Selzoni positionna la jeune fille sur un cheval réquisitionné de force dans l'écurie du Cardinal Veniere. Il enroula les rênes autour de son avant-bras avant de jeter un regard menaçant à Francesca
« Vous avez à ce point peur qu'elle nous échappe, Général ? Demanda Juan avec une pointe de moquerie.
-Ne sous-estimez pas ma nièce cher Duc, à elle seule, elle a réussi mettre en émoi la garde de Venise, murmura le Cardinal qui ne lâchait pas la jeune Francesca du regard, dites à votre père que je dois lui parler de toute urgence et essayez de retenir le départ de Selzoni et ma nièce pour Venise.
-Vous voulez que l'on garde votre nièce au Palais ? Demanda Juan qui était pour le moins surpris par la décision du Cardinal.
-Vous avez peur de ne pas réussir à la garder captive une nuit au Palais, Gonfaloniere ? Le Cardinal marqua soigneusement chaque syllabe, ajoutant un peu plus à l'agacement de Juan. Le Duc de Gandia observa Francesca Veniere avec attention elle se tenait droite, altière, et il doutait fort qu'elle ne soit résolue à coopérer à en juger par la force avec laquelle elle serrait ses poings qui devenaient de plus en plus rouge. Semblant sentir la colère de sa cavalière, la pauvre jument se mit à piaffer d'impatience. Il fit face au frère du Doge puis inclina la tête avec respect sans daigner répondre au Cardinal avant de se mettre lui-même en selle et de rejoindre ses soldats.
La route jusqu'à Rome se fit dans le plus grand silence et en approchant de la ville, Juan se rapprocha à hauteur de Selzoni et de la fille du Doge.
-J'espère que vous apprécierez l'hospitalité du Pape, mon père, je suis certain qu'il sera ravi de vous compter à sa table ce soir, le visage de Juan s'illumina d'un sourire charmeur qui ne sembla nullement impressionner la jeune femme. Le Duc ignora également le regard désabusé du Général qui ne lâchait toujours pas les rênes de la jument. Francesca leva les sourcils et inclina légèrement la tête.
-Fils de Pape, Gonfalonier et Duc… Vous seriez un des partis les plus intéressants de toute l'Italie si vous n'étiez pas un bâtard. Juan avait une forte envie de la gifler afin de lui faire ravaler ses paroles mais il savait qu'il n'était pas en position de lever la main sur une fille de Doge, aussi agaçante soit-elle.
Juan se pencha vers la jeune femme afin de se rapprocher dangereusement de son visage.
-Vous qui souhaitez faire vœu de silence et d'humilité pour le reste de votre vie, vous devriez apprendre à vous taire, siffla le Gonfaloniere. Il promena son regard sur le visage qui se trouvait à quelques centimètres du sien. Elle avait la peau délicate et le nez parsemé de taches de rousseur. Alors qu'il pensait avoir réussi son coup, il constata, non sans surprise et agacement, qu'un rictus se dessinait lentement sur les lèvres fines de Francesca. Elle inclina légèrement sa tête et son regard piquant croisa celui de Juan.
-Fils de pape, frère de Cardinal, vous êtes bien placé pour savoir que l'Eglise est aujourd'hui le meilleur terrain de jeu des âmes corrompues, murmura-t-elle sur un ton plein de mépris.
Juan laissa délibérément son cheval ralentir car il n'était vraiment plus certain de pouvoir se retenir d'utiliser la dague qu'il se trouvait à sa ceinture. La soirée allait être longue et même si il espérait sincèrement que son père ne l'obligerait pas à garder un œil sur la femme la plus agaçante de toute l'Italie, le connaissant, il en doutait fortement.
En voyant le Gonfaloniere chevaucher fièrement dans leur direction, les gardes du Palais ouvrirent les lourdes portes afin de laisser passer le cortège. Le pas des chevaux raisonna bruyamment dans la Grande Cour au milieu de laquelle se tenait le Cardinal Borgia. Juan se demanda s'il avait attendu là toute la journée en bon fils qu'il était. La jalousie de son frère à son égard ne manquait jamais de l'amuser, surtout quand il savait que ce dernier avait des journées bien plus ennuyeuses que les siennes. Cesare s'avança d'un pas déterminé vers Francesca qui venait de mettre pied à terre.
-C'est un honneur de recevoir la fille de notre estimé ami, le Doge, en nos mûrs. Cesare saisit la main de la jeune aristocrate et inclina sa tête cérémonieusement. Juan était d'autant plus amusé par la scène en voyant le visage fermé de Francesca.
-Votre ami, le Doge, ne vous a jamais mentionné en tout cas, Cardinal Borgia. Vous êtes bien le Cardinal Borgia, n'est-ce pas ? Seul un Borgia se permettrait d'appeler le Palais de Saint-Pierre, SA demeure. La mine de Cesare en disait long sur ce qui lui traversait l'esprit. Juan s'approcha de son frère et lui envoya une grande tape dans le dos.
-Je vois que tu as fait connaissance avec notre hôte, pendant que tu lui montres ses appartements, je dois parler à notre père. Le regard de Cesare était particulièrement menaçant mais Juan se contenta de lui sourire et de continuer sa route.
-Je pensais prendre la route dès ce soir, rappela Selzoni.
-Et risquer la vie de la fille du Doge de Venise dans une embuscade ? Les routes sont dangereuses, Général, et une femme de son rang doit être en sécurité et si vous trouvez l'argument peu cohérent, contentez-vous d'y voir un ordre du Pape en personne. Juan adressa un clin d'œil au soldat qui lui avait manqué de respect un peu plus tôt dans la journée.
-Si elle doit passer la nuit ici, je tiens à ce que mes gardes soient placés à l'entrée de sa chambre, demanda le Général Selzoni qui se ne lâchait pas la jeune Francesca.
-Je verrai cela avec le Pape, je pense que la garde papale peut se charger de sa surveillance, lâcha sèchement le Cardinal qui observait la scène méticuleusement.
-Comme vous voudrez mais elle sera sous votre responsabilité, répondit le Général tout en pointant son doigt ganté en direction du visage de Cesare Borgia.
-Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles Selzoni, je ne compte pas fuir, pas maintenant du moins… Murmura Francesca à l'oreille du chef des gardes de son père avant d'emboiter le pas au Cardinal Borgia qui marchait déjà en direction du Palais.
Juan se dirigeait d'un pas déterminé vers les appartements de son père, traversant de longs couloirs de marbre. Il avait rapidement pris ses habitudes et il oubliait souvent d'admirer la beauté des lieux. Lorsqu'il arriva devant les lourdes portes de bois qui marquaient l'entrée du bureau de son père il s'arrêta et prit une longue inspiration. Il était fatigué par sa chevauchée et il ne rêvait que d'une chose, se débarrasser de l'impertinente Francesca Veniere. Il frappa et attendit le signal du pape. La porte s'ouvrit dans un grincement sourd et la silhouette de Giulia Farnese se dessina dans l'embrasure. S'il comprenait les inclinaisons de son père pour la beauté de la belle Farnese, il détestait le fait qu'elle ait supplantée sa mère dans le cœur de son père. Il la suivit dans le bureau et prit place en face du souverain pontife pendant que sa maitresse s'assit sur l'accoudoir de la chaise qu'occupait le pape.
-Alors Juan, avez-vous trouvé la fille du Doge ? Demanda Rodrigo en tendant un verre de vin à son fils qui s'en saisit avec empressement.
-C'est fait, elle est au Palais, à l'heure où nous parlons elle a le droit à une visite guidée des lieux par notre bien aimé Cardinal Borgia. Il fit tourner le liquide rouge dans son verre en le fixant avec attention avant de le porter à ses lèvres.
-Le Cardinal Veniere a aussi mentionné le fait qu'il souhaitait s'entretenir avec toi, ce qui explique pourquoi cette petite peste n'a pas encore été renvoyée dans ses canaux. Si tu veux mon avis, tu devrais te dépêcher de la renvoyer à Venise, il soupira en repensant aux paroles de l'agaçante nièce du Doge.
-Une jeune fille d'à peine dix-huit ou vingt ans aurait-elle réussi à terroriser le grand Juan Borgia, demanda Giulia sans humour tout en promenant ses doigts fins le long du col d'hermine qui décorait la robe du Pape.
-Il faut admettre qu'elle peut être particulièrement agaçante mais je n'ai jamais vu aucune femme me résister et je les ai toutes dominées, il afficha un sourire triomphant et son père rit avec fierté de ce fils qu'il idéalisait trop.
-Tu dois garder en tête qu'il s'agit de la fille du Doge et nous avons besoin de Venise, il nous faut son soutien, Rodrigo s'était mis debout et il faisait désormais les cent pas, Juan savait que son père était en train de mettre au point une énième stratégie visant à garantir la suprématie et la toute-puissance de la famille Borgia.
-Si elle doit être notre hôte, il faudrait que Juan s'assure lui-même de sa protection. Je suis certaine que le Doge appréciera le fait que le Gonfaloniere de Rome et Duc de Gandia se charge en personne de la sécurité de sa précieuse fille, fit Giulia alors que Juan jetait un regard désespéré à son père.
-C'est une excellente idée ! Fit Rodrigo en balayant les espoirs de Juan d'un geste de la main.
-Sa sécurité, une minute de plus avec elle et c'est moi qui vais avoir besoin d'aide, soupira Juan, pourquoi ne pas demander à Cesare ! Alors qu'il pleurnichait, son père lui administra une claque derrière la tête.
-Parce que ton frère est Cardinal, pas soldat !
-Et moi, soldat, pas gouvernante, murmura Juan qui savait qu'il était inutile de discuter les ordres du pontife.
Il quitta les appartements du Pape fou de rage, alors qu'il grimpait les marches du grand escalier qui menait à l'étage où les invités étaient logés, il se heurta au chef de la garde du Doge
-Où allez-vous ? Demanda-t-il sur un ton qui eut le don de l'énerver encore un peu plus.
-Assurer la protection de votre précieuse Francesca, lâcha Juan qui commençait à trouver la journée particulièrement désagréable. Selzoni éclata de rire et le Gonfaloniere du réprimer sa folle envie de lui faire rendre gorge.
-On peut savoir ce que vous trouvez drôle ?
-Ce que je trouve drôle ? Vous n'êtes qu'un gamin à qui on a confié la surveillance de la fille d'un chef d'Etat la plus caractérielle de toute l'Italie, même les Ottomans n'en veulent pas ! Il s'éloigna tout en continuant à rire.
Lorsqu'il arriva dans le couloir où se trouvaient les plus luxueuses des chambres réservées aux chefs d'Etat, il ne manqua pas de constater la présence de son frère qui était adossé contre une colonne de granit.
-Alors, mon frère, on peut savoir ce que tu attends pour prendre ta fonction de dame de compagnie? Demanda Cesra avec un large sourire moqueur sur le visage. Leur rivalité grandissait un peu plus chaque jour et ce n'était pas pour leur déplaire.
-Ferme-là, Cesare, retourne à tes prières !
Cesare se redressa, ajusta sa robe de cardinal et marcha lentement en ignorant son frère, alors qu'il arrivait à hauteur de Juan.
-Au mois, je n'ai pas à subir les caprices d'une enfant gâtée… Qui me fait beaucoup penser à toi du reste, sa voix était calme mais son regard noir et froid n'incita guère Juan à répondre quoique ce soit.
Alors que Juan allait demander dans quelle chambre Francesca se trouvait, une femme de chambre sortit prestement d'une des pièces avec une pile de draps dans les mains.
-Est-ce la chambre de la jeune fille ? Demanda-t-il sèchement. La vieille femme acquiesça et disparut.
Juan soupira et entra sans même prendre la peine de frapper. Francesca ne sursauta même pas, elle lui faisait dos et ne il ne pouvait voir que sa silhouette élancée.
-Je n'ai besoin de rien, merci. Sa voix tremblait légèrement et elle avait perdu de son arrogance.
-Je suis ravi de le savoir mais si vous pensez que je vais faire votre lit, je crois que vous vous trompez d'interlocuteur, Juan trouvait la situation particulièrement drôle.
En entendant la voix du Gonfaloniere, la jeune femme se retourna, les yeux injectés de sang. Juan avait fait pleurer assez de femmes pour savoir que les larmes avaient ruisselées en quantité le long de ses joues mais il avait trop d'antipathie pour elle pour lui témoigner la moindre compassion.
-Oh, mais il y a une âme sensible derrière ce rideau d'arrogance, moqua Juan.
-Que faites-vous ici ?! Hurla-t-elle, furieuse que ce bâtard ait pu la voir vulnérable.
-Je me pose la même question, fit Juan en s'asseyant dans un fauteuil près du lit de la jeune femme, un sourire narquois sur le visage.
-Sortez d'ici ! Cria-t-elle
-Tout doux jeune Francesca, je viens garantir votre sécurité alors me voilà… Il ouvrit les bras pour signaler qu'il était tout à elle.
Elle afficha le même sourire narquois et marcha jusqu'à se trouver à quelques centimètres du jeune homme.
-Donc, on a demandé au grand Gonfaloniere de me surveiller, elle marqua une emphase sur « grand », n'est-ce pas là trop de responsabilité pour un bâtard.
Juan se leva brusquement et saisit son poignet avec force.
-Méfiez-vous des bâtards, ils savent très bien comment traiter les chiennes de l'aristocratie, de sa main libre, il saisit la mâchoire de Francesca entre son pouce et son index et il l'embrassa. La jeune femme attrapa un miroir qui se trouvait sur une petite table et frappa violemment le visage du jeune duc qui se recula surpris. Le regard de Francesca était menaçant et plein de haine. Elle détestait cet homme et ce qu'il représentait. Du sang commença à couler le long de la tempe du jeune homme. Il l'essuya du revers de sa manche. Il ne savait pas pourquoi il avait agi de la sorte, il ne le regrettait pas mais la réaction de Francesca lui avait prouvé qu'elle était plus dégourdie que les comtesses et autres baronnes avec lesquelles il s'était amusé par le passé
