Fragment 13
En silence, léchons nos plaies (Rutherfor)
(Life is strange OST – Max & Chloe / Main theme / Journal)
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Rutherfor fit défiler les pages de son comics machinalement. Elle essayait de se concentrer depuis dix minutes sur sa lecture, sans succès. De temps en temps, elle jetait des coups d'œil à la porte de la bibliothèque. Mais Tamao ne venait pas.
Étrange. La jeune fille arrivait toujours à la même heure, pourtant. Qu'est-ce qui avait bien pu la retarder?
Leurs rencontres à la bibliothèque, de fréquentes, s'étaient peu à peu ritualisées. Elles avaient pris l'habitude de se retrouver à la même heure pour des matinées de lecture (et parfois de papotage mais Mamy et Samy veillaient au grain). La table du fond était devenu leur fief. Plus personne ne s'en approchait: tout le monde avait plus ou moins compris que c'était une place réservée.
Rutherfor était très surprise de la rapidité avec laquelle elle s'était attachée à Tamao. Cette fille timide et mignonne, si jeune, si différente d'elle, avait percé sa muraille de froideur sans même s'en rendre compte. Désormais, elle avait pris dans son existence quotidienne une place qu'aucune autre femme n'avait jamais occupée: celle d'une amie.
Rutherfor n'aurait su dire si elle était solitaire par nature ou par nécessité, étant donné ses fonctions. Quoi qu'il en soit, elle n'avait jamais vraiment fréquenté les autres filles de la tribu, qui l'évitaient, chuchotaient sur son passage, semblaient toujours avoir peur d'elle. Elle mettait ça sur le fait que les autres savaient qu'elle était destinée à devenir organisatrice et à occuper une place à part dans la hiérarchie très masculine des prêtres paches. Mais avec le temps, elle avait fini par se demander si ça ne venait pas de sa personne, tout simplement. De son pouvoir, de son aura froide comme l'espace et le vide.
Certains des garçons qui s'entraînaient avec elle étaient devenus de bons camarades. Ces relations s'étaient ténues: beaucoup d'entre eux s'étaient faits recaler et pour le reste, elle s'était résignée à s'éloigner d'eux. De toute façon, sa vie de prêtresse devrait se dérouler à l'écart. Inutile de se créer des regrets pour plus tard.
Aussi Rutherfor n'avait pas l'habitude de se lier avec qui que ce soit. Elle découvrait tout juste à quel point cela pouvait être simple, et réconfortant aussi.
Elle feuilleta encore une fois sa bande dessinée. Pas moyen de se concentrer dessus. Depuis plusieurs numéros le scénario tournait autour de personnages qu'elle trouvait affreusement plats et convenus. L'univers en présentait pourtant de bien meilleurs! Elle était frustrée que l'on ne se concentre pas sur les héros qu'elle préférait. Elle aurait bien réécrit l'histoire à sa façon, tiens! Et Tamao qui n'arrivait pas. Cela devenait étrange. Décidément, elle n'avait pas envie de lire. Elle avait envie de discuter avec Tamao.
Elle se sentit soudain très bête. Était-elle vraiment en train de s'inquiéter parce que sa camarade avait quelques minutes de retard? Et si elle avait décidé de faire autre chose, ce matin, où était le problème? Elles n'avaient pas rendez-vous, après tout. Peut-être… peut-être qu'elle s'était fait des idées. Elles n'étaient pas vraiment amies, non? Non, pas encore. Il était trop tôt pour le dire. Mais dans ce cas, à partir de quand entrait-on vraiment dans le domaine de l'amitié? Est-ce qu'il y avait un seuil, une limite? Elle se sentait incapable d'en juger objectivement. Pourtant elle avait l'impression que ça ne pouvait pas être aussi rapide. Elles ne se connaissaient pas encore bien.
Voilà, le mot était trouvé: elles étaient des connaissances, au sens vague du terme. Deux personnes qui appréciaient mutuellement leur compagnie mais rien de plus. Et les connaissances ne devaient pas se sentir flouées parce que l'une d'entre elles n'arrivait pas à la même heure que d'habitude. Surtout si elles n'avaient pas rendez-vous. On ne pouvait rien exiger à ce stade.
Elle respira lentement. L'irrationalité de ses réactions fit naître en elle un sentiment d'inconfort. Et sa possessivité la choquait. Que d'états d'âme pour si peu! Où avaient donc filé son indifférence, son détachement proverbial? Quel changement, en si peu de temps. Quelle… dépendance! Avait-elle donc de telles failles affectives? Était-ce parce qu'elle avait toujours été seule, parce qu'elle n'avait personne d'autre à qui se raccrocher qu'elle s'emballait comme ça, si vite?
C'est digne d'une gamine, pas d'une prêtresse pache adulte, se fit-elle remarquer.
Au même moment, Tamao arrivait, les joues roses.
– P-pardon! s'excusa-t-elle maladroitement en rejoignant leur table. Je discutais… avec la reine.
Rutherfor la dévisagea, surprise. Elle semblait avoir couru. Elle était gênée. Transpirait. Elle s'inclinait devant elle en s'excusant encore.
C'était donc important pour elle?
– Ne t'excuse pas, voyons!
Elle sourit, usant de son habitude des masques pour dissimuler sa joie. Elle se sentait confuse, ridicule, à présent que Tamao était là. Son cœur battait joyeusement. Heureusement que, contrairement à son amie, elle n'était pas du genre à rougir.
– Que te voulait Sati?
– Oh en fait…
– CHUUUT! rugirent au même instant Samy et Mamy, dans un bel ensemble.
Tamao bondit alors sur ses pieds, exécuta un demi-tour parfait et s'inclina plusieurs fois, écarlate, bégayante, désespérée, pendant que Rutherfor riait intérieurement, attendrie.
Lorsque la Japonaise s'assit piteusement, elle se pencha vers elle et répéta sa question.
– C'est moi qui voulais la voir, répondit Tamao.
– Pourquoi?
– Parce que je…
Elle se redressa fièrement.
– Je suis ici depuis si longtemps, nourrie, logée… et je ne fais rien! Enfin, pas grand-chose… C'est vraiment embarrassant… je n'ai pas l'habitude de tout ce temps libre… Je veux travailler.
La prêtresse – qui avait passé sa vie à essayer de s'accommoder de son oisiveté forcée – ne comprit pas tout de suite. Dans le doute, elle se contenta d'approuver. Que Tamao prenne de telles initiatives, c'était positif.
– J'ai envie d'être utile, conclut Tamao. De faire ma part.
Ça, Rutherfor pouvait comprendre.
– Et elle est d'accord?
– Oui. Elle m'a dit de te demander.
– Hein? À moi?
– Oui… si tu peux me montrer le centre de soins. Ils ont besoin de gens pour s'occuper… tu sais… des gens qui…
– Oui, je sais.
Le centre de soins regroupait les corps des shamans qui se trouvaient dans le Great Spirit.
Rutherfor se demanda brusquement comment Sati pouvait savoir qu'elle et Tamao étaient proches. Comment pouvait-elle même avoir deviné qu'elles se connaissaient? Elles ne se croisaient que dans la bibliothèque. C'était le seul lieu où on les avait vues ensemble. Sati était-elle donc omnisciente dans son palais? Ou alors c'était tout simplement un des autres lecteurs qui avait fait une remarque en ce sens? Samy et Mamy s'étaient peut-être plaintes du bruit qu'elles faisaient quand elles discutaient. À moins que les deux filles ne les surveillent? La jeune Pache nota ce point dans un coin de sa tête et fit remarquer, pensive:
– Je n'y suis allée que deux fois, tu sais.
– Mais tu sais t'y rendre?
– Je crois que je m'en souviendrai.
– Tu n'as pas l'air… enthousiaste.
– Ce n'est pas un travail passionnant, marmonna Rutherfor.
Tamao se recroquevilla, comme si elle prenait cette remarque évasive pour de la désapprobation.
– Mais si ça te convient, c'est l'essentiel, tenta la jeune femme, pour se rattraper.
Rougissante, Tamao souffla:
– Je ne sais pas… en fait, ça m'est égal. Je veux juste faire quelque chose… peu importe quoi.
Elle ajouta timidement:
– Je me sens égoïste à ne rien faire!
Rutherfor ne releva pas. Elle-même était venue pour se reposer, ne rien faire et lire des bande dessinées. Du moins à ce qu'il semblait. Elle se contentait du minimum syndical, à savoir, quelques tâches nécessaires, histoire de rendre les lieux habitables pour tout le monde. Mais pour le moment, elle n'avait pas souhaité s'impliquer plus que ça dans les activités du palais et personne n'avait trouvé à y redire. Quelque part, elle reculait pour mieux sauter. Mais après tout, pourquoi pas. Le moment était peut-être venu.
Elle se leva, enjouée, et dit:
– On peut y aller tout de suite, si tu veux.
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Le centre de soins était relativement éloigné des ailes où s'exerçait l'activité des Gandharas. Il se trouvait au bout d'une enfilade de couloirs au-delà desquels on n'entendait plus un bruit. Rutherfor ne voyait pas trop à quoi cela servait: après tout, on ne s'y occupait pas vraiment de malades ayant besoin de repos mais, techniquement, de cadavres. Peut-être était-ce une question d'hygiène? Non, stupide, le palais tout entier étincelait comme un sou neuf. Même la poussière des livres de la bibliothèque semblait propre. Peut-être que le processus de conservation des corps l'exigeait, tout simplement. Ou alors peut-être que c'était une mesure de protection.
Durant la traversée, leurs pas résonnaient très peu sur le sol dallé. Ni l'une ni l'autre n'osait parler. On avait l'impression que le moindre chuchotement pouvait être ici absorbé, conservé, répandu. Les passages qu'elles prenaient se ressemblaient tous. Comme si elles se trouvaient dans un lieu inachevé, une sorte d'entre deux. Pourtant, Rutherfor savait qu'elles ne pouvaient pas avoir atteint la partie du palais qui se trouvait dans le Great Spirit: logiquement, les corps ne pouvaient se trouver que dans le monde des vivants.
– Ah c'est là, dit-elle enfin. Désolée, j'ai dû nous faire tourner un peu en rond.
– Ce n'est pas grave, protesta timidement Tamao, rosissante.
Elle s'excusait de l'avoir contrainte à s'excuser. C'était adorable, se dit Rutherfor. Cette petite était décidément trop mignonne.
La porte qu'elle poussa s'ouvrit sur le centre de soins.
La salle était immense, percée de hautes fenêtres grandes ouvertes. De fins rideaux blancs y pendaient, flottant légèrement sous la pression de l'air. Une fraîcheur agréable se faisait sentir: pas d'odeur d'hôpital, de maladie, de médicaments, malgré la présence de lits blancs dans lesquels reposaient les shamans, ainsi que de machines et de potences à perfusion. Rutherfor savait que l'appareillage médical n'était là que pour permettre de conserver les corps. Après tout, certaines personnes risquaient de ne pas les récupérer tout de suite. On ne pouvait pas se contenter de laisser ces frêles enveloppes moisir dans un coin.
Quelques soignants s'affairaient dans la salle et ne leur prêtèrent aucune attention.
Le regard que Tamao posa sur les gisants était tranquille. Pas la moindre nuance d'appréhension ne s'y reflétait.
– Ils n'ont pas l'air morts, murmura-t-elle.
– C'est parce qu'ils… c'est plutôt une sorte de coma, en fait, pour empêcher, euh… tu vois, que les corps se putréfient.
Curieusement, le mot ne fit pas rougir Tamao, qui acquiesça en silence. Elle n'était donc pas farouche sur tout, nota Rutherfor.
– Je m'en étais déjà rendu compte, avoua la jeune devineresse. Quand je m'occupais de Lyserg… il avait simplement l'air endormi.
– Lyserg…?
– Tu sais… le dernier des cinq soldats… quand ils ont dû s'entraîner en enfer… j'ai veillé son corps. C'est lui qui a mis le plus de temps à revenir.
Elle reprit son souffle et déglutit, comme si elle se sentait mal d'avoir prononcé autant de mots d'un coup. Rutherfor n'insista pas. D'instinct elle sentait que Tamao avait besoin qu'on lui laisse le temps de finir ses phrases et de souffler entre chaque.
Elle lui sourit gentiment:
– Alors, tu devrais être qualifiée pour le job!
Rutherfor la conduisit à l'un des soignants, un Gandhara qu'elle ne connaissait pas, qui l'accueillit et lui présenta les diverses fonctionnalités du centre et tâches à accomplir. La manière dont l'adolescente buvait ses paroles, avec concentration et détermination, aurait fait fondre un rocher.
Rutherfor s'éloigna avec un sourire. Elle fit machinalement le tour de la salle et contempla les visages apaisés qui reposaient dans leurs draps blancs. Soudain, entre deux rangées de lits, elle prit conscience d'un fait qu'elle avait négligé. Ce détail, pourtant évident, l'alarma. Elle aurait dû prévenir Tamao que… Non, c'était idiot, la jeune fille y avait sûrement déjà songé. Elle était forcément au courant. D'ailleurs, elle lui avait parlé de Lyserg. Néanmoins, elle interrompit sa déambulation et pressa le pas pour rejoindre son amie. En arrivant à sa hauteur, elle vit que c'était trop tard. Tamao se tenait devant un lit, dont elle fixait l'occupant avec un regard étrange. Rutherfor frissonna. Ces yeux. Ceux d'un enfant découvrant la mort pour la première fois.
Elle fixa son amie, inquiète, sans rien oser dire. Tamao se redressa finalement et lui sourit tristement.
– Ça va, articula-t-elle d'une voix légèrement tremblante. Ça va, je n'avais juste pas… réalisé que… qu'il y aurait…
– Bien sûr, chuchota Rutherfor. C'est normal, ça fait bizarre.
L'adolescent allongé n'avait rien d'un cadavre. Malgré son visage curieusement figé, sa peau sombre semblait parfaitement fraîche et ses cheveux crépus, batailleurs, lui apportaient une nuance de vie surprenante. Pourtant, le drap qui le couvrait ne se soulevait jamais: il ne respirait pas. Rutherfor se souvint de l'avoir rencontré. Et affronté, aussi. Un des ex-cinq soldats. Elle avait oublié son nom. Mais c'était un ami proche de Yoh Asakura. Par conséquent, de Tamao aussi, sans doute. Et il n'était certainement pas le seul à se trouver ici.
– Ah, ici, ce sont les "disparus", fit remarquer le soignant derrière elles. Des rescapés de la bataille dont notre reine n'a pas pu retrouver l'âme, encore.
Tamao releva la tête.
– Et on pourra les ressusciter?
– Si on les retrouve dans le Great Spirit… et s'ils le souhaitent.
Puis l'homme la fixa un peu plus intensément.
– Tout va bien? Tu le connaissais?
– Ou-oui. Pardon. Je savais qu'ils étaient là, mais…
Elle déglutit, peinant à finir sa phrase, à mettre des mots sur ses émotions mais le Gandhara la rassura d'un regard.
– Ce n'est rien, prends ton temps. Tu ne seras pas obligée de t'occuper de ceux que tu connais si cela te dérange.
– Non! protesta faiblement Tamao. Non… au contraire.
Rutherfor vit qu'elle serrait les poings discrètement.
– Tu peux faire un tour, si tu veux, proposa le soignant.
La jeune fille hocha la tête avec détermination et s'arracha à la contemplation du shaman. Rutherfor l'accompagna dans sa marche et l'écouta lui donner les noms de ceux qu'elle connaissait. Tamao lui désigna un homme d'un gabarit presque aussi impressionnant que Magna ou Blon, qu'elle nomma Cadimahide, ainsi que deux X-Laws dont elle avait oublié les noms et qui se révélèrent s'appeler Chris Bounster et Kevin Mendel. Ceux-là étaient des cas particuliers: Sati avait pu régénérer leurs corps malgré leur destruction par le Spirit of Fire mais n'avait pas encore retrouvé leurs âmes. Tamao lui montra également, dans la zone des condamnés, un garçon aux traits asiatiques que Rutherfor se souvint avoir vu en de tristes circonstances. Qu'est-ce que c'était, déjà? Ah oui. Le garçon qui avait tué Chrom. Et Nichrom, plus tard, non? Lui aussi était un soldat. Enfin, Tamao s'arrêta longuement devant le corps d'un homme blond et maigre que Rutherfor reconnut comme l'un des membres de l'équipe Fumbari Onsen. Le médecin. Faust. Sa vue sembla l'affecter bien plus que celle de tous les autres.
Enfin, elles s'arrêtèrent devant un lit dans lequel reposait une silhouette d'une blancheur presque égale à celle des couvertures. Ses poignets étaient bandés. Une perfusion était plantée dans son bras et s'écoulait au-dessus de sa tête. Rutherfor rejoignit la jeune ascète, qui fixait la fille allongée, interdite.
– Elle aussi, souffla-t-elle d'une voix chevrotante. Comment est-ce possible?
Rutherfor examina l'Iron Maiden endormie et fut frappée par son air serein. Certains patients semblaient exsangues ou encore brûlants de fièvre mais Jeanne, elle, reposait, rigide comme la pierre, marmoréenne comme une princesse de contes.
– C'est bizarre, reconnut-elle. En plus, elle se trouve dans la section des disparus, pas des condamnés. Ça veut dire que Sati ne l'a pas retrouvée.
Elle fronça les sourcils. Il était étrange qu'une shamane de cette pointure n'ait pas réussi à revenir après la bataille. Surtout sachant qu'elle possédait elle-même le pouvoir de ressusciter les morts. Il y avait du louche là-dessous.
– Peut-être…
Tamao hésita.
– Oui?
– Non rien.
– Si, vas-y.
Tamao se mordit les lèvres.
– Peut-être qu'elle ne veut pas… revenir, je veux dire.
Cette remarque jeta Rutherfor dans un abîme de réflexion. Quand elle s'interrompit, elle vit que le soignant les avait rejointes.
– Ah oui, fit-il remarquer. Un cas particulier. Tu la connaissais aussi, non?
Tamao hocha timidement la tête.
– Elle n'est pas revenue après la bataille? chuchota-t-elle.
– Si, soupira l'homme. Mais dès son arrivée au palais, elle a souhaité rejoindre le Great Spirit.
Voyant l'expression interloquée de Tamao, Rutherfor intervint.
– Autrement dit, elle s'est suicidée? C'est ça?
– On peut dire ça comme ça… dit le soignant gêné. Dame Sati a décidé de laisser faire, donc… nous prenons soin d'elle en attendant.
– Pourquoi? interrogea encore Rutherfor. Si elle souhaitait mourir?
Cette fois, le soignant eut un regard étrange.
– Il ne m'a pas semblé pertinent d'exiger des explications supplémentaires, répondit-il sur un ton qui trahissait une très légère désapprobation. Mais il me semble qu'il s'agit d'un accord qui ne concerne que la jeune fille en question et notre reine.
Rutherfor crut comprendre. Ce serait dommage qu'une shamane aussi puissante décède pour de bon. Elle imaginait sans peine le type d'accord qui avait pu être passé (si c'était bien cela): je t'accueille dans le Great Spirit mais en échange, lorsque j'aurai besoin de toi… À moins qu'elle ne se plante totalement. Non, elle devait être proche de la vérité.
C'était plutôt adroit. Leur reine avait de la ressource. Faire autrement aurait été absurde. L'autorité de Sati était encore menacée. Il était tout à fait possible que l'on ait besoin de se battre encore. Rutherfor était bien placée pour savoir que, même dans sa tribu, sous couvert de servir le Great Spirit, on était prêt à tout moment, s'il le fallait, à retourner sa veste. Enfin, certains des prêtres en tout cas. Qu'elle ne nommerait pas. Pas besoin, hein. Par conséquent, sacrifier une alliée potentielle comme Jeanne à ce stade eût été un non-sens stratégique.
– Je vois, murmura soudain Tamao, la ramenant à la conversation en cours.
Pensive, l'ascète demanda soudain:
– Que faites-vous des corps de ceux qui veulent définitivement rester?
– Nous les rendons à leurs proches, expliqua le Gandhara. Et s'ils n'en ont pas, nous nous occupons nous-mêmes des funérailles.
Tamao hocha la tête.
En la regardant, Rutherfor ne put interpréter l'émotion qu'elle semblait exprimer. Soulagement ou tristesse, impossible de savoir.
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La visite prit fin peu après. Tamao avait perdu son expression d'enthousiasme. Elle n'était pas vraiment morose mais affichait une mine beaucoup plus sérieuse qu'auparavant.
– Tu es sûre que ça va? demanda Rutherfor, inquiète.
Cela lui faisait peut-être beaucoup d'un seul coup. L'hôpital, le nombre de shamans qui s'y trouvaient. Le travail, les corps de ses camarades.
– Oui, oui.
Elles marchèrent un petit moment sans se parler. Les murs nus offraient une surface reposante et propice à la dispersion des pensées. Rutherfor se demandait si elle ne ferait pas mieux de reprendre un peu de service au centre de soins, finalement. Si elle y allait avec Tamao, ça serait beaucoup moins pénible. Et pour la petite ascète aussi, peut-être? Bénéfique, même. Une présence amie sur son lieu de travail pourrait lui faire du bien. Sans compter que…
– Rutherfor, fit soudain Tamao.
Rutherfor s'arrêta net. C'était la première fois qu'elle employait son prénom.
– Oui?
– Je voudrais… je voudrais te demander quelque chose.
Tamao détourna la tête.
– C'est… délicat.
Allons bon. Qu'est-ce que ça pouvait bien être?
– Mon maître est mort, tu sais.
– Tu m'as parlé de lui.
– Pourrais-tu… m'aider? Je ne veux pas arrêter de m'entraîner parce qu'il n'est plus là.
Tamao évitait soigneusement de la regarder. Elle fixait le sol et, ce faisant, parvenait à maintenir un timbre de voix posé, à ne pas bégayer. Elle semblait plus assurée, ne rougissait pas. Devinant à quel point cette demande lui coûtait, Rutherfor adopta d'emblée un ton léger.
– Tu veux qu'on s'exerce ensemble? Pourquoi pas!
Elle s'efforçait de paraître dégagée mais son cœur battait la chamade. Elle n'était pas sûre que ça soit une bonne idée. Cela faisait très longtemps qu'elle ne s'était pas entraînée aux techniques shamaniques avec qui que ce soit. Et si elle ne contrôlait pas ses pouvoirs? Et si elle blessait Tamao? La disproportion de leurs forces respectives était tout de même problématique. Elle ne savait plus vraiment comment gérer un partenaire de combat. Et son repli dans l'espace ne l'avait pas habituée à se soucier d'éventuels dommages collatéraux.
Tant pis, se dit-elle. Ce sera l'occasion pour moi d'apprendre à faire attention à ce qui m'entoure. J'espère.
– Par contre, fit Tamao d'une voix légèrement plus aiguë. Je n'ai plus de fantômes… pour le moment, ils sont…
– Je pense que tu peux en trouver ici.
Tamao resserra les épaules et redressa la tête pour la regarder dans les yeux.
– J'ai l'impression d'être égoïste en faisant ça.
– Il ne faut pas, assura Rutherfor. Ils ne t'en voudront pas. Tu seras plus forte pour eux quand tu les retrouveras!
Elle crut que Tamao allait se mettre à pleurer. Vite, lui sourire gentiment.
Cette émotivité la touchait et l'inquiétait à la fois. D'un côté, elle souhaitait pour son bien que Tamao s'endurcisse, qu'elle soit moins facilement blessée par le monde. D'un autre, cette extrême sensibilité était une richesse que bien peu possédaient, la clef de la personnalité de la jeune fille. Il aurait été incroyablement triste qu'une aussi belle personne disparaisse, simplement parce que le monde était trop cruel, insouciant et peu enclin à remettre en question sa propre violence pour lui accorder une place et la respecter telle qu'elle était.
– Retournons à la bibliothèque, proposa Rutherfor.
Tamao parut apprécier à sa juste valeur cette diversion.
– Merci! s'écria-t-elle en s'inclinant bien bas.
Rutherfor rendit la courbette maladroitement, peu habituée à ces formules de politesse, et fut soulagée lorsqu'elles reprirent leur marche.
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Elles se séparaient généralement l'heure du repas venue.
Rutherfor prenait parfois les siens dans sa chambre. Elle était l'une des rares à le faire mais aucun des Gandharas n'avait paru gêné ou choqué par ce repli. Il n'y avait pas d'obligation sociale en somme. Il était même possible qu'il y ait dans le palais des membres de l'organisation que personne n'avait jamais vus et qui préféraient mener une vie d'ermite.
Cela ne changeait pas tellement la jeune femme de ses habitudes, en dehors du fait que, cette fois, ses moments de solitude étaient considérés et acceptés comme une partie intégrante de sa personnalité et non comme une bizarrerie nécessaire, un sacrifice à son devoir et à ses fonctions.
Une sensation de fatigue extrême s'abattit sur elle quand elle referma la porte de sa chambre. Comme si elle revenait d'une journée de travail incroyablement fatigante.
Seule. Plus aucune présence autour d'elle. Plus de contraintes, plus de regards. Disparue, cette étrange sensation d'irritation, d'excitation des nerfs qui la prenait lorsqu'elle se sentait entourée de personnes.
Détente des muscles, abaissement des barrières.
Elle ferma les yeux une poignée de secondes. Ce silence. Ce cocon.
Redescendant soudain sur Terre, elle alla poser son bol de riz et de soupe sur la table près de la fenêtre. Ensuite, elle se laissa tomber sur sa couche, les bras en croix. Elle demeura quelques minutes sans bouger puis glissa une main sous son matelas et en extirpa une cloche oracle.
L'écran était noir. Elle l'alluma.
Est-ce qu'elle avait vraiment envie de faire ça?
Le bouton, près de son doigt. Une simple pression. Il fallait qu'elle le fasse. Ils allaient se poser des questions. Elle détestait devoir se justifier, après.
Sur une impulsion, elle pressa le bouton. Il y eut un peu de neige avant qu'un visage sévère n'apparaisse.
– Chef Goldova.
– Enfin, bougonna le Pache. Ça fait trois jours. Qu'est-ce qui t'a retenue?
– Si vous croyez que c'est facile, marmonna Rutherfor. De toute façon, je n'ai rien à vous dire. R.A.S.
– Vraiment…
– Vous ne me croyez pas?
Goldova mit un petit peu trop de temps à répondre.
– Il est regrettable que tu ne t'impliques pas plus dans cette tâche.
– J'aurais l'air suspecte.
– Il faut bien prendre des risques. De toute façon, ce n'est pas comme si tu faisais quelque chose de contraire aux intérêts de la Shaman Queen.
Rutherfor émit un rire grinçant.
– Ah tiens? Je croyais que ça portait un nom, ça. L'espionnage. Non?
– Tout ce que tu as à faire, rétorqua patiemment Goldova, c'est nous tenir informés des… décisions, disons des mouvements de la reine.
Rutherfor se força à demeurer impassible.
– Le problème, c'est qu'il n'y a rien à dire, voulut-elle expliquer. Je ne suis qu'une membre comme les autres. Nous ne faisons rien, nous ne participons pas aux prises de décisions de Sati. Enfin, moi en tout cas, je n'y prends pas part. Je n'ai aucun moyen de "gravir les échelons", comme vous dites. Et il n'y a aucune information à transmettre.
Goldova ne perdit pas sa mine impassible.
– Tu souhaites renoncer?
Attention, pensa Rutherfor. Du calme. Pas de faux pas. Tu es un peu trop pessimiste. Il te fera revenir, si tu ne lui es pas utile un minimum.
Elle hésita, et… non, elle n'avait aucune envie de revenir. Pas maintenant.
– Non, dit-elle enfin. Mais pour le moment, c'est trop tôt. De toute façon, on s'occupe surtout de capturer des ex-participants et de gérer… l'après. Et vous êtes au courant de tout ça.
Elle fronça les sourcils, à la recherche de quelque chose d'intéressant.
– Ah si, il y a bien quelque chose.
– Quoi donc?
– Jeanne, l'Iron Maiden. Elle est retournée dans le Great Spirit.
– Morte?
– Pour le moment, en attente de résurrection. Officiellement portée disparue.
– C'est étrange. Sati n'arrive pas à la faire revenir?
Rutherfor haussa les épaules en signe d'ignorance mais, en silence, réfléchit intensément à ce que Goldova venait de dire. Elle n'y avait pas pensé mais… ce serait vraiment surprenant. Était-ce possible? Sati était-elle vraiment incapable de ressusciter Jeanne? Était-il possible que son âme lui résiste? Cela expliquerait la situation actuelle de l'Iron Maiden. Mais si c'était vrai, cela signifiait que la reine avait encore moins de prise sur la communauté des âmes qu'on le pensait, même en ces lieux.
Pour l'instant, ils savaient tous plus ou moins dans le palais que Sati n'avait arraché le Great Spirit à Hao qu'in extremis et que la fusion entre elle et le roi des esprits avait été incomplète. D'où sa difficulté à retrouver les esprits de chacun. Mais si même les âmes fraîchement décédées pouvaient lui échapper…
Rutherfor comprenait mieux les réticences du soignant à leur donner des détails.
Il faudrait peut-être se méfier de ce type, du coup.
– Et toujours rien sur Hao Asakura? reprit Goldova.
La pression se débloqua légèrement de sa poitrine. Ça encore, elle pouvait en parler sans trop culpabiliser. Elle secoua négativement la tête.
– Il n'est pas ici, en tout cas. Je le sentirais. Ou alors…
– Continue.
– Ou alors Sati le cache dans un endroit qui nous est inaccessible. Mais ça m'étonnerait.
Goldova la fixa intensément d'une manière qui lui déplut.
– Fais en sorte qu'on te fasse confiance et garde les oreilles grandes ouvertes, la sermonna-t-il. Nous avons besoin de connaître les directives du pouvoir.
Je ne vois pas pourquoi, pensa Rutherfor avec mauvaise foi. Mais elle garda ces pensées séditieuses pour elle-même. Néanmoins, cela la turlupinait. Depuis le début. Elle avait beau dire, elle n'arrivait pas à savoir ce que Goldova avait en tête. Alors elle s'enhardit et demanda, sous couvert d'ingénuité:
– Je ne comprends pas ce que ça a à voir avec notre fonction, chef.
– Si tu ne comprends pas, rétorqua-t-il sèchement, c'est que tu n'es pas assez à l'écoute du Great Spirit. Et c'est bien ennuyeux, surtout de ta part.
Mais avant que Rutherfor ait pu l'interroger davantage, Goldova coupa la connexion.
Elle retomba sur son matelas, anxieuse, mal à l'aise. Tout d'un coup, elle se sentait atrocement coupable.
Coupable d'être de mauvaise volonté, de manquer de dévotion envers sa tribu, son peuple, les siens. Coupable aussi de mentir à un groupe de personnes qui l'avaient accueillie en toute simplicité et qui la traitaient comme l'une des leurs. Coupable d'être une moucharde infiltrée auprès d'une femme qu'elle ne pouvait s'empêcher de respecter, depuis qu'elle vivait au cœur de son palais, même si elle l'effrayait parfois, un peu. Coupable enfin d'avoir un pied de chaque côté de la ligne et de ne pas réussir à prendre parti. Coupable d'être indécise. De ne pas savoir où se ranger. Coupable d'être en retrait, comme toujours.
Que dirait Tamao de tout cela? La mépriserait-elle si elle découvrait la vérité sur son compte?
Ah Tamao… Sa diversion. Son sursis. Il fallait vraiment qu'elle arrête de se raccrocher à cette petite.
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