LES TOURMENTES
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Le Vieil Homme et l'Amer
Il était une fois un vieil homme, assis dans une vieille vieille salle, à contempler dans les flammes un vieux vieux devoir. Un triste sire devant un mauvais oracle. Le feu réchauffait les débris de son corps bicentenaire, mais faisait danser l'avenir de façon incertaine. Un futur trop changeant devant des yeux trop fatigués.
C'était l'heure lasse des heures passées, et lasse des heures à venir, l'heure lourde des questions sans réponses, et lourde des réponses que l'on aurait préférées ne pas connaître. Tourne, tourne l'indigence, et renâcle la confiance. Le sang coule quand l'esprit se fige, penser pour ne pas sombrer, éclairs lucides contre ombres maladives, estimer, juguler, concrétiser pour ne pas chanceler. Mais quand celui qui était droit s'affaisse, quand d'autres dans son dos lèvent plus haut la tête, quand c'est le masque qui porte le visage et que pour d'autres masque et visage ne font plus qu'un… « Il reste tellement à faire… » disait-il à voix haute pour ses propres oreilles, trop vieilles pour entendre ce qu'il lui restait de conviction, et pas assez sourdes pour éluder les ricanements du temps.
Le vieil homme regardait ses mains. De vieilles vieilles mains qu'il ne pouvait plus ouvrir complètement, de vieilles vieilles mains qui laissaient s'échapper ce qu'elles ne pouvaient plus longtemps serrer. Il n'aurait eu qu'à tendre un doigt, un effort infime pour abandonner tous les autres. Un jour prochain il devrait peut-être s'y résoudre, demain peut-être, mais pas ce soir, pas encore. Ce soir ses jambes le portaient toujours. Il pouvait se lever, et monter encore au Mont Etoilé. Là il pourrait s'allonger sous les yeux des filles d'Astraéos, et il les regarderait luire par delà le temps et l'espace. Alors le vieil homme se sentirait peut-être un peu moins vieux, et trouverait peut-être la force de traverser le lendemain jusqu'au lendemain suivant.
A l'heure dite, le spadassin se présenta aux appartements du triste sire. Sur un signe du vieil homme, il s'assit sans un mot face à lui, dans son costume d'aujourd'hui alors que le vieil homme serrait plus étroitement sa veille peau de mouton sur sa toge fanée pour avoir été portée tant d'années. Que ne possédait-il encore la trempe qu'il voyait luire au sein de ce regard de basalte braqué sur lui, regretta le vieil homme… C'était de cela qu'il avait le plus besoin, et qui lui faisait si cruellement défaut. Cette rectitude péremptoire comme le fil d'une lame séparant radicalement le côté sombre du côté éclairé. Ainsi était le spadassin, un homme-épée qui cisaillait les doutes en les réduisant à deux alternatives si opposées qu'il n'avait jamais aucun mal à se décider pour l'une ou pour l'autre.
Certes le spadassin ne pouvait choisir pour lui. Il ne pouvait pas même lui apporter son conseil car jamais ceux qui regardent le masque n'ont à connaître les pensées qui s'agitent derrière. Mais à défaut de son avis, le vieil homme pouvait requérir son sentiment, car il était de notoriété commune que de sentiments lui-même n'en avait plus depuis des lustres, ainsi ne pourrait-on supposer de faiblesse dans ce qui ne serait que la curiosité du maître. Oui, la vision du spadassin lui serait précieuse. Infiniment plus nette que les présages entrevus dans les flammes ou que les vagues auspices stellaires. Une vision qui ne serait pas juste car soumise au caractère de l'homme-épée, mais cela le vieil homme le savait, tout comme il connaissait ce caractère, et de cela il pourrait peut-être tirer quelques conclusions qui amenuiseraient le voile de son incertitude.
« Mon temps est presque révolu » déclara le vieil homme, de sa vieille voix, empreinte de sa vieille autorité. « Bientôt je cèderai aux ténèbres, et sur la jeunesse radieuse d'un autre visage se posera l'ombre de ce masque. »
Le spadassin ne broncha pas. Rigide était son visage, rigide la ligne de ses épaules, et rigides ses mains posées sur ses bras croisés. Rigide et sombre, comme le fond d'un fourreau, celui de l'obéissance, où il remisait son jugement quand ce dernier n'était pas appelé à s'exprimer.
« Tu m'auras bien servi, continua le vieil homme, mieux que je ne l'avais craint à l'origine, mieux que… » que lui, que le sbire, ce forcené maupiteux qu'il avait contribué à créer et dont il évinça le nom dans un reniflement dédaigneux. Mauvaise engeance, tolérée de mauvaise grâce, en perspective des mauvaises besognes. Mais le vieil homme tut sa vergogne car il savait que subsistait entre le sbire et le spadassin un lien étrange qui le prévenait des pires excès du premier, et des moindres réticences du second. Mains rouges et yeux noirs, mieux valait cela que l'inverse, songea-t-il avec la satisfaction de l'édificateur qui a su accorder la place idéal à chacun des éléments en sa possession.
Aucun éclat de reconnaissance n'était venu adoucir le visage faussement pâle du spadassin, qui ne devait son apparente blancheur qu'au contraste avec sa chevelure de jais et son regard enténébré. Le vieil homme ne s'en offusqua pas, pas plus qu'il ne s'en étonna. Le spadassin n'avait cure des félicitations. Des mots qui chantent, sans intérêt pour l'épée qui danse. L'homme-épée avait trouvé sa place et la conserver était la seule reconnaissance qu'il attendait.
« Oui, bien servi, reprit le vieil homme. Tout comme tu devras t'attacher à servir celui qui me succèdera. Mais seras-tu capable de la même abnégation envers lui, quel qu'il soit ? Je sais qu'aujourd'hui tes pas suivent aussi volontiers ceux de l'archer que ceux du géminé. Mais l'un est mon hoir, et l'autre son lige. Pourrais-tu laisser la flèche s'envoler seule pour plonger entre l'espace et le temps ? Pourrais-tu te détourner des visages de Janus pour t'agenouiller sous les ailes du centaure ? Je sais que nul autre que toi n'est plus ferme dans ses choix. Mais ce choix là ne t'appartient pas, et tu devras pourtant le faire tien. En seras-tu capable ?... » Enfin la question était posée, et le vieil homme pourlécha ses lèvres desséchée sous son masque, se félicitant de l'adresse avec laquelle il l'avait tournée. Car là résidait bien une partie du doute qui hantait ses jours et ses nuits. Il devait élire le meilleur, mais le meilleur serait aussi celui qui s'attacherait les meilleurs fidèles. Or la fidélité du spadassin était sans réserve une fois qu'il l'avait accordée, cela était certain, aussi certain que seul l'homme-épée déciderait de son oblation, pleine et entière.
Le vieil homme attendit, attendit encore, une longue attente pour sa vieille patience. Trop longue, son vieux souffle trop rauque pour cacher l'effritement de sa vieille sérénité. Long fourreau, longue obscurité… Le vieil homme commença à s'agiter, rattrapant sa pelisse qui glissait de ses épaules, lorsqu'enfin le spadassin bougea. Lentement, il se déplia, s'allongea telle une épée tirée au clair dont le sombre acier monte inexorablement pour capturer la lumière. Lentement il décroisa les bras, lentement il se leva. Machinalement, le vieil homme se pencha en avant. Le spadassin parlait peu, et ces paroles là, il entendait bien que ses veilles oreilles les perçussent plus distinctement que les craquements de ses vieux os ou les sifflements qui s'échappaient de sa vieille poitrine. Mais le spadassin ne parla pas. Il glissa simplement ses mains lisses dans les poches de son costume glacé, et sans un à-coup dans son pas mesuré, il se détourna pour quitter la vieille salle.
« Comment oses-tu… » grinça le vieil homme d'une voix sépulcrale, tout droit sortie du caveau où était inhumée sa jeunesse. Et avec son ancienne voix remonta une partie de son ancienne vigueur. Lui aussi se leva. Devant les flammes du foyer sa silhouette sembla grandir à la mesure de sa puissance passée, et la peau de mouton glissa, révélant ses vieux bras noueux tendus par une nouvelle colère. « Quel manque de respect à mon égard, me tourner ainsi le dos. Penses-tu sincèrement pouvoir sortir d'ici en emportant les réponses que tu me dois ? »
Lentement le spadassin pivota pour faire face au vieil homme, lentement il le toisa, de son regard noir, le fourreau de l'homme-épée. Le vieil homme en colère s'y replongea, mais il n'y trouva rien, ni crainte ni compassion, qu'un grand vide que même les regrets désertaient. Alors le spadassin remua enfin les lèvres. « Ça ne m'intéresse pas » dit-il d'une voix terne et grave, grave comme une épée levée, terne comme une lame disparaissant sous une croûte de sang séché. « Et ça ne vous concerne pas non plus. Ces questions là planent dans l'air de journées que vous ne verrez pas s'écouler. »
Le vieil homme chancela, frappé de plein fouet par l'affront d'un esprit vivace qui le renvoyait à sa propre décrépitude. Image jaunie, racornie, implacable reflet au fond de ces pupilles trop rigoureuses pour être déférentes. Le vieil homme aurait dû sauver le port du masque, mais il n'en sentait que le poids. Plus lourd que la pluie d'étoile qu'il aurait pu faire tomber en représailles du haut de sa vieille vieille dignité. « Tu n'as pas à juger la pertinence de mes propos ! » tança-t-il malgré tout le spadassin, avec dans la voix toute l'aridité de son cœur desséché.
Mais celui-ci ne broncha pas, continuant de le toiser ainsi qu'il l'avait toujours fait. Toujours impénétrable, toujours imperturbable. Toujours l'homme-épée avait donné l'impression que jamais il ne tremblerait, toujours le vieil homme avait pu se reposer sur cette certitude. Jusqu'à cet instant où cette muraille de sévérité se dérobait pour se retourner contre lui. « Je ne les juge pas, déclara le spadassin sans émoi. Je ne les écoute pas parce que ces questions ne s'adressent pas à moi, seulement à vous-même. Et vous devriez vous en réjouir, car la seule réponse que j'aie jamais su apporter est celle-ci… » L'homme-épée leva le bras. Rectitude menaçante, balance suspendue au fil du jugement, éclair de vanité tapi dans une lumineuse clairvoyance. Averse des secondes empesées, constellant l'attente des ombres d'une fausse indécision. « Mais ne comptez pas sur moi pour vous l'offrir, se prononça finalement le spadassin en rappelant à lui le tranchant de sa conviction. Vous m'avez emprisonné dans mon devoir, je ne vous libèrerai pas du vôtre. Si ces questions vous pèsent, vous devrez en supporter le poids jusqu'à la fin, comme je supporte chaque jour l'odeur du sang sur mes mains. »
Triste triste sire, accablé par une intransigeance qu'il avait si longtemps fait sienne. Triste triste renoncement, face à une vérité qui lui était si crument assénée. Plus qu'un écho de ses propres appréhensions, un verdict absolu alourdi par l'indifférence avec laquelle il était rendu.
« Je me suis trompé, acheva l'homme-épée. Je croyais que vous vieillissiez. Mais vous êtes vieux. Vous courrez après le temps qui vous fuit, mais vos vieilles jambes sont trop faibles et se laissent distancer chaque jour davantage. Alors vous cherchez quelqu'un pour courir à votre place. Mais je ne cours plus. Vous m'en avez fait passer l'envie il y a bien longtemps. Et je ne courrai pas à nouveau pour soulager vos genoux cagneux. Mon avenir avance à ma rencontre, si le vôtre s'éloigne c'est que votre temps est écoulé. Riez si la mort vous effraie, riez si vous le pouvez, et souvenez-vous que celui à qui vous refusez votre respect, celui là ne rit plus, et cela aussi c'est à vous qu'il le doit. »
Le spadassin s'en alla, laissant le vieil homme se rassoir dans la vieille vieille salle, à contempler dans les flammes son vieux vieux devoir. Un triste triste sire devant un mauvais oracle. Le feu réchauffait les débris de son corps bicentenaire mais faisait danser l'avenir de façon trop incertaine. Un futur changeant devant des yeux fatigués. Trop fatigués pour s'apercevoir que dans l'âtre le destin agitait de nouvelles lueurs. Faiblesse un instant dévoilée, un instant avide de conséquences, un espace attendu dans la toile des Moires où déjà rampaient les fils de l'ambition, s'entrelaçant dans un motif funeste qui tendait dangereusement les filaments fatigués auxquels étaient suspendus les reliquats que le temps avait encore à consacrer au vieil homme…
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© Snaritt
