Mes chers lecteurs préférés,

Me voici de retour avec un nouveau chapitre, un peu moins sombre que le précédent. J'espère que ce dernier ne vous a pas trop traumatisés. J'avoue que je craignais un peu votre réaction ! Sachez cependant qu'aucun autre événement majeur aussi horrible n'est au programme dans les prochains chapitres !

Vous remarquerez que ce 18e chapitre est moins long que d'habitude. J'ai en fait dû couper un chapitre en deux, car il devenait carrément gargantuesque. D'ailleurs, j'ai hésité jusqu'à la dernière minute à rassembler les deux parties. Je me dépêche de poster ceci avant de changer d'idée. Cela dit, l'autre moitié est très avancée, alors ne perdez pas espoir de recevoir bientôt de ma part quelque chose de plus consistant à vous mettre sous la dent. ;)

Une petite mention pour ceux qui m'avaient écrit un commentaire : Camille, Miss Agrume, Fooldance, AnonymeH, vuir, Melissa-Lena, Carole, kawaii-Shina, Bergere, rivruskende, Eileen1976, Fantomette34, Aurelie Malfoy, Etoile Solitaire, lilisnape, Jude-sama, Aesalys et Mrs Elizabeth Darcy31.

J'adore vous lire, non seulement parce que c'est motivant, mais aussi parce que ça me rappelle invariablement des petits détails que j'avais laissés au hasard ou omis d'expliquer.

À vous spécialement et aussi à vous tous qui me lisez, 400 milliards de mercis ! :)

Dernière chose : j'espère que vous daignerez me pardonner les quelques coquilles qui auraient échappé à ma vigilance, laquelle commence à tirer de l'aile à cette heure de la journée. ;)

Sans plus attendre, voici Talamhcríochnaigh.

Bonne lecture !

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18. Talamhcríochnaigh

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La lumière m'éblouissait à travers mes paupières closes.

C'était déjà le matin.

J'aurais voulu dormir encore. Très, très longtemps encore. Quand j'ouvris les yeux, ce fut comme si je reprenais place dans mon corps après une longue escapade dans le néant.

La lumière agressive me fit larmoyer. Je cillai plusieurs fois, éblouie. Ma vue mit quelques secondes à s'ajuster. Le décor qui apparut plus clairement devant moi n'était pas celui de mon loft. Je cillai à nouveau, comme pour achever de me réveiller, mais mon loft ne se matérialisa pas pour remplacer cette chambre inconnue.

Je ne rêvais pas.

Je me trouvais dans un vaste lit qui n'avait rien à voir avec le matelas raide et étriqué de ma petite chambre londonienne. Les couvertures blanches et moelleuses pesaient sur mon corps. Des effluves agréables me taquinaient les narines. Un mélange de vieux bois, d'air salé, de beurre chaud.

Je dus lutter contre les draps pour arriver à me redresser. Mon corps pesait deux tonnes, mes jambes semblaient figées dans le béton, ma tête tournait. Le matelas tanguait sous moi, comme une chaloupe sur des eaux agitées. Je posai prudemment les pieds sur le tapis épais qui recouvrait le parquet de bois. La sensation de vertige mit quelques secondes à se dissiper.

Je scrutai la pièce, à la recherche d'un élément familier. Un fauteuil crème, une table de chevet et un bureau de bois clair constituaient le mobilier. Près du lit, une fenêtre coiffée de longs rideaux translucides laissait entrer le soleil à profusion. Tout était lumineux, tout était paisible. Au-dehors, on percevait un bruissement régulier, entêtant.

Des vagues.

La mer.

Il n'y avait pas d'erreur possible : je me trouvais loin de Londres.

Une robe noire étendue sur le fauteuil attira mon attention. Des chaussures avaient aussi été déposées sur le plancher. Je baissai les yeux sur mes propres vêtements. J'étais revêtue d'une étrange tunique de lin qui ressemblait à s'y méprendre à une chemise d'homme trop longue. Je tâtai mon corps à travers la tunique. Je ne portais pas de sous-vêtements.

Qu'est-ce que je fais dans cette tenue ?

Où suis-je ?

Et comment ai-je pu arriver ici ?

C'était comme si des grains de sable s'étaient coincés dans les rouages de mon cerveau. Mes souvenirs de la veille me revinrent peu à peu, par bribes lointains.

J'avais travaillé toute la journée à la librairie Chapman & Son, déguisée en la grande blonde Rosie Buckley.

J'avais visité les enfants à l'hôpital et fait de la peinture avec eux.

J'avais étudié toute la soirée pour les ASP…

Non.

Je fronçai les sourcils et fixai le tapis moelleux en essayant de mettre de l'ordre dans mes idées. Je n'avais pas étudié du tout. Alors qu'avais-je donc fait hier soir ? Et pourquoi mon cerveau s'était-il transformé en une véritable passoire ?

J'avais l'impression d'être droguée. Je connaissais cette sensation, pour l'avoir expérimentée dans mon enfance, le jour où j'avais avalé une demi-bouteille de comprimés roses à la fraise. Je me sentais de la même façon aujourd'hui, le corps lourd, la tête légère, incapable de réfléchir. À la différence que je n'avais ingéré aucun médicament pour enfants à saveur de fruit.

Je me levai, chancelante, et marchai vers le fauteuil pour prendre la robe qui y était pliée. Je l'enfilai par-dessus la tunique de lin. Les vêtements étaient trop grands et les manches de la tunique dépassaient sous celles de la robe. En revanche, les chaussures m'allaient à peu près bien.

Une baguette avait été laissée sur la table de chevet. Je l'examinai. Ce n'était pas la mienne. Celle-ci ressemblait plutôt à un modèle de dépannage qu'on achetait dans les supermarchés sorciers. Les personnes distraites en gardaient souvent quelques-unes chez elles, dans un tiroir ou dans un sac à main, en cas d'oubli.

Où est ma propre baguette ?

Où sont mes vêtements ?

Ai-je donc été parachutée dans la vie de quelqu'un d'autre ?

Il y avait un trou noir dans ma tête, un trou noir qui aspirait toutes mes pensées une après l'autre.

Du calme.

Il y a sûrement une explication.

Je pris machinalement la baguette et la rangeai dans ma poche, puis risquai le nez hors de la chambre. Un long couloir sombre encerclait l'escalier qui descendait au rez-de-chaussée. Les autres portes de l'étage étaient closes. Je tendis l'oreille. Les lieux semblaient vides. Seul le fracas lointain des vagues troublait le silence.

Je descendis l'escalier avec précaution, les marches craquant au rythme de mes pas. Le plancher était fait de lattes de bois longues et larges, comme on n'en voyait plus dans les maisons modernes. Sous mes doigts, la rampe était noueuse mais agréablement lisse, comme si elle avait été polie par une longue dérive en mer.

- Ah, vous voilà enfin debout.

Je levai si vivement la tête que je faillis me rompre une vertèbre.

Le propriétaire de cette voix surgie de nulle part se tenait au pied de l'escalier, dans un hall sans fenêtre. Un homme. Pendant quelques secondes, nous nous jaugeâmes, immobiles comme des pierres. Lui était l'archétype du marin : le cheveu rare, le visage joufflu disparaissant sous une barbe rousse et hirsute, la taille épaisse. Ne manquait plus qu'une casquette, une pipe et un chandail à rayures, et l'attirail aurait été complet. Son attitude tranquille, son maintien détendu laissaient deviner qu'il était ici chez lui.

Je n'avais jamais vu cet homme de ma vie. Comment avais-je pu atterrir dans sa maison ?

- Avez-vous bien dormi ? s'enquit-il, brisant à nouveau le silence.

- Oui.

Ce simple mot m'écorcha la langue comme si je n'avais pas parlé depuis des jours.

J'hésitai. La pénombre m'empêchait de distinguer les traits de l'homme, mais il semblait inoffensif, avec ses vêtements moldus et son allure de vieux pêcheur. Jugeant que la situation était sans danger, je me décidai à descendre les dernières marches pour le rejoindre. Il n'était pas beaucoup plus grand que moi et frôlait sans doute les soixante ans. Le soleil avait buriné son visage hâlé comme du bois sec sous l'outil d'un sculpteur.

- Vous semblez aller mieux, c'est une excellente nouvelle. Je vous ai trouvée à l'orée de la forêt hier soir. Vous étiez inconsciente.

Est-ce qu'une balade en forêt avait fait partie de mon horaire de la veille ? Rien ne me vint à l'esprit.

- J'ai pensé que vous aviez trébuché et que vous vous étiez cogné la tête.

Était-ce possible ? Je ne le savais pas. Mes neurones s'étaient désactivés.

- Vous devez avoir faim, enchaîna le moldu, qui ne semblait pas attendre de précisions de ma part. Voulez-vous manger quelque chose ?

- Pas particulièrement.

À nouveau, les mots me firent mal à la gorge. On aurait juré que j'avais avalé du papier de verre.

- Où sommes-nous ? demandai-je, la voix plus rauque que jamais.

L'homme haussa ses sourcils roux et son front tanné se plissa comme un accordéon.

- Vous avez dû vous cogner la tête très fort. Nous sommes à Talamhcríochnaigh, vous vous rappelez ?

- Pardon ?

- Talamhcríochnaigh.

Je fixai les lèvres roses qui remuaient entre les poils roux de la barbe, mais ne parvins pas à saisir le mot barbare.

- Ta… Ah, d'accord.

Je n'avais jamais entendu parler de cet endroit.

- Allons, venez, vous prendrez bien une tasse de thé.

Le moldu barbu me précéda à travers le hall sombre, les lattes de bois gémissant sous nos pas. Nous parcourûmes un couloir étroit qui embaumait le sapin. Tout sentait terriblement bon, dans cette maison. Un mélange de bois et d'embruns salins qui évoquait les vacances d'antan en famille, avec son insouciance, ses rires d'enfants, ses grands vents du large.

- Comment vous appelez-vous ? demanda le moldu.

- Lind, répondis-je sans réfléchir.

Hein ?

- Euh… je veux dire Rosa, repris-je. Non, Rosie, plutôt. Pour Rosalind, vous comprenez. Rosalind Buckley.

Où est passé mon cerveau ?

Pourquoi suis-je si bizarre ?

L'homme ne parut pas s'inquiéter pour ma santé mentale. Il sourit, d'un sourire poli.

- Enchanté, Rosie.

La politesse la plus élémentaire aurait exigé que je lui demande son nom à mon tour, mais je n'eus pas la présence d'esprit de le faire.

Nous parvînmes à une cuisine où la lumière du jour me fit à nouveau larmoyer. Une autre immense fenêtre, avec des rideaux translucides identiques à ceux de la chambre, laissait entrer des flots de soleil. Sur une table de bois clair étaient posés une théière, de la confiture et des croissants qui fleuraient le beurre chaud.

- Vous m'excuserez de vous fausser compagnie si vite, Rosie, mais je dois m'absenter. Prenez le temps de manger à votre faim. Je vous ai laissé de l'argent sur la table pour que vous puissiez prendre le bus. Il y en a un qui passera au bout du chemin à 10 h 15, en direction de la grande ville.

Je fixai les croissants sans vraiment les voir, essayant d'analyser ce flot d'informations et ce qu'il signifiait pour moi. De l'argent. Un bus. Je devais partir. Partir où ?

- La grande ville ? répétai-je en me tournant vers le moldu barbu.

- Mais oui, la grande ville.

- Ah.

Mais quelle grande ville ?

J'allais lui demander d'être plus précis, quand un autre détail retint mon attention. Mon cœur se serra. Je fixai l'homme, médusée.

Ces yeux.

Oh mon Dieu, ces yeux.

Noirs comme des cavernes, tellement noirs qu'ils paraissaient surnaturels sous ces sourcils couleur de feu, dans ce visage sous le hâle duquel on devinait des taches de rousseur.

Je reculai d'un pas, comme assommée.

- Avez-vous besoin d'autre chose, Rosie ?

Le ton était poli, mais le regard du moldu s'était fait évaluateur. Il avait détecté mon trouble.

- Non. Je n'ai besoin de rien.

- Êtes-vous certaine ?

- Je… Oui.

- Très bien. Au revoir, Rosie. Portez-vous bien.

Il m'adressa un sourire courtois. J'essayai tant bien que mal de le lui rendre.

- Au revoir. Merci pour tout.

Je le regardai disparaître dans le couloir. Les pas s'éloignèrent et, bientôt, une porte claqua, quelque part dans la maison. Il était parti. Je tirai une chaise et m'y laissai choir, les genoux flageolants, les mains tremblantes.

Qu'est-ce qui me prenait ? Comment la vue de ces yeux avait-elle le pouvoir de me chambouler de la sorte ? Oh, Merlin, la similarité était irréelle. De toute vie, j'avais rencontré une seule personne qui possédait des prunelles si sombres. Et cette personne, je m'étais juré de l'oublier.

Je soupirai, incapable de lutter contre l'envie qui me gagnait. Pour la première fois depuis longtemps, je m'autorisai à penser à l'interdit, à laisser se matérialiser dans ma tête le souvenir d'un homme que je voulais pourtant bannir.

Même après des semaines d'absence, les traits demeuraient intacts dans ma mémoire. La silhouette svelte mais vigoureuse. Les épaules imposantes. Les grandes mains élégantes. Les cheveux de jais. Le nez aquilin. Et ces yeux, noirs comme deux flaques d'encre fraîche. Severus Rogue avait disparu de la circulation depuis un mois, mais dans ma tête, son image était imprimée au fer rouge.

La réaction fut immédiate. Mon cœur se serra à nouveau. Un chatouillement désagréable me taquina le creux du ventre, mélange confus d'appréhension, de fébrilité, de nostalgie. Voilà pourquoi je ne pensais jamais à Rogue. C'était trop douloureux, trop trouble. J'évitais soigneusement de lire les journaux, de peur de tomber sur la moindre ligne à son sujet. Je voulais que le Severus Rogue de mes souvenirs demeure intact, inatteignable : le Maître des potions, l'espion, le héros de l'ombre. Et, accessoirement, le propriétaire des vêtements qui avaient épongé mes larmes, un soir de novembre dans la Forêt Interdite.

Tu te complais dans le déni.

Peut-être.

Et alors ? Le déni n'avait pas ce pouvoir malsain de me plonger dans la mélancolie. La réalité, si.

Le carillon d'une horloge retentit quelque part dans la maison, me rappelant à des préoccupations plus terre-à-terre. Il était 10 heures. Je devais partir. L'hypothétique bus allait bientôt passer au bout d'un quelconque chemin, en direction d'une supposée grande ville. Quant à savoir laquelle, c'était un mystère.

Je me levai et pris un croissant, dans lequel je mordis sans appétit. Mes mains tremblaient encore, peut-être parce que j'avais l'estomac vide. Je ramassai aussi les billets que le moldu barbu avait eu la bonté de me laisser et je les comptai machinalement.

Hein ?

Je fixai l'argent sans comprendre. Il y en avait suffisamment pour faire le tour de l'Angleterre en bus. Pourquoi mon hôte mystérieux m'avait-il donné une telle somme ?

Oh, Merlin.

Je nage en plein délire.

Tout était tellement bizarre.

On ne pouvait pas se réveiller dans une maison moldue inconnue sans se rappeler comment on était arrivé là, à part peut-être au lendemain d'une soirée très arrosée. Mais puisque les beuveries ne faisaient pas partie de mon univers, il y avait forcément une autre explication. Les lieux avaient quelque chose de suspect, comme si des secrets inquiétants se cachaient sous la beauté sereine des murs blancs, la musique entêtante des vagues, le charme champêtre des boiseries et de la…

Et de la céramique vert mousse.

Je faillis m'étouffer avec ma bouchée de croissant. C'était comme si une main me réduisait soudain la poitrine en bouillie. Je toussai, cherchai mon air. J'avais chaud. J'avais le vertige.

La céramique.

Vert mousse.

Un souvenir jaillit dans mon esprit, si clair que je m'étonnais de ne pas m'en être rappelé plus tôt.

Ce plancher.

Je l'avais déjà vu.

De très près.

J'avais été étendue sur cette céramique, je l'avais vue souillée d'un liquide écarlate et poisseux.

Du sang.

Oui, c'était ça.

Il faisait plus sombre que ce matin.

Sans doute était-ce le soir.

C'était hier.

Oui, hier.

Comment étais-je arrivée dans cette cuisine ? Le vieux marin barbu m'avait-il vraiment recueillie à l'orée de la forêt, comme il le prétendait ? Et tout ce sang, à qui appartenait-il ?

Pars.

Vite.

Il y a quelque chose d'anormal, ici. De très anormal.

Le cœur dans la gorge, je me remis debout. La frayeur me donnait envie de vomir.

Va-t'en.

Dépêche-toi.

Je quittai la cuisine et parcourus le couloir sombre dans un sens, puis dans l'autre, scrutant les portes closes, désorientée, pourchassée par le craquement sinistre du plancher de bois sous mes pas.

Vite, vite.

Lorsque je repérai enfin la porte de la maison, je me ruai à l'extérieur, luttant contre ce vertige incongru qui venait de s'emparer de moi à nouveau. Tout tournoyait. Ciel et sol se confondaient dans une valse étourdissante. J'essayai tant bien que mal de suivre le chemin caillouteux et enneigé qui s'éloignait de la maison.

Au bout d'un moment, le gravier se transforma en asphalte. J'avais atteint la route. Je m'écroulai sur les fesses, hors d'haleine, une crampe me transperçant l'abdomen. Lorsque l'étourdissement se dissipa enfin, je pus regarder vraiment autour de moi.

La surprise fut grande.

La maison du moldu barbu était fichée au beau milieu d'un décor inoubliable de plaines, de montagnes et de vallons verdoyants qui se déployaient à l'infini. Des rubans de neige avaient envahi les replis des collines. À deux cents mètres de là, le terrain se terminait brusquement en une falaise déchiquetée. Droit devant, l'océan et le ciel se confondaient à perte de vue, dans un mélange de gris perle et de jaune qui scintillait comme mille diamants dans le soleil du matin.

Comment un endroit si grandiose pouvait-il abriter la moindre menace ?

Hormis la demeure moldue, le seul signe d'une présence humaine était la trajectoire erratique de mes pas dans le chemin enneigé. Même la route ne portait pas de traces de pneus. Aucune voiture en vue. Pas d'indication routière non plus.

Aucun bus ne passera jamais ici.

Le moldu m'a induite en erreur.

Mais aussitôt avais-je formulé cette pensée que le grondement d'un moteur se fit entendre. Le bus promis surgit d'un tournant comme une apparition. Je me remis debout et regardai le véhicule s'arrêter devant moi, ébahie.

- Montez, mademoiselle, lança le chauffeur.

Je grimpai les marches en m'agrippant à la rampe. Mes jambes étaient faibles. Je tendis au chauffeur un billet sorti de ma poche au hasard.

- Merci. Où allez-vous ?

Les mots du vieux marin me revinrent à l'esprit. Je les repris mécaniquement :

- À la grande ville.

- Très bien. En route !

Il ne semblait y avoir personne d'autre dans le bus. Pas étonnant, dans un bled pareil. Je m'écroulai sur un siège. L'engin s'ébranla et je me sentis bientôt somnolente, bercée par le ronronnement du moteur. Je posai la tête sur le banc.

Aïe.

Une proéminence dure se pressait contre ma nuque.

Je tâtai mon cuir chevelu et repérai un petit objet coincé à la racine de mes cheveux. Qu'est-ce que c'était que ce truc ? Je tirai dessus et l'examinai entre mes doigts. C'était un petit losange noir et luisant, auquel s'étaient accrochés quelques-uns de mes cheveux.

On aurait dit… oui, c'était ça.

Un bouton de manchette.

Je le fixai, mon cerveau fonctionnant au ralenti.

Le moldu barbu portait-il des boutons de manchette ? Sûrement pas. Cet accessoire ne faisait pas partie du costume typique d'un vieux loup de mer. Alors comment cette chose avait bien pu arriver dans mes cheveux ?

Ce n'était qu'une bizarrerie de plus parmi tant d'autres.

Je rangeai le bouton dans ma poche et n'y pensai plus.

Le sommeil me gagna.

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- Terminus ! Tout le monde descend !

Je me redressai en sursaut et regardai autour de moi, déboussolée.

- Vous êtes arrivée, mademoiselle.

Le chauffeur du bus m'agitait le bras depuis son siège. Il n'y avait pas d'autres passagers.

- Je… Où ça ?

- Mais à Inverness, bien sûr. La grande ville.

- Ah. Bien sûr.

Inverness ?

Qu'est-ce qui a pu se passer entre hier soir et ce matin pour que je me retrouve si loin de Londres ?

Je me levai, chancelante, le sang battant à mes tempes, et je parcourus le bus en me tenant après les bancs pour ne pas perdre l'équilibre. À l'extérieur, un froid humide s'empara de moi, me rappelant que je ne portais qu'une robe, une tunique et de simples chaussures. Je croisai les bras contre ma poitrine et scrutai les alentours. Inverness paraissait terne et étriquée, en comparaison avec l'immensité de… Comment ça s'appelait, déjà ? Impossible de me rappeler.

Qu'est-ce que je devais faire, à présent ?

Tu trouves un endroit pour t'abriter.

Sinon tu vas mourir de froid sur le trottoir.

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oOoOoOo

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La chambre était minuscule et empestait le renfermé, la fenêtre laissait à peine filtrer la lumière du jour, le tapis arborait une propreté douteuse (ou plutôt une saleté évidente). Mais ça n'avait pas vraiment d'importance.

Je refermai la porte et la verrouillai. L'auberge n'avait pas l'air des plus sécuritaires.

Un nouvel étourdissement me força à m'asseoir sur le lit. Depuis combien d'heures n'avais-je rien avalé ? Qu'importe, je n'avais pas faim. Tout ce que je voulais, c'était dormir.

Je me laissai tomber sur l'oreiller trop plat et songeai sans grande conviction à retirer la drôle de robe noire et mal coupée dont j'étais affublée. Mais avant d'avoir pu me redresser pour me changer, je sombrai dans un sommeil de plomb.

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Severus ne fut de retour à Talamhcríochnaigh que plusieurs heures plus tard. Ses pas le portèrent machinalement à la chambre où Hermione avait passé la nuit.

Elle avait pris soin de refaire le lit, de retaper l'oreiller, de lisser les couvertures. Elle avait revêtu la robe et les chaussures. La baguette de dépannage qu'il avait laissée pour elle sur la table de chevet avait disparu. Il n'y avait plus aucune trace du passage de la jeune femme, et pourtant, sa présence semblait encore hanter la pièce.

Pour Severus, c'était mission accomplie. Hermione avait quitté Talamhcríochnaigh en un seul morceau, sans souvenir de l'homme qui l'avait rapiécée durant son sommeil. Tous les secrets de Severus étaient intacts. Son devoir était entièrement rempli.

Seulement, il y avait de ces moments dans l'existence où le devoir ne suffisait pas, où il fallait plutôt poser un geste fou, où le déraisonnable devait supplanter la sagesse.

La nuit dernière était un de ces moments.

Car Severus n'aurait pas dû abandonner Hermione à elle-même, amnésiée, perdue, abrutie d'antidouleurs, et avec pour seules possessions quelques vêtements mal métamorphosés et un corps qui donnerait l'impression de tomber en miettes dès que l'effet bénéfique des médicaments aurait pris fin.

Severus avait fait le strict minimum. Et si la jeune femme qu'il avait arrachée des mains de MacNair n'avait pas été Hermione Granger, il l'aurait laissée mourir, comme il avait laissé mourir toutes les autres malheureuses victimes du bourreau depuis tant d'années.

Mais Hermione n'était pas les autres. Le gros bon sens aurait commandé à Severus de la garder avec lui, en dépit des maudits secrets qu'il aurait fallu dévoiler, de sa foutue couverture qu'il aurait fallu compromettre.

Hermione méritait bien ces quelques risques. Elle aurait mérité de comprendre comment elle avait échappé au cachot de son tortionnaire. Elle aurait mérité que Severus se manifeste à elle à son réveil. Qu'il prenne le temps de s'assurer qu'elle pouvait marcher vingt pas sans s'écrouler, que ses plaies invisibles n'allaient pas se rouvrir magiquement au moindre mouvement.

Severus arracha son regard du lit vide. Ce qui était fait était fait. À présent, il devait veiller à ne pas commettre une bourde supplémentaire.

À ne pas remplir aveuglément son devoir une deuxième fois.

Il quitta la chambre pour gagner la sienne, à l'autre bout de l'étage. Le soleil de fin d'après-midi entrait à flots par les larges fenêtres. Une frange de lumière tombait directement sur la carte géographique posée sur le secrétaire. Severus s'approcha, fébrile. Il dut plisser les yeux et lever la carte à contre-jour pour distinguer la minuscule lueur verte indiquant la position d'Hermione.

Elle n'avait pas bougé d'Inverness. Mauvais signe.

Donne-lui une chance.

Justement. Il lui avait donné 24 heures pour aller rejoindre ses amis. Leur demander de l'aide était la chose la plus raisonnable à faire, et Hermione était – habituellement – une personne raisonnable. Il y avait fort à parier qu'elle contacterait Potter et Weasley et se rendrait au Terrier. Elle avait tout pour y arriver : une baguette, de l'argent. De surcroît, elle se trouvait dans une ville à moitié sorcière. Mais si elle n'avait pas quitté Inverness au bout de 24 heures, Severus irait la chercher et la ramènerait ici. Elle ne pouvait pas rester seule.

La perspective de se manifester à elle ne l'enchantait guère. Révéler la vérité à la jeune femme compliquerait sa condition de mangemort et assassin en cavale. Qui plus est, les retrouvailles seraient sans doute pénibles. Mais si Severus avait à le faire, il le ferait.

Il déposa la carte sur le bureau et se frotta les yeux.

Et s'il perdait la trace d'Hermione ?

À son départ de Talamhcríochnaigh, elle portait deux objets sur lesquels il avait lancé un sort de filature : le bouton de manchette et une des chaussures. Hermione avait sûrement déjà trouvé le bouton coincé dans ses cheveux et l'avait jeté.

Severus espérait qu'elle ne se débarrasserait pas trop rapidement des chaussures.

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oOoOoOo

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Je vais te faire regretter de t'être mesurée à moi, Granger.

Non.

Non.

C'était le mangemort. C'était MacNair. Il m'avait trouvée. Comment avait-il pu me retracer à Inverness ?

Tu vas mourir, Granger. Tu vas mourir ici, au bout de ton sang.

Non.

Faites que ça cesse.

Faites que tout s'arrête.

Déjà fatiguée, Granger ? Ça ne fait que commencer.

Non.

NON.

Je n'étais pas seule dans l'auberge. Si je criais, des gens allaient forcément m'entendre. J'ouvris la bouche, ma gorge se tendit, mais aucun son n'en sortit. La terreur me rendait muette.

Il prendra sa revanche.

Je le savais.

Je l'ai toujours su.

Une femme poussait des hurlements à glacer le sang. C'était moi. C'était ma voix.

Je veux mourir.

- Je veux m… mourir.

Le souffle affolé, je me redressai dans le lit comme si j'avais été couchée sur des charbons ardents. Je me couvris le visage pour me protéger des coups, écartant les doigts juste assez pour me permettre d'apercevoir la chambre.

C'était l'aube. La lumière pâlotte de décembre n'avait pas encore chassé toute les zones de pénombre. Le tapis était aussi terne que la veille, la pièce aussi dépouillée, la peinture aussi écaillée.

Il n'y avait personne.

MacNair n'était pas là.

Je baissai les mains pour observer mes bras. Aucune trace de sang.

- C'était un rêve, dis-je à voix haute, comme pour me convaincre.

C'était juste un mauvais rêve.

N'est-ce pas ?

Je repoussai les couvertures. Aussitôt, une douleur sans nom me traversa le corps, une douleur qui ne tolérait pas qu'on l'ignore. Mes muscles prirent feu, mes articulations donnèrent l'impression de se disloquer, mon crâne se réduisit en purée, mes entrailles se tordirent comme pour échapper au scalpel d'un chirurgien fou. Je poussai un gémissement de bête blessée.

La nausée s'empara de moi.

Oh non.

Luttant contre les draps enchevêtrés, je roulai hors du lit et me ruai dans la minuscule salle de bain, mais entrai en collision avec le lavabo et finis ma course affalée sur le carrelage froid. Un nouveau haut-le-cœur me secoua. Le jet de bile qui me brûla la gorge gicla à seulement quelques centimètres de la toilette.

Merde.

Je m'appuyai contre le mur à côté du dégât, sans force, incapable de lutter contre le mauvais rêve qui me pourchassait encore, contre les images horribles qui jaillissaient dans mon esprit, aussi fulgurantes que des coups de poignard.

Les cris.

Les sévices.

Les humiliations.

Tu n'en peux plus ? Tu préfères qu'on en finisse ?

Les éclaboussures.

Les éclatements.

Le désespoir.

Dommage, Granger, dommage. On s'amusait bien.

J'enfouis mon visage entre mes mains tremblantes.

Oh mon Dieu.

La douleur, les images, les voix… Tout était réel. Ce n'était pas un cauchemar.

C'était la réalité.

Je ne me sentais plus du tout droguée ni perdue. Tout s'était remis en place dans ma tête. Le trou noir avait recraché du néant les souvenirs qu'il avait aspirés. Maintenant, je me rappelais. Je n'étais jamais rentrée chez moi au retour d'une banale journée de travail. Il y avait eu cet aveugle au pied de mon immeuble, cet aveugle qui n'en était pas un. Puis MacNair. Le donjon. Le supplice. Tout ce sang. Mon sang.

Comment avais-je pu oublier toutes ces horreurs ?

Les plus menus détails de l'agression me revenaient en mémoire, me donnaient le tournis.

MacNair m'avait trouvée. Il m'avait capturée. Torturée. Violée. Souillée. Il avait enfin pris sa revanche.

Oh mon Dieu.

Oh mon Dieu.

Ma tunique humide de transpiration me collait à la peau. Chaque souffle réveillait la douleur et la nausée de plus belle. J'essayai de prendre des respirations plus courtes, les yeux fermés et les dents serrées.

Par quel miracle étais-je encore vivante ? Pourquoi la douleur se manifestait-elle maintenant ? Et comment avais-je pu apparaître dans une maison moldue ? Qui était ce moldu barbu aux allures de marin ? Étais-je en train de devenir folle ? Si l'agression avait bel et bien eu lieu, mon corps portait forcément les traces des maléfices, des brûlures, des plaies sanguinolentes.

Je me levai, tremblante comme une feuille, et entrepris de retirer mes vêtements trempés. Mais plus je me dénudais, plus un nœud d'angoisse enflait dans ma gorge.

Il n'y avait rien.

Rien du tout.

Les larmes s'accumulèrent sous mes paupières. Aveuglée, je tâtai mon ventre, mes bras, mes cuisses. L'épiderme était lisse, intouché. Pourtant, la douleur était insoutenable, cruellement réelle.

Je ne comprenais plus rien. J'avais l'impression d'être dépossédée de mon propre corps. Cette douleur atroce, je n'en voulais pas. Ces souvenirs horrifiants, ces mains fantômes qui profanaient mon corps, je n'en voulais pas.

Je voulais tout effacer.

Secouée de sanglots, je me laissai choir sur le fond écaillé de la douche, ouvris l'eau et frottai longuement mes membres en feu, prostrée et grelottante sous le jet trop froid.

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Severus rabattit ses couvertures d'un geste brusque, après s'être réveillé pour la quatrième fois cette nuit. À l'extérieur, la musique des vagues se faisait plus lointaine. La marée avait baissé.

Severus s'extirpa de la chaleur du lit et prit la carte de filature posée sur sa table de chevet. Il la consulta, même s'il savait pertinemment que rien n'aurait changé. Le point lumineux n'avait pas bougé. Hermione était toujours à Inverness.

Severus posa la carte et se frotta le visage.

Dans quel état pouvait-elle bien se trouver ?

Les bienfaits des analgésiques avaient dû cesser depuis quelques heures. Elle souffrait sans doute le martyre, dans une chambre quelconque à des centaines de kilomètres de Talamhcríochnaigh, livrée à elle-même, sans personne pour veiller sur elle.

Était-elle suffisamment forte pour se procurer de quoi se nourrir ?

Arrivait-elle seulement à se tenir debout ?

Oh, Circée.

Severus se leva et replaça les couvertures sur le lit. Il n'arriverait jamais à se rendormir. Inutile de nier qu'il se faisait un sang d'encre pour la jeune femme. Autant il avait espéré qu'elle rejoindrait ses amis au plus vite, autant il priait maintenant pour qu'elle reste sagement à Inverness, en attendant qu'il aille l'y chercher.

Severus partirait là-bas au petit matin, même si les 24 heures de sursis ne seraient pas encore écoulées. Ça n'avait plus d'importance. Il aurait parié 100 gallions que si Hermione n'avait pas rejoint ses amis hier, elle ne le ferait pas plus demain.

Alors il la ramènerait à Talamhcríochnaigh sans plus attendre.

Et ce serait lui qui veillerait sur elle.

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Et oui, c'est malheureusement déjà tout pour l'instant. Mais comme je le mentionnais au début, le chapitre suivant est déjà très long et très avancé. =)

Des amuse-gueule en attendant la suite ? Voici quelques éléments (d'importance variable) qui feront partie du chapitre 19 : une mornille, Kingsley Shacklebolt, une bibliothèque, une chaîne avec un bouton de manchette dont le propriétaire n'a plus besoin d'être présenté… Oh, et au fait, ce sera Noël !

À bientôt !