Disclaimer : Shaman King est toujours la propriété d'Hiroyuki Takei.


Fragment 18

Irrévérence ? (Jun)

(Return of the fishing boats / Dynasty – Heart of the Dragon ensemble)

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Sa chambre était nue, ou presque.

Un galetas propre et confortable, mais modeste. Un broc d'eau que l'on remplissait régulièrement. Quelques vêtements. Des livres que ses gardiens allaient lui chercher fort aimablement dans les tréfonds de la bibliothèque du palais. Une chaise de bois, sur laquelle elle était assise à l'instant même. Une fenêtre.

Jun n'était pas maltraitée. On était loin des geôles putrides de son père, avec leurs ténèbres, leurs chaînes et leurs sinistres gardiens. Elle n'avait même pas vu l'ombre d'un insecte depuis qu'elle était là. Comble du luxe, elle avait droit à sa douche quotidienne. Ce traitement généreux arrivait même à la persuader de réfléchir à ses fautes, au point qu'elle se demandait si Tao En ne serait pas mieux parvenu à ses fins en traitant ses enfants avec bonté et largesse comme la nouvelle reine le faisait de ses sujets rebelles.

Les personnes qui s'occupaient d'elle lui apportaient à manger, l'emmenaient aux commodités, s'enquéraient de sa santé chaque jour étaient tout à fait aimables. Leurs visages étaient paisibles et doux. Ils et elles ne souriaient pas, pratiquement jamais. Et cependant, il y avait en chacun d'eux un air d'ouverture et de compassion qui les transfigurait. Elle en venait presque à les envier, elle qui luttait jours et nuits contre le tourment.

Tout est souffrance, s'efforçait-elle de penser. Détache-toi de ce que tu ne peux atteindre. C'est la seule voie qui t'est ouverte.

Mais malgré ses résolutions, Jun ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur le sort de ses parents. Elle les savait présents entre ces murs, mais n'avait pas le droit de les voir. Ni eux, ni son fantôme.

Pyron reposait, loin d'elle, dans son cercueil noir, aux bons soins des Gandhara.

Elle savait qu'ils prendraient soin de lui. Mais cela ne l'empêchait pas de s'inquiéter pour son esprit. Pas seulement par bonté d'âme, d'ailleurs. Son propre égoïsme l'effrayait. Pourtant, elle ne pouvait s'en défendre. Elle l'avait acquis par le sang et le meurtre et rien, pas même leur nouvelle complicité, ne saurait effacer cela. Que déciderait Pyron si la Shaman Queen proposait de lui rendre sa liberté ? La choisirait-il encore ? Et si Sati renvoyait son âme dans le Great Spirit ? Et si elle avait perdu Pyron pour toujours ?

Et puis, il y avait son frère.

Jun se tordit les mains à cette pensée et la chassa de son esprit. Elle ne devait pas s'inquiéter de Ren. De toute sa famille, il était sans doute la personne qui avait le moins à craindre le Gandhara.

Le reste du temps, elle aurait pu s'ennuyer. On lui apportait des livres, qu'elle lisait pour passer le temps. Ce jour-là, Mamy lui avait proposé un assortiment d'ouvrage sur la méditation. Pour quelle raison, elle l'ignorait. Y avait-il un message derrière ? Elle n'avait pourtant pas l'impression d'être une prisonnière agitée.

N'ayant rien de mieux à faire, elle en avait feuilleté deux ou trois avant d'abandonner, maussade. La Gandhara aurait au moins pu glisser un roman parmi ces épais volumes théoriques. Quelque chose de distrayant au moins. Depuis, elle s'était assise devant sa fenêtre, à la recherche d'une quelconque activité à observer. Hélas, la vue n'était pas très bonne. À part Daei qu'elle avait vu traverser la cour deux fois, rien n'était passé sous ses carreaux.

Soudain, on frappa à sa porte. Jun sursauta, jeta un regard en arrière. Puis elle lissa sa jupe et lança :

– Oui, entrez.

Le crâne chauve de Yainage se profila. L'homme portait un plateau de thé.

– Bonjour à toi, Jun.

La jeune fille inclina la tête poliment et jeta un regard interrogatif sur la deuxième tasse apportée par son geôlier.

– Tu as de la visite, expliqua le Gandhara, ayant capté son regard. Veux-tu que je la fasse entrer ?

Jun était tellement surprise, tellement heureuse d'avoir quelqu'un avec qui discuter qu'elle ne pensa même pas à demander qui c'était avant d'accepter.

Quelle ne fut pas sa surprise de voir Yainage s'effacer devant Ran Tao.

– M-mère, balbutia-t-elle.

Sa génitrice arborait ses atours et sa morgue habituelle. Pas un cheveu ne dépassait de son chignon piqué d'ornements. On aurait pu la croire sur le point de se rendre à l'opéra. Rien dans son apparence ne laissait supposer qu'elle ait pu souffrir durant sa captivité.

– Jun, la salua-t-elle brièvement, d'une inclinaison de menton.

Rien d'autre, pas de question, pas de « tu as l'air d'aller bien, je suis contente ». Dès que Yainage eut posé son plateau, un silence froid s'étendit. Jun se racla la gorge et demanda :

– Père est-il en bonne santé ?

– Bien entendu, répondit Ran, sèchement. Il te passe le bonjour.

Jun n'en crut pas un mot.

– C'est... gentil.

Il y eut un nouveau silence puis, un toussotement discret. C'était Yainage qui se tenait toujours à la porte.

– Je vais vous laisser un peu d'intimité, déclara-t-il.

– Oui, faites donc cela, approuva Ran en le toisant du regard dont elle accoutumait ses domestiques.

– Hem, bien, conclut Yainage. Frappez à la porte quand vous aurez terminé.

– Merci.

Ran se détourna sur ce simple mot, tranchant comme une scie. Jun ne put s'empêcher d'admirer ce ton de politesse glaciale capable de rabaisser instantanément n'importe quel interlocuteur. Elle croisa le regard de sa mère, aigu, calculateur.

– À nous deux, maintenant, soupira Ran en s'asseyant sur l'unique chaise de la pièce.

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– C'est une plaisanterie ? souffla froidement Jun.

Question rhétorique, bien sûr. Quiconque connaissait sa mère savait qu'elle n'était jamais d'humeur à plaisanter.

– Bien sûr que non, décréta Ran. Et tu le sais très bien.

Avec un sourire discret, elle but une gorgée de thé, tandis que Jun cherchait à reprendre ses esprits.

Derrière sa façade aussi placide qu'un paravent, la jeune fille bouillonnait. Bien sûr qu'elle y avait songé. Bien sûr qu'elle s'y attendait. C'était le seul choix que la famille Tao pouvait faire, désormais. Le seul qui permît de conserver la face. Mais ce n'était pas le problème.

Le problème, c'était le cynisme avec lequel sa mère lui avait appris la nouvelle de la mort de son frère et le nouveau plan que le clan avait pour elle.

– La famille Tao a besoin de toi, énonça posément Ran. En l'absence de Ren, tu devras veiller sur son héritage, le faire fructifier. Le défendre de nos ennemis, s'il le faut.

– Cela inclut-il la reine Sati ? demanda Jun avec amertume.

Ran eut un sourire sibyllin et ne releva pas.

Jun contempla cette femme qui les avait portés dans son ventre, elle et Ren, elle puis Ren, et qui lui apprenait désormais le nouveau tournant que devrait prendre sa vie.

– Nous nous devons de veiller sur le clan, en l'absence de son héritier.

Ran reposa sa tasse dans un tintement de porcelaine.

– Lorsqu'il sera de retour, ton frère sera plus puissant que jamais. Nous ignorons même jusqu'à combien pourra s'élever son furyuku. Et il lui faudra un empire à sa mesure…

– Et... concrètement ? Que voulez-vous faire ? interrogea Jun.

– Pour l'instant, quitter ces lieux. Revenir sur nos terres. Cela devrait être rapide. Il ne reste qu'à statuer sur la nature shamanique ou non de nos crimes. Mais quelle que soit la peine subie, tu n'en feras pas partie, ma fille. Si cela devait mal tourner pour nous, le destin de la famille sera entre tes mains.

Jun croisa sagement ses doigts sur sa robe pour en dissimuler le tremblement naissant. Elle baissa les yeux pour réfléchir à l'abri du regard incisif de sa génitrice.

– Et si je refuse ? demanda-t-elle d'une voix blanche.

Ran partit d'un rire franc.

– N'essaie pas de me faire croire que tu n'en as pas rêvé toute ta vie.

Mensonge, pensa Jun. Mais elle ne dit rien. Cela non plus n'aurait pas été tout à fait exact.

Le sang bourdonnait en elle. Elle était au courant du procès, bien entendu. Et du refus de son frère de les voir y assister. Elle avait appris la sentence avec un coup au cœur, sans comprendre. Heureusement, Yainage s'était laissé fléchir et lui avait confié que l'audience s'était d'abord achevée sur un non-lieu. Jun ignorait pourquoi Ren s'était obstiné à vouloir périr, personne n'avait su le lui dire. Y avait-il quelque volonté de puissance, là derrière ? Cinq ans d'enfer pour s'entraîner, revenir plus puissant, surpasser enfin les amis qui l'avaient distancé ? Cela aurait bien été de lui. Mais elle n'en était pas sûre. Si seulement cet imbécile de tête brûlée avait demandé à la voir une dernière fois, avant. C'était probablement ce qui l'avait le plus blessée : que Ren soit parti sans même un au revoir.

Elle croisa de nouveau le regard de sa mère et musela ses émotions.

– Qu'attendez-vous de moi ? demanda-t-elle.

Ça ne coûtait rien de demander. Il fallait qu'elle en sache davantage.

– Que tu représentes notre clan publiquement. Tu es celle d'entre nous dont les mains sont les plus propres, cela compte, n'est-ce pas ? Tu devras défendre notre indépendance. Je suis sûre que la reine n'entend pas interrompre de sitôt son petit simulacre de justice. Je pense que la prochaine étape sera de mettre aux pas les grandes familles de shamans. Ce sera au prétexte de protéger la population humaine sans pouvoirs, j'imagine. Quelque chose de ce goût-là. Nous devons l'empêcher. Il te faudra écouter, te rapprocher de qui de droit, même de la reine, s'il le faut. Mais c'est là un domaine que tu connais bien, n'est-ce pas ?

– Attendez, l'interrompit Jun. Vous voulez dire que je resterais ici ?

– À la cour de Sati, bien entendu, où croyais-tu aller ?

– Je pensais rentrer chez nous et...

Jun s'interrompit, glacée. Elle se sentit brusquement stupide.

– Rien, dit-elle soudain.

Mais Ran la scrutait de toute sa sagacité. Puis elle éclata de rire.

– Tu pensais rentrer et diriger les affaires du clan ? Ma pauvre enfant ! Qu'est-ce que tu t'imaginais ?

Jun serra les mâchoires, heureuse de ne pas être sujette aux rougissements.

– Tu crois vraiment que nous aurions placé les rênes de notre famille entre tes mains ? Et pourquoi faire ?

– Si le procès tourne... mal... se justifia Jun.

– Oh ce procès ne concerne que ton père et ton grand-père. Moi je n'ai rien à y faire. C'est moi qui me chargerai de tout s'il faut en arriver là.

Le malaise grandissait en elle. Quelle horreur. Quelle humiliation. Elle l'avait bel et bien cru. Pire : sa mère ne s'était pas trompée, l'espace d'une seconde, elle s'y était vraiment vue. Pendant que le cadavre de son frère patientait quelque part au-dessus de sa tête. Jun reposa sa tasse, nauséeuse.

– Tu nous seras beaucoup plus utile ici, conclut Ran. Tu seras nos yeux et nos oreilles auprès de la reine, tandis que nos projets se concrétiseront. Et si Sati décide de quitter l'Amérique pour rentrer en Inde, tu la suivras.

De l'espionnage, pensa Jun. Mais bien sûr ! Quelle idiote.

– Quels projets ? releva-t-elle soudain. Avons-nous eu le temps d'en faire ? Tout s'est passé si vite. Et le Great Spirit est perdu pour nous, n'est-ce pas ?

Ran lui servit à nouveau son sourire effrayant.

– Il est vrai que ton frère a perdu.

Jun éprouva une sinistre satisfaction à ces mots. Cela n'avait rien à voir avec une quelconque rivalité sororale. Ce n'était rien d'autre que le plaisir de voir le plan Tao s'effondrer. Dire qu'ils s'étaient tant battus contre leur père alors qu'il suffisait de perdre le tournoi.

– Mais cela ne change rien à notre situation, reprit sa mère. Notre famille a d'autres moyens de retrouver sa grandeur. Tout d'abord, il nous faut étendre notre influence. Le territoire que nous contrôlons est bien trop étroit. Ensuite... mais à quoi bon te parler de la suite maintenant ? Tu n'en as pas besoin.

Jun se retint de lever les yeux au ciel. À quoi bon tous ces mystères ! avait-elle envie de crier. De toute façon cela n'aboutira pas. Les Tao ne redeviendront pas ce qu'ils étaient. Ce monde n'appartient plus aux shamans. Il appartient aux banques, à l'industrie et aux grandes puissances dont nous ne ferons jamais plus partie. Ne comprenez-vous pas que nous sommes finis ?

En tout cas, les clans vieillots comme le sien l'étaient. Clairement.

Le silence s'éternisa. Jun sentait que la conversation était finie. Ou presque. Il ne lui restait qu'à accepter. Accepter, ravaler sa fierté, ses scrupules, son dégoût. Ou refuser. Et rester seule.

Elle passa en revue ses options en quelques secondes. Elle pouvait très bien les envoyer paître. Qu'avait-elle à en faire, des ambitions du clan Tao, quand elle-même ne pourrait jamais prétendre à autre chose qu'un rôle de subalterne ? Bien sûr, il y avait Ren. Mais Ren n'aurait pas apprécié qu'on l'utilise ainsi. Il aurait trouvé répugnantes toutes ces manigances politiques. Quand bien même cela ferait de lui un piètre héritier, il n'aurait pas approuvé qu'elle s'avilisse, fusse pour l'honneur de leur famille. Il aurait trouvé autre chose pour redorer le blason de leur clan. Elle le savait.

Mais Ren était mort et il le resterait pour cinq années. Il allait falloir qu'elle prenne ses propres décisions, toute seule. Brusquement, le vertige la saisit. Avait-elle jamais eu l'occasion de faire un tel choix ? Elle avait toujours tout fait par rapport à lui, effaçant ses propres désirs au nom de son statut d'héritier. Le Shaman Fight n'y avait rien changé. Elle croyait avoir pris son indépendance mais en réalité, elle était dans son dos, toujours, dans l'ombre, à le soutenir, à balayer la route devant ses pas.

La petite ombre de son frère disparue, le soleil des possibles l'éblouissait.

– Que décides-tu, ma fille ? demanda soudain Ran. Je dois savoir si nous pouvons compter sur toi.

Jun hésita, hésita encore. Refuser, c'était la liberté. Renier sa famille, choisir son existence, une bonne fois pour toutes. Mais c'était aussi abandonner Ren à son sort, entre leurs mains griffues. Et accepter... accepter, ce serait la routine. Le chemin facile.

D'un autre côté...

– Si j'accepte... que se passera-t-il ?

Ran acheva sa tasse.

– Pour le moment rien. Il faudra te montrer docile envers la reine. Tu te contenteras simplement de nous tenir au courant de ses décisions. Nous pourrons alors voir comment les influencer.

Jun grimaça.

– Ne devions-nous pas en finir avec les reliques de notre passé ?

– Ma pauvre petite, soupira Ran, si tu t'imagines une seule seconde que nous sommes les seuls à agir ainsi, c'est que tu es bien sotte.

Jun détourna la tête tandis que sa mère se levait dans un froufrou de soie.

– Souhaite-nous bonne chance pour affronter l'ennui de ce procès. À propos, qu'en est-il de ton fantôme ?

La jeune femme jeta un regard torve à Ran.

– Je ne l'ai pas revu.

– Hmm, c'est fâcheux. Je me demande si...

La question demeura suspendue en l'air. Cependant Jun l'avait parfaitement comprise.

Vous vous demandez si elle sait que nous avons assassiné un homme pour m'offrir un fantôme en guise de cadeau d'anniversaire, compléta-t-elle en pensée. Bandes d'imbéciles. Évidemment qu'elle sait. Elle détient le Great Spirit après, tout.

Ran secoua la tête et eut un sourire énigmatique.

– Tu as fait le bon choix, dit-elle. À bientôt.

Elle quitta la pièce sans se retourner, laissant Jun perplexe.

Dans quoi s'était-elle fourrée ? Garder un pied dans son clan, un autre à la cour de Sati, voilà qui laissait présager de belles entorses ! Qu'espérait-elle ? Gagner du temps ? Voir où son cœur la porterait le plus ? Cela ne fonctionnerait pas longtemps. Tôt ou tard, il faudrait prendre parti. Elle ne pourrait pas ménager la chèvre et le chou éternellement. En vérité, elle avait choisi de ne pas choisir.

Jun aurait voulu que sa mère ne soit jamais venue. Si seulement, ils pouvaient en finir, avec ces audiences et s'en aller. La laisser seule.

Qu'ils partent tous, pensa-t-elle, comme on conjure un sort. Et qu'ils me laissent en paix.

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