Fragment 6
Malentendus (Pirika)
(Listen up – Oasis)
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Les bols, l'eau pour le thé, le riz, les légumes, le salé, le sucré… Tout cela prenait vie machinalement sous les doigts de Pirika et de Manta.
Au fil des jours, leurs gestes se coordonnaient de mieux en mieux. C'était amusant. Ils se passaient désormais les objets sans y songer, sans même se regarder. Pirika s'était adaptée à leur différence de taille et avait acquis le réflexe de la compenser par des gestes plus bas. Aussi, il se produisait de moins en moins d'accidents. Pas comme au début de leur coopération, lorsqu'ils laissaient sans cesse échapper des choses sur le sol.
Depuis le départ de Tamao, les habitudes s'étaient reforgées, petit à petit. L'ancienne charge de l'apprentie ascète s'était divisée: Ryû cuisinait, comme d'habitude, et dressait la liste des courses en fonction des produits qu'il désirait préparer. Manta et Pirika, eux, veillaient à la bonne marche de la maison, faisaient les courses et, étant les plus lève-tôt, préparaient le petit-déjeuner pour tout le monde. Enfin, Yoh et Horo Horo faisaient le ménage et la plupart des lessives.
Bien sûr, Anna ne faisait rien. Mais bon. Qui aurait osé l'ouvrir là-dessus?
C'était tout de même plus juste comme ça, songeait fréquemment Pirika. Depuis qu'elle prenait part aux tâches de la communauté, elle réalisait de plus en plus à quel point la place de Tamao avait dû être intenable. Devoir gérer les tâches ménagères de tout ce petit monde, n'avoir jamais un instant de repos à soi, être sous les ordres d'une fille d'une dureté de fer, qu'on admirait hautement, à qui on aurait voulu ressembler, mais qui était la fiancée du garçon dont on était follement amoureuse – lequel en était d'ailleurs profondément épris et nous traitait comme sa petite sœur, avec tant de gentillesse, qu'on ne pouvait même pas lui en vouloir un peu pour se venger – … Au secours!
Si elle avait été à la place de Tamao, Pirika aurait probablement tout fait péter depuis longtemps. BOUM.
Parfois, on parlait d'elle à la maison. Pirika feignait alors de s'intéresser de très près à sa manucure pour ne pas être mêlée à la conversation et prenait un air indifférent. Mais intérieurement, elle ricanait: hahaha, et vous vous demandez encore pourquoi elle est partie, tas de crétins.
L'aveuglement de ses proches, son frère y compris, la sidérait, tout simplement. Ne se rendaient-ils pas compte de ce qu'elle devait endurer chaque jour ?
À part elle, seul Manta ne faisait aucune réflexion et paraissait gêné lorsque le sujet se profilait. Parfois, il croisait son regard et elle sentait qu'ils étaient sur la même longueur d'onde.
Pirika avait une théorie: selon elle, le jeune homme s'y connaissait aussi en amour déçu. Rien ne le prouvait, mais son imagination fertile et romanesque avait envie d'y croire. Bien entendu, elle n'aurait jamais osé lui poser la question.
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Avec ce rituel du petit-déjeuner, ils discutaient de plus en plus, tous les deux. Au commencement, ils se contentaient de travailler en silence. Et puis le bonjour matinal était devenu plus enjoué, s'était accompagné progressivement de quelques mots banals, bien dormi, ça va et toi, fonction phatique du langage, lui avait-il appris lorsque, petit à petit, ils s'étaient mis à échanger de véritables phrases, puis, enfin, des idées. Des paroles vraies. De la sincérité.
Il était très intelligent, vraiment. Pas seulement cultivé et bon élève, mais avec une faculté de raisonnement très poussée, jointe à une forte sensibilité. Pas de la susceptibilité, plutôt une capacité d'empathie forte. Il n'avait pas toujours raison sur les autres, mais il était affectueux et ouvert aux autres. Certes, ils l'étaient tous, chacun à leur manière. Même les plus froids d'entre eux. Mais Manta, c'était différent: la souffrance d'autrui pouvait le ronger, parfois. Et il croyait si peu en lui, c'était impressionnant. Triste aussi, un peu.
En tout cas, leurs discussions étaient toujours intéressantes. Inspirantes. D'ailleurs – humour chocolovesque, se disait-elle avec une pointe d'ironie amère – elle-même se sentait minuscule à ses côtés. Stupide, cruche, ignorante, paresseuse, petite. Petite, petite, petite. Marrant, non?
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Occupée à surveiller la casserole d'eau frémissante, Pirika fut prise d'un léger abattement. Ce matin ressemblait au précédent. Et encore au précédent. Elle s'efforçait de ne pas le montrer, mais au fond, elle en avait assez de se morfondre au village pache. C'était uniquement pour eux, qu'elle restait, et parce que Horo Horo n'était pas prêt à partir. Mais elle en avait marre des mauvaises nouvelles, des avis de recherche, du Shaman Fight, des Paches, de Sati, du délire collectif, des sourires des membres du Gandhara que l'on croisait en ville (la paix béate de leurs visages leur donnait l'air d'avoir abusé de substances illicites, hypothèse que rien, par ailleurs, ne permettait de réfuter), des messes basses à la maison, des mines sombres et compassées des participants encore présents, oui vraiment, elle en avait ras-le-bol, c'était fini, FI-NI, terminé, exit, sortie, sayonara, bye bye.
S'il lui restait la moindre ardeur belliqueuse, la bataille finale avait suffi à l'en dégoûter. Les cris, les morts, les flammes, les tentacules spirituelles du Great Spirit qui l'avaient attirée, avec tant d'autres, le noir, les visions horribles ou sublimes, et le choc du no man's land, jonché de shamans plus ou moins en vie, en train de se massacrer. Le rire de Hao, ses amis dispersés, son frère introuvable, Sati, lui faisant face, transfigurée par la puissance, belle, atroce et terrifiante à la fois. Et elle, au milieu, évitant les coups, terrorisée, incapable de se battre, puisqu'elle n'avait pas d'esprit avec elle, ni rien pour se raccrocher, se battre contre qui, de toute manière? Des gens qu'elle avait côtoyés, des amis, des inconnus qui ne lui avaient rien fait? Souris égarée au milieu d'une guerre de géants, elle ne comprenait pas comment elle avait fait pour en réchapper. Chaque matin, à son réveil, elle manquait de pleurer de reconnaissance pour s'en être tirée en vie. En vie, purée, et entière, sans une égratignure.
La vie, c'était un cadeau trop merveilleux pour être gâché. Plus jamais elle ne se plaindrait, plus jamais elle n'oublierait de la croquer à pleine dents, à s'en donner une indigestion. Si seulement son frère pouvait passer à autre chose! Son rêve était foutu, très bien. Il était temps de s'en remettre, non? Elle-même l'avait fait. Elle était passée par le déni, la colère. Et puis maintenant, elle avait dépassé l'acceptation. On ferait autrement. On planterait des fukis, quand même, rien à foutre. Mais, oh, si seulement, on pouvait repartir. Parce qu'une chose était quand même sûre, c'est que les champs n'allaient pas se cultiver tous seuls. Et elle, l'inaction, la popote, le tea time, tout ça la rendait folle. Elle aurait bien traîné Horo Horo à un de ses entraînements de l'enfer si ça avait pu lui occuper les mains et l'esprit sans le faire souffrir. Elle avait tellement hâte que tout le monde soit fixé sur le sort des autres, et qu'on en finisse.
Hokkaido lui manquait. La montagne. L'air pur! Les grands espaces étaient légion par ici, mais il faisait trop chaud. Et puis les couleurs la rendaient malade. Elle rêvait de vert, de bleu, de blanc, d'herbe, d'eau limpide, s'égouttant de la fonte des neiges, au lieu de ce monocorde désert jaune, et de ces montagnes rouges toutes pelées, si déprimantes. Mais elle était coincée ici.
Elle avait essayé de parler à Horo Horo, en vain: il ne l'écoutait pas.
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Pirika emporta le cuiseur rempli de riz bien chaud dans la salle à manger. Ils étaient plusieurs à en prendre le matin, elle, Manta, Yoh et Anna en particulier. Revenue dans la cuisine, elle rassembla les bols sur un plateau, près des couverts et sortit quelques œufs. Certains seraient consommés crus (Anna tenait à ce que Yoh en mange deux avec son riz), tandis que d'autres seraient servis sur le plat ou brouillés. C'était comme ça que Ryû prenait les siens, à l'anglaise, accompagnés de tartines. Peut-être une manière de se sentir proche de Lyserg.
Manta était déjà en train de s'occuper des boissons: thé vert pour tout le monde, jus de fruit pour elle et Horo Horo, lait pour les mangeurs de céréales, et café pour Ryû. Il ajouta à cela une petite bouteille qu'il sortit du frigo et qui ressemblait vaguement à un Actimel. Il y en avait un stock, au fond, qui lui était exclusivement réservé. Pirika ne savait pas ce que c'était. Vraisemblablement un complément alimentaire.
La jeune fille prépara un second plateau, sur lequel elle disposa légumes marinés, algues nori, nattô, confitures (les Paches en vendaient de toutes sortes, étranges, savoureuses: maïs-rhubarbe, tomates-maté, patate douce-épices), petits pains et céréales, pour son frère. Chocolove en prenait aussi, avant. Désormais, Horo Horo était le seul.
Elle eut alors une hésitation.
Aïe. Et Ren? Il voudrait quoi? Elle n'avait jamais eu à préparer de petit-déjeuner pour lui.
– Manta?
– Oui?
– Tu sais ce que prend Ren?
– Aucune idée, répondit celui-ci. Euh… du lait?
Pirika s'esclaffa avec un regard complice. Les crises de rage du matin lorsque Horo Horo ou Ryû finissaient la bouteille, on ne risquait pas de les oublier de sitôt.
– Et c'est tout, tu crois?
– Si ce n'est pas tout, il le dira.
Pirika hocha la tête.
– Oui, ou il ira se servir tout seul, comme un grand!
Ce fut au tour de Manta de lui jeter un regard malicieux.
– Rebelle.
Pirika éclata de rire. Manta détourna la tête. À sa grande surprise, elle vit que c'était pour cacher ses joues roses. Pourquoi rougissait-il ainsi? D'accord, les blagues complices rapprochaient, mais il n'était quand même pas timide à ce point, si? Peut-être que Manta n'avait pas l'habitude d'avoir des amies féminines. Hmm. Ou qu'il avait plus l'habitude d'être taquiné que le contraire.
C'était trop chou, décidément.
Ils se remirent à travailler en silence. L'atmosphère de la cuisine était si calme et si intime! Comme c'était drôle de se lever avant tout le monde et de commencer à tout préparer pendant que les autres dormaient encore. Ça n'était pas pour lui déplaire, finalement. Elle préférait faire ça plutôt que de sortir les poubelles comme Yoh. Cela donnait l'impression de démarrer sa journée sur le bon pied.
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Au moment où elle commençait à se sentir en manque d'occupation, un bruit lui fit dresser l'oreille. Ah, on commençait déjà à entendre les portes claquer. Le son de pas ensommeillés résonna à l'étage, suivi de bâillements étouffés par une main empâtée.
S'emparant du premier plateau, Pirika s'en fut disposer les couverts.
Ryû arriva le premier, ébouriffé, des traces de sommeil sous les yeux, mais assez frais. Du moins par rapport à Yoh qui se traînait péniblement derrière lui en clignant des yeux.
– Salut, Pirika-chan! lança Ryû.
– 'Lut-Ri-ka-chan, articula péniblement Yoh.
Elle leur répondit avec un petit sourire amusé.
Anna arriva derrière, impeccable, olympienne, le port haut dans son yukata blanc, sans que ses traits délicats révèlent le moins du monde si elle avait dormi ou pas. Pirika ne croyait pas l'avoir vue un seul jour descendre avec les cheveux en vrac, des traces d'oreiller sur les joues ou des plis sous les yeux. Anna était-elle un vampire? Ou un robot? Des fois, elle se le demandait. Elle-même n'avait pas ce super pouvoir: quand elle se réveillait, en général, c'était pas joli-joli! Elle avait toujours l'air chiffonnée. Du coup, descendre en premier pour préparer à manger avait un avantage: ça lui donnait le temps de se refaire une tête humaine.
Les trois arrivants s'attablèrent: Ryû pour manger ses toasts avec une énergie qui faisait trembler les meubles, Yoh pour s'effondrer dans son bol et Anna, pour picorer quelques grains de riz en silence. Pirika s'esquiva pour aller préparer en vitesse les œufs et les découvrit déjà faits, couvés d'une main de maître par Manta. Revenant avec la poêle, elle croisa son frère qui descendait les marches en vacillant, yeux boursouflés, grimace aux lèvres, l'air guère plus réveillé que Yoh.
Si la chevelure de Ryû était un peu en désordre, la sienne frisait l'anarchie. Il portait son plus affreux T-shirt, une espèce de torchon immonde, informe, devenu grisâtre à force de lavages, taché de partout et troué par-dessus le marché, qu'elle l'avait déjà supplié au moins une centaine de fois de jeter, ainsi qu'un vieux short, pas vraiment en meilleur état, mais dont, pour le coup, elle n'allait pas se plaindre: il arrivait fréquemment à son grand frère d'oublier le bas, voire même le sous-bas, quand il était vraiment dans le pâté. Et, elle en était sûre, c'était uniquement parce que ça n'était jamais arrivé devant Anna qu'il continuait encore à le faire. Un bon coup de tatane savamment appliqué l'aurait certainement guéri de ses mauvaises habitudes.
Un bâillement décrocha la mâchoire de Horo Horo et il se gratta le ventre en marmottant, les yeux toujours fermés.
– Yoo, proféra-t-il, et c'était déjà beaucoup de sa part.
– Bonjour grand frère, tu es le dernier, lui annonça-t-elle joyeusement.
Horo Horo émit un son entre le grognement et le gémissement et se traîna vers la salle à manger. Pirika se mordit les lèvres pour ne pas rire. Son frère, le matin, c'était une institution. Un truc très drôle à faire, d'ailleurs, c'était d'entamer une discussion dynamique avec lui au petit-déjeuner et de le regarder essayer de gérer la chose. En général, ça donnait lieu à de grands moments.
Parvenu jusqu'à la salle à manger, l'Aïnou salua tout le monde d'un geste vague et se laissa tomber à une place libre tel un poulpe qui s'affalerait en flaque gélatineuse. Pirika se servit un bol de riz et s'assit à ses côtés.
Action. Pousser son bol dans sa direction, mettre les céréales et le lait à portée de sa main, lui verser son verre de jus de fruit, ne pas oublier les couverts, il serait capable de manger avec ses doigts sans s'en rendre compte, voilà, tout était bon. Sans cesser de le surveiller du coin de l'œil, Pirika se servit en légumes marinés et en algues, ainsi qu'en thé.
Elle avait arrêté de prendre un petit-déjeuner occidental depuis quelques années. En fait, ça datait de l'époque où ils courraient un peu après les sous: elle s'était mise à manger du riz le matin parce que c'était moins cher et aussi qu'elle voulait laisser les céréales à Horo Horo. Il l'ignorait, bien entendu, sinon, il n'y aurait jamais plus touché, mais elle était heureuse de faire ce petit geste pour lui et elle s'y était tellement habituée qu'elle n'y était jamais revenue, même quand leur situation s'était arrangée.
Son thé était trop chaud. Elle souffla dessus en observant les autres manger: Anna, toujours souveraine. Yoh qui commençait à émerger, se redressant un peu plus à chaque bouchée. Ryû qui claquait des lèvres, très content de ses œufs. Bientôt il se lèverait pour un deuxième café dehors, accompagné d'une cigarette. Pirika avait du mal à comprendre qu'on puisse vouloir terminer un bon repas d'œufs et de café par un de ces bâtonnets au goût et à l'odeur infects. Elle savait de quoi elle parlait pour en avoir chipé une à son père, à l'âge de onze ans: une bêtise qui lui avait valu de vomir sur ses nouvelles baskets à force de tousser, devant son cousin plus âgé qu'elle cherchait justement à impressionner. Elle grimaça à ce souvenir humiliant. C'était immonde et elle ne voyait pas comment on pouvait devenir dépendant de ce truc infâme, nocif et ruineux.
À ses côtés, son frère engloutissait ses céréales comme un robot, en ruminant bien fort. Heureusement, à chaque bouchée, il semblait revivre un peu plus. Ses yeux s'ouvraient enfin, perdaient leur voile glauque et son regard s'éveillait.
C'était un moment de la journée qu'elle aimait beaucoup. Celui où elle retrouvait son véritable grand frère derrière l'ours bourru qui tous les matins émergeait pathétiquement de son hibernation. Cette métamorphose, elle la trouvait tout à la fois extraordinaire, ridicule et attendrissante.
Ryû se leva le premier, son mug vide à la main, et croisa Manta qui avait fini de ranger la cuisine. L'adolescent prit place près de Pirika et entama son repas: riz, thé, tartines de pain, nattô, œuf cru, et sa boisson étrange, aux allures de médicament. Étonnant, songeait la jeune fille, qu'il ait pu accuser un tel retard de croissance, quand on le voyait manger autant, et à chaque repas! Un matin, il lui avait expliqué que c'était en raison de sa taille, et du peu de temps qu'il lui restait pour rattraper la norme statistique, qu'il se forçait à avaler un solide petit-déjeuner traditionnel depuis des années. Bon, c'était sans doute peine perdue: son problème avait visiblement une origine génétique, on s'en doutait quand on voyait son père et sa sœur. Mais il ne désespérait pas d'encourager certains des gènes de sa mère à se manifester, durant ses dernières années d'adolescence.
Manta mangeait très discrètement, sans faire plus de bruit qu'un léger "frrrr" en aspirant son thé. Cela contrastait fortement avec ce qui se passait à la gauche de Pirika. Horo Horo faisait un sort à ses céréales avec éclat, de plus en plus joyeusement. Cher grand frère. Il se goinfrait toujours comme s'il avait peur de manquer. Pourtant, elle ne l'avait jamais privé de manger, même au cours de ses entraînements les plus difficiles. C'était peut-être une manière de dépenser un trop-plein d'énergie.
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Alors qu'Anna reposait ses baguettes à plat sur son bol et se levait, stoïque et royale, Yoh prêt à la suivre, Pirika se fit la réflexion qu'il y en avait un qui n'était toujours pas descendu. Bizarre. Elle aurait plutôt imaginé Monseigneur-Soupe-Au-Lait en lève-tôt. Lui qui accablait chaque matin son frère de ses sarcasmes lorsqu'il se levait tard, durant le Shaman Fight! Ayant terminé son repas, Pirika échangea un regard avec Manta.
– On dirait que quelqu'un fait la grasse matinée.
Manta eut un sourire amusé.
– Il est peut-être fatigué. On ne sait pas ce qu'il a dû faire, depuis notre retour ici. Pour se cacher, je veux dire. Ça n'a pas dû être de tout repos.
Pas faux. La jeune fille hocha la tête et rassembla ses couverts.
– S'il est pas descendu dans une heure, je débarrasse tout.
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Ren ne vint pas déjeuner. Pirika finit par défaire la table et s'attela à la vaisselle. Autour d'elle, Yoh et Ryû chuchotaient en catimini, Anna buvait son deuxième thé du matin, inexpressive, Manta traînait, l'air anxieux, en fixant les escaliers. Mais surtout, il y avait Horo Horo qui se rongeait silencieusement.
Ça, ça l'inquiétait plus que toute autre chose.
Son loup solitaire de grand frère faisait toujours beaucoup de bruit, braillait, s'agitait dans tous les sens, ne savait pas se tenir. Il ne se taisait que lorsqu'il était vraiment inquiet. Dans ces moments-là, il basculait dans un mutisme furieux et grondant, comme la tempête qui couve, et Pirika n'aimait pas cela. Elle l'avait déjà vu se refermer ainsi à plusieurs reprises, avant de s'enfuir dans les bois, pendant des jours, jusqu'à revenir, sale, épuisé, maigre, comme un animal traqué qui aurait couru dans la nature pendant des jours.
Il n'avait explosé devant elle qu'une seule fois. Ce jour-là, elle avait compris pourquoi il s'enfuyait toujours de cette manière. Un froid polaire avait envahi leur maison. Tout avait gelé: les vitres, les vêtements et la nourriture dans le réfrigérateur. Et Pirika avait bien cru qu'Horo Horo allait tuer leur père à mains nues. Ensuite, il avait quitté la maison.
Quelle galère ça avait été pour le retrouver! Et aussi pour qu'il accepte qu'elle l'accompagne, mais ça, c'était une autre histoire.
Bref, elle couvait Horo Horo du coin de l'œil, guettait les signes et priait pour ne pas avoir à intervenir.
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Au bout d'un moment, le bourdonnement des chuchotis gagna en intensité. La maison s'agitait. Pirika savait ce qu'ils pensaient tous et s'agaçait de leur comportement. Pourquoi personne ne se décidait à aller ouvrir la porte de sa chambre, pour voir? Avaient-ils peur à ce point que leur hypothèse se confirme? Pourtant, ils y avaient tous pensé, en ne le voyant pas au petit-déjeuner, et maintenant, il était évident qu'il ne descendrait pas. Elle aurait bien aimé leur montrer, tenez! Mais ça n'était pas à elle de le faire. Sans compter que s'ils s'étaient trompés et qu'il était bien là, en train de roupiller, la dernière chose qu'elle avait envie de faire était de le surprendre en pyjama. (Pyjama que rien ne garantissait, par ailleurs. Erk.)
Elle leur laissait le plaisir d'aller vérifier. Aussi bien ils se montaient tous le bourrichon pour rien. Aussi bien, il se planquait dans sa chambre justement pour qu'ils s'inquiètent, pour faire sa diva. L'hypothèse, à peine formulée, lui parut débile. Puis, elle songea que finalement, ce n'était pas si incohérent avec ce qu'elle avait pu observer jusqu'ici.
D'un autre côté, aucun d'entre eux ne souhaitait que leurs craintes soient fondées. Et tant qu'on n'allait pas voir, on pouvait nier le pire, pas vrai? Fuir la vérité. Du coup, ils restaient là, à se regarder dans le blanc des yeux et à guetter le silence des étages, sans oser bouger.
Pirika soupira. Ce qu'ils pouvaient avoir peur de faire face, franchement.
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Alors qu'elle nettoyait la poêle, l'adolescente entendit un pas traînant dans son dos, suivi d'un soupir. Elle jeta un coup d'œil derrière son épaule. Son frère s'était adossé au frigo, l'ongle du pouce entre les dents. Sourcils froncés, il fixait la table d'un air orageux.
Tic, tic, faisait l'ongle qu'il tortillait.
Cling, clang, faisait la vaisselle, entre les doigts de Pirika.
Elle ne savait pas à quoi il pensait. Ou plutôt si, mais elle percevait son malaise comme au travers d'un voile, atténué, indistinct. Autrefois, il lui était si facile de deviner ses moindres sentiments! Ils arrivaient même à communiquer sans mots, rien que par un jeu de regards et d'attitudes, faisant ainsi enrager leurs proches qui n'arrivaient pas à les cerner. Ils étaient imbattables aux charades, au kems, à tous les jeux où il fallait faire équipe. Et le lien qui les unissait attisait la jalousie des autres, incapables de s'immiscer dans la bulle intime que leur complicité mutique avait élaborée autour d'eux.
Mais ça, c'était avant. Depuis les derniers matchs et la fin du Shaman Fight, Horo Horo s'était refermé comme une huître et avait colmaté soigneusement les fissures d'une chape de glace. Il lui était devenu hermétique, comme si son corps s'était mis à parler dans une langue qu'elle ne connaissait pas. Ses gestes étaient flous, ses regards trop rapides. Elle n'arrivait plus à lire ses expressions, ni à décrypter ses pensées. Seules les habitudes du quotidien demeuraient sûres. Pour le reste, elle se sentait exclue de l'univers de son frère. Et parce que le fil ténu s'était rompu entre eux, il lui semblait être devenue elle aussi étrangère à ses yeux. Elle n'aurait su dire s'il la comprenait comme autrefois. Et les signes qu'il aurait perçu aisément trois mois plus tôt lui paraissaient désormais lettres mortes, aussi tristes que des bouteilles lancées à la mer, dérivant sans fin.
À cette heure, si elle devinait ce qui le tracassait, elle était incapable de suivre le cours de son raisonnement, encore moins de lui témoigner son soutien.
Ayant terminé sa vaisselle, elle rinça l'évier, essuya ses mains rougies au torchon et abaissa ses manches.
– Grand frère, commença-t-elle, sans le regarder.
Horo Horo se décolla alors du frigo et s'en fut d'un pas vif.
– Attends! s'écria Pirika.
Trop tard.
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Horo Horo dépassa Ryû et son air de chien battu, puis Yoh, qui avait perdu son sourire apaisant, et Manta, qui ne tenait plus en place, s'attirant tous les regards. Pirika était sur ses talons.
– Horo Horo, appela Ryû, anxieux.
L'Aïnou ne répondit pas. Ses amis s'élancèrent à sa suite dans l'escalier. Même Anna se leva et les accompagna.
La petite troupe s'engouffra dans le couloir en silence, derrière Horo Horo. Le pressentiment atroce et tacite, celui auquel ils refusaient de penser, leur étreignait à tous la gorge.
Parvenu à la porte, Horo Horo cogna: pas de réponse.
Il tendit la main et hésita, comme si son poignet était retenu par un fil.
Alors, Anna leva les yeux au ciel et, se frayant un passage, ouvrit brutalement.
La chambre était vide.
La pièce était impeccable, le lit défait, les couvertures pliées. Ses affaires étaient toujours là, rassemblées en petit tas dans un coin, mais Ren était parti.
Anna baissa les yeux, sans un mot.
– Le con! cracha Horo Horo.
Il voulut bondir.
– Je vais le chercher.
Yoh le retint.
– Non.
– T'es dingue! Lâche-moi!
Mais la prise de Yoh se resserra.
– Il faut laisser faire Ren. C'est son choix.
– Mais t'as rien compris, s'écria Horo Horo, les yeux ronds. Elle va le buter! Sati va le buter! T'appelle ça la justice, toi?
Pirika laissa échapper une petite exclamation étranglée et se mordit les lèvres. L'angoisse du ton de son frère lui comprimait douloureusement la poitrine.
– Et elle le laissera partir quand il aura purgé sa peine, martela Yoh.
Horo Horo le fixa, sidéré. Puis, avec un rire amer:
– Me dis pas que t'y crois.
L'expression grave de Yoh se mua en un sourire.
– J'ai confiance.
Horo Horo se dégagea avec colère.
– Foutaises.
Pirika le vit jauger ses chances, calculer la présence forte de Yoh, celle d'Anna, qui paraissait plongée dans ses pensées, et puis de Ryû et de Manta, qui bloquaient le couloir. Un éclair passa dans ses yeux. On ne le laisserait pas passer.
Son regard retomba et Pirika devina à quoi il pensait.
Il était seul.
Plus de partenaire. Plus d'équipe.
En dernier recours, il quêta alors un soutien de son côté. Pirika eut un mouvement de recul et pinça les lèvres, puis secoua doucement la tête. Abandonne, voulait-elle crier. Laisse. Ce ne sont pas tes affaires. Il a choisi. Il serait resté s'il avait voulu… ce n'est pas contre nous. Ce n'est pas contre toi.
Mais son frère, une fois encore, ne l'entendit pas.
Il poussa une exclamation de dépit et siffla entre ses dents:
– Pousse-toi, Ryû.
Le jeune homme s'écarta gravement.
Le pas furieux de l'Aïnou résonna gravement dans l'escalier et la porte claqua derrière lui, leur tirant à tous un grincement de dents.
Après un silence, Ryû revint au premier problème:
– Il va falloir faire confiance à Ren. Personne ne saurait faire changer d'avis une tête de bûche pareille.
– On peut quand même aller demander chez Sati, finit par décréter Yoh. On pourra peut-être le voir.
– Et pour Horo Horo? demanda Manta.
– Laissez-le, intervint Pirika.
Ils se tournèrent vers elle comme un seul homme.
– Il faut le laisser, lui aussi. Il en a… besoin.
Elle vit, à l'expression de Yoh, qu'il comprenait parfaitement.
– Il vaut mieux écouter Pirika-chan, dit-il. Tu sais mieux que nous ce qu'il faut faire.
La jeune fille hocha la tête et s'éloigna d'eux. Mais au fond d'elle-même, elle riait jaune.
Non, elle ne savait pas quoi faire. C'était un cas auquel elle n'avait jamais eu à faire face. C'était spécial. Rentrer au pays arrangerait-il les choses, finalement? Elle n'en était plus si sûre.
Elle serra discrètement les poings. La flambée de haine qui naquit en son cœur la surprit. Pourquoi fallait-il toujours que cet imbécile prétentieux foute tout en l'air? Ah, si elle l'avait sous la main! De la bouillie, qu'elle en ferait. Et si Sati commettait l'erreur de le laisser partir, vous pouviez être sûrs qu'elle, elle ne le raterait pas.
Pirika s'éloigna discrètement des autres, et parvint par chance à échapper au regard intuitif de Manta. Bien. La situation n'était pas brillante. Que faire?
Comme elle n'en avait pas la moindre idée, elle enfila une veste légère, ses bottes, saisit son sac au vol et sortit en retenant la porte pour cacher son départ. L'air sec et chaud la gifla cruellement et lui fit regretter son manteau. Horo Horo était hors d'atteinte. Elle ne le voyait nulle part.
Où avait-il pu aller?
Elle n'avait qu'à commencer par les lieux les plus probables. Les environs du stades, le haut des falaises, des choses comme ça.
En fin de compte, la traque recommençait. Comme au bon vieux temps. C'était juste un peu moins drôle qu'à l'époque.
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