Disclaimer : Shaman King est toujours la propriété d'Hiroyuki Takei.


Fragment 23

Tenter le diable (Canna)

(Good Fortune – PJ Harvey)

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Canna porta la cigarette à sa bouche mais ne l'alluma pas. Rictus comprimé aux lèvres, derrière son pilier, elle ne lâchait pas Jackson du regard. Dans le hall immense, le shaman aux cheveux rouges hésita, avant de se précipiter dans un couloir. Il semblait chercher quelque chose.

Elle dissimula un sourire. Semer son pot de colle de partenaire n'était pas une mince affaire mais elle trouvait toujours ça plus simple qu'elle ne l'aurait cru au départ.

Canna mordilla sa cigarette, aspirant un peu du goût, pressée de se trouver dehors, au loin, pour pouvoir l'allumer. D'une main, elle serrait un sac à dos rempli, de l'autre, elle pianotait sur sa ceinture, impatiente.

Elle attendit que le pas de Jackson ait totalement décru pour bouger. Soulagée, mine de rien. Cela faisait bien cinq jours, depuis la dernière fois. La surveillance de Jackson s'était accentuée, elle n'avait pas pu se libérer avant. Elle ignorait de quoi Rakist avait pu vivre en attendant.

D'accord, il n'était pas un bébé et elle n'était pas sa mère. Mais cela ne lui plaisait pas pour autant.

Il fallut sortir sans avoir l'air pressée, pour ne pas paraître suspecte. Éviter les gens ou, quand elle ne le pouvait pas, saluer de loin, couper court à toute tentative de conversation. Cela dit, les Gandharas y étaient habitués. Enfourcher sa moto, partir dans l'autre direction. Faire des tours pour semer d'éventuels suiveurs. Puis foncer, enfin.

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L'amas rocheux où se cachait Rakist lui apparut de loin. En le contemplant, Canna songea que cela ne pourrait pas durer plus longtemps. Personne n'avait encore retrouvé l'ancien prêtre à cause de la distance. Mais ça finirait par arriver. N'importe qui se dirigeant dans cette direction à la recherche de fuyards aurait l'idée d'aller fouiller cette excroissance de montagne solitaire qui jaillissait brusquement du désert en criant « cavernes, cavernes ! ». C'était le refuse idéal. Pour ça qu'elle était allée voir, au départ.

Mais où irait-il, ce vieux schnock ? Loin, peut-être ? Ça valait mieux. Bah et puis, elle s'en fichait.

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Canna abandonna sa moto dans les rochers, loin, le plus loin possible de la tanière de Rakist, et à l'abri du soleil, pour éviter qu'on ne la repère aux reflets sur le métal chromé. Les bretelles du sac lui sciaient le dos. Depuis son départ, une conserve mal rangée lui piquait l'omoplate. Elle avait hâte de s'en débarrasser.

Elle écrasa son mégot sous sa botte et siffla. Deux fois. Puis elle s'avança vers l'entrée de la grotte.

– Ohé ! lança-t-elle. T'es là ?

Ils s'étaient mis d'accord sur ce point : pas de noms. Jamais, au cas où quelqu'un écouterait. Maigre protection, d'accord, mais précaution indispensable.

Les yeux de Canna s'habituaient progressivement à l'obscurité, tranchante, à côté de la lumière blanche du jour. Elle attendit quelques secondes avant de s'impatienter.

– Eh oh ! Tu pourrais me répondre, je sais que t'es là.

Elle vit alors une forme massive bouger et dut se retenir pour ne pas reculer.

– Désolé, grasseya Rakist. Je dormais.

– En plein jour ? siffla Canna. Mes félicitations. Et si c'était pas moi ?

– Faut bien que je dorme à un moment où à un autre. De toute façon, il est midi. Personne ne vient jamais à cette heure.

Canna haussa les épaules et jeta le sac au sol. Les boîtes cliquetèrent en heurtant les pierres. Elle entendit Rakist avaler péniblement sa salive et respirer un peu plus vite.

Elle s'accroupit et vida le sac pour pouvoir le récupérer. Penser à le bourrer de pierres pour faire croire qu'il était plein. Elle aurait l'air maligne si on la voyait revenir sans.

– J'espère que t'as pas perdu ton ouvre-boîte, prévint-elle en le regardant se jeter dessus.

Un instant plus tard, elle l'entendit ouvrir une bouteille et boire à grandes gorgées.

– Bois pas tout, j'ai pas pu emporter grand-chose ! Et je ne sais pas quand je pourrai revenir !

Rakist ne l'écouta pas.

– Tant pis, répondit-il d'une voix rauque en reprenant son souffle.

– La vache, t'as pas bu depuis combien de temps ?

– J'ai fini mes réserves hier matin.

Canna grimaça.

– Apparemment, c'était pas pour te laver.

Mais Rakist semblait imperméable à toute moquerie. Elle soupira.

– Et comment tu vas faire si je peux plus venir ? Tu sais pas te débrouiller seul ?

– En restant ici, c'est difficile.

– Faudrait que tu partes, alors.

Rakist demeura silencieux. Brusquement, Canna se réjouit qu'il fasse noir.

– De toute façon, reprit-il. Cet endroit devient invivable.

– Ça…

Canna enfonça ses mains dans ses poches, à la recherche de son paquet de cigarettes. Elle en tira une pour elle et tendit le paquet à Rakist.

– Je ne fume toujours pas, déclina-t-il.

– Tant pis pour toi, rétorqua Canna en allumant la sienne.

Elle tira quelques bouffées en silence. Dehors, les cris d'un rapace se faisaient entendre.

Le silence devenait gênant. En même temps, elle ne voyait pas quoi ajouter. Elle aurait pu aborder des milliards de sujets, à propos des autres, de la reine, des Gandharas, et pourtant, elle et Rakist n'avaient pas grand-chose à se dire.

– Je vais y aller, décida-t-elle.

Elle cala la cigarette entre ses dents et se détourna, prête à partir.

– Canna.

Elle sursauta au contact de sa main, puissante, énergique, énorme face au maigre poignet qu'elle emprisonnait. Un bout de viande coriace, ce vieux.

– Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu faisais ça.

Canna s'efforça d'afficher une contenance qu'elle était loin de ressentir en réalité.

– Y a besoin d'une raison ?

Rakist ricana. Elle aurait presque juré avoir vu briller ses yeux dans le noir.

– Ne me dis pas que c'est en souvenir du bon vieux temps. En plus, tu as tout à perdre si on te prend.

Le contact se raffermit. Comment pouvait-il rester autant de force dans la poigne de cet homme mort de faim et de soif, reclus dans une grotte depuis des jours ? Un frisson parcourut l'échine de Canna. Elle avait tout fait pour éviter cette question les autres fois. Parce qu'elle était gênante et qu'elle ne savait pas comment y répondre. Pas même dans le secret de son esprit.

Une parade lui vint subitement.

– Décidément, qu'est-ce que tu pues, le vieux ! maugréa-t-elle en repoussant sa main. C'est infect.

Cela marcha : Rakist la lâcha immédiatement. Canna recula aussitôt. Près de l'entrée, il faisait plus chaud. Les rayons dans son dos lui rendirent un peu d'assurance.

– Je reviens dans trois jours, déclara-t-elle. Si je peux. Essaye de pas tout bouffer d'ici là. J'ai aucune foutue idée des quantités que je pourrai apporter.

Jurer lui faisait du bien. Cela donnait du poids à ses paroles.

– Merci, dit enfin Rakist. Pour tout.

Canna quitta la caverne avec soulagement.

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En revenant à sa moto, elle eut la nette impression que quelque chose n'allait pas. Mais impossible de mettre le doigt dessus. C'était... comme un regard dans son dos.

Elle se retourna plusieurs fois. Se traita mentalement d'idiote. Vérifia encore.

Ce ne pouvait être qu'un effet de son imagination. Une sensation due à l'écart de température entre la grotte et l'extérieur. Une angoisse passagère.

Elle bourra son sac de cailloux, à toute vitesse, pressée de filer. Mal à l'aise.

Dans le doute, elle fit rouler sa moto jusqu'au bas de la colline, sans la mettre en marche.

Arrivée en bas, elle s'arrêta, inquiète. La sale sensation ne la lâchait pas, comme un vieux chewing-gum collé à sa semelle. Ça n'allait pas. Son instinct ne la trompait pas, d'habitude. Pourquoi ne l'écoutait-elle pas ? Il y avait quelqu'un.

– Montre-toi, siffla-t-elle entre ses dents. On a assez joué.

Elle n'eut pas besoin d'attendre longtemps.

Le jeune garçon sortit de derrière un rocher comme s'il s'était téléporté. Une sensation de déjà-vu prit Canna aux entrailles. Même situation, positions inversées.

– Trouvée, chantonna Nichrom avec un sourire malicieux, tout fier de lui. Tu t'y attendais pas, à celle-là, hein ?

Canna serra discrètement les poings. En un éclair, elle évalua la situation. Le dispositif qui lui servait à inhiber le pouvoir de ses proies n'était pas actif. Elle ne le faisait que lorsqu'elle partait en chasse. Ses collègues auraient eu vite fait de repérer son petit trafic et de la suivre, autrement. Ironie...

Sans ce petit bonus, battre Nichrom ne serait pas une mince affaire. Et il le savait. Oh, il le savait, il en riait, même. Son furyuku vibrait, parcourant sa peau comme l'ondulation d'une basse trop forte. Libre de toute entrave, si écrasant qu'elle en avait la nausée. Elle savait ce qu'étaient les prêtres paches. Elle savait qu'on n'avait pas choisi un gosse par hasard pour remplacer Chrom. Elle savait que Hao ne s'était pas intéressé à lui pour des prunes. Et elle savait aussi ce qu'elle valait, face à ce genre de calibre.

Le combat n'était pas envisageable. Canna se mit à évaluer les portes de sortie.

Mais le résultat était le même : si elle parvenait à échapper à Nichrom, elle ne pourrait plus revenir au palais. Il faudrait prendre le large, embarquer Rakist, peut-être, qui ne serait sans doute pas très vaillant en combat mais ce serait déjà ça, croiser les doigts pour qu'on perde leur trace… Ils n'avaient aucune chance. La seule qu'il leur restait était devant elle. Il fallait qu'elle tue Nichrom. Maintenant.

Nichrom émit un ricanement méprisant. Canna devina que le fil de ses pensées lui apparaissait, comme si elle les avait énoncées tout haut. Elle serra les dents, furieuse.

– Et t'es fier de toi, en plus, cracha-t-elle. Petit con.

Mais cette fois, les insultes n'atteignaient plus le garçon.

– Comment va le vieux Rakist ? demanda-t-il simplement.

Canna eut un coup au cœur. Son dernier espoir, celui qu'il n'ait rien vu, s'effondrait. Elle dissimula son désarroi derrière un rictus méprisant. Les yeux de Nichrom étincelèrent de méchanceté.

Sale gosse, pensa Canna. Sale putain de gosse. Bordel ce que je peux détester les gamins.

Il faudrait qu'elle les déteste jusqu'au bout pour ce qu'elle avait à faire. Peut-être pouvait-elle feindre de se rendre ? Elle le tuerait par surprise. Elle lui tordrait le cou par derrière. Ou elle l'égorgerait d'un coup, avec le cran d'arrêt planqué dans sa botte. Il s'attendrait à ce qu'elle résiste à l'aide de ses pouvoirs shamaniques, pas à ce qu'elle l'attaque « à l'humaine ». Et si elle y arrivait... eh bien, il ne serait rien d'autre qu'un gamin de onze ans entre ses mains. Trente-cinq kilos de tendons et d'os. Max.

Une boule lui monta dans la gorge. Elle la chassa. Oui, c'était dégueulasse, mais c'était la seule solution.

– Je ne vois pas de quoi tu parles, improvisa-t-elle à toute vitesse – et mal.

– Oh pitié, gloussa Nichrom. Je ne l'ai pas vu mais je sais ce que j'ai senti. Tu caches Papy Rakist dans un trou de cette montagne là-bas. Et tu lui apportes de quoi bouffer, en plus. Qu'est-ce qui se passe, il est blessé ?

Canna retint une remarqua acerbe, le laissa se gargariser de sa victoire.

Gagner du temps. Le plus possible.

– Quand j'y pense, c'est bizarre. Vous n'étiez pas super proches non plus. Qu'est-ce qui t'a décidée à l'aider ? Pourquoi lui, alors que tu as laissé tomber tous les autres ? Y a un truc entre vous, ou quoi ?

Il gloussa de ravissement et de mépris mêlés.

Ne pas répondre aux provocations. De l'énergie gaspillée.

– Bah, je m'en fous. C'est pas important. Ce qui compte, c'est ce que dira notre très chère reine lorsqu'elle saura que tu l'as trahie.

Le laisser jubiler. Ce petit salaud.

– Elle sera déçue, c'est sûr. J'ai l'impression, curieusement, qu'elle te faisait confiance. Oh la la, je me demande ce qui va se passer ! Finies les balades à moto. Bonjour les barreaux ! Et puis... il y a Marion et Mathilda...

Du calme, s'exhorta Canna. C'est du vent, tout ça. Jamais Sati ne se vengerait de toi sur les petites. Elle n'est pas comme ça.

Mais Mary et Mathie, c'était le point sur lequel il ne fallait jamais appuyer. Canna ne put s'empêcher de cracher :

– Je savais bien que tu étais un cafard !

Nichrom croisa les bras.

– Doucement. C'est hypothétique. Je n'ai pas encore dit que je le ferai.

Il susurra, comme sur le ton de la confidence :

– J'suis pas un chien-chien à la solde de la reine, moi.

Canna inspira d'un coup. Ça, elle ne l'avait pas vu venir, et pourtant, c'était évident. Qu'est-ce que Nichrom aurait gagné à la dénoncer ? Il détestait les Gandharas.

Il allait la faire chanter.

L'assurance lui revint d'un coup. Ça, c'était autre chose. Un jeu qu'elle pouvait remporter. Avec prudence, bien sûr, le môme avait prouvé qu'il était capable de surprendre. Elle s'étonna d'être aussi soulagée.

– Et je suppose que tu ne la boucleras pas gratos ? lâcha-t-elle avec mépris.

Jouer les corbeaux, c'était guère plus classe que faire le toutou, après tout.

– Ah ça, c'est sûr. Tu crois quand même pas que j'en ai quelque chose à faire que vous vous fassiez prendre ? L'esprit d'équipe, c'était bon pour les participants. Moi, je suis neutre, souviens-toi.

Ordure, pensa Canna.

– Et tu veux quoi, alors ? ironisa-t-elle. Des bonbons ? Un autre tour en moto ?

Cette fois, Nichrom faillit perdre de sa superbe. Mais il se reprit immédiatement. Malgré tout, Canna sentit l'équilibre revenir. Légèrement.

– J'ai un projet, dit-il alors, sur un ton presque pompeux. Et tu vas m'aider. Tu vas voir, ça va te plaire, c'est de la trahison aussi.

Il pouffa de rire. Canna le fixa, sans savoir sur quel pied danser. Que Nichrom ait monté un plan contre les Gandharas, c'était une chose. Mais ça ne voulait pas dire qu'ils étaient dans le même camp pour autant.

– C'est quoi ? Tu veux te barrer définitivement ?

– Oh non, c'est encore mieux. On va leur jouer un bon tour. J'ai eu l'idée il y a deux jours, écoute.

Il s'avança encore.

– On va libérer les deux X-Laws. Marco et Meene. Qu'est-ce que t'en penses ?

Il ricana encore, ravi. Son rire colla le vertige à Canna. Ça mettrait le bazar, c'était sûr. Et ça donnerait du poids aux adversaires de la reine. En même temps, elle n'était pas sûre que ça ne soit pas véritablement une blague de gosse.

Canna réfléchit à toute vitesse, pour en revenir au même point : c'était ça ou rien. Elle n'avait pas le choix.

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