LES TOURMENTES
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Flétrissure
Niels avait froid, Niels avait mal. Vraiment très froid, vraiment très mal. Mais c'était toujours mieux que de chercher vainement à combler le vide de ses sensations anesthésiées par la gangue mortelle dont on venait de l'extirper. Il respirait, douloureusement mais il respirait. La glace avait brûlé chaque centimètre de sa peau laiteuse, et chaque inspiration qui soulevait sa cage thoracique portait sa souffrance à son paroxysme, comme si sa poitrine s'apprêtait à se fendre en deux, une géhenne dont son esprit sortant tout juste de l'inconscience ne parvenait pas encore à se rappeler la cause.
Un visage émergea du flou cotonneux dans lequel errait son regard qui cherchait désespérément à retrouver son acuité. Luigi… Impossible de se tromper sur cette figure sèche et basanée, cette sombre tignasse échevelée et ce regard de cobalt. Il n'y avait que ce rictus à lui être étranger, un sourire mauvais comme une tombe éventrée béant sur un festin de larves.
Luigi, salopard… C'est toi qui m'as mis les tripes à l'air ? Niels ne l'articula pas, il sortait peu à peu des limbes mais son corps était encore trop engourdi pour lui obéir. Pas si regrettable considérant que la douleur ne cessait d'augmenter à mesure que le froid le quittait. Luigi… Il ne l'avait pas revu depuis que l'Italien avait obtenu son armure, mais il avait entendu des rumeurs. Le Masque de Mort… Difficile de ne pas y croire en voyant cette sale gueule penchée sur lui. Luigi n'avait pas été un frère, pas même un ami, juste un aspirant comme lui embourbé dans le même parcours merdique et qui en avait atteint plus tôt l'extrémité. Mais partager la même merde crée des liens, et quoi que le Cancer lui ait fait, Niels n'arrivait pas à en comprendre la raison.
« Le batave a l'air de s'accrocher… » La voix de Luigi lui parvenait lointaine, déformée… ou bien était-ce là le nouveau timbre du Masque de Mort, ce grincement sarcastique avec une once de déception comme s'il avait préféré le voir crever ? « … mais tu l'as pas raté, pas prête de muer la fillette ! Qu'est-ce que t'en dis castrato ? Au moins tu as toujours tuo cazzo, il parait que perdre sue coglioni n'empêche pas di averlo duro… » Des mots que Niels aurait préféré ne pas comprendre, mais son corps se chargeait de la traduction. Il parvenait à présent cerner la souffrance malgré les affres auxquelles elle l'acculait, à suivre la douleur du haut de son sternum, au milieu de sa sangle abdominale, jusqu'à la plaie irradiant de son entrejambe… « Alors castrato ? Tu dégustes ? Elle a besoin qu'on l'aide à sourire ta belle petite gueule ? Je peux t'en ouvrir un nouveau, juste là… » Un ongle sur son cou, presque une griffe caressant sa carotide… bordel, comment pouvais-t-il sentir ça alors que seul l'engourdissement l'empêchait de se tordre de douleur… « Qu'est-ce que t'en dis mon mignon ? Ce sera vite fait, quitte à caner autant que ce soit de ma main, un grand sentimental comme moi serait désolé de te laisser dans cet état… » Et le pire était que cette enflure était sincère, il y avait une telle concupiscence dans sa voix, comme si la perspective de s'offrir la tête du Suédois le faisait triquer… Encore que… Le pire était peut-être que Niels était tenté d'accepter son offre. « Din jävla förbannade skitstövel…* » trouva-t-il malgré tout la force de murmurer, avant qu'une quinte de toux ne précipitât un flot de sang dans sa gorge et que la douleur le ramenât aux limites de l'inconscience.
« Laisse-le. » Niels l'entendit à peine. Juste assez pour s'efforcer de rouvrir les yeux, avant de tourner péniblement la tête sur le coté dans un nouvel élancement de souffrance. « Qu'il vive ou qu'il meurt, ce sera son choix. » Baldomero… L'Espagnol était là aussi, campé dans le dos de Luigi. Au sein de ce grand flou qui troublait encore sa vision, Niels pouvait à peine les distinguer. Comme si Baldomero n'était qu'une grande ombre projetée par l'Italien… ou était-ce le Cancer qui se perdait dans l'ombre du Capricorne. Droit et tortueux, grimaçant et ascétique… une dualité accidentelle, comme si l'un aurait pu être l'autre, comme si l'un aurait voulu être l'autre, comme si l'un et l'autre n'étaient que les dérives opposées d'une même destinée. « Ne me fais pas rire. C'est toi qui l'as presque coupé en deux. » Luigi… « N'espère pas me voir fuir. Je lui ai donné le choix. » Baldomero…
Il y eu une longue minute d'attente durant laquelle Niels n'eut qu'à savourer la forêt de ronces qui se tortillait dans sa poitrine et les étoiles noires qui dansaient devant ses yeux. Puis une ombre passa, celle de Luigi sans doute, qui se redressa et disparut de sa vue. Avec le départ du Cancer, le jeune Suédois sentit s'évanouir le poids de ses angoisses les plus lourdes. Cela ne le rassura pas. Il aurait préféré avoir peur. Il puait le sang, il puait la mort. Mauvaise l'indifférence quand Thanatos vous souffle son haleine fétide jusque dans les narines. Niels se sentait s'enfouir dans une fosse brumeuse où se diluaient à nouveau sa douleur et ses pensées. Il s'efforça de bouger, et aussitôt une floraison écarlate repoussa la grisaille qui l'enveloppait. Alors qu'il cherchait désespérément quelque chose d'autre que sa souffrance pour s'y accrocher, au travers du voile de sang qui occultait son regard il discerna la longue silhouette en train de s'éloigner. « Pourquoi ? » souffla-t-il si faiblement que c'est à peine s'il put entendre sa propre voix.
Le Capricorne s'était arrêté, presque entièrement englouti dans le grand ciel rouge. Mais sa voix retentit nettement, sèche et tranchante, cisaillant la douleur jusqu'aux tympans du supplicié. « Il a eu une seconde chance. Luigi est mort et le Masque de Mort est né. J'ai eu une seconde chance. Baldomero est mort et Shura est né. Il était juste qu'il en soit de même pour toi. Niels est mort, trouve celui qui doit naître. » Il ne l'aiderait pas. Baldomero l'aurait aidé, peut-être. Mais l'homme qui se tenait encore à ses cotés était différent du jeune Espagnol qui l'avait parrainé à son arrivée au Sanctuaire. Celui là ne courrait plus après l'or ni ne fuyait plus devant les ténèbres, et peu lui importaient ceux qui n'avaient pas encore rejoint l'un ou l'autre. Niels se vidait de son sang, à mi-chemin des deux, et le Capricorne se moquait de son sort. « Comment ? » trouva malgré tout la force de demander le Suédois, sans grand espoir de réponse. Celle-ci vint tout de même, et quoi qu'en avait dit Shura, il devait rester encore en lui quelque chose de Baldomero car l'espace d'un instant Niels crut reconnaître les inflexions de l'Espagnol. « On n'échoue qu'une fois. Ta défaite sera ta force ou ta mort. Domine-la et lève-toi. Apprivoise-la et bats-toi. Alors seulement tu seras assez fort pour mériter de vivre. Deviens quelqu'un ou tombe dans l'oubli… » C'était fini. Baldomero était parti, Shura s'éloigna.
Il avait survécu finalement. Chacun de ces instants étaient gravés au fer rouge dans sa mémoire. Il se souvenait de chaque seconde de souffrance, de chaque parole reçue. Aurait-il voulu les oublier qu'il en aurait été incapable. La flétrissure hantait sa chair. Sa laideur, il ne pouvait que la cacher, il s'était juré que personne d'autre ne la connaitrait. Mais pour ces trois là il était trop tard… Le Cancer, le Capricorne, le Verseau… ces trois là savaient ce qui se cachait sous sa beauté apparente. Chaque soir il se postait nu devant son miroir. Il avait beau fixer son beau visage androgyne, sa chevelure céruléenne, ses lèvres vermeilles… à chaque fois son regard descendait sur sa peau d'albâtre pour suivre la longue cicatrice rosâtre et boursoufflée qui barrait son torse jusqu'à sa verge émasculée. Il l'abhorrait, le stigmate indélébile de sa défaite…
Jamais il n'aurait dû perdre ce jour là, jamais. Le Pope se trompait, il était prêt, aussi prêt que l'avaient été ceux qui étaient devenus le Cancer et le Capricorne, aussi prêt que l'était celui qui devait être sacré avant lui Verseau. Le Pope avait tort, affronter le Français aurait dû le lui prouver. Les tours du magicien de l'eau et de la glace, il les connaissait par cœur pour l'avoir souvent observé alors qu'il apprenait à les maîtriser. Il savait les éviter, il savait passer au travers… Le Français n'avait dressé qu'un bras au lieu de lever ses mains jointes, mais cela n'aurait pas dû faire de différence. Cela n'en aurait pas fait s'il n'avait pas merdé. Une erreur infime, une micro seconde de distraction… subjugué par la beauté de la multitude des reflets flavescents qui les avait enveloppés dans une atmosphère mirifique quand ses poissons d'or avaient bondit à contre-courant du torrent de glace. Une erreur infime, une micro seconde de distraction, et la mort glacée l'avait saisi pour l'emprisonner dans un cercueil infrangible. Trop dur pour qu'il pût en sortir seul. Trop dur pour qu'Excalibur le découpât avec assez de sécurité et épargnât son prisonnier. Trop froid pour accepter de libérer la vie après avoir relâché son étreinte. Trop froid pour lui épargner le Seiki Shiki qui seul avait put lui rendre la conscience de ce qu'il lui restait d'existence…
Sa disgrâce était là, à jamais imprimée dans sa chair. Sa laideur, le stigmate de sa défaite. Il l'abhorrait. Personne d'autre ne la verrait, jamais, personne d'autre ne saurait. Ils ne verraient que la beauté de son visage, ils sauraient qu'elle signifierait leur défaite, tout comme il devait sa seule défaite à un instant d'admiration. Sa laideur était l'héritage Niels, Aphrodite lui n'aurait qu'une chose à offrir : le ravissement mortel. Ils n'auraient pas froid, ils n'auraient pas mal. Juste un vide de sensation qu'ils chercheraient vainement à combler, la cession de la flétrissure, la beauté empoisonnée.
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* din jävla förbannade skitstövel (suédois, enfin normalement… c'est pas la langue que je maîtrise le mieux…) : espèce de salaud, littéralement, toi tu es une satanée botte de merde
© Snaritt
