Disclaimer : Shaman King n'est pas à moi.
Boum. Un vieux chapitre (plus d'un an, je crois). On arrive au bout de mon stock, va falloir se remettre à écrire.
Fragment 20
L'exigence de la charge (Chocolove)
(Beyond : Two Souls OST – Aiden's theme / My imaginary friend / Homeless Life / Lost cause / Norah)
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On savait que l'enfer était proche, songeait Chocolove, à la chaleur putride qui régnait aux abords de la Muraille.
C'était nouveau. Lui qui avait passé de longues heures dans l'un des multiples enfers possibles de la communauté des âmes, il n'avait jamais été à ce point incommodé par son atmosphère.
La Muraille était monumentale. Personne ne s'était fatigué à mesurer mais sa hauteur inhumaine, perçant la couche nuageuse, flanquait le vertige. Elle s'étendait, noire comme de l'encre et sinueuse, crénelée et percluse de pointes meurtrières, à perte d'horizon. On aurait dit l'échine d'un dinosaure. Où que l'on regarde, elle était là, silencieuse, menaçante. Et tous ceux qui posaient les yeux sur elle éprouvaient la même sensation : celle d'un malaise sans nom et d'une fascination teintée de dégoût.
Chocolove balaya d'un revers de main les chapes de brume qui l'entouraient. Le brouillard jaune opaque qui régnait en maître au pied de la Muraille était corrosif. Là où il se trouvait, il ne courait pas de risque. Il suffisait de chasser les quelques nappes épaisses qui flottaient dans l'air. Mais dès que l'on s'approchait trop près de la paroi titanesque, il fallait prendre soin de s'envelopper d'un over soul protecteur.
Il traversa le chemin de ronde en hâte, enjambant les trous des planches disjointes. On avait rarement de furyuku à gaspiller, aussi les réparations des locaux – coûteuses, car rien n'existait, ici, en dehors de ce qu'ils avaient créé eux-mêmes – n'étaient pas prioritaires. Les nombreux assauts avaient lourdement endommagé leurs fortifications à deux endroits, nota Chocolove. On ne pourrait pas y couper, il faudrait dépenser quelques points d'énergie à régénérer leurs défenses. On ne savait jamais quand aurait lieu la prochaine attaque.
Il se trouvait à dix pas du quatorzième avant-poste, l'un des plus élevé. C'était le point de départ de nombreuses expéditions, un lieu extrêmement dangereux, cible de nombreuses attaques, et l'un des coins les plus exposés au brouillards et autres pièges vicieux exhalés par la Muraille. En se rapprochant du point stratégique, Chocolove fit signe à son acolyte d'activer son over soul. Habitué à se fier à son flair, Nahkt obéit à son signal. Les cruelles nappes vinrent les entourer subitement, comme un animal méfiant venu les flairer, mais ne les arrêtèrent pas.
– Plus vite, lança Chocolove.
Aussitôt, la réconfortante présence de Mick vint entourer, nimber son corps. Comme un champ magnétique, une armure de chaleur. Mais de chaleur douce, agréable, comme un bain tiède. Rien à voir avec l'étouffante moiteur qui s'abattait sur eux depuis les hauteurs de la Muraille.
Ils approchaient de la dernière passerelle avant de redescendre. Chocolove ne l'aimait pas. C'était un shaman à moins de 2000 points qui l'avait créée et, allez savoir pourquoi, il n'avait pas confiance. Ce n'était pas très juste de sa part, le type avait fait de son mieux. Mais bon, elle tenait à peine debout. Moins il la franchissait, mieux il se portait.
Le pont grinça, sans dommages. Chocolove soupira. Une fois de plus, il s'était fait peur pour rien. Néanmoins, le jeune homme sentit sa tension interne redescendre d'un cran sitôt qu'ils atteignirent l'escalier rouillé qui s'enfonçait vers le sol. Il laissa aussitôt son fantôme retrouver son apparence habituelle et son mutique compagnon l'imita.
Leur route les conduisit dans l'une des portions souterraines des fortifications. Dès que les murs gris les entourèrent, une sensation de fraîcheur et de soulagement les envahit tous, fantômes compris. Leur pas claquèrent sur un sol dur, froid et bétonné. Solide enfin. L'écho de leur marche témoignait du vide apaisant des lieux. On approchait du bunker.
Le complexe qu'ils atteignaient ressemblait à un ensemble de canalisations. Tout y était fonctionnel, nu, laid. Parfois, l'instinct d'humoriste de Chocolove lui faisait penser que le moral des troupes gagnerait à être relevé par quelques petites touches esthétiques, par-ci, par-là. Mais il était toujours dérangé par quelque chose de plus important.
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Il était à la tête des forces armées de la zone M depuis le début des opérations. Personne ne lui avait contesté cette place. L'avantage d'avoir été un des cinq soldats. À moins que ça ne soit ses 197 500 points de furyuku qui les ait intimidés. Et puis, il était le seul shaman à posséder un esprit majeur élémentaire. Le Spirit of Wind ne lui obéissait pas très bien. Ils ne se connaissaient pas aussi intimement qu'avec Mick ou Pascal Avaf. Aussi Chocolove ne l'utilisait qu'avec parcimonie. Ce n'était arrivé que deux fois pour le moment. Le coût en furyuku était considérable et si c'était pour ne pas maîtriser son attaque, c'était inutile. De plus, il préférait éviter de dégainer sa plus puissante arme alors qu'ils étaient encore si loin de leur but. Car derrière la Muraille, l'infernale, invincible, infranchissable, imputrescible, inébranlable Muraille, nul ne savait ce qu'ils auraient à affronter.
Chocolove n'avait jamais quitté le Great Spirit après la bataille. Éreinté, seul, son flair l'avait mené à ses fantômes, puis loin, loin, très loin, à la recherche d'une sortie. Il avait erré durant un temps infini, à travers le désert immense d'une communauté des âmes mystérieusement vide.
Il avait appelé, au désespoir.
Il s'était raccroché à des bribes d'odeur, des fragments d'intuition.
Il avait cherché, quêté, enquêté, désespérément.
Et puis, un jour, il était tombé sur elle.
La Muraille.
Immense, intense, d'un noir de nuit abyssal.
Odieuse, atroce, si laide qu'elle en coupait le souffle.
Un pan de néant vertical, coupant net le paysage environnant, comme un morceau de vide planté dans l'univers.
Chocolove avait eu l'impression de contempler l'Abîme. La nuit de l'existence. La limite de tout possible. Un lieu qui aurait déjà connu la fin du monde, ou bien dans lequel il n'y aurait eu aucun début, aucun Big Bang, rien.
Était-ce la fin de tout ? Pouvait-il y avoir quoi que ce soit au-delà ?
Comment une abomination pareille pouvait-elle exister au sein même du roi des esprits ?
Mais au moment même où il se posait la question, il avait compris. Tout. Ce qu'était ce mur plus élevé que les plus hautes montagnes, ce qu'il cachait, la raison de son existence, celle de sa monstruosité et de la terreur qu'il inspirait. Pourquoi son flair l'avait guidé jusqu'à cet endroit précis. Et ce qu'il devait faire désormais : foutre le camp, et vite.
Hélas, on n'échappait pas si facilement aux abysses, pas même quand on était le jaguar noir. Chocolove l'avait sentie sur ses talons à l'instant où il les avait tournés pour fuir. La seconde d'après, la Muraille était sur lui. Les ténèbres encerclaient sa silhouette, prêtes à le dévorer. Il ne courait pas assez vite. L'ombre le recouvrait presque entièrement. Il était trop tard.
Alors qu'il se préparait à être aspiré par l'obscurité, une étrange chaleur l'avait enveloppé. Transporté au loin. Mis à l'abri.
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Lorsque Chocolove avait ouvert les yeux, Sati se tenait devant lui, presque aussi haute que la Muraille elle-même.
– Ne crains rien, avait soufflé la maîtresse du Great Spirit dans sa tête, aussi naturellement que si elle avait été une partie intégrante de son esprit.
Puis, avec une tristesse infinie :
– Je suis désolée, Chocolove. J'aurais voulu te retrouver à temps pour te guider vers le monde des humains, comme les autres.
Et lui aurait voulu ne pas voir ce qu'il avait vu. Il en frissonnait encore. Cela dit, c'était peut-être pire d'être aveugle, face à la Muraille, de la sentir seulement, d'éprouver sa béante noirceur, le désespoir, le vide qu'elle exhalait. Il avait été voyant : les ténèbres lui paraîtraient toujours plus terrifiantes qu'à quelqu'un qui n'avait jamais connu la lumière.
Le shaman et la reine s'étaient contemplés longuement, lisant mutuellement dans le regard de l'autre, se comprenant.
– Qu'allez-vous faire de cette chose ? avait-il soufflé.
– La détruire. Si je le puis.
– Vous n'y arriverez pas seule.
– Que veux-tu dire ?
Chocolove avait fait un pas.
– Laissez-moi rester ! Laissez-moi vous aider à vaincre cette...
Sati avait secoué sa tête entourée de voiles.
– Je dois finir cela seule.
– Mais si elle vous prend, nous sommes finis. Le Great Spirit lui appartiendra. Vous ne pouvez pas la combattre. N'est-ce pas ?
La reine l'avait fixée avec un regard triste.
– Laissez-moi le faire pour vous.
Sati avait soupiré.
– J'ignore ce qu'il advient des âmes qu'elle pourrait prendre.
– Elle ne me prendra pas.
Ils s'étaient contemplés, encore. Longuement. Et ils avaient parlé plus longuement encore, avant que Sati n'accepte.
– Tu ne seras pas seul, avait-elle promis.
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Elle avait tenu parole. D'abord il lui avait fallu attendre de nouveaux compagnons. Il était resté sagement au loin, glanant des informations, avant de se rendre à l'évidence : même avec un groupe de shamans qualifiés, il n'avait pas la moindre chance de vaincre le pouvoir obscur qui gangrenait les entrailles du Great Spirit. Il lui fallait plus que du renfort. Son esprit du vent. Une armée. Un campement organisé. Une logistique.
Tout cela lui avait été accordé petit à petit, par l'intermédiaire d'Ozam, le très grand et très flegmatique coéquipier de Samy et de Mamy (Chocolove avait encore toutes ses notes sur les différentes équipes du Shaman Fight et leur composition). Ozam faisait régulièrement la liaison entre la zone M et le palais de Sati. La reine, ayant à gérer le monde vivant et à se charger de toutes les autres âmes du Great Spirit, ne pouvait que rarement venir sur le terrain. Une part de son pouvoir était toujours là, néanmoins, pour contrer l'influence néfaste de la Muraille et empêcher son expansion. Elle les avait rendus plus forts aussi, et les protégeait, comme un champ magnétique. Ou comme un ordinateur exécutant une tâche de fond, s'amusait-il. Chocolove préférait qu'elle demeure au loin. La Muraille faisant partie de son propre esprit, sa présence n'était pas une bonne chose.
Le chef des opérations avait affirmé à la reine que tous les shamans prêts à s'engager seraient les bienvenus. Néanmoins, il avait estimé qu'il lui en fallait un autre doté d'un esprit élémentaire. C'était déjà si peu ! Aussi, il avait formulé une autre réclamation, une seule autre.
– Je veux Lyserg, avait-il exigé. Trouvez-le, amenez-le-moi et je suis sûr que cette Muraille tombera.
Sati n'avait pas répondu tout de suite.
– S'il y consent, je te l'enverrai. Lorsque nous l'aurons retrouvé.
Il avait ensuite fait taire sa culpabilité, essayé d'oublier que c'était condamner Lyserg à une guerre dont il ne voyait pas la fin, voire pire. Mais les heures passées auprès de cette monstruosité avait rendu Chocolove sans scrupules : cette monstruosité devait disparaître. À n'importe quel prix. Surtout, il fallait l'empêcher de s'étendre. Il n'y avait aucun sacrifice qu'il n'aurait fait dans ce but.
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Chocolove pressa le pas et redressa machinalement le bandage qui lui couvrait l'œil gauche. Sa blessure l'élançait. Elle avait cicatrisé, mais on ne savait pas s'il recouvrirait la vue de ce côté. La douleur était parfois vive. Cela arrivait de plus en plus fréquemment, depuis quelques jours. Il ferait mieux d'en parler à Faust dès son arrivée au bunker.
Il avait renoncé à son vœu d'aveuglement pour le moment. En ces lieux, ça n'avait plus de sens de se priver de ses yeux. Il en avait besoin pour combattre et survivre. Il avait peu à peu perdu ses réflexes d'aveugle, d'ailleurs. Et il se demandait s'il referait le même sacrifice lorsque Sati le ramènerait dans le monde des vivants. Si elle avait quelque chose à ramener de lui, bien sûr.
Faust s'était occupé de lui avec sa dévotion habituelle mais il ne pouvait pas faire de miracle. L'influence perverse de la zone M freinait ses pouvoirs de résurrection. Il parvenait à refermer les blessures, à rafistoler les éclopés qu'on lui ramenait, mais pas à régénérer les membres arrachés ni à guérir les mutilations. Rien de ce que les âmes perdaient ici n'était susceptible d'être recréé. Ce que la Muraille prenait, elle ne le rendait pas.
Chocolove ne savait pas si c'était irréversible, seulement dans le Great Spirit, ou bien sur Terre également. Pour se redonner le moral, il se disait que, d'aveugle, il reviendrait borgne. Ce n'était pas si mal, tout compte fait.
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Arrivé au bunker, il se sentit ragaillardi. Il devina qu'il en était de même pour son escorte. On entendait des voix, des bruit de pas, de la vie. La présence humaine, même ténue, faisait chaud au cœur. La salle principale du bunker était envahie d'âmes – de vivants, mais surtout de morts –, qui se pressaient, discutaient autour de tables, astiquaient leurs armes, marchaient à grands pas les bras chargés de papiers, de vivres, de bandages. Les blessés étaient nombreux. Plus nombreux qu'avant son départ, nota Chocolove, ce qui signifiait qu'ils avaient dû essuyer une attaque tandis qu'il inspectait les bastions les plus éloignés. Mais visiblement, il n'y avait pas eu de pertes définitives. Il percevait un nombre d'âmes relativement égal à celui qu'il avait laissé derrière lui.
Prestement, il se dirigea vers le secteur de l'infirmerie.
– Faust ! héla Chocolove en avisant son ami.
Le médecin, penché sur un pansement, se redressa et lui adressa un signe cordial, quoique trahissant sa fatigue. Il acheva son ouvrage et renvoya le blessé avec un tapotement d'épaule, puis rejoignit Chocolove.
– C'est bien que tu soies revenu, soupira-t-il.
– Des dégâts, en mon absence ?
– Un éboulement, pas grave, il y a deux jours, et une attaque hier.
– Des pertes ?
– Pas mal de blessés, aucun mort. Les murs ont tenu bon.
C'était bien ce qu'il lui semblait.
– Et c'était quoi, cette fois ?
– les chiens.
– Ah bon.
Parmi les innombrables malices que la Muraille leur réservait, les meutes de chiens de l'enfer qui leur tombaient dessus parfois étaient sans doute l'une des moins terribles. Il y avait pire que ça. Bien pire. Des pluies acides, dont il était facile de se protéger mais qui ne devaient pas durer trop longtemps sous peine de faire fondre le blindage des toits. Des montées de brouillard toxique, suffoquant. Des hordes de diables, dont il était très difficile de se débarrasser. Ou encore des marées d'oiseaux monstrueux, aux serres et aux becs tranchants, du feu, qu'ils avaient toujours un mal fou à maîtriser, et parfois – les trois choses qui maintenaient Chocolove longtemps éveillé dans ses quartiers et dont la seule évocation le faisait transpirer –, du magma bouillant et sombre comme de la poix, qui montait des profondeurs de la terre et les avalait comme du bitume, ou bien des nuées d'insectes monstrueux qui dévoraient les âmes vives, ou encore des tentacules noirs gluants qui jaillissaient des parois insondables pour les attraper et les entraîner de l'autre côté.
Chocolove n'avait vu cela que deux fois. Deux nuits de cauchemar dont le souvenir le glaçait encore jusqu'aux os. Combien d'esprits avait-il vu alors se faire emporter par les appendices grouillants, pour être ensuite engloutis par les bouches sans lumière de la monstruosité vorace ? Leurs cris le hantaient encore.
On ne savait pas ce que la Muraille faisait des âmes. On ne pouvait que supposer. Et bien que Chocolove fasse de son mieux pour éteindre les rumeurs anxiogènes, chacun avait sa petite idée sur le phénomène. Sans doute avait-elle besoin de se nourrir. Sans doute était-ce pour cela qu'elle grandissait toujours, pressant contre le pouvoir de Sati, gangrenant le Great Spirit, cherchant sans cesse la faille pour se glisser dans les territoires encore sains et les contaminer.
– Pas trop de pertes matérielles ?
– Quelques médicaments, comme toujours. Ils se sont introduits jusqu'ici, en passant par le couloir 4.
– Et ça ne devait pas être réparé, ça ? grommela Chocolove.
– C'est toujours pareil, tu sais bien… Lilirara a demandé à un plus de mille de s'en occuper mais ça n'a pas tenu.
Évidemment, soupira intérieurement Chocolove.
Parfois, il avait l'impression de mener deux guerres de front : une contre un gigantesque mur, et une autre contre les trous qui s'infiltraient partout dans les siens.
– Et depuis ?
– Elle a rebouché elle-même l'ouverture.
Chocolove hésita.
– Tu peux me rassembler une équipe de shamans à moins de cinq mille parmi tes blessés légers ? demanda-t-il finalement. Trois-quatre personnes, pour renforcer. Ce n'est vraiment pas raisonnable de négliger ce genre de choses.
– Je peux faire ça.
Faust agita néanmoins un index menaçant à son intention.
– Mais tu me les renvoies directement après, d'accord ? Même s'ils ne sont pas grièvement blessés, leurs capacités sont endommagées. Il leur faut du repos.
Chocolove acquiesça. Faust était leur seul véritable médecin, ce qui lui donnait carte blanche pour arrêter n'importe quelle âme ou réquisitionner tout le matériel dont il pouvait avoir besoin. Quand il parlait, on écoutait. Quand il ordonnait, on s'exécutait.
Tandis que son ami donnait quelques instructions pour rassembler l'équipe de réparation, Chocolove songea aux autres de sa bande. Il aurait donné n'importe quoi pour qu'ils soient là pour les aider. Quand les incendies en pagaille se déclaraient dans les fortifications, il rêvait d'avoir un Horo Horo sous la main. Quand les diables attaquaient, il aurait voulu avoir Yoh, Anna ou Ryû. Et là, en ce moment, il n'aurait pas craché sur la présence de Jun, par exemple. Qui sait, la guérison par l'image serait peut-être plus efficace que la puissance démonique de Faust ?
– Et sinon, comment va notre Viking préféré ? demanda-t-il lorsque Faust eut terminé.
– Il récupère. Il sera bientôt sur pieds.
– Wahou.
– Tu l'as dit. Cet homme est plus solide qu'un bloc de granit.
Faust et Chocolove échangèrent un regard amusé.
– Et il ne déprime pas trop, tout seul ?
– Tu peux le voir, si tu veux !
Chocolove acquiesça et emboîta le pas au médecin. Celui-ci l'entraîna au plus profond de son domaine, écartant les rideaux de toile plastifiée qui scindaient les diverses salles de l'infirmerie. Ces maigres murs étaient censés permettre aux blessés de conserver une certaine intimité, mais aussi de séparer les différents secteurs de soin et de préserver l'hygiène discutable des lieux des miasmes environnants. Ce n'était pas idéal mais ils ne pouvaient faire mieux : à cause des assauts ennemis, ils étaient sans cesse obliger de déplacer l'hôpital.
Chocolove savait que le secteur infirmier était en partie protégé par le pouvoir de Faust. Une sorte de bouclier, réplique de celui qu'ils utilisaient pour franchir les zones infestées de brouillard. Il n'avait aucune idée du fardeau que ce genre de protection devait constituer pour le shaman. En tout cas, ce n'était pas suffisant pour empêcher toute infiltration des troupes ennemies.
Ils arrivèrent au quartier le plus reculé de l'hôpital, celui réservé aux blessés les plus graves, qui nécessitaient davantage de calme (et qu'il n'était pas utile de laisser voir aux autres). Cadimahide dormait lorsqu'ils arrivèrent à son lit. L'Ice Men était très pâle et offrait une image de fragilité, étendu sous les couvertures, que l'on n'avait pas l'habitude d'associer à sa personne. Mais sa respiration était régulière. À leur arrivée, Deht le Viking, assis près de son shaman, leur adressa un signe de tête.
– Il a l'air mal en point, quand même, remarqua Chocolove.
– Pas autant qu'il devrait. Franchement, Chocolove, il s'est quasiment fait couper en deux et on dirait qu'il se remet tout juste d'une mauvaise grippe. Un bloc de granit, je te dis.
Chocolove sourit et tendit la main vers leur ami.
– Ne le réveille pas, intervint Faust. Viens, allons-nous-en. Je te préviendrai s'il y a du nouveau.
En revenant vers les secteurs les plus animés, Chocolove demanda à Faust de vérifier son œil.
– Je ne peux toujours rien dire, soupira le médecin après l'examen. C'est normal que tu aies mal. Mais ça peut aussi être le signe que tu vas le perdre. On ne peut qu'attendre.
– J'ai l'impression que tu dis ça à chaque fois que nous discutons, sourit Chocolove.
– La patience est une des nécessités de la médecine.
Il eut un regard triste.
– Je suis vraiment désolé de ne pouvoir faire mieux.
– Ne dis pas ça, le rassura Chocolove. On ne serait déjà plus rien sans toi.
Il savait que l'impuissance était la bête noire du médecin. Son démon. Son enfer personnel.
Il lui donna une bourrade amicale, joyeuse.
– Je vais voir Lilirara. À plus.
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La Séminoa était en train d'inspecter les réparations du couloir 4 lorsque Chocolove la retrouva. Drapée dans sa tenue traditionnelle, la jeune femme affichait sa mine sévère coutumière. Ce n'était pas son plus grand atout. Chocolove avait déjà essayé de la dérider, sans trop de succès, avant d'abandonner. Il devait l'accepter telle qu'elle était. Et redoubler de sourires et de blagues pour pallier sa déprimante expression naturelle.
Elle ne lui accorda pas un regard, les yeux rivés sur l'opération de consolidation des plafonds.
– Tout se passe bien ? demanda Chocolove.
Il était toujours un peu gêné face à cette femme étrange qui ne souriait jamais. Difficile d'amasser la moindre information en ce qui la concernait.
– Pas trop mal, fit-elle de sa voix morne. Jusqu'à ce que le diable nous la détruise à nouveau.
Encore cette obsession du diable.
– Ne parle pas de malheur, tant qu'il n'y a pas lieu.
– Je suis réaliste.
– Pessimiste.
– Encore cette conversation…
Elle se tourna vers lui et lui adressa son regard le moins triste – sa façon de sourire.
– Je suis contente que tu soies revenu sain et sauf.
– Bah, rigola-t-il, c'était pas non plus hyper risqué.
– Non, ironisa-t-elle, du tout. Se balader tout seul dans les coins les plus déserts des lignes, ce n'est pas du tout risqué.
– Les attaques ciblent moins ces endroits-là.
– Mais le jour où elles le font ?
– J'aurai mes trois fantômes pour surveiller mes arrières !
– J'en ai plus que toi et ça ne me sauve pas toujours.
– Sans vouloir vous vexer, tous, ils ne sont pas du même calibre que les miens.
– Prétentieux.
– Défaitiste.
Ils se jaugèrent avec amusement avant de se rendre compte que les shamans autour d'eux les écoutaient d'une oreille, rigolards eux aussi.
– Ne vous déconcentrez pas, leur rappela Lilirara d'une voix forte.
Chocolove sourit intérieurement. Ses « affrontements » fréquents avec Lilirara faisaient sourire, et c'était tant mieux. Il n'y avait pas tellement d'occasions de s'amuser ici, alors, on faisait avec ce qu'on avait. Or, l'opposition de leurs deux caractères rendait ses discussions avec Lilirara… souvent comiques.
Il reporta son attention sur le métal qui se renforçait, se recréait sous leurs yeux. On voyait les endroits exacts où le béton armé et le titane avaient été enfoncés. Chocolove ne put s'empêcher de frémir en observant les torsions et déchirures des métaux, qui trahissaient la violence de l'assaut et la force monumentale des créatures qui étaient passées par-là.
– Pas beau à voir, hein, fit remarquer discrètement Lilirara, devinant ses pensées.
– Non. Ils étaient nombreux ?
– Pas tellement. C'est ça le pire.
– Et tu n'as pas été blessée, toi ?
– Une égratignure, vite refermée.
Une expression énigmatique passa sur ses traits.
Plus que tout autre, Lilirara redoutait les attaques de la Muraille. Sans doute était-ce dû au fait qu'elle connaissait la sensation de se faire arracher l'âme du corps, broyer et dévorer par un esprit plus fort que le sien. Bien que tout le monde sache qu'elle faisait partie des âmes que Sati avait réussi à extraire du Spirit of Fire, lors de son combat contre Hao, personne ne s'était encore hasardé à lui demander comment c'était « à l'intérieur », ce que ça faisait, si c'était douloureux, ni rien. Et ce n'était pas Chocolove qui allait oser le premier.
Elle-même n'en parlait jamais, preuve que cela ne les regardait pas ou que ce n'était pas intéressant. Ou que c'était encore pire que tout ce qu'ils pouvaient imaginer et qu'elle préférait ne pas leur donner un avant-goût de ce qui les attendait s'ils se faisaient bouffer par la Muraille.
Soudain, Chocolove la vit blêmir.
– Ça va ? s'inquiéta-t-il.
– Oui, répondit distraitement Lilirara en se massant les tempes. Excuse-moi, j'ai envoyé une petite vingtaine d'âmes s'exercer, ils me font mal à la tête.
Le shaman acquiesça gravement. Lilirara était responsable, entre autres, de l'entraînement des troupes. Son ancien pouvoir de Séminoa, qui lui permettait de plonger les âmes dans le passé, leur était très utile. Au besoin, elle était capable de recréer ce phénomène en ces lieux et d'envoyer des soldats s'exercer dans une sorte d'enfer parallèle au leur. Chocolove ne savait pas très bien comment cela marchait, un genre de téléportation, peut-être ? En tout cas, cela les arrangeait bien. Cependant, Lilirara ne pouvait maintenir son pouvoir pour plus d'une centaine d'âmes – quarante, lorsque le bonus de points offert par Sati s'épuisait – et cela lui coûtait de précieuses réserves de furyuku. Chocolove posa une main encourageante sur son épaule.
– Arrête-toi alors, suggéra-t-il. Je prends la relève. Repose-toi le temps qu'ils aient achevé leur entraînement.
Sourire. Sourire encore, avec gentillesse, certitude. C'était de ça dont ils avaient besoin, tous.
Yoh. Si seulement tu étais là, pensait-il en regardant Lilirara protester pour la forme, obtempérer, s'éloigner. Tu as toujours su faire ça, toi.
C'était fatigant d'encourager tout le monde, sans cesse. Beaucoup plus que s'il s'était contenté de les terroriser. Parfois, il avait mal aux zygomatiques à force de sourire. Mal au cœur à force de mentir.
Chocolove avait déjà été à la tête d'une bande organisée. À l'époque, s'il régnait, c'était parce que tous les autres le « respectaient » – autrement dit, dans leur langage, avaient peur de lui. Ici, il cherchait à leur inspirer un tout autre type d'admiration. Toutes ses expériences durant le Shaman Fight, comme l'exemple de Yoh le lui avaient appris : le premier rôle d'un chef, c'est d'emmener les autres à l'assaut, sourire aux lèvres, et de rassurer et de promettre, toujours, et de maintenir le courage de ses subordonnés. Tenir, quoi qu'il arrive, quoi qu'il faille faire ou sacrifier.
Prendre les sales décisions, encaisser et retenir ses larmes quand il devait les regarder mourir.
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