Fragment 7

Tout est plus fort quand rien n'est dit (Rakist)

(Make it rain – Ed Sheeran)

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Rakist n'avait pas osé quitter sa planque depuis le départ des deux mercenaires de Sati. Tous ses plans étaient tombés à l'eau, submergés par une vague de peur pure et simple.

Il lui avait fallu ça pour réaliser que, contrairement à ce qu'il croyait, il avait quelque chose à perdre. Il ne se fichait pas d'être capturé ou non.

Bizarre de se rendre compte à quel point on tient à la vie, même après tout ce temps.

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Pour l'instant, il n'avait ouvert qu'une seule boîte de conserve. Il se résigna à avaler le fond de jus de tomate qui restait. La sauce était chaude et avait un goût de ferraille, de chimique, de suri. De conserve trop longtemps ouverte. Rakist n'aurait pas pu terminer s'il n'avait pas eu aussi soif. Les quelques gouttes de jus tombèrent dans son estomac vide comme une pierre. Grinçant des dents, il espéra qu'il n'allait pas être malade. L'atmosphère de la grotte était déjà assez irrespirable comme ça.

Le geste de Canna continuait de l'étonner. Il pouvait se l'expliquer, mais ça restait quand même étrange. Canna Bismarck, la vieille ado blasée qui se donnait des airs de baroudeuse. Provocante même quand elle feignait de ne pas l'être, avec son mépris assumé pour tout ce qui respirait et son incorrection perpétuelle, ses mégots balancés partout, sa fumée qu'elle crachait dans la gueule des autres, ses gros mots. Canna qui prétendait ne vouloir qu'une chose: qu'on lui foute la paix, mais qui, toujours, sans jamais l'admettre, agressait tous ceux qui passaient à sa portée – tout en allant râler ensuite qu'on ne la laissait jamais tranquille. Pourquoi Canna l'avait-elle protégé? Ils n'avaient jamais vraiment parlé. Sauf cette fois qui ne comptait pas – ils étaient beurrés tout les deux. Ils tenaient à peine sur leurs tabourets et avaient failli s'étaler l'un sur l'autre en partant. De cette soirée, Rakist gardait un souvenir brumeux, bruyant, de bois poisseux et de verres crades. Il se rappelait à peine du sujet de leur conversation. Celui qui écluserait le plus de shots de whisky, un truc comme ça.

Outre le fait qu'ils n'étaient pas proches, Canna s'était toujours méfiée de lui. À cause de son passé, parce qu'il avait été prêtre, parce qu'il était fort et qu'il ne faisait pas souvent étalage de ses pouvoirs. De Blocken, qui laissait deviner très exactement son niveau, de Bill ou de Boris qui sortaient leurs fantômes pour un oui ou pour un non, elle n'avait pas peur. Ceux qu'elle considérait avec le plus de sérieux, c'était lui, Opacho, Peyote. Les discrets.

Elle avait du flair. Elle le savait dangereux, parce qu'il était proche du seigneur Hao et que celui-ci l'avait immédiatement choisi pour faire partie de son équipe. Et elle se méfiait de lui probablement pour tout un tas d'autres raisons encore. Peut-être même tout simplement parce qu'il était un homme en âge d'être son père. C'était sans doute un préjugé de sa part, mais il avait le sentiment que ça pouvait jouer. Les vieux la débectaient. Elle détestait qu'on lui dise quoi faire. Vieille rancune contre l'autorité parentale, sans doute.

Il n'avait jamais tenté de nouer contact. Il n'y avait aucune complicité, entre eux, à part leur appartenance à la troupe du seigneur Hao et quelques soirées de beuverie pas bien glorieuses. Alors, pourquoi? Pourquoi en aurait-elle eu quoi que ce soit à foutre de ce qui pouvait lui arriver?

Bah, Canna était une contradiction née, après tout. Que dire d'autre d'une fille qui affirmait détester les gamins alors qu'elle s'en traînait deux et qu'elle en était une elle-même?

Il envisagea plusieurs hypothèses: nostalgie, vieux sentiment de fraternité, éventuellement même un désir de voir resurgir leur bande comme avant, de repartir au combat contre Sati? Il y avait encore une possibilité: que Canna n'ait eu aucune raison de sauver sa peau et ne se sache pas elle-même pour quelle raison elle l'avait fait.

Ça se tenait. Ça serait bien d'elle. Culotté et impulsif.

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Après avoir longuement tergiversé, il hésitait maintenant à poursuivre sa route. Le jour, il étouffait, la nuit, il gelait. Ses jambes le démangeaient, malgré leur faiblesse. La soif lui desséchait la bouche et la faim lui tordait l'estomac. Depuis vingt-quatre heures, sa gourde était vide et il n'osait pas entamer ses provisions plus avant. Il en était réduit à lécher les pierres pour se réhydrater un peu. Si seulement il avait plu un peu… il aurait pu récupérer l'eau. Mais le ciel s'obstinait à étaler son bleu étincelant, sans la moindre tache de gris, sur la fournaise de rocaille.

Rakist savait qu'il devait y avoir un point d'eau pas trop loin. Il avait vu passer des oiseaux, qui se dirigeaient vers l'est, tournant le dos au village pache. Et puis, avec ce relief, il y avait bon espoir de trouver à boire facilement. Mais pour ça, il lui faudrait quitter son abri.

Bientôt, il n'aurait plus vraiment le choix. Il finirait par tomber en poussière, s'il restait là. Mais pour une raison fort stupide, il n'osait pas bouger. En fait, il n'avait aucun moyen de savoir si Canna et Jackson étaient toujours dans le coin, ou pas.

Car il y avait une autre possibilité, qu'il n'avait pas osé formuler réellement. Que tout ça ne soit qu'un appât. Une manœuvre pour le contraindre à sortir. Elle en serait bien capable. Par moments, il refusait d'y croire, mais le plus souvent, il se disait qu'il ne la connaissait pas assez pour en être sûr. Comment savoir? Il ne pouvait pas se fier aux apparences. Pas dans cette situation, aussi désavantagé. Et pourtant, il allait bien falloir se décider. Il ne s'était pas enfui pour crever entre deux pierres comme un rat.

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Rakist se déporta légèrement sur le côté pour jeter un regard à l'extérieur. Il n'osait pas envoyer son fantôme en reconnaissance – trop repérable. L'horizon était vide. Le soleil se couchait sans que rien ne vienne le perturber. Depuis le seuil de la grotte, on en avait une vue magnifique. Ça avait été l'un de ses passe-temps, observer l'aube et le crépuscule, tapi dans son creux. La nature. Immuable, impassible, quoi qu'on fasse – horreurs ou merveilles – sous ses cieux.

Tout semblait si paisible. Impossible d'imaginer une embuscade sous cette explosion d'orange et de rose qui se noyaient dans les nuages. Pourtant. Qui pouvait deviner quels serpents mortels se dissimulaient peut-être dans les bouquets d'herbes de la route de briques jaunes offerte à ses yeux? Son instinct lui criait de ne pas bouger, de rester où il était encore un peu. Et Rakist avait foi en son instinct, il l'avait toujours suivi.

Sa main resserrée sur la crosse de son revolver commençait à devenir moite de sueur. Ce n'était pas bon. Si quelqu'un surgissait et que ses doigts glissaient? Un sourire fendit son visage fatigué. L'eau de son corps lui filait entre les doigts. L'ironie divine était sans limites, il l'avait toujours pensé. Mais ne disait-on pas aussi "Aide-toi et le Ciel t'aidera"? Rakist fit passer son arme dans son autre main pour lécher la sueur de ses paumes.

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L'astre du jour descendait de plus en plus bas. S'il partait maintenant, ça serait juste pour aller chercher un point d'eau. Il ne pourrait pas trouver un coin pour dormir dans le noir. Néanmoins, sa bouche desséchée y aspirait de tous ses pores. Plus il attendait, plus ça devenait déraisonnable. Mais il n'en était plus au stade de la rationalité.

De sa main libre, Rakist chercha le contact rassurant du fusil volé. Il plissa les yeux et tenta de déterminer une présence spirituelle. En vain. Il n'était pas particulièrement réceptif au furyuku des gens, sauf quand il se retrouvait avec une vraie pointure devant lui. Dommage. Il avait espéré que le niveau de Jackson lui permettrait de le détecter plus facilement. Hmm. Ou bien ils n'étaient plus là depuis longtemps, ou bien ils étaient trop loin. C'était possible aussi.

Et soudain, incapable de rester davantage immobile, il se leva, s'étira silencieusement et rajusta son manteau. Il chargea son sac et son fusil sur son épaule – Il était prêt à partir à tout moment –, vérifia la présence de son médium ainsi que des munitions dans ses poches. Puis il s'avança vers le jour et s'accroupit à l'entrée de la caverne.

Il scruta le paysage des premières montagnes puis saisit une pierre et la lança au loin. Du plus puissant coup d'épaule qu'il put donner.

Le caillou résonna dans la plaine vide. Quelques oiseaux de proie s'envolèrent en croassant d'indignation. Rakist attendit quelques secondes, immobile. Il n'y eut aucune autre réaction.

Il se leva.

Au moment où il s'apprêtait à sortir, une sensation étrange retint son pas. Un signal d'alarme ténu, mais bien présent, dans un coin de sa tête. Attention. Ne bouge pas.

Puis, une odeur s'éleva jusqu'à lui. Familière. Évidente.

Un parfum de cigarette.

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Rakist soupira et secoua la tête. C'était trop beau. Ah la la, il y avait presque cru. Était-elle revenue accompagnée, ou bien seule, pour ne pas avoir à partager la récompense? Il ne savait pas combien valait sa tête, mais ça devait au moins vous offrir la reconnaissance de Sati.

L'ancien prêtre se colla contre la paroi, comme la dernière fois, près à en découdre. Il tira le revolver de son holster, ôta le cran de sécurité et releva l'arme. Apposant le dessus du canon contre son front, il ferma les yeux et savoura le contact apaisant du métal froid.

Comme rien ne se passait, il se pencha sur le côté et jeta un regard à l'extérieur.

Elle était là.

Pas là, juste devant lui, mais là, à une dizaine de mètres, sur la pente qui menait à sa cachette. Sa silhouette se découpait sur la plongée du couchant – impossible de discerner ses traits. Un objet carré, qu'il n'arrivait pas à identifier, était posé à ses pieds. Elle était campée, jambes écartées, une main posée sur sa hanche. L'autre allait et venait pour amener la clope à sa bouche avant de retomber lorsqu'elle exhalait la fumée.

Elle s'était mise pile poil dans le vent, pour s'assurer qu'il la sentirait venir. Message reçu.

Qu'elle vienne. Lui ne bougerait pas de là où il était.

Les minutes s'écoulèrent.

Soudain, brusquement, Canna se détourna. Sa chevelure voltigea dans son mouvement. Elle écrasa son mégot contre sa botte d'un geste élégant, faisant cliqueter ses breloques au passage, et s'en fut.

Rakist écarquilla les yeux. Mais oui, il n'avait pas la berlue, elle s'en allait vraiment. Elle redescendait la colline de son pas traînant, mains dans les poches, direction le village pache.

Elle foutait le camp. Elle n'allait pas l'attaquer.

Il lui fallut une demi-minute pour se rendre compte qu'elle repartait les mains vides. Le truc posé près d'elle était resté là.

Alors, le cœur de Rakist se mit à battre à toute vitesse. Oubliant toute prudence, oubliant ses soupçons, ses interrogations, il bondit, arme au poing, et se précipita dans sa direction.

Elle était déjà loin – elle avait des grandes jambes, Canna, elle marchait vite –, oui déjà loin quand il arriva à la hauteur du sac en papier qu'elle avait laissé, rempli, il le vit, de bouteilles d'eau et de quelques vivres. Alors il se remit à courir.

Sans plus se soucier de sécurité – ils étaient seuls au monde, jamais elle ne se serait permis un tel geste si elle n'en avait pas été certaine – il cria:

– Canna!

Elle ne se retourna pas.

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Épuisé, Rakist renonça. Mains sur ses cuisses, il tenta de reprendre son souffle. Sa gorge asséchée était en feu. Sa tête tournait. Et cette faiblesse… Il avait l'impression d'avoir cent ans. Il avait de la réserve, pourtant, merde. Jamais il n'aurait cru que son jeûne de quelques jours l'affaiblirait à ce point.

Relevant la tête, il vit qu'il ne la rattraperait pas. Sa silhouette rapetissait à chaque pas. Sa chevelure battait contre son dos, signe d'un pas décidé. Quand il en vit les contours de brouiller, il comprit qu'il allait tourner de l'œil.

Il revint presque à quatre pattes à l'endroit où il avait laissé le sac. Attrapa une bouteille. L'ouvrit en tremblant tellement qu'il en rugit de frustration. Se la renversa sur la tête. Se laissa tomber au sol. Dans la terre qui s'empressait de boire l'eau renversée. Faillit pleurer de soulagement. But encore. Remercia. Dieu, Canna, la flotte, tout cela à la fois. Et resta là longtemps, étendu, éperdu.

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