sa dame serait piégée au prochain tour, quoi qu'il arrive, et ça n'avait rien de reposant. Surtout que si elle perdait, il s'agirait de la toute dernière partie pour Neris.
« Je ne peux pas te laisser dans un pareil bourbier, je vais t'aider, même si c'est risqué ! » trancha enfin Castor en se fendant d'un grand sourire.
Neris souffla de soulagement, et elle se rendit compte que ses jambes étaient totalement crispées, pressées l'une contre l'autre tandis que ses talons ne touchaient absolument pas le sol tant ses pieds étaient eux aussi tendus. L'utilisatrice adopta alors une posture plus neutre, et elle lança un regard noir à une programme qui la dévisageait sans gêne, puis elle se concentra à nouveau sur Castor, son sauveur.
Alors, Neris lui tendit le disque dérobé, tout en adressant un fin sourire au gérant du club End of Line, qui se saisit du disque d'identité et qui commença à jouer avec. Un comportement si léger et désinvolte en pareille occasion aurait pu vexer quelqu'un ne connaissant pas Castor, mais c'était en grande partie l'excentricité de ce personnage qui le rendait sympathique aux yeux de Neris.
« Tu pourras très bientôt récupérer un disque falsifié, mais je te conseille de profiter de ce court laps de temps pour partir à la pêche aux infos, parce que je ne pourrai pas t'aider pour le point intitulé Trouver Flynn dans ta liste de choses urgentes à faire. Navré.
— Entendu, je m'en doutais un peu, mais bon, il fallait tenter. Merci, Castor. »
Et Neris se releva de la banquette d'un blanc éclatant, s'apprêtant à quitter le club, mais Castor l'interrompit :
« Fais vite, les programmes se retrouvent peu à peu poussés dans leurs retranchements, la Grille est de plus en plus dangereuse et extrême… »
L'utilisatrice se contenta de cligner des yeux, attendant la suite. Elle savait que la Grille était de moins en moins sûre, même pour les programmes, mais elle était curieuse de savoir ce que Castor pouvait avoir à lui dire d'autre, elle était curieuse de connaître la cause du léger plissement de son front qui déformait la marque clair en son centre.
« Les utilisateurs étaient pour beaucoup devenus une lointaine menace éradiquée, mais vous refaites surface, en montrant des capacités d'adaptation hors du commun… Certains programmes admirent cela et y voient la possibilité d'une évolution commune et pacifique, d'autres craignent ces capacités et ont d'autant plus envie de vous éliminer, alors imagine le bazar qu'a fichu ta réapparition, ta survie aux Jeux, et l'arrivée du fils de Flynn…
— Tu penses… tu penses que Clu m'a laissée vivre un peu plus longtemps pour que certains programmes se radicalisent d'eux-mêmes ?
— Toi, qu'en penses-tu ? répondit Castor en posant le disque inerte sur la banquette où il était toujours assis.
— J'imagine que tant qu'il peut me faire éliminer rapidement, je lui suis plus utile en vie… En me laissant partir il fait comprendre qu'un utilisateur n'est pas un si grand danger, en me confisquant mon disque il prouve aux programmes que je ne suis tout de même pas digne de confiance, et si je fais trop de vagues, il lui suffit de me tuer, et le message sera alors « Les utilisateurs sont un danger pour notre monde, mais ensemble nous pouvons les vaincre »…, tenta Neris d'une voix presque éteinte.
— C'est envisageable, oui. Mais pour le moment le plus gros souci de Clu, c'est le portail. Il ne voudrait pas que les Flynn s'échappent avec le disque du créateur, ziiiiip ! » ajouta Castor en mimant avec son index et son majeur droit un bonhomme en train de disparaître.
Il eut un éclat de rire, éclat de rire non contagieux visiblement, puisque Neris se contentait de le regarder avec un air perplexe.
« Attends. Les Flynn ? s'étonna l'utilisatrice aux cheveux roux.
— Hé bien, oui ! Kevin Flynn ne va pas laisser son fils seul ici ! Si ?
— Sam est vivant ?
— Oh, c'est ta chute du plafond de l'arène, c'est ça ?
— Je… hein, pardon ?
— Ton crâne a dû heurter le sol plus fort qu'il n'y paraît, et quelque chose a été endommagé dans ta tête ! s'expliqua Castor avec un air amusé en se faisant une pichenette sur la tempe gauche.
— Non, non non non. J'ai eu mal sur le coup mais pas après, et je ne vois pas le rapport av…
— Alors ça vient d'un autre coup ? la coupa le programme excentrique. Je ne pensais pas que les utilisateurs pouvaient subir des pertes de données autrement que par la tête, mais bon, c'est vrai que quand on regarde bien, tu en as pris une sacrée poignée, de coups. En additionnant ça peut peut-être…
— Wowowo ! T'as fini de te payer ma tête ? l'interrompit à son tour la rousse aux yeux verts.
— Excuse-moi, excuse-moi, mais c'est vrai que je suis en droit de me questionner, tout le monde sait que le fils de Flynn s'est échappé à peine quelques secondes avant sa dissolution !
— Quoi ?! Eh bah… J'aurais peut-être dû rester jusqu'à la fin…
— Il semblerait bien. Allez, déguerpis, que je puisse m'occuper des disques.
— Hmm, oui. À plus tard, Castor. »
Le concerné adressa à Neris un petit coucou accompagné d'un sourire, et l'utilisatrice prit le chemin de la sortie du club, dirigeant un léger signe de tête vers Gem, la sirène qui ne s'éloignait que peu de Castor.
Retrouver Flynn en ne comptant que sur les rumeurs se diffusant dans les rues semblait tout bonnement impossible. Peut-être serait-il plus simple de filer directement jusqu'au portail ? Il finirait forcément par s'y rendre… sauf si Clu lui mettait la main dessus avant. Sans compter qu'une fois au portail, il n'y a pas vraiment moyen de passer inaperçu, de se cacher… idem pour le trajet. Pour le moment, le mieux était sans doute de s'en tenir au plan A, d'essayer de retrouver Flynn où qu'il soit. Peut-être Neris pourrait-elle l'aider, ou peut-être que lui pourrait l'aider à ne pas s'attirer de nouveaux ennuis.
Neris quitta le mur sur lequel elle était appuyée, et elle se dirigea vers une autre rue : le groupe de programmes qu'elle surveillait ne savaient rien, et de toute façon, une patrouille de sentinelles approchait, mieux valait ne pas rester dans les parages.
Le petit groupe de programmes illuminés de la couleur de la bigarade dépassa la nouvelle cachette de Neris, et lorsque la lumière lui parvenant ne fut plus composée que de bleu clair et pur, sans une once d'orangé, l'utilisatrice ressortit de l'ombre et reprit sa quête improbable. Non mais vraiment, il fallait être totalement désespéré pour se mettre à la recherche de quelqu'un comme ça, au hasard, sans piste solide, en comptant sur des programmes qui n'avaient sans doute pas vu leur créateur depuis près de vingt ans.
Écouter. Questionner, visière abaissée, s'il y avait un espoir, même ténu, qu'un programme en particulier soit un peu informé. Espérer que la visière et une intervention courte suffisent à ne pas laisser suffisamment de temps au programme pour reconnaître Neris et se méfier. Rester attentive aux passages des sentinelles dans le secteur. Repérer un halo couleur crépuscule ou entendre des moteurs de Recognizer gronder, se cacher, attendre, vérifier, sortir, écouter. Recommencer. C'en devenait épuisant.
Neris s'accorda une pause, et elle commença à songer qu'il serait bientôt temps de retourner au club End of Line pour voir si Castor avait eu le temps de faire le nécessaire pour les disques. Oui, encore un quart d'heure de recherche, et elle irait. Cependant, une poignée de secondes avant que Neris n'atteigne un nouveau programme à questionner, une faible vibration parcourut le sol, et l'utilisatrice en mission fit volte-face lorsqu'elle décela une augmentation de luminosité dans son champ de vision périphérique. Sous sa visière fuligineuse, ses sourcils se froncèrent, et les traits de son visage se contractèrent en une expression perplexe : une explosion au niveau du dernier étage de la plus haute tour de la Grille. Que s'était-il encore passé au club End of Line ?
