Disclaimer: Shaman King appartient à Hiroyuki Takei et à personne d'autre.


Fragment 9

Compromis et sacrifice (Meene)

(Scar Tissue/Desecration Smile – Red Hot Chili Peppers)

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Allongée dans le noir, Meene gardait les yeux grands ouverts.

L'insomnie lui procurait souvent une sorte de lucidité poignante, d'acuité particulière, d'ouverture totale des sens, qu'elle n'avait jamais éprouvée ailleurs qu'au moment de réaliser un tir de haute précision. C'était peut-être l'adrénaline. Pour le moment, il lui semblait que jamais elle ne pourrait laisser son esprit glisser dans le sommeil.

Ses prunelles, vissées sur le bois qui les couvrait, ne reflétaient pas les pensées qui se bousculaient à toute vitesse dans sa tête. Sa vision nocturne étant excellente, question d'entraînement, elle distinguait chaque détail des planches, à quelques centimètres de leurs visages, malgré l'obscurité complète: leurs nœuds, leurs entrelacs, leurs failles. C'était comme de contempler le couvercle de son cercueil. L'impression morbide lui serra vivement la gorge. Elle tenta de chasser cette pensée désagréable et avala sa salive. Inutile. L'angoisse montait, lancinante, irrépressible.

Elle commençait même à croire que la répercussion de son souffle contre le bois pouvait s'entendre. Quelle idiote! Meene serra les poings, enfonçant ses ongles dans sa paume, comme lors de la rafle de la veille (les chiens de Sati appelaient ça "une descente", pour faire plus propre, plus officiel, mais c'était comme ça qu'elle voyait la chose) et se mit à compter dans sa tête. La douleur dans sa main, choc glacé dans son corps embrumé par la peur, la soulagea légèrement. Pas assez. Elle se mordit les lèvres pour faire bonne mesure mais ça n'était pas mieux. Relâchant son souffle, elle finit par porter son poignet à sa bouche et mordre, mordre, mordre, cruellement, jusqu'à avoir vraiment mal.

Elle avait eu de la chance, pour l'instant: aucune de ses crises de claustrophobie ne l'avait encore atteinte dans un moment gênant, lorsque Radim recevait une visite, par exemple. Et pourtant, il n'y avait rien de plus oppressant que de sentir le plancher craquer sous les pas d'un nouveau venu. Surtout lorsque c'était pile à l'endroit où ils se dissimulaient. Surtout lorsque ledit nouveau venu décidait de s'arrêter à ce point précis de la pièce. Surtout lorsque c'était Bron, le plus corpulent des Paches.

Cet après-midi avait été horriblement éprouvant. Meene avait bien cru qu'il ne partirait jamais. Le poids, juste au-dessus de sa tête, qu'elle sentait bien. Les voix étouffées des deux Paches. Le bruit assourdissant de sa respiration, qu'elle avait peine à contrôler. La chaleur montant d'un cran. L'oxygène qui paraissait se raréfier. Les picotements dans ses jambes. Et l'odeur de ses aisselles qui suaient de peur, menaçant de la trahir… il ne pouvait pas les sentir, pas de là où il était, impossible, et pourtant, n'importe quoi pouvait arriver. Elle percevait nettement la désapprobation dans la voix de Bron, la méfiance. Il était en train de jauger Radim, par-delà ses lunettes noires. Il avait deviné. Il savait. Ce n'était qu'une question de minutes avant qu'il ne détruise le plancher et ne les découvre…

Meene retint un rire. L'alerte était passée depuis longtemps. Pourtant, rien que d'y repenser, elle en avait la chair de poule! Elle était tendue comme un ressort, la gorge serrée, le souffle coupé.

Heureusement, son compagnon la connaissait bien. Marco avait senti son malaise et avait eu le réflexe de glisser sa main dans la sienne, pour qu'elle puisse la serrer. Puis, lorsqu'elle avait failli relâcher tout son air, il avait plaqué son autre main sur sa bouche pour retenir le son. Il n'avait pas bronché, pas même lorsqu'elle l'avait mordu.

Elle n'en était pas fière, mais ça lui avait fait du bien. Bron avait fini par s'en aller, Dieu merci. Cinq minutes après le claquement de la porte, ils avaient entendu Radim pousser un profond soupir de soulagement. Pour autant, ils n'avaient pas osé bouger pendant plusieurs minutes encore.

Meene n'était pas particulièrement orgueilleuse mais elle n'en avait pas moins ressenti une certaine humiliation lorsqu'elle s'était calmée. Où était passé son self-control? Elle aurait dû savoir gérer la claustrophobie. Des planques, elle en avait fait des dizaines. Qu'est-ce qui lui prenait? Le contexte n'était pas le même, peut-être… ça changeait pas mal de choses d'être la cible au lieu du tireur embusqué.

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Ce qu'il y avait de terrifiant avec Bron, en plus du fait qu'il était l'un des plus disciplinés parmi les prêtres, et par là, des plus fanatiques (oh, ils en savaient quelque chose), c'était qu'il les connaissait bien: c'était lui qui s'était chargé de tous les X-Laws et de Lyserg, durant le tournoi. Meene craignait plus que tout qu'il ne les repère à cause de ça. Il avait l'œil perçant, en plus. Et avec lui, ça ne serait pas la peine d'essayer de transiger: Bron était du genre chien fidèle. Il se foutait pas mal de Sati: il respectait à la lettre son devoir de neutralité, servait le Great Spirit et avait embrassé sans hésiter la cause de la gagnante. D'ailleurs, ils avaient tout de suite senti que ça n'était pas lui qu'il faudrait aller voir pour quitter le village pache. Ce n'était pas non plus à Radim qu'ils avaient pensé pour les aider quand ils s'étaient retrouvés tous les deux aux abois. Aucun des Paches ne leur semblait digne de confiance sur ce point. C'était l'ex-commentateur qui les avait trouvés et non l'inverse. Une chance qu'il ait autant admiré Jeanne… et se soit méfié de Sati.

Leur arrangement n'était pas censé durer longtemps: Radim les cachait sous son plancher en attendant qu'ils aient l'opportunité de sortir. Car désormais, quitter la vallée encaissée où se nichait le village n'était plus aussi simple que pendant la "débâcle". Pour ça que les compagnons de Hao s'en étaient pour l'instant si bien sortis: ils s'étaient tous sauvés un à un, avant que tout le monde ne soit réveillé. Eux, Marco et elle, avaient tenté de retrouver leurs compagnons. En vain. Et en plus, ça les avait mis dans le pétrin. Mais sur le moment, ça ne leur avait pas paru envisageable de filer sans les autres, sans Jeanne! Jeanne qui les avait ressuscités, à qui ils devaient la vie – Meene n'en avait aucune preuve, elle s'était réveillée bêtement au village pache mais elle en était intimement convaincue.

Finalement, fuir comme des rats leur aurait peut-être mieux servi que de se montrer loyaux. À présent, ils attendaient le bon moment qui serait leur ticket de sortie. Meene n'aimait pas que les choses aillent si lentement: plus ils attendraient, plus il serait difficile de s'en aller. Les pouvoirs de la reine augmentaient à mesure qu'elle apprivoisait le Great Spirit. Qui pouvait savoir quels remparts elle serait capable d'ériger d'ici quelques jours?

Elle remua légèrement ses membres ankylosés. Radim les laissait sortir quand ils voulaient, bien sûr, mais la nuit, ils préféraient la passer dans leur cachette, à l'abri. Chacun de ses gestes devait rester très lent, afin de ne pas réveiller l'homme endormi près d'elle, dont elle sentait la chaleur dans son dos. Elle tourna silencieusement la tête, certaine de rencontrer son regard d'acier trempé dans la pénombre. Mais non: il dormait paisiblement. Le sommeil lui ôtait même ces rides de soucis qui décoraient habituellement son front. Sans mauvais jeu de mots, elle aurait pu dire en ce moment présent que Marco dormait comme un ange.

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Un mouvement incontrôlable de sa jambe la fit soudain sursauter. Elle se força à s'immobiliser, le cœur battant, mais trop tard, les paupières de Marco se soulevaient déjà. Parfaitement réveillé dès l'instant où il avait perçu le bruit, il la fixa, une lueur d'interrogation dans le regard. Meene eut un sourire d'excuse qui le rassura et se remit sur le dos.

Marco chercha une position plus confortable. Elle l'entendit s'agiter, ahaner légèrement, avant de se retrouver sur le côté, dirigé vers elle. Très proche mais sans la toucher. Son bras était là, elle le sentait parfaitement. À sa disposition si elle le voulait, déclenchant de petites réactions épidermiques dans le sien.

Il émanait de son compagnon une chaleur qu'elle ne possédait pas. Meene avait tendance à avoir les extrémités gelées, sans savoir pourquoi – mauvaise circulation, ou carence quelconque, sans doute. Mais elle préférait éviter de profiter de Marco et de leur situation pour se réchauffer. De toute façon, elle avait l'habitude du froid. Elle le connaissait bien. Pourtant, paradoxalement, elle aurait bien voulu… mais non. Trop risqué. Trop gênant.

La respiration de Marco s'était faite silencieuse, preuve qu'il n'était pas prêt de se rendormir. Peut-être la regardait-il. Meene plissa le front, inquiète à cette idée et ferma les yeux pour se détendre. Heureusement qu'il faisait sombre. Elle était sûre qu'elle rougissait.

Quelle honte.

Cette fois, c'était sûr, elle devait être écarlate.

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La grotte dans laquelle ils avaient trouvé refuge, avant que Radim ne les découvre, avait des allures de fin du monde. Ils étaient seuls, pas une bête ne criait. Ils n'osaient pas allumer de feu, de peur d'être repérés; ils ne savaient pas encore qu'on les recherchait mais avaient eu néanmoins l'intuition heureuse de se cacher des regards. La nuit était froide. Alors, plutôt que de grelotter chacun dans leur coin, ils avaient pris la décision tacite de se pelotonner l'un contre l'autre pour se tenir chaud. Le cœur de Meene battit à ce souvenir.

Petit à petit, sans que cela soit vraiment planifié, les bras des deux X-Laws s'étaient ouverts, enroulés autour du corps de l'autre. Les joues brûlantes, Meene avait posé son oreille contre la poitrine de Marco. Sentit son cœur, qui pulsait à la même vitesse que le sien.

Que Marco n'ait pas fait le moindre geste à ce moment-là aurait dû la mettre sur la voie. Mais elle avait refusé l'évidence, choisi de croire qu'il était tout simplement davantage maître de lui qu'elle ne l'était.

Ne lui avait-il pas avoué, juste avant ce match fatal contre les Hoshigumi, qu'il l'aimait?

Pourtant, rien de tout cela n'était une excuse. Pas plus que leurs retrouvailles durant l'assaut final, alors que Sati était parvenue à les extraire, elle, Kevin et Bounster, des griffes de l'esprit de Hao, avec tant d'autres, pas plus que leur terreur réciproque face au carnage, l'incompréhension, l'impossibilité de savoir qui était avec qui, leur débâcle, l'horreur d'avoir pu s'échapper, la sensation d'avoir été lâche, ses nerfs qui craquaient, leur solitude, leur incapacité à retrouver les autres, la certitude de l'effondrement de leurs espoirs, le choc de se découvrir convoqués par la nouvelle reine pour répondre de leurs actes, leur fuite, à deux, ou cette proximité fatale. Elle n'aurait jamais dû se jeter sur lui comme ça.

Quelle affreuse humiliation que celle de son regard triste, de ses mains tendues en guise de protection! Et son calme, le ton désolé de sa voix, ses excuses (comme si c'était à lui de s'excuser!), sa compréhension, ses protestations d'amour… Sur le moment, elle lui en avait terriblement voulu. Tu ne m'aimes pas vraiment. Pas complètement. Tu n'es pas normal, avait-elle souhaité lui dire, mais elle s'était retenue à temps. Et rien que d'avoir osé le penser lui donnait encore envie de se pendre.

Certes, être repoussée, dédaignée, comme ça, en un tel moment, surtout par un homme qui lui rendait ses sentiments, c'était difficile. Mais ça ne justifiait pas son ressentiment. Il ne lui devait rien et elle n'avait pas à le blâmer pour ce qu'il était et avait parfaitement le droit d'être.

Que Marco fût indifférent aux amours charnelles n'avait d'ailleurs rien d'étonnant. Depuis sa tentative de séduction ratée, Meene avait eu suffisamment de temps pour rassembler les pièces. Et pour se rendre compte que les indices étaient nombreux. Chaque parcelle de la personnalité de son commandant lui apparaissait désormais à la lumière de cette découverte. Son goût pour la pureté, de quelque nature qu'elle soit. Sa froideur apparente. Sa frugalité proverbiale. Un morceau de pain et quelques bons amis, un véritable épicurien.

Ensuite, passée la surprise, Meene avait commencé à rêver d'un autre Marco. Un Marco sensuel, brûlant, transi, possessif, qui lui aurait rendu caresse pour caresse, voire même aurait pris les devants. Un homme entre les mains duquel elle aurait pu se laisser faire, s'abandonner.

Ce fantasme avait accru sa honte. Au-delà de son caractère machiste, il lui révélait une bassesse qu'elle ne se connaissait pas. Elle se découvrait mesquine, vindicative, presque, et cela lui faisait horreur.

Ils n'en avaient pas parlé. Pas grave. Pas besoin de ça pour comprendre le problème. Ils ne sentaient pas les choses de la même manière, c'était juste une incompatibilité de perspective. Ils s'aimaient mais ce qu'ils attendaient l'un de l'autre, d'une possibilité de relation, était différent.

Et maintenant, Meene se sentait répugnante, animale. Bien qu'il ne lui ait fait aucun reproche, elle craignait de lui faire horreur, de lui paraître vulgaire, ridicule, minable, indigne, et tant d'autres choses encore, dictées par une culpabilité incrustée en elle jusqu'à l'os. Naturellement, par moments, elle arrivait à chasser ces impressions irrationnelles. Elle non plus n'était pas coupable de ses émotions. S'il fallait blâmer quelqu'un, c'était le hasard, la chance. Comme quand on tombe amoureuse d'un type qui préférerait les hommes. Malheureusement, entre la raison et l'angoisse, c'était rarement la première qui gagnait.

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Un craquement dans le bois la fit sursauter. Elle en avait presque oublié qu'elle n'était plus dans cette abominable grotte mais allongée sous le plancher de Radim.

Elle s'était habituée à la chaleur de Marco. À son odeur toute proche aussi. Cette présence si forte qu'elle lui donnait des frissons, elle la savourait et la détestait à la fois. Elle en profitait, tant qu'elle le pouvait. Et en même temps, elle se forçait à la subir, sans tenter le moindre geste. C'était comme un jeûne: une expiation autant qu'un effort galvanisant.

Le plus douloureux était que, si elle l'avait vraiment voulu, Marco se serait prêté à tout ce qu'elle aurait demandé. Par pur esprit de sacrifice. Il était romantique dans sa chasteté. Un vrai paladin. C'était à pleurer de rire, songeait-elle.

À cet instant, en un contact aussi soudain qu'inattendu, leurs mains s'effleurèrent.

Meene retira la sienne, horrifiée, sûre qu'elle l'avait touché involontairement, inconsciemment, peut-être, et qu'il allait se méprendre. Mais ensuite, la main de Marco saisit plus fermement la sienne, et elle comprit que le mouvement venait de lui. Elle l'interrogea du regard.

– Ça va? demanda-t-il.

– Oui, pourquoi?

– Tu respirais fort…

Meene soupira. Il avait cru à une angoisse de sa part. Elle le rassura d'un sourire et voulut retirer sa main. Impossible. Il la serrait trop.

Ils demeurèrent ainsi quelques temps. Meene finit par se dégager et chassa la sueur qui lui couvrait le front.

– J'ai trop chaud, souffla-t-elle en s'écartant. Pas toi?

Marco demeura de marbre.

– Si. Mais je me dis que les autres dorment peut-être dans le froid.

Meene sentit la honte l'envahir à ces mots.

– Je suis sûre qu'ils vont bien.

Elle sentit que ces paroles étaient stupides au moment même où elle les prononçait. Comment pouvaient-ils aller bien? Ils étaient séparés. Jeanne avait disparu. Ils avaient perdu leur socle, leur chef. Ceux d'entre eux qui étaient toujours dans la nature devaient être sans repères, aussi démunis qu'eux et peut-être bien moins lotis.

Radim les tenait à peu près au courant de l'actualité. On disait que l'Iron Maiden avait été capturée et était retenue par Sati mais rien ne permettait de le prouver. Aucun autre X-Laws n'avait été pris ou tué depuis la bataille. Certains étaient activement recherchés, notamment Lyserg. Son visage avait commencé à apparaître un peu partout sur les murs depuis ces derniers jours. Cette pensée réchauffait le cœur de Meene. Pour Lyserg, du moins, on pouvait être sûr qu'il allait bien, où qu'il soit. Impossible que le nouveau maître de l'esprit de feu, le plus puissant des cinq soldats de Sati, n'ait pas trouvé moyen de s'abriter. Ah, si seulement ils savaient où le chercher.

– Si on trouvait un moyen de libérer le seigneur Maiden, murmura alors Marco.

Meene se retourna douloureusement.

– La… libérer?

Le profil d'aigle de Marco était impénétrable, dans le noir.

– Tu es fou? Tu comptes faire comment? Attaquer le palais de la Shaman Queen? D'ailleurs, on ne sait même pas si elle est là-bas.

Le commandant X-Laws ne répondit pas. Meene n'aimait pas cela. C'était très précisément l'attitude qu'il avait lorsqu'il s'était focalisé sur une idée et n'envisageait pas d'en démordre.

– C'est insensé, poursuivit-elle, comme pour conjurer l'idée de son compagnon.

– Je sais qu'elle se trouve là-bas.

– Même si elle s'y trouve, il y a sûrement un meilleur moyen de…

– C'est la seule chose à faire, siffla-t-il.

La boule dans sa gorge, jusqu'alors effacée, enfla de plus belle. Elle le regarda plus intensément encore, et devina le pli raide de sa bouche, la détermination dans son regard, braqué sur les planches au-dessus d'eux.

– Tu veux… te rebeller? C'est ça?

Marco la dévisagea, un air d'extrême surprise sur la figure.

– Pas toi?

Meene réfléchit à toute vitesse. Pour elle, depuis le début, il était évident que leur but était de fuir. De fuir loin, tout d'abord, d'envisager la suite après. Quant à "résister", elle n'y avait même pas songé. Quelle folie! Y avait-il la moindre chance pour qu'une quelconque opération fonctionne? Les pouvoirs de Sati étaient presque infinis désormais. Et d'ailleurs, résister pour quoi faire? Protester contre certaines pratiques, récupérer Jeanne, simplement? Ou bien, carrément…

– Et tu comptes faire quoi, chuchota Meene. Renverser la reine?

Sa question n'obtint pas de réponse. Inutile: c'était ça. C'était ça, son idée. Et s'il ne l'avait pas formulée, s'il refusait désormais de la relever, c'était parce que la prononcer, même à voix basse, même dans un souffle, risquait de faire éclater au jour son absurdité.

Folie. Folie furieuse, se dit Meene.

Et d'ailleurs, renverser Sati, c'était bien beau, sans doute, mais pour mettre qui à la place? Lui? Eux? Jeanne? Et s'il y avait des shamans pour s'y opposer? Et s'ils ne réussissaient que pour faire place à des temps de guerre civile, dans lesquels chacun se battrait pour le trône?

Et avec ça, quelle preuve avait-on que le Great Spirit se laisserait faire gentiment? Accepterait-il n'importe quel shaman venu le réclamer? N'était-il pas plutôt irrévocablement aux mains de Sati, pour les cinq siècles à venir, désormais?

Chaque minute passée à réfléchir sur ce projet faisait prendre conscience à Meene de l'étendue de son énormité.

Tu as perdu l'esprit, aurait-elle voulu dire à Marco. Hélas, elle ne pouvait pas. Il fallait trouver un moyen détourné de le raisonner.

– Les autres sont tous dispersés, dit-elle. Nous sommes seuls. Nous devons penser à nous mettre en sécurité avant d'entreprendre quoi que ce soit.

Voilà. Du concret, du rationnel. Des choses qu'il pouvait admettre, sur le moment. Nettement, elle entendit que ses épaules se détendaient à demi.

Pourtant, il dit:

– Tu ne me fais plus confiance.

– Bien sûr que si, protesta-t-elle.

– Plus comme avant.

Meene hésita.

– C'était malsain, avant, avoua-t-elle enfin.

– Non, c'était… une vraie foi.

Une foi aveugle, pensa Meene, fanatique.

– Je me soumettais à ton autorité, c'est tout.

– Vraiment?

Elle prit sa main.

– Pensons d'abord à nous sortir de ce village.

Les doigts entremêlés aux siens rendirent l'étreinte, nerveusement.

Ils restèrent silencieux jusqu'à l'aube. Ni l'un ni l'autre ne dormit.

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Radim les tira de leur cachette, au matin, ankylosés, grimaçants. Une cafetière pleine les attendait pour les réconforter. Meene et Marco s'attablèrent autour avec soulagement. La jeune femme sentit ses esprits, embrumés par l'insomnie, lui revenir à mesure qu'elle avalait le breuvage noir et amer.

– On part aujourd'hui, décréta soudain Marco.

Meene reposa sa tasse.

– Tu ne m'en as pas parlé, lui reprocha-t-elle, à voix basse.

– Ce n'était pas ce que tu voulais? Partir vite?

Elle haussa les épaules.

– Comme vous voulez, fit Radim. Faites gaffe si vous passez par les montagnes.

Ils échangèrent encore quelques mots, sombrement. Radim était impassible. Même lorsqu'il ne portait pas ses éternelles lunettes noires, son expression demeurait neutre et lisse, comme celle d'un agent secret en mission. Marco, son regard bleu aiguisé comme une lame de couteau, arborait la mine sérieuse et froide de ses débuts durant le Shaman Fight. Cependant, Meene savait, au pli droit fiché à la base de son front, entre les deux verres de ses lunettes, qu'il n'en menait pas large. Il était plus facile de faire de grands projets, d'évasion ou de rébellion, que de les réaliser.

Cela la rassura légèrement: à la lumière du jour, Marco serait peut-être davantage enclin à reconsidérer ses actions futures et à envisager une solution plus raisonnable.

Ce fut sa dernière pensée optimiste, avant que la fatalité ne s'abatte sur eux.

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Un silence un peu plus apaisé planait sur la pièce, quand soudain, la porte d'entrée sauta. Ou s'effondra, plus exactement. Sous la poussée d'un poing mastodonte, dont l'arrivée leur dressa les poils sur l'échine. En un battement de cœur, Meene s'aperçut que le poing était un over soul. Puis elle reconnut l'origine des bijoux qui le recouvrait.

Le fantôme Gandhara s'effaça derrière son maître et livra le passage à deux silhouettes longilignes, parées de cheveux longs.

Un homme roux, mince, torse nu, au regard intense. Un des anciens de l'équipe Myohô. Et une femme, tatouée, cloutée, cuir collé à la peau et cigarette aux lèvres, pourvue d'une crinière bleu-gris scintillante de cendres. Une Hanagumi.

Les chiens de Sati les avaient débusqués.

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Meene jeta un regard discret à Marco et devina qu'il n'envisageait même pas de tenter quoi que ce soit. Sa mine le trahissait: il savait qu'ils étaient foutus, et Radim aussi.

La jeune femme se rendit compte que ses mains ne tremblaient pas. Elle était résignée, comme si elle l'avait toujours su. Et elle n'avait pas peur, pas vraiment. Néanmoins, elle n'aima pas le regard que le Gandhara posa sur eux.

– Ton intuition était donc juste, Canna, dit-il.

Pour toute réponse, la femme – ou la fille? Elle paraissait si jeune… – lâcha une bouffée de fumée qui envahit la pièce.

– Tu t'es trompé d'alliés, Radim, remarqua encore l'homme.

– Sans vouloir t'offenser, Jackson, fit le Pache avec un sourire fataliste. Ce n'est que ton point de vue.

Les deux hommes se jaugèrent et, reportant son regard sur Marco, Jackson énonça:

– Au nom de la loi de notre reine, Sati Saigan, je vous arrête. Vous deux, pour homicides volontaires, trahison, rébellion. Toi, Radim, pour complicité.

Aussi simple que cela. Meene s'attendait au moins à un "Vous avez le droit de garder le silence, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Vous avez droit à un avocat, etc." Mais non, rien. On ne leur résuma pas leurs droits. Façon de dire, sans doute, qu'ils n'en avaient aucun.

Je m'en doutais, se dit Meene avec amertume.

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