LES TOURMENTÉS

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Le Baiser de l'Eidolon


Mauvaise lune. Trop pleine. Trop basse. Un lampion blafard pour un mausolée de marbre. L'œil accusateur d'Abel sur la conscience de Caïn. Délation éphémère. Des nuages sales traversaient le ciel, soustrayant la nuit à la laideur sélénite pour la replonger dans des ténèbres complaisantes. Une bruine froide et obsédante ne cessait de tomber. Tout suintait. Il y avait une odeur âcre dans l'air, un relent d'humidité, de moisissure, celle d'une terre ordinairement ensoleillée qui ne parvenait pas à absorber la maussaderie qui persistait inexplicablement depuis des jours. La boue collait à l'or, et les marches glissaient d'une poussière rendue poisseuse par la sueur du ciel.

Quelque part sur les hauteurs, la dépouille d'un vieillard commençait sa décomposition. La chaleur reviendrait, elle blanchirait ses os. Elle lustrerait le crime. Et l'amas de chairs putrescentes cesserait de le hanter. Le spectre de la trahison. Le remord, une jolie fleur dans le jardin de la culpabilité. Au lieu des plaines arides de la résolution. Hanté ? Quelles stigmates auraient pu atteindre la conscience de celui qui regarde à la fois devant et derrière lui… Rien ne peut hanter un esprit trop grand trop grand pour l'instant présent. Il était la goule qui se nourrit des charognes éphémères et s'approprie leur existence déchue, l'Eidolon sur le trône du Pope.

L'usurpateur envahissait jusqu'à la moiteur nocturne. L'odeur du cuir mouillé, celle d'un trois-quarts noir dont le ruissellement fumait en lentes volutes grisâtres, incapable de refroidir le corps en dessous. L'odeur du pétrole, celle d'un zippo qui claquait régulièrement entre des doigts autoritaires. La flamme s'élevait par intermittences, tirait des ombres un œil à la dureté d'une agate, les pointes de mèches cobalt, la moitié d'un visage, son entière détermination. Un vague sourire désabusé, un dernier cliquetis, et l'odeur du tabac de Virginie, amère, entêtante. « Toujours à l'heure. Toujours là où on t'attend. »

Odeur salée, celle de la transpiration. Odeur cuivrée, celle du sang. Les odeurs de l'effort, de la persévérance, de l'application. Si prévisible, si égal à lui-même. Il allait faire un pas de plus et s'arrêter sous l'auvent de marbre, raisonnable, méprisant les éléments dans l'arène, mais évitant la froidure quand il n'y avait pas d'intérêt à l'endurer. Il allait se taire, observer son dos, le jauger, y chercher en vain les premières réponses. Et comme il n'agissait jamais sans être couvert par une absolue certitude, choisir des mots neutres dans l'attente d'en apprendre davantage.

« Pas cette fois, Lysandre. La bonne heure est celle des confidences, celles des aveux arrive toujours trop tard. »

L'Eidolon tira sur sa cigarette, son extrémité rougeoyante crépitant sous les gouttes qui s'estompaient. La lune réapparut, indécente d'indiscrétion. L'œil sordide n'avait pas cillé lors du magnicide, il revenait, plus écarquillé encore, trop avide de laideur pour laisser aux ténèbres l'affirmation de la vilénie. « C'est le genre de sentence que Sion aurait pu prononcer. Tu devrais te méfier Aïolos, ça ne lui a pas réussi. Les confidences sont faites pour les indécis.

- L'indécision n'est pas mauvaise en soi. Tu devrais le savoir mieux que quiconque, … »

Sans elle tu serais déjà mort. Une phrase toute faite, dénuée de toute imagination, comme celui qui la prononçait.

« …tu serais déjà mort si je partageais ta vision des choses. »

Et voila. Comme si l'Athénien aurait pu sortir autre chose… Avec la pose de circonstance sans doute, les bras croisés, un pied posé sur la colonne contre laquelle il devait être adossé, la tête légèrement inclinée sur le côté, les yeux fermés, et un sourire étudié, entendu, pour être l'image même de l'assurance sage et réfléchie, et ainsi donner plus de poids à ses paroles quand lui se retournerait forcément pour juger la force de son affirmation. Comme s'il avait besoin de le regarder en cet instant. Tellement prévisible…

L'Athénien avait dû ouvrir les yeux à présent. Il les gardait braqués sur la lune, parce qu'elle était la seule chose qu'il pouvait avoir l'air de fixer d'un air songeur de façon convaincante, tout en focalisant son attention sur la silhouette à la périphérie de son regard. Et il observait son silence, convaincu que lui cherchait à deviner s'il représentait une menace immédiate. Toujours ponctuel, il attendait seulement l'instant adéquat pour se prononcer en faveur d'un sursis réconfortant. C'était une sorte de don. L'Athénien savait reconnaître la seconde idéale à l'accomplissement de toute chose. Un don dérisoire. Reconnaître l'instant n'est rien pour qui sait le créer. L'Eidolon regarda sa cigarette. Presque terminée, le sacrifice était raisonnable. Une dernière bouffée et le rougeoiement passa par-dessus la balustrade pour se perdre dans la nuit.

« Je ne te tuerai pas ce soir, Lysandre. Demain peut-être, mais cette nuit je t'épargne, en échange de ta sincérité. »

Toujours à l'heure l'Athénien. L'Eidolon retint un rire nerveux en extirpant du cuir le paquet de son unique dépendance. Le pouvoir de la cigarette était décidément incommensurable. Il en alluma une autre, cela pouvait toujours servir, l'Athénien ne savait pas faire court.

« Je veux savoir pourquoi tu as tué Sion. Je te connais Lysandre, mieux que tu ne le crois. Et je ne pense pas que tu aies assassiné le Pope juste par ambition, ou juste par rancune. »

Le cadavre décrépit fit faire un tour complet à sa tête pour lui envoyer un sourire grimaçant avant de revenir face contre terre. Ses cervicales brisées faisaient des bosses grotesques sous la peau de son cou. Le geste avait été étrangement barbare, l'Eidolon avait déjà tué auparavant, mais toujours par l'intermédiaire de son cosmos, jamais de ses mains nues. Là-haut sur le Mont Etoilé, allongé sur la dalle en granit, ainsi qu'il l'avait couché les mains croisées sur son ventre, le vieillard aurait presque pu passer pour assoupi. Si l'on fermait les narines à l'odeur de décomposition qui émanait de sa chair morte. Difficile de dire pourquoi il l'avait ramassé et lui avait octroyé une dernière posture plus décente. L'Athénien devait être en train d'attaquer la partie où il pointerait son manque d'ambition…

« ... et c'est bien pour ça que Sion hésitait à te choisir. Pour assumer pleinement ses responsabilités, il faut les désirer. Or tu n'as jamais montré que tu t'épanouissais dans le commandement. Jamais voulu aider à former les chevaliers d'argent, jamais conduit nos jeunes pairs lors de leurs missions. Toujours seul, sans autre but que de satisfaire ta propre exigence… »

Sion avait bizarrement retrouvé le visage de sa jeunesse. Comme si la force qui l'avait poussé à vivre si longtemps, incapable de remédier à sa nuque brisée, avait malgré tout essayé de poursuivre son œuvre en restaurant les cellules secondaires qu'elle avait fini par délaisser au fil du temps, à mesure que de forcer son vieux cœur à battre encore devenait plus difficile. Peut-être était-ce pour cela qu'il l'avait tué ainsi. Pas par crainte d'affronter le cosmos que le vieux fossile entretenait encore, ni par une absurde répugnance à faire couler le sang de l'homme le plus illustre du Sanctuaire, mais parce qu'il voulait éprouver entre ses doigts la force de la vie à laquelle il allait mettre un terme. Les forces plutôt. Mais l'une d'elles était presque tarie, et l'autre semblait prête à l'abandonner, comme si une nouvelle existence à peine éclose lui intimait de la rejoindre. L'Eidolon avait été déçu. Il avait serré les doigts.

« … Pourquoi Lysandre ? Est-ce Sion ou le destin que tu as voulu abattre ? »

L'air nocturne s'engouffra sous le long trois-quarts de cuir lorsqu'il pivota lentement sur lui-même. Celle-là méritait qu'il se retournât. Comment l'Athénien pouvait être à la fois aussi obtus et aussi perspicace…. Les deux agates de l'Eidolon plongèrent dans le regard terre-de-sienne de son presque frère. Il portait encore sa tenue d'entraînement, une tunique de lin propre et élimée, renforcée de cuir, presque une seconde peau. Une tenue pratique, ne gênant aucun de ses mouvements… presque l'aveu d'un doute, l'Athénien était venu pour tenir des propos raisonnables, sans toutefois la certitude qu'il les lui laisserait prononcer. « Peut-être n'es-tu pas loin de parvenir à me comprendre tout compte-fait. Effectivement, Aïolos, je n'ai pas tué Sion parce que je voulais son trône, je l'ai tué parce que je ne voulais pas que tu en hérites.

- La perspective de te sentir inférieur à moi te faisait donc horreur à ce point ?

- Non. Tu aurais seulement fait un Pope exécrable. Je ne pouvais pas le permettre. »

L'Athénien chancela. A peine, juste un frémissement quasi imperceptible, le glissement de son pied sur la colonne avant qu'il ne le reposât au côté de l'autre comme si le mouvement avait été volontaire.

- Et pourquoi selon toi ?

- Parce que tu es stupide, Aïolos.

- Stupide ? »

Qu'il était beau dans l'étonnement l'Athénien, avec ses boucles brunes qui s'écartaient pour montrer ses yeux bruns grands ouverts, toujours avides de comprendre, avides de savoir, des mangeurs de questions, des avaleurs de doutes… Et sa poitrine carcérale retenant sa dernière inspiration, tendant le cuir, durcissant ses pectoraux, ses deux enclumes sur lesquelles l'Athénien martelait son assurance… Regard tendre et poitrine dure, ainsi se voulait Aïolos. Regard étriqué et poitrine creuse, ainsi le voyait l'Eidolon, car lui savait que de son étonnement le Sagittaire ne retenait jamais la cause, mais seulement la place disponible à l'érection de nouvelles certitudes.

« Oui. » L'affirmation s'échappa de sa bouche en un ectoplasme de tabac bleuté, qui se fondit avec le spectre de brume montant de son cuir. « Stupide. Binaire. Tu es puissant, courageux, inflexible, et fondamentalement bon. C'est bien là le problème. Tu n'es pas capable d'envisager les choses autrement que de part et d'autre de la démarcation bien-mal, selon ta propre conception arbitraire. Un Pope ne peut pas se permettre d'être manichéen. Si une injustice prévient du pire, il doit pouvoir la commettre sans hésiter. Tu te doutais que j'allais tuer Sion, et tu aurais pu l'éviter en me tuant. Mais tu ne l'as pas fait, parce qu'il est mal de condamner quelqu'un sur l'hypothèse de ses actes futurs. Tu aurais pu venir me tuer cette nuit, mais ce n'était pas ton intention, parce qu'il est mal de juger les actes de quelqu'un sans lui donner une chance de s'expliquer. C'est cette limite de ton jugement qui te rend stupide, et inapte au pouvoir. Si encore tu étais capable de douter… Mais non, toujours certain, certain de ton ignorance ou certain de ton choix.

- Tu n'es pas moins présomptueux, Lysandre. Cette certitude que tu méprises, tu en as encore fait la preuve en me tournant le dos à mon arrivée. Si sûr de toi, si sûr que je ne t'attaquerais pas. En quoi te crois-tu différent de moi ?

- Tu vois la marge sous le frontispice, le seul endroit où les dalles sont parfaitement alignées ? Si tu avais fait franchir cette ligne à ton cosmos, ton attaque se serait retournée contre toi. Voila en quoi je suis différent. Je ne suis pas certain, je suis décidé. Avoir raison n'a pas d'importance, c'est d'agir qui compte. Ainsi n'ai-je pas peur de me tromper, car contrairement à toi, je sais que c'est possible, et j'agis aussi pour parer à cette éventualité. Voilà ce que doit être le Pope, Aïolos, un homme qui agit, qu'il soit dans le vrai ou dans l'erreur, car au final ses erreurs lui permettront de connaître la vérité, et d'agir encore en conséquence. »

Pouvait-il seulement comprendre… Evidemment. L'incompréhension était un échec, et l'Athénien ne connaissait pas l'échec. Mais que le prix à payer était fort ! La pluie avait repris, et la lune impudente se reflétait dans chacune des gouttes qui tombaient autour de l'Eidolon, scintillement sporadique, entêtant, empêchant de fixer une silhouette dont les contours étaient sans cesse interrompus. Et telle était sa véritable apparence. L'Eidolon était plus vaste que le corps qui l'abritait. Son ombre croissait alors que l'œil du ciel nocturne descendait derrière lui, et l'Athénien se perdait dans cette ombre. Ses poings serrés tremblaient, il avait choisi. Il n'y avait qu'une alternative à l'incompréhension… La culpabilité.

« Tu aurais pu me tuer moi… »

Une évidence. Supprimer l'autre alternative plutôt que celui à qui appartenait le choix. L'Eidolon grimaça, puisa à nouveau dans les ressources du tabac pour masquer d'un nouveau rougeoiement entre ses lèvres celui qui menaçait de luire au fond de ses pupilles. « Non. Si je n'avais pas tué Sion, quelqu'un d'autre aurait fini par le faire. Masque de Mort. Ou Shura. L'un ou l'autre. L'un comme l'autre. Si cela avait été, le masque serait devenu définitivement visage. Ou l'épée qui sait quand se lever n'aurait plus su quand s'abattre. Moi seul pouvais tuer Sion et demeurer moi-même. Moi seul sais comment séparer ma part d'ombres de ma part de lumière, moi seul peux faire le pire, et rester capable de faire le meilleur qui doit suivre. Oublie Lysandre le Delphien, Aïolos. Je suis Saga le Gémeau, celui qui n'est pas seulement ce qu'il est, celui qui sait être ce qu'il doit être.

- Ainsi tu n'as pas seulement tué Sion cette nuit, Lysandre aussi est mort… Peut-être n'aurais-tu pas dû en rester là…

- Peut-être. Mais je ne peux pas te tuer Aïolos. Tout comme Shura ne pouvait pas tuer Luigi, tout comme Masque de Mort ne pouvait pas tuer Baldomero. Parce que Lysandre t'aimait, Aïolos. Car s'il avait pu se résoudre à n'avoir qu'un visage, il aurait choisi le tien. »

L'Eidolon avait reculé, loin en-dedans, repoussé par un souvenir, noyé dans l'or, leur seul point commun désormais, la seule de ses couleurs que Saga pouvait partager avec Aïolos, le sortant de son ombre par le halo flavescent dont il s'était entouré en s'avançant vers lui.

« Saga, ta ligne ! »

Le Gémeau posa sa main sur la nuque du Sagittaire, emprisonnant les boucles brunes entre ses doigts. Geste dangereux, presque le même que le dernier qu'il avait accordé à Sion. Il le maîtrisa cette fois, la vie vibrait encore puissante dans le corps de l'Athénien. « J'ai menti. Ça non plus tu n'en es pas capable, sauf à toi-même, et inconsciemment encore. Cette ligne n'avait pas besoin d'être tracée du moment que tu étais convaincu de son existence. »

Le visage du Gémeau écarta le voile de l'ectoplasme de Virginie qui s'obstinait à vouloir les séparer. Or, cobalt et agate, ses couleurs lorsqu'il n'était encore qu'un, il les offrit à contempler une dernière fois au Sagittaire en posant ses lèvres contre les siennes. « Adieu, Aïolos. Je te promets au nom de Lysandre que moi, Saga, je ne te tuerai pas, ni cette nuit ni jamais. Et pourtant tu mourras, le jour où ta certitude et ma résolution se heurteront. »

L'or passa. La lune passa. Ne demeura que la nuit, et l'Athénien immobile, qui pour la première fois découvrait un doute dont il ne pouvait se servir. A ses pieds une cigarette grésilla et s'éteignit, rejointe par un ruissellement qui fit disparaître la dernière trace de chaleur. Dans son dos, un pas lent résonnait en s'éloignant dans un couloir de marbre. Là-bas, hors de sa portée, hors de ses sens, deux billes rouges s'allumèrent un instant. Là-bas était parti Saga, seul à jamais, ou presque. Lysandre avait disparu, l'Eidolon était revenu.

*


© Snaritt