Transfert
Disclaimers : le vaisseau, l'équipage et le capitaine appartiennent à M. Matsumoto, mais pas la plante.
Notes de l'auteur : tous les protagonistes de cette histoire ont gardé leur nom original, excepté les Mazones que j'appelle donc « Sylvidres ». Par ailleurs, ceci est un chapitre dit « de transition ». Nous irons voir ce qui se passe dans la tête du capitaine plus tard.
Pour Mel, parce que quelques chaînes autour des poignets, c'est petit joueur.
o-o-o-o-o-o
— Transférez le rapport de la sonde sur l'écran principal !
— Aye, miss !
Kei Yuki croisa et décroisa nerveusement les bras, les yeux fixés sur le panneau tactique surplombant la passerelle, puis souffla de frustration tandis que les données collectées par le drone de retour de patrouille s'affichaient avec une lenteur exaspérante. Ils n'avaient que trop attendu. La jeune femme blonde avait soif d'action.
Elle surprit le regard narquois de Yattaran, l'officier en second, qui traitait directement les résultats depuis sa console et dont les doigts volaient sur le clavier.
Elle rougit.
— Cesse te de faire du mauvais sang, lança Yattaran sans cesser de taper des lignes interminables de code informatique. Cette fois, nous touchons au but !
Il était temps, songea Kei. Elle se força néanmoins à attendre le dépouillement complet des informations qu'avait ramenées la sonde automatique avant de laisser exprimer son soulagement. Elle avait dû supporter trop de cruelles désillusions, ces dernières semaines.
Enfin, l'ordinateur livra ses analyses avec un petit « bibip » de victoire.
— Gagné ! s'exclama Yattaran. Les renseignements que nous avons récupérés sur la base sylvidre de Procyon étaient exacts. Il y a bien des traces d'activité récentes sur cette planète… Une base de surface… et un vaisseau amiral en orbite géostationnaire.
— Mais rien ne dit que ce soit le même que nous pistons depuis des jours, objecta le docteur Zero qui s'était déplacé jusqu'en passerelle moins d'une minute avant le retour de la sonde.
Malgré son pessimisme affiché, le médecin-chef de l'Arcadia ne pouvait dissimuler son impatience.
Kei le comprenait tout à fait. Elle-même… Elle fit quelques pas pour cacher son trouble.
Bon, évidemment, elle-même n'était pas totalement objective. Depuis que le capitaine avait été capturé par un commando sylvidre alors qu'ils faisaient relâche sur une des planètes de la Bordure, elle sentait une angoisse inextinguible lui étreindre la poitrine, bien au-delà de ce qu'un officier opérations se devait d'éprouver pour son commandant. Elle prenait soin de ne pas afficher ce qu'elle ressentait de manière trop ostensible, mais elle savait qu'elle ne trompait personne.
— Nous avons perdu sa piste aux alentours de Procyon, reprenait Yattaran. La seule information inédite contenue dans les archives de la base sylvidre concernait ce poste avancé.
L'officier en second haussa les épaules. Kei se demanda comment il pouvait traiter un sujet aussi grave avec autant de désinvolture, mais après tout, il s'agissait de Yattaran : le petit bonhomme à lunettes traitait tout avec désinvolture.
Ça ne l'empêchait pas d'être efficace.
— Tous les indices se recoupent, continua-t-il. Nous avons suivi le vaisseau amiral dans lequel elles avaient emmené le capitaine jusqu'à Procyon, et nous savons qu'il a ravitaillé là-bas. Le vaisseau nous a semés en quittant le système planétaire, mais la direction qu'il prenait colle avec cet endroit. Et la sonde confirme qu'il s'agit du même vaisseau, ajouta-t-il. En particulier à cause des dégâts que l'Arcadia lui a déjà causés.
— Moi, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi ces sorcières ne s'en sont pas vantées, intervint le jeune Tadashi Daiba. Bon sang, c'est quand même le capitaine qu'elles tiennent !
— Ou alors il s'agit d'une stratégie en marge de la croisade de la reine, ce qui explique également pourquoi nous nous retrouvons dans ce coin paumé, répliqua Yattaran.
Kei haussa un sourcil. Cette hypothèse n'avait pas encore été évoquée. Jusqu'à présent, tout le monde à bord tenait pour acquis que la capture du capitaine était l'aboutissement d'un plan fomenté par la reine en personne. Après tout et pour ce qu'ils en savaient, Lafressia, la reine sylvidre, dirigeait son Empire en monarque absolue. Toutes les décisions politiques, militaires ou scientifiques passaient par elle.
Normalement.
— Tu veux dire qu'il ne s'agirait pas d'une opération approuvée par Lafressia ?
— Ça paraît logique. Depuis qu'il a été capturé, nous nous sommes systématiquement éloignés des flottes sylvidres et de leurs colonies. Et puis, Daiba a raison : pourquoi la reine ne nous a-t-elle pas contactés ? Elle ne s'est jamais privée de le faire à chacune des victoires qu'elle a remporté sur nous, alors pourquoi se tairait-elle maintenant ?
— Hmm…
L'un dans l'autre, Kei se fichait pas mal de savoir qui était responsable de ce coup d'éclat. Pour l'Arcadia et son équipage, la mission restait inchangée : ils ne pouvaient laisser leur capitaine entre les mains des Sylvidres.
— Alors… demanda-t-elle à Yattaran. On commence par le vaisseau amiral, ou par la base ?
— Le vaisseau, répondit celui-ci sans hésiter. Comme ça, il ne nous tombera pas dessus quand on s'occupera de la base à terre.
— Un abordage ? Si Harlock a été transféré sur la planète, cela peut laisser aux Sylvidres le temps de le déplacer ailleurs… ou de le tuer.
— … ou de s'en servir comme monnaie d'échange, ajouta l'officier en second. C'est un risque à courir. Nous ne sommes pas assez nombreux pour conduire deux assauts simultanés.
Yattaran se tourna vers Mimee, la Jurassienne aux cheveux bleus.
— Qu'est-ce que tu en penses ?
— Je ne perçois pas sa présence, déclara l'alien de sa voix chantante.
Ses yeux jaunes sans pupilles brillèrent, signe qu'elle se concentrait pour utiliser ses pouvoirs psychiques. Kei attendit à distance respectable qu'elle ait terminé : le psychisme et les humains faisaient rarement bon ménage, et elle n'avait pas la moindre envie de tester les effets des vagues télépathiques de Mimee.
Enfin, les yeux de Mimee reprirent leur couleur dorée habituelle. La fille aux cheveux bleus fit un signe de dénégation.
— Non, murmura-t-elle. Je ne perçois rien du tout.
— Il est peut-être inconscient, argua le docteur.
Mimee secoua la tête.
— Je l'entendrais, réfuta-t-elle. Je connais son esprit. Il n'y a rien, ici… Rien du tout…
Elle soupira.
Kei réfréna à grand peine sa déception. Quoi qu'il en soit, ils ne pouvaient pas renoncer. Pas maintenant. Que leur resterait-il, sinon ?
Que lui resterait-il à elle ?
— Bon, lança-t-elle d'une voix ferme aux hommes d'équipage présents en passerelle, dont les mines s'étaient allongées après l'intervention de Mimee. On va aborder le vaisseau. Que les équipes se préparent, briefing dans cinq minutes !
La jeune femme blonde inspira profondément et tenta de faire abstraction de ses sentiments, sans grand succès. Mais au moins l'action l'empêcherait-elle de trop penser au capitaine.
Elle croisa le regard de Yattaran, apprécia la fierté qu'elle y lut. Tous deux se partageaient, non sans mal, les responsabilités du commandement en l'absence d'Harlock. Sans le charisme et l'autorité du capitaine pour souder un équipage hétéroclite et généralement indiscipliné, l'organisation de l'Arcadia avait manqué de peu l'effondrement.
Yattaran n'avait pas modifié son comportement d'un iota, mais Kei Yuki tenait quant à elle pour une victoire personnelle le fait d'avoir réussi à s'imposer au milieu de cette bande de soudards. Elle s'était efforcée de maintenir l'équipage soudé malgré l'adversité, et avait réussi à les garder alertes alors que beaucoup avaient été sur le point d'abandonner.
Ce n'était pas le moment de baisser les bras.
Il fallait aller de l'avant.
—
Les tourelles de l'Arcadia étaient rapidement venues à bout de l'armement et de la propulsion de la nef sylvidre, et, pendant que les spacewolfs occupaient les chasseurs ennemis, le vaisseau pirate avait manœuvré pour venir en portée d'abordage.
L'assaut avait été bref. L'hypothèse de Yattaran devait être juste, songea Kei. Bien que se défendant avec acharnement, ces Sylvidres-là n'avaient rien des combattantes entraînées de la reine – et elles n'en avaient d'ailleurs pas l'uniforme.
En moins de cinq minutes, les hommes de l'Arcadia s'étaient rendu maîtres des points névralgiques, et finissaient d'écraser les dernières poches de résistance.
— Fouillez le vaisseau, ordonna Kei par radio depuis la passerelle de l'Arcadia. Je veux une copie complète des mémoires informatiques, ordinateurs, unités portables, tout ce qui est susceptible de nous apporter des éléments stratégiques sur l'ennemi. … Et tout ce qui pourrait concerner le capitaine, ajouta-t-elle en prenant son de garder un ton neutre.
Elle réfléchit. Qu'aurait fait Harlock lors d'un abordage comme celui-ci ? Ah, oui.
— Et appelez le chef machine, qu'il voie s'il peut récupérer du fret ou des pièces mécaniques utilisables, termina-t-elle.
L'adrénaline de l'attaque retombait. La jeune femme souffla, soudain épuisée.
Yattaran vint se placer à ses côtés, un demi sourire aux lèvres.
— Tu te débrouilles bien, fit-il en jouant négligemment avec sa dernière maquette.
— Ce n'est pas grâce à toi ! lui reprocha-t-elle.
— Oh, je ne vois pas en quoi je serais d'une quelconque utilité. Tu m'as l'air de reprendre dignement le flambeau…
Kei sursauta malgré elle. Elle n'aimait pas ce genre d'allusions pessimistes.
— Ne dis pas ça ! protesta-t-elle. On va le retrouver !
Yattaran hésita.
— Ça fait presque un mois… Il est peut-être déjà mort, tu sais…
— Non ! Je refuse de le croire ! rétorqua-t-elle, mâchoires serrées.
— Pourtant, Mimee…
— Je refuse de le croire ! répéta-t-elle.
Elle sentait les larmes lui monter aux yeux. Non, pas maintenant… Elle renifla, se força à se composer un visage impassible. Bien sûr elle avait pleuré les premières nuits, seule dans sa cabine, mais désormais elle se raccrochait désespérément à l'idée que le capitaine était vivant, quelque part. Et puis, que penserait-il si elle craquait en face des hommes ?
Elle se concentra sur les rapports des différentes équipes qui s'étaient dispersées dans tout le vaisseau sylvidre, refusant avec obstination d'envisager le pire.
Bon. Les gars avaient déniché toute une soute emplie de conteneurs de provenance terrienne, ainsi que quelques munitions compatibles avec les leurs, et les terminaux informatiques ne semblaient pas avoir été sabotés. Kei soupira. Ça ne suffisait pas, bon sang, ça ne suffisait pas…
Un bip insistant lui signala une communication entrante. Encore un énième compte-rendu sans intérêt, songea la jeune femme, vaguement blasée.
Cependant, le visage qui s'afficha sur l'écran principal était pâle, et son propriétaire avait les yeux exorbités comme s'il venait d'échapper à tout un bataillon d'élite ennemi.
— Que se passe-t-il ? demanda Kei. Un problème ?
— Miss, le captain. Je l'ai trouvé. Je crois qu'il est vivant.
Le cœur de Kei fit un bond dans sa poitrine.
— Où êtes-vous ? répondit-elle sans prendre le temps de réfléchir.
— Troisième pont, l'informa Yattaran dans son dos. Milieu.
— Très bien, ne bougez pas. J'arrive.
L'homme grimaça.
— Comme vous voudrez, miss. Mais amenez le doc. Il est pas en bon état.
Kei ne l'écoutait déjà plus. Vivant, Harlock était vivant. Elle s'engouffra dans l'ascenseur, Yattaran sur les talons.
— Attends ! lança-t-il.
— Quoi ?
— Je t'accompagne, déclara l'officier en second calmement.
Il bloqua la porte pour laisser passer le docteur Zero.
— Et on va prendre le temps de récupérer la mallette de premier secours du doc plutôt que de partir bille en tête, termina-t-il.
—
Finalement, Kei avait réfréné son impatience et raisonné de manière professionnelle, et ils avaient emporté bien plus qu'un kit de premiers soins.
Daiba les avait suivis malgré les réticences de la jeune femme. Il était encore jeune et sans grande expérience de la guerre : les quelques combats spatiaux qu'il avait livrés ne reflétaient pas les réalités d'une détention probablement éprouvante.
Kei ignorait comment il réagirait.
À vrai dire, elle ignorait comment elle réagirait, elle.
Entretemps, la nouvelle s'était répandue parmi tout l'équipage, si bien que la plupart des équipes d'abordage se retrouvèrent en face de l'accès au dôme central de la nef sylvidre.
Kei arriva au moment même où le chef machine en sortait à reculons, une expression d'horreur sur le visage.
— Macchi, il est là dedans ? lui demanda Kei alors que l'homme la bousculait en titubant, choqué, puis s'appuyait à un mur pour vomir.
— Affirmatif, bafouilla-t-il. Mais, miss, vous ne devriez pas…
Elle balaya l'objection d'un geste.
— S'il est dedans il n'y a aucune raison que nous restions dehors, répliqua-t-elle froidement. … Docteur ! ajouta-t-elle en s'avançant, sans tenir compte du regard effaré du chef machine.
Macchi était pourtant un baroudeur aguerri. S'il se troublait ainsi, alors ce devait être pire que ce qu'elle avait imaginé.
C'était pire que ce qu'elle avait imaginé.
— Oh, seigneur… souffla-t-elle.
La pièce, octogonale, était immense. Elle baignait d'une lumière bleutée diffuse que renvoyait un savant jeu de miroirs fixés au plafond. Chacun des côtés, excepté celui par lequel Kei était entrée, donnait sur une niche sombre. Des cellules, pensa la jeune femme, bien qu'un examen plus attentif révélât que cinq d'entre elles servaient d'espace de stockage, tandis que les deux autres étaient apparemment utilisées pour faire pousser des plantes dans des cuves phosphorescentes.
Des plantes… La pièce en était remplie. Des plantes grimpantes, des végétaux non identifiés, d'immenses fougères qui montaient à l'assaut du plafond, quelques arbres au tronc droit, presque incongrus dans cet enchevêtrement, des lianes qui semblaient vouloir les happer à leur passage…
La chaleur était moite et étouffante, et les fragrances lourdes de grosses fleurs à l'aspect menaçant finissaient par donner le vertige à la jeune femme.
— Bon sang, j'ai l'impression qu'une de ces saloperies va me sauter dessus, marmonna l'un des hommes, arme au poing.
Tous jetaient des regards nerveux autour d'eux. Rien ne bougeait, mais Kei sentait tout de même comme un frémissement dans l'atmosphère. Quelque chose les observait, elle en était certaine.
La gorge sèche malgré l'humidité ambiante, elle parvint enfin au centre du local.
Elle dut faire appel à tout son self-control pour réprimer sa nausée, et elle entendit Daiba vider son estomac derrière elle – l'adolescent n'avait pas sa maîtrise.
Plusieurs pirates jurèrent, de colère et de dégoût mêlés.
À l'aplomb du dôme central, et profitant de rais de lumière concentrés par les miroirs du plafond, un espace circulaire d'environ cinq mètres de diamètre avait été dégagé. En son milieu se dressait une plante au tronc noueux, tordu, bardé d'excroissances difformes, dont les racines apparentes plongeaient dans des bacs emplis d'un liquide blanchâtre et visqueux. Ses larges feuilles vert sale, qui s'étalaient en coupole, étaient surplombées d'un bulbe spongieux large d'un mètre et tirant sur le marron.
Et cela pulsait doucement, remarqua Kei avec horreur.
De cette monstruosité végétale s'échappait un entrelacs de tiges volubiles équipées d'une multitude de petites vrilles.
Torse nu, ne portant plus que quelques haillons déchirés, le capitaine était étendu sur ce qui pouvait s'apparenter à une table d'opération. Ses poignets et ses chevilles étaient maintenus par des arceaux métalliques.
La plante s'enroulait autour de lui.
— Putain de bordel de dieu ! jura le doc en se penchant pour l'examiner.
Kei n'avait pas bougé. Figée par une sorte de fascination morbide, elle ne pouvait détacher ses yeux de la scène. Les lianes, ou quoi que ce fût, ne s'étaient pas seulement enroulées, comprit-elle tandis que Zero en écartait une poignée pour prendre le pouls du capitaine. La plupart des vrilles s'enfonçaient sous la peau.
La plante se nourrissait-elle du capitaine, se demanda Kei, ou bien les Sylvidres avaient-elles utilisé ce moyen pour lui injecter des drogues destinées à le faire parler ?
— Il est vivant, annonça finalement le docteur après quelques secondes interminables. Mais à peine.
— Maudites sorcières ! fulmina Daiba. Ces saletés de trucs lui pompent son énergie !
Le jeune homme, qui surmontait avec peine un dégoût évident, saisit d'un air déterminé une tige accrochée au bras du capitaine et tira un coup sec.
Aussitôt, le végétal se recroquevilla en spirale tout en suintant un liquide brun laiteux. Harlock gémit sans reprendre conscience.
— Je ne laisserais pas ce foutu parasite le tuer ! continuait Daiba, les yeux humides de rage et alors qu'il arrachait une deuxième tige en même temps qu'un autre cri de douleur étouffé au capitaine.
— Daiba, non ! Attends ! fit Zero.
Harlock se cambra soudain et posa autour de lui un regard flou.
— Arrête… souffla-t-il en tentant de se redresser. Elle… Je ne peux pas…
Il rejeta la tête en arrière et se crispa comme Daiba attrapait à pleines mains une tige de plus gros diamètre au niveau du torse du capitaine et commençait à tirer pour l'enlever.
— Arrête ! le retint Zero.
Le jeune homme se dégagea vivement, furieux, mais le doc s'interposa avec fermeté.
— Tu ne vas pas l'aider en arrachant tout sans réfléchir, expliqua-t-il. Tu risques de lui faire plus de mal que de bien.
— Mais on ne peut pas le laisser ainsi ! répondit l'adolescent avec désespoir.
Le médecin soupira.
— Il lui faut une anesthésie générale, énuméra-t-il. Et probablement une assistance respiratoire et cardiaque. Et une transfusion, en urgence. Dans tous les cas je ne peux pas le traiter sur place… Du moins pas avec le peu de matériel que j'ai emporté.
Kei n'hésita qu'une fraction de seconde.
— Très bien, décida-t-elle. Alors on emmène le tout.
— Quoi, même la plante ?
— Je ne veux pas prendre le risque d'une intervention médicale lourde ici, trancha la jeune femme blonde. Des renforts sylvidres peuvent encore arriver, et n'oubliez pas que ce vaisseau n'est pas entièrement sécurisé.
Sans compter qu'il pouvait y avoir un dispositif d'autodestruction dissimulé quelque part. Maintenant qu'ils avaient atteint leur objectif, Kei ne tenait pas du tout à s'attarder.
— Rentrons à bord de l'Arcadia et éloignons-nous dans un quadrant plus calme, ordonna-t-elle.
Elle se mordit la lèvre et réprima un tremblement d'angoisse.
Puis ils panseraient leurs blessures, et elle prierait pour qu'Harlock s'en remette vite.
—
La plante était entrée de justesse dans l'infirmerie.
Le docteur Zero était resté en intervention toute la nuit. Incapable de dormir, Kei l'avait attendu derrière la baie d'observation. Des heures s'étaient écoulées, qu'elle avait occupées tantôt en faisant les cent pas, tantôt immobile devant la vitre qui la séparait du capitaine, tantôt prostrée sur un fauteuil en train de refouler ses larmes.
L'esprit ailleurs, elle avait murmuré des mots vides de sens aux hommes passés la voir – et passés le voir, lui. La nuit s'avançant, elle avait fini par se retrouver seule.
Patiemment, Zero avait ôté, tige par tige, les extrémités enracinées dans la chair, et désinfecté les innombrables plaies en forme d'étoile qui constellaient le corps du capitaine et dessinaient un réseau de veines noirâtres à l'endroit où les vrilles s'étaient enfoncées.
Enfin, aux premières heures du matin, le médecin avait laissé Harlock aux soins des machines auxquelles il l'avait relié et avait rejoint Kei.
— Il me faut un café, lâcha le doc d'une voix éteinte.
Désormais débarrassé du moindre morceau de végétal, le capitaine pirate avait l'air plus serein. Sa poitrine s'élevait à un rythme régulier sous l'impulsion du respirateur, et, bien que sa peau encore pâle soit toujours marbrée de traces noires, Kei se sentait soulagée d'un poids. Il était vivant, tout se passerait bien à présent.
La fatigue de sa nuit blanche et de toute l'action qui avait précédé se rappela à elle. Il lui fallait un café à elle aussi. Elle accompagna Zero jusqu'au mess, qui la suivit tel un automate. Le liquide brûlant leur éclaircit un peu les idées, mais Kei n'osa pas poser la question qu'elle avait au bord des lèvres.
La jeune femme réfléchissait à la meilleure manière de formuler sa phrase pour ne pas paraître trop empressée lorsque Miss Masu, la cuisinière, la devança.
— Alors ? demanda la vieille femme. Comment se porte notre capitaine, docteur ?
Masu agita la cuillère avec laquelle elle remuait le rata du jour en direction du médecin et fronça exagérément les sourcils par dessus ses lunettes.
— Et vous avez intérêt à apporter de bonnes nouvelles sinon vous êtes privé de dessert !
La remarque arracha un sourire à Kei. La cuisinière avait une façon tout particulière de détendre l'atmosphère. La jeune femme eut un pincement au cœur en notant que cela ne déridait pas le médecin.
— Il devrait s'en tirer, répondit Zero.
Kei tiqua.
— Il va s'en tirer, doc, corrigea-t-elle.
Yeux baissés, le docteur jouait machinalement avec sa tasse de café vide. Il soupira.
— Oui… Bien sûr, il va s'en tirer, marmonna-t-il. Mais je préfère qu'il ait repris conscience avant de poser un diagnostic définitif.
Il reposa brutalement sa tasse, qui claqua contre la table comme un coup de tonnerre, et fixa enfin Kei dans les yeux. Il avait les traits tirés, mais son regard brillait de colère contenue.
— Bon dieu, je donnerais cher pour savoir ce qu'elles manigançaient ! lâcha-t-il. Il y a tant de chlorophylle dans son sang que je ne serais même pas étonné s'il se met à faire de la photosynthèse !
La jeune femme leva un sourcil.
— Que voulez-vous dire, doc ? Qu'il a été empoisonné, ou quelque chose comme ça ?
— Je ne sais pas… avoua le médecin. Je ne sais vraiment pas… Son système immunitaire a presque été détruit, reprit-il d'un ton plus professionnel, et j'ai retrouvé des traces d'organismes sylvidres dans son sang mais dont certains des composants ont été remplacés par des équivalents synthétiques. J'ignore totalement ce que ça signifie.
Il secoua la tête d'impuissance.
— Pour l'instant, je l'ai mis sous dialyse, ajouta-t-il. Je ne suis pas encore capable d'évaluer d'éventuelles séquelles. Il est possible qu'il y ait des dégâts plus profonds, mais je préfère attendre deux ou trois jours avant de lui faire subir un chek-up complet. … Vu son état, je ne pense pas qu'il accueille avec enthousiasme des examens plus intrusifs dans l'immédiat.
— Mais il va s'en sortir, docteur… N'est-ce pas ? insista Kei.
Elle avait besoin d'être rassurée. Elle avait besoin de certitudes après cette course-poursuite avec la mort.
Zero sourit enfin. Le médecin lui prit la main d'un air paternel.
— Oui, jeune fille. Il lui faut beaucoup de repos mais il va s'en sortir, je te le promets.
Elle ne s'offusqua pas des regards goguenards qu'elle surprit parmi les hommes d'équipage qui étaient eux-aussi venus aux nouvelles. D'accord, le capitaine ne montrait jamais ce qu'il ressentait, mais pourquoi devrait-il en être de même pour elle ?
Elle avait bien le droit d'éprouver des sentiments, en définitive.
