Disclaimer: Shaman King est l'oeuvre d'Hiroyuki Takei.


Fragment 10

La peur est mauvaise conseillère (Anna)

(Sad Lisa – Cat Stevens)

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Effondrée sur son futon, Anna pressait son oreiller contre son visage. Mais rien à faire, ça ne la soulageait pas.

Elle se retourna et gémit lorsque le plafond vacilla. Quelle idiote, aussi. Elle avait eu assez de crises de ce genre dans sa vie pour savoir qu'il fallait éviter de changer de position. Après, elle avait le vertige et ça faisait encore plus mal.

Migraine, sa vieille copine.

L'amie Graine la prenait toujours par la tempe droite, derrière l'œil droit. Il devait être plus faible que le gauche. D'abord, la douleur était supportable. Puis elle enflait et avec elle venait le froid, les frissons, la sensation de fièvre, le malaise, jusqu'aux nausées. Ensuite, elle commençait à voir trouble, à avoir des vertiges, l'estomac dans la gorge – parfois au-delà –, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus supporter la lumière. Enfin, elle allait s'enfermer dans sa chambre, dans le noir, dans les draps, comme un animal blessé, pour attendre. Y avait que ça à faire. Attendre que ça passe. Aucun médicament, ni remède de grand-mère ne marchait. Vous pouviez la croire, elle avait déjà tout essayé.

Anna souleva ses paupières lourdes et grimaça. Malgré la pénombre de sa chambre, la douceur des couleurs, la faible lumière sur ses yeux l'aveuglait. Elle les garda néanmoins ouverts, le temps qu'ils s'habituent et se força à fixer le plafond.

Celui-ci semblait bouger. Anna se mordilla les lèvres. Impossible de savoir si sa vue trouble était due à la migraine ou à… autre chose.

Elle savait que cela pouvait arriver. N'importe quand. Y compris avant ses vingt ans. Et elle n'était pas du genre à pleurnicher, elle se préparait depuis toujours à y faire face. N'empêche. Quelle présomption de croire qu'elle le supporterait sans sourciller! Elle ne s'attendait pas à cette sensation de perte, de déchéance. De peur, presque. Elle ne se savait pas si fragile, si humaine.

Inspirant profondément, Anna s'aperçut que sa vue se stabilisait. La migraine faussait tout. Elle en avait de plus en plus souvent ces derniers temps. Cela pouvait être à cause de la fatigue ou de la contrariété. Pas forcément à cause de ses yeux.

Machinalement, elle toucha la couverture sous laquelle elle reposait. Le contact en était rude. Soit que le tissu soit rêche, soit que la douleur et le malaise fausse sa perception. Cela pouvait arriver: plusieurs fois, ses migraines s'étaient accompagnées de crises d'hyperesthésies qui lui avaient rendu le toucher de nombreuses matières insupportable, crissant, comme électrique.

Les odeurs et les bruits non plus, elle ne les supportait plus dans ces moments-là. Tamao avait d'ailleurs appris assez vite à ne pas l'indisposer, pas même par des soins. Le moindre murmure éveillait des vagues de souffrance dans le crâne hurlant à la mort d'Anna, trahie par les rides houleuses de son front. Quant aux senteurs… elle se remémora avec un sourire cassé de la fois où la jeune ascète, douce et attentionnée, lui avait apporté une tisane d'herbes fumante et où Anna, au seul fumet de la boisson chaude, avait copieusement vomi à ses pieds.

Après cela, chaque fois qu'elle avait reçu la visite de sa malédiction, Tamao l'avait laissée gérer cela toute seule et s'était contentée de monter la garde autour de sa chambre et d'imposer un silence de plomb dans toute la maison.

Les doigts d'Anna caressaient toujours le tissu de sa couverture. Sans la voir, elle en connaissait le dessin par cœur. Mais si elle ne l'avait jamais vue, aurait-elle su d'emblée qu'il s'agissait d'une couverture? Ou lui aurait-il fallu en tâter les bords pour s'en assurer? Le toucher, pourtant si important, lui semblait un bien faible sens, comparé à la vue. Un piteux instrument de connaissance, une bien maigre consolation, quand… quand.

Petite fille, elle avait tenté de s'y préparer, certaine que cela ne tarderait pas, avant sa majorité. Elle se revoyait, fermant les yeux, dans la solitude de sa chambre, essayant de se repérer dans la pièce, à tâtons, cherchant à reconnaître du bout des doigts les divers objets qui y étaient disséminés. Elle se sentait alors si faible. Si démunie, dans cette incapacité à se repérer dans l'espace de la façon dont elle l'avait toujours fait! Si seule, aussi, dans ce noir sans couleurs.

Elle ne gardait jamais ses yeux clos bien longtemps.

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Pendant ses migraines, les fermer était un soulagement. Ne plus voir. Ne plus subir ces couleurs, ces mouvements, cette lumière, cette vivacité… Se refermer, se couper du monde extérieur, se retrancher en elle-même. N'être plus là, tout simplement. Et attendre, attendre encore, que la douleur cesse.

Durant les crises, quand elle se demandait si c'était sa future cécité qui se manifestait par là, elle aurait voulu que cela finisse en une minute. D'un seul coup, plutôt que d'endurer ça, et que sa vue s'envole miette par miette, dans un océan de souffrance. C'était une telle torture qu'elle en devenait défaitiste. Oui, elle. Elle s'en serait arraché l'œil droit à la petite cuillère si cela avait pu stopper la douleur. D'ailleurs, en fait, vous lui auriez donné une arme qu'elle se serait tiré une balle dans la tête. On n'est plus soi-même quand on a mal.

Parfois, sa lucidité revenue, elle se rebellait. S'interrogeait sur les possibilités de guérison. Ou du moins celles de contrer les avancées de la "maladie". Puis, elle réalisait que c'était idiot. Puéril, même. Un caprice d'enfant qui n'a pas encore compris que la vie n'est pas tendre. Elle était itako: c'était là un destin presque inéluctable.

Avec un rictus ironique, Anna songea qu'elle aurait donné cher pour que Chocolove fût encore là. Ils auraient pu avoir une discussion intéressante, peut-être…

Mais non. Quelle idiote. C'était stupide de se dire ça. Jamais elle ne se serait abaissée à quémander une quelconque aide. Elle n'aurait rien fait du tout. Ou alors, pire: elle aurait eu l'idée, l'envie, mais n'aurait jamais franchi le pas. Cela aurait été pire, finalement.

Le plus terrible, c'est que ce n'était pas pour elle qu'elle avait envisagé cette éventualité. C'était pour Yoh.

Devenir un fardeau pour Yoh était une pensée insupportable. De même que lui parler de son problème et de ses craintes. Parfois, elle songeait que si elle perdait la vue, comme Kino, comme tant d'itako avant elle, elle préférait que ça ne se sache pas. Et, si c'était possible, elle préférait aussi apprendre à se débrouiller seule, à ne pas compter sur les autres. Kino n'avait jamais eu besoin d'aide. Elle n'était jamais tombée, n'avait jamais fait preuve de maladresse. C'était seulement avec l'âge, l'arthrite venant, qu'elle s'était résignée à accepter le support d'une canne. Si ça devait lui arriver, à elle aussi, Anna voulait être comme Kino. Sortir quand ça lui chantait, s'occuper de sa maison sans aide, ne dépendre de rien ni personne. Et même, à la limite, emménager seule, dans un temple, à des centaines de kilomètres de son mari.

Aveugle, elle serait une gêne pour Yoh. À moins qu'elle ne dédie sa vie à Osorezan. Là, elle pourrait se montrer la digne disciple de Kino, son héritière. Cela valait sans doute mieux que de suivre son fiancé partout ailleurs. Surtout s'il n'était pas Shaman King. Surtout s'il devait se battre. Oui, elle serait proprement inutile sur un champ de bataille, sans ses yeux, elle avait déjà eu l'occasion de le constater, durant la guerre qui avait eu lieu à la fin du tournoi, alors que sa vue était encore relativement normale.

Il aurait peut-être mieux valu que ce petit imbécile de Tao ne se jette pas sur la lame qui lui était destinée… qu'est-ce qui lui avait pris, d'ailleurs? Elle avait essayé de le percer à jour, le soir d'avant son départ, sans succès. La seule chose dont elle était certaine, c'est qu'il jubilait: l'idée qu'elle lui doive la vie avait l'air de lui plaire.

Anna grogna de mépris. L'abruti. Elle aurait dû lui dire la vérité à ce moment-là, à savoir qu'elle ne lui était pas reconnaissante du tout. Et s'il se mettait en tête de venir lui réclamer des comptes, il en aurait pour son argent! Même s'il en coûtait à son honneur de ne pas rembourser sa dette, elle lui ferait tâter de sa gratitude, ça oui.

En vérité, elle n'aimait pas penser à cela. L'idée d'être redevable à Ren Tao n'était pas la plus désagréable. C'était bien plus pénible de se dire qu'elle aurait pu éviter l'attaque, qu'elle aurait eu le réflexe de s'écarter, si…

Si quoi? Dis-le, persiflait son esprit. Pense-le, vas-y… avant, tu aurais eu le réflexe si…

Non faux. C'était une hypothèse, forgée par un esprit anxieux, voilà tout. Une crainte. Rien de rationnel. Le champ de bataille, c'était un tel bordel que ça n'avait rien d'étonnant si elle n'avait pas vu le coup arriver. C'était un problème d'attention. Elle devait être concentrée sur autre chose, ça arrivait à n'importe qui. Ça n'avait rien à voir avec une baisse de vue, elle voyait parfaitement sur les côtés. Il n'y avait pas de tache noire, dedans, rien qui pût faire penser à ça. Tout comme cette migraine: elle en avait toujours eu, régulièrement, et cela arrivait aussi à de très nombreuses personnes dans le monde, qui ne perdaient pas pour autant la vue.

Ça ne changeait pas de d'habitude. À chaque crise, elle se voyait déjà au bord de l'aveuglement. S'ensuivaient de longs monologues intérieurs grandiloquents qui lui faisaient honte dès que la douleur et sa photophobie cessaient. Elle avait toujours des pensées morbides, durant ses crises. L'effet des nausées, sans doute.

Elle cligna des yeux, attendit que sa vue se stabilise et fixa le plafond. Non, il n'y avait pas de noir sur le bord de son champ de vision. C'était un peu flou, mais bon, c'était le cas pour tout le monde, pas vrai?

Agacée, elle poussa un sifflement de colère, accompagné d'un geste brusque. Sa main bouscula le verre d'eau posé près d'elle et le fit tomber au sol. Le bruit la fit sursauter. Décidément, quelle boule de nerfs! L'épaisseur des bords avait empêché le verre de se fracasser en mille morceaux mais le contenu s'étalait à présent sur les lattes. Anna poussa un grognement de dépit mais renonça à chercher de quoi éponger le plancher. Ça attendrait. De toute façon, elle n'était même pas sûre de parvenir à se lever.

Elle rit soudain. Comme ses pensées étaient parties loin! On n'y était pas encore. Elle ne savait même pas si ça irait jusque-là. Les premiers symptômes auraient dû se manifester pendant le tournoi, vu qu'elle avait beaucoup utilisé ses pouvoirs. C'était étonnant qu'elle en ait maintenant, alors qu'elle essayait justement de s'économiser.

Elle ne savait pas son imagination aussi fertile. Tout ça n'était que des suppositions irrationnelles. Elle enrageait de se découvrir si influençable, si effarouchée, comme une pauvre fille terrorisée par les maigres effets d'un mauvais film d'horreur.

Pathétique.

Et pourtant, en se renfonçant dans son oreiller pour tenter de dormir, elle ne put s'empêcher de penser, comme à chaque fois, que cette apparente rationalité, ce refus de craindre, n'était sans doute que l'expression du déni.

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