Disclaimer: Shaman King est l'oeuvre d'Hiroyuki Takei.
(Je tente ici une expérience à laquelle j'ai longtemps rêvé sans savoir comment l'aborder: de l'angst avec Yoh. Oui, absolument. Attention les yeux.)
Fragment 8
Mais les silences tuent parfois (Yoh)
(Thinking of you – Tracy Chapman)
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Horo Horo et Pirika étaient introuvables.
Rien d'alarmant là-dedans, les deux Aïnous ne tarderaient pas à refaire surface, mais Yoh redoutait le silence de la maison. Il éprouvait un véritable vide. Il n'était plus habitué à se retrouver en quasi tête-à-tête avec sa fiancée. En plus, il n'y avait plus grand-chose à faire, ici.
Cela aurait dû lui plaire, après tout, c'était la vie tranquille dont il rêvait. Pourtant… des sujets graves le préoccupaient encore, l'empêchant de profiter de son temps libre. Le sort de ses compagnons, pour commencer, mais aussi ce qu'il allait faire en rentrant chez lui, vaste question, et enfin, Anna.
Ses amis étaient la raison qui le poussait à s'attarder chez les Paches. Il ne se voyait pas partir tant qu'il ne serait pas fixé sur le destin de Faust, Chocolove, Ren, Jun, Lyserg, et même des autres X-Laws et de Hao, tant qu'il n'aurait pas revu Tamao, tant qu'il ne serait pas certain de pouvoir faire confiance à Sati pour la suite. Repartir en laissant tout cela en suspens était tout simplement inconcevable. Ça aurait été comme de les abandonner.
Ce qu'il allait faire ensuite, ça aussi, ça l'inquiétait un peu. Moins, mais quand même. Il avait échoué. Il ne serait pas Shaman King: ça voulait dire qu'il allait devoir trouver autre chose, probablement retourner à l'école pour trouver du boulot un jour… Ah la la, rien que d'y penser, il avait envie de se fourrer sous la couette et de ne plus jamais en ressortir!
Tout cela l'amenait fatalement au dernier sujet: Anna. Anna à qui il allait devoir offrir "une vie aisée", selon ses propres termes, bien qu'il n'eût pas la plus petite idée de comment s'y prendre. Anna qui ne lui avait fait aucun reproche pour avoir brisé son rêve en ne gagnant pas, et même en renonçant publiquement à la couronne.
Anna qui lui échappait, de plus en plus.
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Le problème de ne plus vivre avec une dizaine de personnes autour, c'est que l'on pouvait difficilement éviter de se trouver confronté à l'autre. Et à son silence. Or, Anna était silencieuse. Ça ne changeait pas de d'habitude, et pourtant, ce mutisme qui avait toujours existé entre eux s'accompagnait désormais d'une pesanteur nouvelle.
Comment nommer l'attachement qu'elle lui portait? Cela avait toujours été si naturel et si discret, en même temps. Est-ce que c'était vraiment de l'amour? Ou autre chose? De la tendresse? Non. Elle n'en faisait jamais preuve. De l'affection, alors? Quelque chose d'amical, de doux, rien de passionné, ni de brûlant. Un truc sans violence, "raisonnable", qui ne brûlerait pas comme un feu de paille, mais durerait sur le long terme, avec la fidélité et la stabilité qui allaient avec. Badant. Ou bien alors, du respect, de la reconnaissance, une chose fade, sirupeuse, un bon sentiment dégueulasse et puant qui lui répugnait comme un plat qu'on déteste. Rien de d'y penser, Yoh se sentait envahi par le dégoût.
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Depuis la veille de son départ pour le Shaman Fight, la Nuit avec un grand N, Anna l'évitait. Plus précisément, elle évitait tout contact physique avec lui. Pas que ça change grand-chose, mais un peu quand même. Avant, ils se contentaient de vivre côte à côte sans réelle proximité. Mais depuis quelques temps, surtout depuis la victoire de Sati, Anna avait une manière plus marquée de l'éviter, comme si elle craignait plus que tout de le toucher, fût-ce par mégarde. Il se demandait pourquoi, ce que ça avait à voir. Quelque chose, il en était sûr, mais quoi?
La nuit, la fameuse Nuit, avait été leur moment le plus intime. Yoh se souvenait du parfum de sa fiancée envahissant la chambre, de sa surprise, des mots qu'elle avait formulés. De sa soudaine présence sous sa couverture. Un souffle, une chaleur en plus. Il était resté immobile, la laissant approcher, venir d'aussi près qu'elle le souhaiterait. Il ne voulait rien brusquer. Ne pas la braquer, surtout. C'était fragile, une Anna, lorsque ça ôtait sa côte de mailles et ses épines. Lui-même aurait volontiers accepté tout ce qu'elle aurait proposé. Même les hypothèses les plus farfelues – "farfelues", un bon adjectif pour qualifier les images qui lui étaient passées par la tête. Rien d'anormal pour n'importe quel couple au monde, mais pour le leur, quelle idée! Et tandis qu'il rougissait, roulait des yeux, un peu stressé, en attente, Anna s'était recroquevillée.
Elle se prépare à dormir, avait-il compris, rassuré, dépité.
La main d'Anna avait alors pris la sienne. Sa tête avait roulé sur son épaule. Elle avait accepté le bras de Yoh autour de sa taille.
Voilà le récit fidèle de tout ce qui s'était passé. Et il pouvait jurer sur son innocence que sa main n'était pas descendue plus bas que la limite tacite qu'elle lui avait fixée. Pas même quand elle s'était endormie pendant que lui songeait à ce qui l'attendait le lendemain.
Anna en train de dormir dans ses bras. Pour la première, peut-être la dernière fois. Un truc de fou, non? Le lendemain, il avait quand même regretté de ne pas avoir osé le moindre geste. Peut-être était-ce ce qu'elle attendait de lui, puisqu'elle avait fait le sien. En lui disant au revoir, bêtement, froidement, sans réelle marque d'affection, il regrettait de ne pas l'avoir au moins embrassée. Ça n'aurait pas été grand-chose. Un petit rien du tout pour lui dire qu'elle était importante, qu'elle ne le laissait pas indifférent, qu'elle était jolie, n'importe quoi, tout plutôt que la laisser sans rien. Il aurait pu mourir et ne jamais la revoir. Elle aurait pu être sa "veuve" avant même qu'ils aient été mariés.
Mais depuis qu'elle l'avait rejoint: plus rien. Une Anna froide comme la glace et plus distante qu'Horo Horo. Et maintenant que le tournoi était fini, il avait l'impression que c'était pire.
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Que leur restait-il à partager, à présent qu'il avait perdu son but? Il y avait eu d'autres moments où son rêve avait été mis à mal. Lorsqu'il avait fallu quémander l'aide des X-Laws, par exemple. Il s'était retiré de la compétition, cette fois. Pourtant, il avait toujours su qu'il trouverait un moyen de revenir. Que "ça irait". Qu'il y aurait une poterne pour revenir dans la course. Ce n'était pas pareil que ce qui lui arrivait maintenant. Le Shaman Fight était clos, et pour les cinq cents ans à venir. Il n'y aurait pas de dernière chance. Il avait définitivement perdu.
Ça restait difficile à admettre.
Anna lui en voulait-elle? Pas moyen de rien savoir, avec elle. La vie aisée. Il pouvait la lui offrir, en faisant un petit effort, bien sûr, mais ça ne serait pas celle qu'elle voulait. Pas celle de First Lady. Un autre la lui aurait-il apportée? Pas forcément. Mais alors pourquoi s'éloignait-elle de lui? Et l'autre soir, qu'est-ce que ça voulait dire? Ce truc, avec Ren. Personne ne les avait vus sauf lui, ces étranges regards en coin, mais lui, ça lui avait sauté au nez, au dîner, comme l'évidence même. Et il n'avait aucune idée de ce qu'ils signifiaient.
Yoh retint un gloussement crispé. Imaginer Ren fricoter avec sa fiancée était tellement surréaliste! Non, jamais il ne lui aurait fait une telle chose, à lui. Yoh ne pouvait l'en croire capable. Il imagina la tête indignée de son ami s'il lui avait fait part de son soupçon et rit encore. À moins que ça soit Anna qui soit allée vers lui? Quand elle voulait quelque chose, il n'y avait rien à faire, tout le monde se couchait sur la table et faisait ses prières. Ren comme les autres, certainement, ou alors, s'il lui avait résisté de quelque manière que ce soit, ils auraient retrouvé la maison en cendres le lendemain, ce qui n'avait pas été le cas, donc…
C'était fatiguant de penser à tout ça.
Et Hao, alors? Pour Hao, il en était sûr. Il ne savait pas quoi en penser. Hao s'était comporté avec Anna comme un rapace face à un lapin, il n'y avait pas d'autres mots. Et pas de doute non plus que s'il était arrivé un peu plus tard ce fameux jour… Si Anna avait pu être effrayée par lui, c'était bien à cause de ça, parce qu'elle savait qu'il y avait une faiblesse à son endroit, non? Hmm. D'un autre côté, pourtant, le fait que Hao lui plaise était flatteur, puisqu'ils se ressemblaient. Ça voulait dire qu'au moins,Yoh était toujours son genre… Pas vrai?
Si Anna pouvait aimer Hao, elle ne pouvait pas ne pas l'aimer lui, au moins un tout petit peu.
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Penser aux autres lui faisait souvent aussi penser aux pouvoirs qu'il avait gagnés. Par comparaison.
La terre. Autrefois, ça ne lui aurait pas déplu, cet élément-là. Il s'en sentait proche. N'empêche que ça faisait de lui le moins "glamour" des cinq soldats.
Lyserg avait récupéré le feu, Ren possédait la foudre, quoi de plus viril? Chocolove s'était carapaté avec le vent, quoi qu'on en dise, c'était la classe. Horo Horo, lui, c'était l'eau, mais de ça, nul besoin de discuter, c'était l'évidence même. Et pour lui? La terre, ferme, placide, accueillante, mais discrète, mais beaucoup moins clinquante. On lui marchait dessus, à la terre, et elle ne se défendait pas. On plantait des choses dedans, on s'appuyait sur elle, on la creusait, on la fouillait, sans pudeur ni respect, et elle se laissait faire, la bonne fille. Certes, quand elle se déchaînait, ça pouvait vite devenir flippant, mais autrement, on avait tendance à l'oublier facilement.
La terre lui correspondait bien. Elle était sa paresse, elle était sa douceur, sa bonté, toutes ces choses qui lui avaient permis de résister face à Hao. Mais en vertu de cette loi qui fait qu'on n'a jamais ce qu'on veut, Yoh prenait conscience que son pouvoir, comme sa vie tranquille, allait être d'un ennui absolu. Pas étonnant que ça déplaise à Anna.
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Durant les repas, qu'ils prenaient dans un silence pesant (du moins, pour lui), Yoh essayait d'engager la conversation. Cela ne fonctionnait guère. Anna semblait toujours économiser chacun des mots qu'elle lui accordait. Il ne savait pas si c'était parce qu'il n'y avait jamais fait attention avant ou si c'était nouveau, mais il avait remarqué qu'elle ne le regardait jamais. Ou très rarement. À moins que ça ne soit que dans les moments où précisément son attention était occupée ailleurs. Ses yeux célestes et immenses se perdaient sans cesse, lointains et inaccessibles. Suite à ces conclusions, il s'efforçait de plus en plus de les attirer à lui, mais c'était comme s'ils le fuyaient. Anna était loin. Si loin.
Ce soir-là, Yoh ne tenta pas de lui parler. Il mangea sans mot dire, face à elle. Manta et Ryû étaient là eux aussi, mais leur babillage ne comptait pas. D'ailleurs, ils avaient bien du mal à remplir la pièce, peu à peu vidée de leurs amis et du tapage habituel. Ni l'un ni l'autre ne semblait particulièrement en forme, et leurs tentatives pour habiller la grande salle nue de conversations s'étaient toutes soldées par des échecs.
Anna finit son bol la première et y reposa ses baguettes. Yoh leva alors son nez du sien et chercha à capter son regard. Mais trop tard, celui-ci s'était déjà enfui dans les limbes de ses pensées. Un voile d'agacement parait ses tempes. Yoh renonça, devinant que le moment était mal choisi pour tenter une amorce.
Au bout d'un moment, Anna s'empara de son bol et quitta la table. Depuis que Tamao était partie, Anna ramenait toujours son bol à la cuisine. Le sien uniquement. Elle ne faisait rien d'autre et ne participait aucunement au reste des tâches. Mais cela, elle le faisait. Comme un rituel de deuil étrange, que les autres ne pouvaient pas comprendre.
Saisissant un prétexte pour la suivre, un plat à rapporter, une carafe à aller remplir, Yoh la suivit. Il la rata de peu: Anna était déjà sortie de la cuisine, lorsqu'il arriva, les bras chargés. En l'apercevant, elle baissa les yeux.
Refus.
Blessure.
Pendant une seconde, Yoh se demanda s'il ne virait pas parano. Aurait-elle agi autrement, avant? Il se faisait des films, Anna avait toujours été comme ça. Elle n'était ni tactile ni communicative, encore moins bavarde. Il l'avait toujours su. Alors qu'est-ce qui n'allait pas, qu'est-ce qui manquait? Qu'attendait-il d'elle? Un truc de moins, de plus? Elle était là, elle était avec lui, elle le suivait, s'occupait de plein de choses, elle serait son épouse, son soutien, son repère. Un jour. Et puis probablement la mère de ses enfants, aussi, mais ça il préférait ne pas y penser, c'était franchement embarrassant. Il en rougissait comme Tamao. Elle aurait pu partir, si elle avait été mécontente, profiter de la fuite des autres participants, mais non, elle était toujours là, fidèle au poste, alors même que son rêve s'était brisé avec ses espoirs de victoire. Que lui fallait-il de plus?
Ça ne suffisait plus.
Il aurait aimé… Oh pas quelque chose de romantique, fallait pas pousser non plus, mais un petit plus. Une touche de… raaah c'était si compliqué à définir! Rien de physique ou de scabreux, ça non, il n'était pas comme ça, lui, non mais. C'était Manta qui imaginait toujours des trucs sur Anna et lui pour cacher que lui, par contre, hein… mais bref. Non, ce qu'il aurait voulu, c'était de la complicité. Ou de l'échange, au moins. Quelque chose de positif, de chaleureux, pas une vie côte à côte, comme des boîtes de conserve serrées en rang sur le même rayon, sans se regarder.
Et là, les yeux braqués sur une Anna qui semblait se demander par quel côté elle aurait plus de chances de lui échapper, encombré par une pile de vaisselle sale à l'équilibre précaire, il voulut tenter le tout pour le tout.
– Anna, commença-t-il.
Ses yeux lui coupèrent le sifflet. Tais-toi, qu'ils lui disaient. Laisse-moi en paix. C'était même une supplique muette, un cri de gorge sans son, qui gela les mots dans sa bouche et le figea sur place.
– Oui? articula-t-elle finalement, comme à regret.
Des phrases, toutes plus stupides et prémâchées les unes que les autres, lui traversèrent la cervelle. Quoi de neuf, t'as l'air bizarre en ce moment, t'es sûre que ça va, écoute, je sais que le moment est mal choisi, mais, non, ne t'inquiète pas, ce n'est pas toi, c'est moi…
Après une pause désespérément longue qui lui donna l'air d'une carpe sortie hors de l'eau, il opta pour:
– Il faut qu'on parle.
Anna toisa le fragile échafaudage de vaisselle qui tanguait.
– Maintenant?
– Oui! Enfin, non, quand tu veux mais… s'embrouilla Yoh en raffermissant sa prise sur le plat du bas de la pile.
Anna secoua lentement la tête.
– Pas envie.
Yoh se retint brutalement de laisser tomber ses bras, et la vaisselle avec. L'attention de sa fiancée se reporta sur lui, puis effectua un mouvement descendant. Yoh se sentait fébrile.
– La sauce goutte par terre, dit-elle finalement.
– Hein? s'écria-t-il.
Mais en voulant regarder, il oublia de tenir sa charge droite et les deux plats du haut effectuèrent un vol plané jusqu'au parquet avant de s'y briser en mille morceaux.
– Merde…
Yoh s'accroupit et posa l'unique plat rescapé. Il commença à ramasser les débris. L'ombre d'Anna se profila par-dessus. Il eut le temps de capter son parfum, subtil et léger, et se releva avec l'idée de l'attraper par le poignet. Pourquoi, bonne question. La retenir, peut-être. Mais avec l'aisance d'une anguille entre deux eaux, elle lui échappa une fois de plus et disparut dans le couloir sans plus lui accorder le moindre regard.
Yoh baissa les yeux sur les morceaux de vaisselle.
– Qu'est-ce qui se passe? lança Ryû, alerté par le bruit. Tout va bien?
Manta arrivait, lui aussi.
– J'ai cassé quelque chose, fit Yoh. Ce n'est rien. Rien du tout.
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