Disclaimer : Shaman King appartient à Hiroyuki Takei et je ne tire aucun bénéfice pécuniaire de tout ce fratras.
Fragment 19
Fuir au pays des rêves (Jeanne)
(One – Metallica, version studio)
.
C'est donc cela, mourir vraiment ? se demandait parfois Jeanne.
La sensation du temps qui ne s'écoulait plus lui paraissait merveilleusement apaisante. Elle flottait dans un brouillard chaud, flou et doux. Elle ne pensait à rien, n'attendait rien, n'espérait rien. Pas de projet, rien à faire, rien à craindre, rien d'autre que de rester dans cet instant éternellement figé dans le présent. Pas de regret, pas d'expectative. Juste la paix. Enveloppée dans ce cocon, telle une chrysalide, un bébé dans le ventre de sa mère, Jeanne baignait dans la béatitude du néant.
Et elle n'avait pas l'intention d'en sortir.
Il lui arrivait de se lever, pourtant. Elle quittait parfois son lit blanc pour faire quelques pas dans la pièce immaculée qui lui servait de chambre. Le sol dallé n'était jamais froid. Aucun ameublement, ou presque, mais de grandes ouvertures sur les côtés, cernées de rideaux blancs flottants. Lorsqu'elle s'en approchait, les fenêtres lumineuses ne donnaient d'abord sur rien. Puis elles s'adaptaient à son regard pour lui offrir la vue qu'elle souhaitait. La plupart du temps, une verte vallée se dessinait sous son regard, égayée par un soleil matinal.
Jeanne regardait rarement plus de quelques minutes. L'idée d'un extérieur la faisait frissonner.
Ensuite, elle quittait parfois la pièce pour marcher dans le château. Aucun source de lumière n'apparaissait nulle part et pourtant il n'y avait pas trace d'ombre. Les salles étaient aussi vastes et claires les unes que les autres. Les couloirs s'ouvraient tout grand sans angle mort. Tout semblait fait pour rassurer, apaiser.
Le château était vide car Jeanne ne restait jamais assez pour meubler l'ensemble. Elle aurait pu imaginer des décors invraisemblables ou encore des montagnes de pâtisseries. Mais elle n'en avait ni le désir, ni même l'énergie. Elle se contentait de traverser quelques pièces avant de retourner sur ses pas. Bien qu'elle sache que la chambre ne risquait pas de disparaître, l'idée de s'en éloigner trop l'angoissait.
Le reste du temps, elle restait couchée entre les draps fluides, jamais froissés, jamais trop chauds, jamais trop froids, à attendre.
.
Les cauchemars revenaient souvent. S'il lui arrivait de plus en plus de trouver la paix, elle n'était toujours pas guérie. Les souvenirs s'imposaient violemment à elle. Les flash, les images. Les odeurs, même. Elle ignorait pourquoi les parfums lui revenaient de manière aussi forte alors qu'il n'y avait rien, absolument rien à sentir dans le Great Spirit. Pur effet psychologique. L'esprit humain dans ses plus fascinants mystères.
Le champ de bataille. Les corps empilés. Les faces pâles, tordues par la mort, sur le sol. Les cris. De surprise, de terreur, de douleur. Les gens qui se battaient en se fichant de qui était avec qui. La haine sur des visages qu'elle croyait connaître. Le sang, poisseux et lourd, partout, sur ses mains, sur sa robe, dans ses narines, jusqu'aux tripes. Et tout autour, des âmes déchiquetées, des combats sauvages, où l'on s'écharpait sans distinction, parfois entre esprits et shamans, parfois à mains nues, sans même utiliser ses pouvoirs. Des coéquipiers qui se massacraient, des esprits qui se retournaient contre leur compagnon, des frères et sœurs d'armes qui oubliaient tout ce qu'ils avaient partagé durant le tournoi pour s'entre-tuer.
Il lui arrivait encore d'en rêver tout éveillée. Alors, sa poitrine se serrait, la nausée lui montait, son souffle se bloquait. Elle avait l'impression de sombrer, asphyxiée comme ce jour où elle s'était retrouvée bloquée, blessée, écrasée sous les corps de Marco, de Zanching et de Ryû. Il y avait aussi ces flash-back intempestifs. L'impression d'y être à nouveau. Et l'envie de fuir en courant, le plus loin possible, qui lui sautait à la gorge.
Les crises d'angoisse étaient moins fortes depuis que Sati l'avait accueillie dans le Great Spirit. Lorsqu'elle était vivante, il suffisait d'un bruit, d'un appel crié trop fort, d'une odeur parfois pour que le monde disparaisse et que Jeanne se retrouve à nouveau plongée dans la bataille. Alors, elle se roulait en boule, cessait de bouger, glacée d'horreur. Il n'y avait plus rien de la cheffe des X-Laws dans ces moments-là. Plus rien de la shamane impitoyable qui avait tiré des sueurs froides de ses adversaires et de son public durant ses matchs. Plus rien à part une adolescente submergée par la terreur.
Elle avait des crises de larmes aussi. Sans véritable raison. Des absences curieuses. Des sursauts pour rien et des bouffées de stress soudaines, doublées d'une hypervigilance constante. Et des cauchemars, des cauchemars sans arrêt, dès qu'elle parvenait enfin à s'endormir.
Au début, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Lorsqu'elle avait fini par en parler, à un Gandhara de l'équipe médicale à qui elle était venue demander des somnifères, les mots avaient enfin été mis sur ce qu'elle vivait. Attaques de panique, crises de tétanie, stress post-traumatique. Cela l'avait aidée, un peu. Mais pas longtemps.
Sa vie était devenue infernale. D'autant qu'elle ne supportait plus l'attente de voir ses anciens camarades tomber et le climat ambiant. La dépression la guettait. Sati avait fini par le comprendre et céder à ses instances.
La reine lui avait promis qu'elle serait seule. Tant qu'elle demeurerait dans son château, aucun esprit ne viendrait la déranger. À moins qu'elle ne le veuille, bien sûr. Pour l'instant, Jeanne n'avait vu personne, pas même l'ombre d'un esprit mineur. Cela lui convenait parfaitement.
Dans cet environnement neutre, la raison parvenait à reprendre le dessus. Elle arrivait à se retrouver quelque peu, bien qu'elle ne sache plus vraiment qui elle était. Tout son univers s'était écroulé. Elle ignorait quelle pouvait être sa place, dans ce monde. Hao disparu, son rôle n'existait plus. Et elle n'était même pas Shaman Queen. Pas de place pour elle dans le nouveau royaume de Sati, contrairement à ce que la reine prétendait. Pas de place pour les X-Laws tels qu'ils étaient. Les derniers seraient bientôt débusqués. Elle avait beau prier pour que cela n'arrive pas, Jeanne savait que Marco et Meene finiraient par être rattrapés et par s'écrouler, comme le reste de son entourage.
Que restait-il pour eux dans ce nouveau monde ?
Jeanne n'avait pas envie de répondre à cette question. À vrai dire, elle ne voulait même pas se la poser. Elle aurait préféré mourir vraiment. Ne pas être ressuscitée après la bataille. Même si c'était ce qui lui avait permis de ressusciter Meene à son tour. Et Pof, et Lucky, et John. Elle l'avait fait, un peu comme un acte de rébellion. Le dernier. Le seul. Ensuite, elle s'était rendue à Sati. Comme elle l'avait prévu, sa « capture » avait suffisamment occupé aux Gandharas pour qu'ils laissent les autres X-Laws de côté. À ce qu'elle savait, ils étaient toujours en fuite. Elle ne voulait pas s'inquiéter pour eux. Elle espérait simplement qu'ils s'en sortiraient, où qu'ils soient.
Peut-être aurait-elle dû les suivre. Même en tant que leader, elle avait complètement échoué. D'un autre côté, avait-elle été leur leader jusqu'au bout ? Elle ne se souvenait plus d'avoir totalement pardonné à Marco. Pas une seconde, elle n'avait hésité à le ramener dans le monde des vivants mais passer l'éponge sur tous ces mensonges... l'enfant en elle en demeurait bouleversée, incapable d'oublier. Au point qu'elle était soulagée de ne pas avoir à le revoir pour l'instant. C'était peut-être égoïste mais, en même temps, elle avait envie de prendre soin d'elle. De se recentrer. De toute façon, elle était incapable de faire face à quoi que ce soit dans l'état où elle se trouvait. Et elle ignorait si elle reviendrait un jour au monde des vivants.
.
Jeanne se lova dans la douceur de sa couche. Frissonna. Quelque chose n'allait pas. L'atmosphère avait changé.
Une présence.
Elle se redressa d'un bond, scrutant chaque recoin de la chambre. Il n'y avait personne, bien entendu. Mais elle était sûre que ça n'était pas une crise d'angoisse.
Elle se leva, ankylosée, et s'approcha de la fenêtre. Elle attendit que le décor extérieur se crée sous ses yeux et y vit ce qu'elle n'avait pas vu depuis des jours et des jours.
Une silhouette.
Elle était encore loin, debout, mais tout à fait visible, à l'endroit exact où se trouvait la limite de son territoire. Sati.
Jeanne distinguait à peine son visage mais elle devinait son expression. La demande de la reine résonnait dans sa tête comme si elle murmurait à ses oreilles. Pourparlers.
Elle faillit refuser. Après tout, elle était dans son droit. L'indépendance faisait partie du marché. Elle n'aurait pas bradé sa reddition totale à moins. Mais au moment où elle allait le faire, juste penser « non », bien fort (elle savait que cela aurait suffi), elle réalisa que c'était la première fois que Sati se permettait de venir la déranger. Le reste du temps, la reine n'avait pas dérogé une seule fois à leur accord. Son besoin de solitude avait été respecté sans condition. Elle ne serait pas venue sans raison. Peut-être s'était-il passé quelque chose ? Marco ? Meene ? Lucky, John, les autres ? Et s'ils avaient besoin d'elle ? Elle ne pouvait pas ignorer ce doute.
Avec un soupir, elle se contenta de clore les paupières.
Un souffle d'air chaud caressa ses joues. Jeanne ouvrit les yeux. Sati se tenait devant elle.
– Bonjour Jeanne, dit la reine avec simplicité.
Jeanne cilla et hocha la tête, incapable de prononcer un mot.
– Pardonnez-moi, croassa-t-elle finalement.
Elle porta une main à sa gorge, surprise de s'entendre. Cela faisait des jours qu'elle n'avait pas prononcé un mot. Le Great Spirit allait décidément très loin dans la reproduction des états physiques de ses résidents.
– Ce n'est rien, fit Sati. Comment vas-tu ?
Jeanne ne répondit pas.
– Je ne te dérangerai pas longtemps, reprit la reine. Je m'étais promis de ne pas intervenir mais il y a quelque chose qu'il faut que tu saches.
Jeanne attendit poliment la suite.
– Nous avons retrouvé Marco et Meene.
Un vide s'ouvrit sous ses pieds. Ses oreilles se mirent à siffler. Jeanne cilla. Elle ne pouvait pas prétendre que cela ne lui faisait rien. Quelque part, elle s'y était attendue en voyant la reine à sa fenêtre. Elle l'avait redouté. Oui, redouté.
– « Retrouvé », releva-t-elle avec une pointe d'ironie.
– Tout à fait.
– Et qu'allez-vous faire d'eux ?
Jeanne regretta immédiatement l'agressivité de son ton.
– Ce que nous devons. Ce qui était prévu. Comme pour tout le monde.
– Vraiment, marmonna Jeanne.
– Nous ne faisons pas de différence entre vous et les partisans de Hao, comme tu le sais.
Jeanne pinça les lèvres.
– Et Canna ? Vous avez passé un marché avec elle, n'est-ce pas ?
– Exactement comme avec toi. Et pour des raisons assez proches. Tu noteras par ailleurs que les mains de Canna sont infiniment plus propres que les tiennes.
Jeanne poussa un soupir, ne trouvant rien à répliquer. Un souvenir désagréable lui revint, comme une giclée de bile. L'odeur du sang des Niles sur sa langue. Le sentiment de jouissance – quoi qu'elle en dise, quoi qu'elle s'en soit voulue – de la puissance écrasante de son Over Soul sur les leurs, du silence de la foule estomaquée, de la victoire facile, sordide, sanglante.
Elle détourna les yeux.
– Pour le moment, ils vont bien, dit enfin Sati. J'ai pensé que tu aurais aimé le savoir. Veux-tu que je te tienne au courant ?
Jeanne hésita. Elle se demandait ce qui serait pire. Il lui faudrait attendre. Elle s'en rongerait. Elle ne penserait plus qu'à ça.
– Non, décida-t-elle enfin. Je préférerais que vous ne reveniez pas.
C'était brutal à dire mais Sati ne s'en formalisa pas.
– Je comprends, dit-elle. Néanmoins...
– Oui ?
Sati soupira.
– Jeanne, tu sais que cela ne pourra pas durer éternellement.
Les poings de la jeune fille se serrèrent.
– De quoi parlez-vous ?
– De ta situation, ici. Tu n'es ni vivante, ni morte, recluse dans un espace qui t'appartient. Un jour, il te faudra choisir.
Jeanne plissa les lèvres.
– Pas avant de longues années, la rassura la reine. Cependant je t'avais dit que ce ne serait pas éternel.
– Comment faites-vous pour les autres ? Ceux que vous envoyez... en guise de peine ?
– C'est différent. Toi, tu disposes de ton espace à toi.
Sati fit un geste englobant la salle.
– Les autres âmes sont abritées dans des communautés qui m'appartiennent. Mais ce palais est sous ton contrôle. Personne ne peut y venir, pas même moi. Je ne peux pas y entrer sans ta permission, ni rien en faire.
Jeanne inspira profondément.
– Et donc ?
– Arrivera un jour où je pourrais avoir besoin de cet endroit.
– Le Great Spirit serait-il limité en places ? laissa échapper Jeanne, acerbe.
– Cela n'a rien à voir avec l'espace. Isoler cet endroit et t'en laisser le contrôle demande de l'énergie. De plus... chaque zone qui pourrait se trouver hors de mon pouvoir a un coût, pour moi.
L'adolescente hocha la tête.
– Je devrai donc quitter le Great Spirit ?
– Pas obligatoirement. Tu pourras toujours rejoindre l'une de mes communautés et nous continuerons à prendre soin de ton corps. Mais tu n'y seras pas seule. Ou bien tu pourras mourir pour de bon, tout simplement.
Jeanne avala l'information en même temps que sa salive. Elle s'exhorta au calme. Cela n'arriverait pas tout de suite.
– Tu as le temps, lui assura Sati, comme si elle lisait dans ses pensées. Mais n'oublie pas d'y penser.
– Comment saurai-je ? demanda-t-elle.
– Tu sauras. Je t'enverrai un signe.
Relevant la tête, Jeanne osa enfin croiser le regard de la reine. Elle n'y lut aucune traîtrise. Rien d'autre que la calme sympathie qu'elle lui avait toujours vue. Elle acquiesça imperceptiblement.
– C'est tout ?
– Je crois bien.
La reine rassembla les plis de son long manteau et se prépara à partir.
– Attendez, lança Jeanne sur une impulsion.
Sati se retourna.
– Avez-vous des nouvelles des autres ? De Lyserg ?
– Aucune. Désires-tu en avoir ?
Jeanne secoua lentement la tête.
– Non, ça ne fait rien.
La reine leva la main, en un geste d'adieu et soudain, ne fut plus là.
Jeanne écouta longuement le bruit de son souffle dans le vide apaisant.
.
